Conter la peinture - Alain Yvars - E-Book

Conter la peinture E-Book

Alain Yvars

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Beschreibung

Marcel Proust dans son roman "À la recherche du temps perdu" met en lumière la troublante relation qui existe entre la peinture et l'écriture, deux arts s'influençant mutuellement. Ainsi, il fait mourir Bergotte devant le tableau de Vermeer la "Vue de Delft" : " Il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur." "C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune". Tout au long des douze nouvelles de ce recueil, j'ai souhaité faire connaissance avec ces hommes et femmes qui ont fait l'histoire de l'art, les regarder peindre et vivre. Subtilement, de la même façon que Bergotte devant le "petit pan de mur jaune", un jeu de miroir a fini par s'établir entre les oeuvres et mes mots, créant parfois un dialogue imaginaire avec les artistes. Afin de valoriser les oeuvres de haute qualité obtenues auprès des grands musées mondiaux, cette collection d'art "Si les oeuvres parlaient" est imprimée chez BoD sur papier luxueux photo brillant 200 g.

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Seitenzahl: 83

Veröffentlichungsjahr: 2022

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À Marie-Thérèse, à Valérie, à Franck, à Melvil

Si vous appelez la peinture une poésie muette, le peintre pourra dire du poète que son art est une peinture aveugle.

Traité de la peinture – Léonard de Vinci

TABLE DES MATIÈRES

1.

LA BELLE ANGLAISE - 

Amedeo Modigliani

2.

LA GOULUE - 

Henri de Toulouse-Lautrec

3.

UN POÈTE DES FLOTS – 

Winslow Homer

4.

NAISSANCE D’UN ART - 

Art rupestre préhistorique

5.

UN APRÈS-MIDI AU THÉÂTRE - 

Johannes Vermeer

6.

UN AQUARIUM GÉANT – 

Claude Monet

7.

VOUS AVEZ DIT POINTILLISTES ? – 

Georges Seurat

8.

UN POT DE PEINTURE À LA FACE DU PUBLIC – 

James Mac Neill Whistler

9.

JEU DE MAINS – 

Georges de La Tour

10.

ALINE – 

Auguste Renoir

11.

QU’ONT-ILS FAIT DE LA VUE DE DELFT – 

Johannes Vermeer

12.

RONDE DE NUIT EN PLEIN JOUR – 

Rembrandt van Rijn

BIBLIOGRAPHIE

À PROPOS DE L’AUTEUR

Amedeo Modigliani – Portrait de Béatrice Hastings, 1916Courtoisie : Barnes Fondation, Philadelphie

1. LA BELLE ANGLAISE - Amedeo Modigliani

Amedeo s’impatiente.

— Reste de face ! Et ne bouge plus ! Je n’arriverai jamais à te croquer…

Je reprends la position en m’efforçant de demeurer tranquille. J’avais besoin d’alcool.

— Sers-moi un verre de vin, dis-je, fatiguée !

Amedeo se lève, remplit mon verre à ras bord, puis finit le restant de la bouteille au goulot. Il se rassoit ensuite devant la toile et redémarre son travail. Il avait insisté pour me peindre avec ce corsage à carreaux bleus que je ne mettais plus depuis longtemps. Chaque jour, lorsqu’il arrivait, je l’enfilais pour prendre la pose. Je le sens inquiet. Il sait qu’il va devoir bientôt rentrer dans son appartement atelier du boulevard Raspail…

La nuit est tombée. Il dépose ses pinceaux, me jette un sourire contraint, et sort en claquant la porte violemment. Je le regarde s’éloigner par la fenêtre. Je ne supportais plus nos disputes incessantes. Nous étions séparés depuis 18 mois…

*

Au tout début de notre rencontre, j’adorais mon bel Italien. Il s’était rapidement installé dans l’appartement que je louais au 53 rue du Montparnasse depuis mon arrivée à Paris, au printemps 1914. « Ta présence l’a assagi, me disaient ses amis ». Il buvait moins. Dans ses périodes d’abstinences, c’était l’être le plus gentil du monde : doux, attentionné, aimant. Il rentrait à des heures régulières tous les soirs et nous vivions comme un couple normal. L’amour nous accompagnait jour et nuit. Il avait cessé de sculpter, ses poumons tuberculeux ne supportant plus la poussière. Ses journées étaient occupées à me peindre dans son style inimitable : des portraits, le plus souvent vus de face ou légèrement de trois quarts. On était heureux.

Progressivement, l’alcool avait repris sa place habituelle dans son être fragile. Il buvait beaucoup et rentrait tard le soir, complètement ivre. La violence s’était installée. Il s’emportait pour des choses sans importance, déchirait ses toiles, me faisait des scènes terribles en hurlant. J’angoissais. La boisson s’était incrustée en moi également. Il ne comprenait pas les injures en anglais que je lui crachais au visage.

La drogue amplifia les effets de l’alcool : le haschich… puis la cocaïne quand il arrivait à vendre quelques toiles. Calmé un moment, l’agressivité reprenait ensuite. Un jour, fortement imbibé de vin et de drogue, il voulut me jeter par la fenêtre.

Sa jalousie était maladive. Cette robe noire ? Un soir, nous devions nous rendre à une des nombreuses soirées qui animaient Montparnasse. Je n’avais que cette petite robe noire à me mettre. « J’ai une solution ! » m’avait-il dit. Il attrapa des pastels et dessina des fleurs sur le tissu, à même le corps. C’était superbe. Au cours de la soirée, tous les hommes se pressaient pour m’inviter à danser. Amedeo, installé au bar, se saoulait en me regardant. Un grand blond s’était montré entreprenant avec moi. Il s’était jeté sur lui. Il me voulait tout entière.

Alors je lui avais interdit mon appartement. Titubant, il cognait parfois le soir. Il suppliait que je lui ouvre. Il criait : « J’ai soif ! Donne-moi de l’argent ! ». Puis il s’allongeait devant la porte et dormait ainsi.

*

Je saisis mon verre de vin et le vide dans l’évier. J’ai assez bu ! Il est enfin parti. Je n’ose lui refuser quelques séances de pose dans la journée. Une flamme folle le consume. Je sais qu’il a besoin de moi. Il m’aime toujours. Une ivrogne… je suis devenue une ivrogne… comme lui.

Je titube jusqu’à la toile accrochée sur le mur. Je connais ce jeune homme : Soutine, un artiste russe, compagnon de beuverie d’Amedeo. Juif lui aussi. Amedeo l’avait pris en amitié et invité à dîner un soir. Ce garçon s’empiffrait et était repoussant de saleté. Le tableau montrait un gamin d’une vingtaine d’années, vilain, gros nez et lèvres épaisses. Lorsqu’il avait bu, Amedeo plaisantait parfois : « Tout danse autour de moi comme dans les peintures de Soutine. »

Amedeo Modigliani - Chaïm Soutine, 1916 - Courtoisie : National Gallery of Art, Washington

Je range le matériel de peinture qu’il a laissé en désordre, me dirige vers la chambre et m’écroule sur le lit. Excitée par le vin, fatiguée par la longue séance de pose, le sommeil ne vient pas. Notre première rencontre…

*

En ce jour de juillet 1914, le soleil éclaboussait de ses rayons la terrasse de La Rotonde. J’étais attablée avec Ossip Zadkine, un sculpteur que j’avais connu dans une soirée. L’air était bouillant.

Je le vis. Il circulait de table en table, un bloc de papier à dessin à la main. Parfois, il s’asseyait devant un couple, poussait les verres, commençait leur portrait sans leur demander leur accord. Il travaillait en chantonnant. Il déclamait de la poésie en français et en italien : du Dante. En quelques minutes, le couple était croqué d’un trait impétueux. Il tendait la feuille de papier à la femme : « Offrez-moi un verre de vin et le dessin vous appartient ! ». Son verre vidé, il repartait vers d’autres tables, sourire aux lèvres.

Le même manège se répéta à une table voisine de la nôtre. Il lança à l’acheteur en ricanant : « Modigliani ! Juif ! Cent sous ! ».

Je l’observai à distance. Il était très beau. Un profil grec, des cheveux noirs bouclés coiffés à la diable. Comment pouvait-il supporter, avec cette chaleur, sa veste et son gilet de velours ? Une longue cravate accrochée de travers le suivait.

— Modi, viens !

Zadkine appela l’homme amicalement. Celui-ci se retourna et reconnut mon compagnon de table. Il approcha de nous d’un pas incertain. Il me regarda.

— Béatrice Hastings, dit Zadkine en appuyant sa main sur mon coude ! C’est son nom de plume. Moi, je préfère Alice, son vrai prénom. Cette délicieuse jeune femme est une poétesse anglaise qui vient d’arriver à Paris. Quelle chance elle a eu de me rencontrer !... Elle travaille comme journaliste pour le New Age à Londres et leur fait parvenir des poèmes et des articles sur la France. Assieds-toi, ami. Je t’offre un verre ?

L’homme s’écrasa lourdement sur la chaise tout en posant son bloc sur la table.

— Amedeo Modigliani, lança-t-il en me fixant, l’œil enjôleur ! Modi pour vous ! Je suis le plus grand peintre de Montparnasse ! Pour vous servir, mademoiselle !

Son haleine sentait la vinasse.

— Ne restez pas avec ce sculpteur, il ne sait pas s’occuper des femmes, envoya-t-il à haute voix en riant bruyamment.

Il attrapa son crayon et commença à me dessiner. Libion, le patron du café, apporta du vin en boitillant. Il n’avait même pas attendu la commande, connaissant bien les artistes bohèmes qui fréquentaient son établissement.

Le geste était rapide et sûr. Un instant plus tard, il me tendit le portrait. Je remarquai que ma tête était déformée, caricaturale, et mon buste, curieusement, tout en longueur.

— Vous aimez, princesse ? Je ne fais que des portraits. Pour moi, le bonheur est un ange au visage grave comme le vôtre… Si cela vous tente, je peux vous montrer mes œuvres dans mon atelier du boulevard Raspail. C’est à côté, prononça-t-il en rougissant légèrement.

J’y suis allée…

*

Impossible de dormir. Le souvenir de cette rencontre harcèle mon esprit. Je me lève, fais un café et m’assois sur le tabouret encore chaud de la présence d’Amedeo. Aux murs, plusieurs portraits peints à l’huile sont accrochés. La plupart me représentent. L’expression est toujours la même : vue de face, le cou et le visage s’allongent, le regard est vide. Certaines têtes s’inclinent comme des fleurs trop lourdes sur leur tige. La couleur est légère, réservée par endroit.

Étonnante peinture ? De tous les peintres de Montparnasse que je connais, lui seul peint de cette façon. Troublant… Une vie intense se dégageait de ces corps stylisés, dépouillés.

Je ne voulais pas qu’il me dessine nue. Puis, j’avais fini par accepter. Les courbes des corps de femmes l’électrisaient. Accrochée dans un coin de la pièce, une femme dénudée, peinte récemment je ne sais où, me fixe, étendue lascivement sur un sofa. Sa tête repose sur sa main.

Je m’approche d’elle et caresse sa cuisse du bout des doigts. Une onde sensuelle me parcourt. Je contourne lentement la courbure ovale des hanches, le creux appuyé de la taille, remonte vers la poitrine, les épaules, le cou, la bouche pulpeuse. Ses yeux vides en forme d’amande en faisaient un être magnétique. Un jeune animal pervers, pensai-je…

Amedeo Modigliani – Nu couché de dos, 1917Courtoisie : Barnes Fondation, Philadelphie

*

J’ai revu Amedeo en janvier 1917, chez Marie Vassilieff. Nous étions déjà définitivement séparés depuis 6 mois. Tous mes amis artistes étaient présents : Apollinaire, Max Jacob, Matisse, Picasso, Gris… Marie donnait une fête en l’honneur du peintre Braque. Mon nouveau compagnon, le sculpteur Alfredo Pina m’accompagnait. Amedeo, qui n’était pas invité, arriva et me récita du Dante à l’oreille. Il s’exclama avec un sourire conquérant : « Que tu es belle princesse ! ». C’en était trop. Alfredo, vexé, s’était interposé et la soirée avait tourné au pugilat. Seul Matisse avait tenté de calmer tout ce monde. Amedeo fut jeté dans la rue.

Ce fut notre dernière rencontre.

Henri de Toulouse-Lautrec – Au Moulin Rouge, 1892Courtoisie : The Art Institute of Chicago

2. LA GOULUE - Henri de Toulouse-Lautrec

S