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Dialogues sur l'éloquence: De oratore, Brutus, Orator est une oeuvre écrite par Cicéron. L'éloquence est pour Cicéron l'expression authentique de l'intelligence humaine. Elle présupposerait une certaine relation entre le fond et la forme : être éloquent requiert de la culture et de l'intelligence, c'est-à-dire une certaine compréhension des problèmes humains...
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Seitenzahl: 561
Veröffentlichungsjahr: 2022
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PRÉFACE.
DE L’ORATEUR.
BRUTUS.
L’ORATEUR.
AVERTISSEMENT.
ACADÉMIQUES.
DE LA VIEILLESSE.
Pour toute préface aux Dialogues sur l’Elo quence, je me bornerai à transcrire l’opinion que Cicéron avait lui-même de son œuvre. Je crois quil serait difficile de porter sur elle un meilleur jugement.–Ainsi, écrivant à Lentulus, après lui avoir fait quelques réflexions sur l’état présent de la république, sur sa position personnelle, sur ses travaux littéraires et les ouvrages qu’il a terminés, il ajoute: «J’ai également composé, d’après la méthode d’Aristote, telle a été du moins mon intention, trois livres de discussions ou de dialogues sur l’orateur, que je ne crois pas sans utilité pour votre fils, Lentulus; ils s’éloignent, en effet, des préceptes ordinaires, et comprennent tout ce que les anciens, je veux dire Aristote et Isocrate, on écrit sur l’art oratoire.»
Dans une autre lettre, à Lepta, je trouve sur le dialogue intitulé l’Orateur un jugement, qui nous fait encore mieux connaître le prix que Cicéron attachait à ses discussions sur l’éloquence: «Je suis heureux de tous les éloges que vous donnez à mon Orateur, et j’avoue que si je possède quelques connaissances dans l’art oratoire, c’est dans ce livre que je les ai consignées. S’il est réellement ce que vous le trouvez, je ne serai pas moi-même sans mérite, sinon je consens qu’on retranche de ma réputation d’écrivain tout ce qu’on ôtera à celle de mon livre . Je désire que notre jeune Lepta se sente déjà du goût pour des ouvrages de ce genre; malgré sa jeunesse, il est bon que son oreille se façonne à cette langue.
Cicéron ne dit rien du Brutus, mais son silence n’enlève rien à la valeur littéraire de cette peinture des plus grands orateurs d’Athènes et de Rome. Tacite a écrit sur ce dialogue quelques lignes que je me plais à traduire:
«Il riest personne parmi nous qui ne connaisse le livre que Cicéron a intitulé BRUTUS, et où il raconte dans la dernière partie (car la première est consacrée à l’histoire des anciens orateurs) ses études, ses progrès, comment s’est formée son éloquence.–Quintus Mucius lui apprit le droitcivil, Philon l’académicien et l’historien Diodote lui découvrirent tout ce que la philosophie dans chacune de ses divisions a de plus caché. Mais, non content de cette foule de maîtres que Rome lui avait offerts, il parcourut la Grèce et l’Asie pour embrasser en son entier le cercle si varié des connaissances humaines. Aussi peut-on remarquer, en lisant Cicéron, que ni la géométrie, ni la musique, ni la littérature, ni aucune des sciences libérales ne lui furent étrangères. Il connut les subtilités de la dialectique, les utiles préceptes de la morale, la marche et les causes des phénomènes naturels; et c’est ainsi, mes amis, croyez-le bien, que d’une vaste érudition, d’une infinité de connaissances, d’un savoir universel se sont grossis et débordent les flots de cette admirable éloquence; car le génie oratoire et sa puissance ne sont pas, comme les autres talents, enfermés dans un espace étroit et déterminé, mais celui-là seul est orateur, qui peut sur toute question parler d’une manière élégante, ornée, persuasive, comme il convient au sujet, aux circonstances, au plaisir de ceux qui écoutent.»
A cette appréciation du Brutus je n’ajouterai qu’un mot. Les Dialogues de Cicéron sur l’éloquence sont au nombre de trois: le premier, de l’Orateur, est la Théorie de l’art oratoire; le second, le Brutus, est l’histoire de cet art chez les Grecs et chez les Romains; le troisième, l’Orateur, est l’idéal de l’éloquence, la perfection que l’orateur doit constamment rechercher, et que Cicéron a personnifiée dans Démosthène. Je terminerai ces réflexions en rapportant le jugement de Fénelon sur ces deux hommes, qui selon lui ont fait le plus d’honneur à la parole:
«Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n’admire Cicéron plus que je fais; il embellit tout ce qu’il touche; il fait honneur à la parole; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire; il a je ne sais combien de sortes d’esprit; il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être: contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure dans son discours; l’art y est merveilleux, maison l’entrevoit. L’orateur, pensant au salut de la république, ne s’oublie pas et ne se laisse point oublier. Démosthène paraît sortir de soi et ne voir que la patrie; il ne cherche point le beau, il le fait sans y penser; il est au-dessus de l’admiration; il se sert de la parole comme un homme modeste de son habit pour se couvrir; il tonne, il foudroie; c’est un torrent qui entraîne tout; on ne peut le critiquer, parce qu’on est saisi; on pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles; on le perd de vue, on n’est occupé que de Philippe, qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron que de la rapide simplicité de Démosthène.»
Si cette prééminence accordée par Fénelon à l’orateur grec sur l’orateur romain peut rencontrer quelque opposition, la peinture à la fois si hardie et si naturelle qu’il fait de leur génie n’aura jamais que des admirateurs.
Je préviens le lecteur qu’il trouvera plusieurs lacunes dans les dialogues de l’Orateur, –Brutus, –l’Orateur, qui du reste lui seront indiquées par les chiffres des alinéas et quelques points. Je dirai seulement que ces lacunes sont peu regrettables. Plusieurs passages m’ont paru trop longs, offrir peu d’intérêt, je les ai supprimés. Sans doute j’ai recherché l’utile, mais sans renoncer à l’agrément. Je pense comme Voltaire, «en fait de lecture tout est bon moins ce qui ennuie.» A l’égard du texte, que quelques personnes pourront regretter de ne pas trouver au bas des pages, je leur ferai observer qu’une traduction peut être considérée sous deux points de vue, ou comme un moyen de mieux comprendre le livre traduit, ou comme un livre original. Dans le premier cas la version la plus littérale est la meilleure, et ce n’est pas celle qu’on doit le plus estimer, car elle n’exige pas un grand talent; elle est inséparable du texte: dans le second cas, le mérite d’une traduction se proportionne au plus ou moins d’exactitude que le traducteur a mis à reproduire la pensée de l’auteur traduit, et à la forme plus ou moins belle qu’il a su donner à son expression; mais cela même l’oblige à la séparer du texte, rien n’empêchant d’apprécier le style de la traduction ou du livre, comme une lecture alternative et comparée de l’une et de l’autre.
Il m’eût été facile de composer de longs arguments sur les divers traités de Cicéron que j’ai traduits; j’aurais pu les analyser, les commenter, y insérer des dates, des jugements, des comparaisons: je ne l’ai pas fait. Après avoir passé une partie de ma vie à étudier le plus grand écrivain de Rome, à sentir les beautés de diction qu’il renferme, entraîné comme par une passion à les reproduire, j’ai pensé que les vrais admirateurs de Cicéron n’auraient aucune peine à me pardonner l’absence de quelques notes inutiles, s’ils retrouvaient dans mon travail le mouvement, la couleur, la forme du style que j’ai voulu imiter. C’est là ce que j’ai cherché. Je n’ai pas fait preuve d’érudition, soit: ai-je manqué d’intelligence et de goût?
Décembrel851.
L–Souvent dans mes réflexions, lorsque ma pensée se reporte aux temps anciens, combien, mon frère, je trouve heureux ces hommes .qui, dans un État bien constitué, illustrés par l’éclat d’un nom glorieux et celui que donnent les dignités, ont su également se ménager la sécurité dans les affaires et l’honneur dans le repos! Et moi aussi, j’espérais qu’un jour, délivré des fatigues infinies du barreau, de la poursuite des honneurs, arrivé au terme de mon ambition et commençant à vieillir, il n’y aurait alors personne qui n’approuvât ma retraite, et aussi de me voir reprendre ces nobles études que nous avons toujours aimées. Mais cet avenir où je dirigeais toutes mes pensées, les malheurs publics et les miens particuliers l’ont détruit; le temps qui m’annonait le plus de calme et de repos a été précisément celui où j’ai rencontré le plus d’orages et de tourments, et, trompé dans mes vœux les plus chers, je n’ai trouvé aucun loisir pour exhorter mes concitoyens à des études commencées par nous dès notre enfance, et que j’aurais été heureux de poursuivre avec vous. C’est qu’en effet mes premières années ont vu s’écrouler notre ancienne constitution, et, arrivé au consulat à une époque de luttes et de bouleversements, je n’ai pas tardé, en le quittant, d’être englouti par ces mêmes flots que j’avais repoussés loin de mon pays. Toutefois, en ces temps difficiles, et soumis à des épreuves pénibles, je n’en serai pas moins fidèle à nos études, réservant pour écrire les instants que je pourrai dérober aux attaques de mes ennemis, à la défense de mes amis et aux intérêts de la république. Quant à vous, mon frère, aucun de vos désirs ou de vos conseils ne sera par moi négligé ou repoussé; car il n’est personne qui ait su m’inspirer plus de confiance et d’affection.
II.–Or, je veux ici me rappeler un entretien dont le souvenir s’est un peu effacé de mon esprit, mais qui sera néanmoins suffisant à vous faire connaître l’opinion que nos orateurs les plus éloquents s’étaient formée de l’art oratoire. En effet, comme les premiers essais de notre jeunesse, (ces recueils imparfaits, inachevés), vous paraissent maintenant peu dignes de l’âge où nous sommes parvenus et de l’expérience que nous ont donnée des causes si variées, si importantes, vous désirez, (vous me l’avez dit souvent), que reprenant ces questions, je les soumette à une discussion moins aride et plus accomplie. Nos conversations m’ont également appris que vous différiez avec moi d’opinion sur ce sujet; car je soutiens que l’éloquence n’appartient qu’aux hommes les plus éclairés, et vous, au contraire, regardant le savoir comme lui étant superflu, vous la faites consister dans l’exercice d’une faculté naturelle.
Souvent aussi, lorsque je passe en revue les grands hommes, ceux dont le génie a excité en nous le plus d’admiration, il me semble curieux d’examiner pourquoi on en trouve un plus grand nombre d’éminents dans les autres arts que dans l’éloquence. En effet, quel que soit le genre que vous parcouriez, le plus simple comme le plus noble, ils offrent tous de nombreux modèles, et si le mérite des hommes supérieurs a pour mesure l’éclat ou les avantages qu’ont produits leurs actions, peut-on s’empêcher de convenir que le général l’emporte sur l’orateur. Cependant qui ne voit combien Rome seule a fourni de grands capitaines, lorsqu’à peine on y trouve quelques orateurs accomplis. D’un autre côté, notre époque, et encore plus celle de nos pères et de nos ancêtres, s’est montrée riche en citoyens capables de gouverner et d’administrer sagement et habilement la république, alors qu’il faut remonter des siècles pour trouver de bons orateurs, et qu’à peine il s’en présente un de tolérable par génération. Et si quelqu’un oppose que le talent de la parole a peu de rapport avec le mérite d’un général ou la prudence d’un sénateur, et qu’il vaudrait mieux le comparer à ces arts que l’on cultive dans la retraite et qui forment le domaine des lettres, qu’il çonsidère ces mêmes arts et remarque tous ceux qui s’y sont illustrés, il lui sera aisé de reconnaître combien ils ont toujours été en petit nombre.
III.–Vous n’ignorez pas, en effet, qu’au jugement des hommes les plus instruits, la philosophie, comme disent les Grecs, renferme en elle-même le germe et le développement des plus nobles études.–, Or, qui pourrait compter tous ceux qu’elle a rendus célèbres par leur savoir, l’étendue et la variété de leurs connaissances? car ce n’est pas seulement une partie de la science qui a borné leurs recherches; ils l’ont considérée dans son ensemble, et rien autant que possible n’est demeuré étranger à leurs discussions. Qui ne sait combien les matières que traitent les mathématiciens sont obscures; combien sont abstraites, infinies et subtiles leurs démonstrations? Or, tel est le nombre de ceux qui y ont excellé, que, pour réussir dans cet art, on dirait qu’il suffit d’y apporter une ardeur persévérante. Quel homme s’est jamais consacré entièrement à la musique et au genre d’érudition qui constitue la critique, sans être parvenu à posséder cette foule de connaissances, cette multitude presque infinie d’objets dont ces études se composent? Je ne crains pas de le soutenir: parmi tous ceux qui se sont appliqués aux lettres et à ces nobles exercices de l’esprit, la classe la moins nombreuse est celle des grands poètes, comme aussi dans cette même classe, où il est si rare de se montrer supérieur, comparez-vous avec soin ceux qu’ont produits Rome et la Grèce, vous trouverez encore plus de bons poètes que d’excellents orateurs; ce qui doit d’autant plus nous surprendre, que les inspirations des autres arts découlent d’une source plus mystérieuse, plus cachée, au lieu que l’éloquence, pour ainsi dire à découvert, à la portée de chacun, se rapproche des mœurs et de la langue commune: de sorte que si dans les autres genres on s’élève d’autant plus qu’on s’éloigne des sentiments et des idées du vulgaire, en fait de discours, le plus grand de tous les défauts serait de ne pas se conformer à la manière de parler ou de sentir du plus grand nombre.
IV–Et qu’on ne dise pas que les autres arts ont été plus généralement cultivés; qu’ils présentent une étude plus agréable, des espérances plus brillantes, des récompenses plus encourageantes; car, sans parler d’Athènes, ce berceau de toutes les sciences, et où l’art de la parole a montré ses premiers essais et est arrivé à la perfection, à Rome même, il faut le reconnaître, quelle étude a jamais excité plus de passion que celle de l’éloquence? En effet, lorsque la conquête du monde fut achevée, et qu’une longue paix eut assuré du loisir aux esprits, tous les jeunes gens ambitieux de gloire n’eurent rien plus à cœur que d’apprendre à bien dire. D’abord étrangers à toute méthode, ne soupçonnant pas qu’il y eût un art de s’exercer à la parole, que cet art fût soumis à des lois, chacun alla aussi loin que le portait son génie ou la réflexion. Mais plus tard, lorsqu’ils eurent entendu les orateurs de la Grèce, étudié sa littérature, assisté aux leçons des rhéteurs, on ne peut se faire une idée de l’ardeur avec laquelle ils se livrèrent à l’étude de l’éloquence. Sans cesse animés par l’importance, la variété, la multitude des causes, ils voulaient joindre aux lumières qu’ils puisaient dans leurs études des leçons plus précieuses que tous les préceptes, celles que donne une pratique journalière; d’un autre côté, comme aujourd’hui, le zèle de l’orateur était soutenu par les encouragements les plus flatteurs, la considération, la fortune, les dignités; et à l’égard du génie, mille preuves font foi que nos Romains l’emportent sur toutes les autres nations. Cela étant, qui pourrait ne pas s’étonner qu’à parcourir les générations et les époques de chaque peuple on y rencontre si peu d’orateurs; mais peut-être que l’éloquence est quelque chose de plus difficile qu’on ne pense, et suppose la réunion d’un grand nombre de talents et d’études.
V.–Le moyen, en effet, au milieu de cette foule innombrable de disciples doués de facultés supérieures, de ces maîtres si recommandables par leur savoir, de ces causes si multipliées, de ces triomphes réservés à l’éloquence, le moyen, dis-je, de trouver à ce petit nombre d’orateurs une autre raison que la difficulté et la grandeur presque infinie de l’art lui-même. C’est que l’éloquence a besoin d’acquérir l’intelligence d’une multitude de choses, sans quoi elle n’est qu’un vain flux de paroles digne de moquerie; il lui faut dans la composition du discours choisir les termes, et en étudier l’arrangement; il lui faut connaître à fond les différentes passions que la nature a mises dans le cœur de l’homme: car tous les efforts, toute la puissance de celui qui parle doit s’appliquer à calmer ou à émouvoir l’âme de celui qui écoute; outre cela, il lui faut posséder la grâce, l’enjouement, l’élégance d’un homme bien né, la promptitude et la précision dans la réplique ou dans l’attaque, jointes à la délicatesse et à l’urbanité. L’orateur doit s’armer encore de la connaissance de l’antiquité et de l’autorité des exemples; il ne doit pas non plus négliger l’étude des lois et du droit civil. Parlerai-je de tout ce qui se rapporte à l’action, laquelle comprend les mouvements du corps, le geste, le regard, l’émission et les inflexions de la voix, toutes choses dont l’art frivole du comédien peut nous faire comprendre la difficulté. En effet, les acteurs passent leur vie à former leur voix, à composer leurs traits et leurs gestes; et cependant combien il en est peu dont nous soyons satisfaits. Que dirai-je de la mémoire, ce trésor de toutes nos connaissances? et ne voyez-vous pas que si elle ne tient en réserve les pensées et les expressions de l’orateur, ses plus belles inspirations doivent périr. Cessons donc de nous étonner qu’il y ait si peu d’hommes éloquents, lorsque l’éloquence résulte d’un ensemble de qualités dont chacune en particulier ne s’acquiert qu’à grand peine, et exhortons plutôt nos enfants et ceux dont la gloire et l’avenir nous intéressent à bien se pénétrer de la grandeur de cetart, comme aussi à se persuader qu’aux méthodes, aux maîtres et aux exercices, dont ils se contentent maintenant, il faut ajouter encore quelque chose s’ils veulent parvenir au but qu’ils se proposent.
VI..–Suivant moi, personne ne pourra devenir un orateur parfait s’il ne possède les connaissances les plus étendues; car c’est l’intelligence des choses qui développe et nourrit le discours; et l’orateur n’a-t-il de son sujet qu’une idée vague et superficielle, sa parole n’est plus qu’un vain et puéril étalage de mots. Je n’irai pas toutefois jusqu’à prétendre que les orateurs, les nôtres surtout, au milieu des occupations qu’entraîne la vie publique ou privée, ne doivent rien ignorer, bien que le nom qu’ils portent, et l’art de la parole dont ils font profession, semblent annoncer la prétention de parler avec agrément et abondance sur tous les sujets qui leur seront proposés. Je ne doute pas qu’une pareille obligation ne parût au plus grand nombre d’une étendue excessive. D’un autre côté, voyant que les Grecs, malgré leur génie, leur savoir et leur passion pour cette étude, ont établi des divisions et reconnu des genres, (un seul homme chez eux ne les embrassait pas tous, et, dans le partage qu’ils ont fait du domaine de l’éloquence, ils ont réservé à l’orateur les causes judiciaires et les harangues délibératives), je n’irai pas dans ce livre au-delà des limites que les meilleurs esprits, après y avoir longtemps réfléchi, se sont presque tous accordés à reconnaître à mon sujet; et, sans remonter à ces préceptes élémentaires dont on occupait notre enfance, j’exposerai ceux qu’on m’a dit avoir été un jour discutés en conversation par les plus illustres de nos Romains en éloquence et en dignités. Je ne méprise point les enseignements que nous ont laissés les rhéteurs grecs; mais leurs ouvrages sont à la disposition et à la connaissance de tout le monde, et un commentaire de ma part ne pourrait leur donner plus d’élégance ou de clarté; souffrez donc, mon frère, que je préfère à l’autorité des Grecs celle d’orateurs que les suffrages de nos concitoyens ont placés au premier rang dans l’art de bien dire.
VII.–Or, dans le temps que le consul Philippe attaquait le plus violemment les patriciens, et que le tribun Drusus, institué en faveur du sénat, semblait mollir et reculer, (je me rappelle l’avoir entendu dire à Cotta, ) Crassus, pendant les jours consacrés aux jeunes romains était venu prendre quelque repos à Tusculum en compagnie de Scévola, son beau-père, et de M. Antoine, lié avec lui par les doubles liens de la politique et de l’amitié. Crassus avait encore engagé à le suivre deux jeunes gens sur qui les anciens du sénat comptaient beaucoup pour la défense de leur autorité: l’un était Cotta, briguant alors la charge de tribun du peuple, et l’autre P. Sulpicius, que l’on supposait la demander après lui. Le premier jour ils ne s’entretinrent que du sujet de leur réunion, des événements actuels de la république, en général; et leur conversation se prolongea jusqu’à la nuit. Cotta ajoutait que, pendant leur entretien, ces trois illustres consulaires avaient échangé les réflexions les plus tristes et les plus vraies; si bien que depuis aucun malheur n’était survenu dans l’État qu’ils ne l’eussent prévu; mais qu’une fois l’entretien terminé, ayant pris le bain, et s’étant mis à table, Crassus s’y montra si poli, d’un esprit si enjoué, d’une plaisanterie si aimable, qu’ils eurent bien vite oublié ce que leur conversation précédente avait de trop sévère, et que, si le jour qu’ils venaient de passer avait été digne du sénat, le repas l’avait été de Tusculum.
Le lendemain, lorsque les plus âgés eurent pris assez de repos, et qu’on fut descendu au jardin, après un ou deux tours d’allée, Scévola, selon Cotta, aurait dit:–«Pourquoi ne faisons-nous, Crassus, comme Socrate dans le Phèdre de Platon; votre platane m’y fait songer, et ses branches touffues me paraissent aussi propres à ombrager ce réduit que celles qui couvrirent Socrate, et dont l’imagination de Platon a, ce me semble, étendu les feuilles autant que le ruisseau qu’il décrit. Or, si Socrate, qui ne craignait pas la fatigue, s’est couché sur l’herbe pour faire entendre des discours que les philosophes prétendent lui avoir été inspirés par lès dieux, je puis bien réclamer le même privilége.-Sans doute, dit Crassus, et même vous serez plus commodément.» Puis, ayant fait apporter des coussins, chacun s’assit sur les bancs qui entouraient le platane.
VIII.–Ce fut là, Cotta me l’a souvent raconté, que, pour chasser entièrement de leur esprit les préoccupations de la veille, Crassus fit tomber la conversation sur l’éloquence. Or, ayant commencé par dire que Sulpicius et Cotta n’ avaient plus besoin d’être encouragés, mais qu’on leur devait plutôt des éloges, puisqu’ils étaient parvenus-non seulement à dépasser les jeunes gens de leur âge, mais à se faire comparer aux anciens: «Pour moi, ajouta-t-il, rien ne me semble plus beau que de pouvoir par la parole retenir les hommes assemblés, charmer les esprits, soulever ou apaiser à son gré les passions. Chez tous les peuples libres, et principalement dans les États calmes et prospères, cet art surtout a toujours été honoré et puissant. Qu’y a-t-il, en effet, de plus digne d’admiration que de voir un mortel privilégié s’élever au-dessus de la foule des hommes, et user seul ou avec quelques autres d’une faculté que la nature a donnée à tous! Quoi de plus agréable que de lire ou d’entendre un discours riche et brillant de pensées solides, d’expressions choisies! Quelle puissance, quelle autorité plus manifeste que de commander par son éloquence aux entraînements du peuple, à la conscience du juge, à la majesté du sénat! Est il rien aussi de plus grand, de plus généreux, de plus royal, que de secourir les malheureux, de protéger les opprimés, d’arracher ses concitoyens à la mort, à l’exil? Et encore est-il rien de plus nécessaire que d’être toujours armé pour se défendre soi-même, attaquer les méchants ou se venger de leurs outrages? D’un autre côté, pour ne pas toujours nous occuper du barreau, de la tribune et du sénat, quel délassement plus doux, plus digne de l’homme, qu’une conversation aimable et polie! Car, si notre seul ou principal avantage sur les animaux est de pouvoir converser avec nos semblables et leur communiquer nos pensées, ne devons-nous pas cultiver cette admirable faculté, et nous efforcer de nous montrer supérieurs à l’égard des autres hommes dans cela même qui fait notre supériorité sur les animaux? Enfin, pour mettre un terme à ces réflexions, quelle autre force a pu réunir dans un même lieu les hommes dispersés, les faire passer de leur vie libre et sauvage à l’état social et civilisé, et, la société une fois établie, proclamer les conventions, les lois, les jugements?
«Je ne veux pas entrer dans des détails qui seraient infinis. Je dirai donc, en peu de mots, que du talent et des lumières d’un grand orateur dépendent non-seulement sa propre gloire, mais le salut d’une foule de citoyens et de l’État tout entier. C’est pourquoi, jeunes gens, persévérez dans vos efforts, et redoublez d’ardeur pour un art qui peut vous rendre illustres, précieux à vos amis et nécessaire même à la république.»
IX–Scévola reprit alors avec sa politesse accoutumée: «Je suis tout disposé à confirmer l’opinion de Crassus; car je ne veux déprécier ni la gloire de mon beau-père ni le talent de mon gendre. Mais il est deux points, Crassus, sur lesquels, je le crains, nous ne pourrons nous accorder: l’un, que les orateurs ont fondé et conservé les États; l’autre, que même loin du barreau, de la tribune et du sénat, ils doivent posséder tout ce qui peut être un sujet de discours et se rapporter à la société.
» Comment, en effet, croire avec vous qu’autrefois les hommes dispersés dans les bois et dans les montagnes sont venus se renfermer dans l’enceinte des villes, moins entraînés par la force de la raison que séduits par le charme d’un beau discours, ou bien que ce sont les paroles d’un orateur disert, plutôt que le génie des sages et des héros, qui ont servi à fonder et à conserver les empires. Lorsque Romulus rassembla des pâtres et des aventuriers, qu’il conclut les mariages avec les Sabins, qu’il repoussa les attaques des peuplades voisines, pensez-vous que lout cela fut l’œuvre de son éloquence, ou de sa raison et de vues supérieures? Et Numa, et Tullius, et les autres rois à qui Rome est redevable de tant de précieuses institutions, est-ce que vous trouvez en eux la moindre trace d’éloquence? On sait que ce fut par la force de son âme, et non par celle de la parole, que Brutus parvint à chasser les rois. Depuis cette révolution, je vois partout présider la sagesse, et l’éloquence nulle part. Si je voulais puiser des exemples dans nos annales et celles des autres peuples, il me serait facile de prouver que les plus grands orateurs ont été plus funestes qu’utiles à leur patrie; mais, laissant de côté tous les outres, je ne parlerai que des Gracques, les deux hommes,– vous Crassus et Antoine exceptés,–les plus éloquents que j’aie entendus. Leur père, homme de rien et éclairé, mais sans aucun talent de parole, rendit en maintes circonstances, et surtout comme consul, les plus grands services à l’État. D’un mot et d’un geste, dédaignant les apprêts d’un discours étudié, il fil incorporer les affranchis dans les tribus; et sans cette mesure la république, que nous avons aujourd’hui tant de peine à soutenir, aurait depuis long-temps cessé d’exister. Mais ses fils, hommes liserts, riches de toutes les qualités dont l’art et la nature peuvent douer l’orateur, avec celle éloquence lui selon vous gouverne si bien les États, précipirèrent dans le désordre cette république que la sagesse de leur père et les armes de leur aïeul avaient rendue si florissante.
X.–» Eh quoi! nos anciennes lois, les coutumes de nos ancêtres, les auspices auxquels vous et moi, Crassus, nous présidons pour le salut de Rome, les cérémonies de la religion, le droit civil, que notre famille a toujours cultivé sans aucune prétention à l’éloquence, tout cela a-t il été inventé par les orateurs? l’ont-ils connu, l’ont-ils même étudié? Je me souviens d’avoir vu S. Galba, dont on admirait l’éloquence, M. Émilius Porcina, et C. Carbon, que jeune encore vous avez combattu avec succès, tous trois ignoraient les lois, connaissaient imparfaitement les coutumes de nos ancêtres, et n’avaient aucune idée du droit civil. Enfin, le dirai-je, excepté vous, Crassus, qui pour obéir à un goût particulier, et non pour remplir une des conditions de l’éloquence, avez appris de moi le droit civil, tout le monde est sur cette matière d’une ignorance dont je rougis pour notre époque.
«Quant à votre dernière prétention, que l’orateur peut s’exprimer avec abondance n’importe sur quel sujet, si nous n’étions pas ici dans votre domaine, je la combattrais; je me mettrais à la tête de nombreux opposants, qui solliciteraient contre vous l'interdict du préteur pour avoir usurpé si témérairement la propriété d’autrui. Tous les disciples de Pythagore et de Démocrite, tous les philosophes qui étudient la nature, et dont le langage est aussi orné que substantiel, vous prendraient à partie, et vous n’auriez pas avec eux gain de cause. Pressé ensuite par toutes les sectes ’de philosophes qui reconnaissent Socrate pour leur maître et leur guide, vous seriez obligé de convenir que vous n’ avez rien étudié, que vous n’avez rien appris, que vous ne savez rien de ce qui concerne les vrais biens et les vrais maux, les passions, les mœurs, la conduite de la vie. Ainsi les académiciens, en vous pressant, vous amèneraient à nier ce que d’abord vous auriez affirmé. Nos stoïciens vous prendraient au piège de leurs questions et de leurs raisonnements. Les péripatéticiens vous feraient avouer que vous êtes obligé de leur emprunter ce que vous pensiez n’appartenir qu’à l’orateur, l’agrément et la force du discours, et vous prouveraient qu’Aristote et Théophraste ont beaucoup mieux et beaucoup plus écrit sur la rhétorique que tous les rhéteurs de profession. Je laisse de côté les mathématiciens, les grammairiens, les musiciens; ils n’ont rien de commun avec vous. Cessez donc, Crassus, de vous montrer si exigeant envers l’orateur; car c’est un assez beau privilége que de pouvoir au barreau faire paraître votre cause la meilleure et la plus juste, au sénat et dans les assemblées votre opinion la plus salutaire, de faire en un mot, aux habiles admirer les ressources de votre esprit, aux ignorants la solidité de vos raisons; que si vous allez au-delà, Crassus, une telle puissance ne sera plus celle de l’orateur, mais la vôtre, et l’effet d’un talent qui n’appartient qu’à vous.
–. XI.–«Je n’ignore pas, Scévola, reprit Crassus, que ces questions sont un sujet fréquent de controverse parmi les Grecs. En effet, à mon retour de Macédoine, où j’avais été questeur, passant à Athènes, j’y entendis les plus habiles philosophes; c’était, disait-on, une des belles époques de l’Académie: Charmadas y dominait avec Eschine et Clitomaque; Métrodore s’y faisait aussi remarquer, comme eux, disciple zélé de cet illustre Carnéadcs, l’homme qu’ils admiraient le plus pour l’abondance et l’énergie; Mnéséarque, qui avait eu pour maître votre Panétius, et Diodore, disciple du péripatéticien Critolaüs, y jouissaient d’une grande renommée. On y voyait encore plusieurs célèbres philosophes. Tous d’un commun accord excluaient l’orateur du gouvernement des États, lui interdisaient toute science, toute connaissance un peu élevée, et, le renvoyant aux assemblées et au barreau, semblaient l’y confiner comme en une étroite prison; mais j’étais loin de partager leur sentiment, non plus que celui de Platon, qui le premier a soulevé cette polémique et l’a soutenue avec le plus de force et d’éloquence. Pendant mon séjour à Athènes, Charmadas et moi nous lûmes attentivement son Gorgias, et ce qui me frappait le plus dans ce livre, était de voir que tout en se moquant des orateurs, Platon se montre lui-même très-grand orateur. Il y a longtemps, en effet, que ces querelles de mots servent d’aliments aux disputes des Grecs, plus amoureux de la controverse que de la vérité.
«Car, même en réduisant les fonctions de l’orateur à parler avec abondance au barreau, devant le peuple ou au sénat, on est encore obligé de lui accorder une infinité de connaissances. Que si, en effet, il n’a long-temps étudié les affaires publiques; s’il ne connaît ni les lois, ni la morale, ni le droit civil; s’il ne comprend la nature et les passions de l’homme, comment voulez-vous qu’il se montre habile à traiter ces matières? Et s’il possède ces connaissances, sans lesquelles, même dans les affaires les plus simples, il est impossible de parler raisonnablement, quel sujet essentiel pouvez vous lui reprocher d’ignorer? Si au contraire, tout le talent de l’orateur consiste pour vous à s’exprimer avec ordre, élégance et fécondité, comment pourra-t-il, je vous le demande, y parvenir sans les lumières que vous lui refusez? L’art de bien dire suppose, en effet, dans celui qui parle une connaissance approfondie de la matière qu’il traite, de sorte que si Démocrite a su répandre les grâces du style sur des questions de physique, comme on le dit et comme je le reconnais, son sujet appartenait au physicien, el les ornements de sa diction à l’orateur; et si Platon, j’en conviens encore, a parlé avec un charme divin sur les matières les plus étrangères aux discussions civiles; si Aristote, Théophraste, Carnéades, ont appliqué une élocution douce et brillante aux sujets qu’ils ont traités, reconnaissez que le fond de leurs pensées est compris dans tel ou tel genre d’étude, mais que leur diction rentre dans celui qui nous occupe en ce moment. Nous voyons, en effet, que d’autres ont écrit sur le même sujet d’un style sec et décharné; comme Chrysippe, dont on vante la subtilité, et qui, pour n’avoir pas réuni à son art un mérite qui lui est étranger, n’en a pas moins rempli l’objet que se propose la philosophie.
XII.–» Quelle est donc la différence qui les sépare, et comment discerner la richesse et l’abondance des premiers, de la sécheresse de ceux qui ne possèdent ni le même charme ni la même variété? Évidemment, ce ne peut être que par un avantage particulier à ceux qui parlent bien, une élocution mesurée, élégante, soumise aux lois du goût et de la méthode. Or, cette élocution elle-même, si elle ne s’appuie sur des idées claires et bien arrêtées, n’est rien, ou ne sera pour tout le monde qu’un sujet de moquerie. Qu’y a-t-il, en effet, de moins raisonnable qu’un vain bruit de paroles, belles, il est vrai, et des plus choisies, mais qui ne laissent dans l’esprit ni pensées ni instruction? Ainsi, quel que soit le sujet dont s’occupe l’orateur, il commencera par l’étudier comme il ferait pour la cause d’un client, et alors il en parlera plus sciemment et plus facilement que ceux mêmes qui en ont fait l’objet de leurs recherches,
» Maintenant, si l’on prétend qu’il est un ordre d’idées et de matières qui appartiennent de préférence à l’orateur, et que sa science est circonscrite dans les limites étroites du barreau, je conviendrai qu’en effet c’est là que son talent a le plus d’occasion de s’exercer. Cependant, là même il est un grand nombre de connaissances, que les maîtres que l’on nomme rhéteurs ne peuvent enseigner et ne possèdent pas. Qui ne sait, en effet, que l’orateur emploie toute sa puissance à porter les âmes à l’indignation, à la haine ou à la douleur, ou à les ramener de ces mêmes passions à la bienveillance et à la pitié. Or, s’il n’est entré profondément dans la nature de l’homme et la connaissance des ressorts qui le font agir, qui soulèvent et apaisent les âmes, jamais sa parole ne produira les effets qu’il poursuit. Il est vrai que ce sujet semble être du domaine des philosophes, et jamais l’orateur ne dira le contraire; mais en leur accordant la science des choses, unique objet de leurs recherches, il se réservera le mérite de l’élocution, qui est nul sans cette science; car, je le répète, ce qui distingue l’orateur est un langage noble, élégant et conforme aux sentiments et aux idées des autres hommes.
XIII.–» Aristote et Théophraste ont écrit, je l’avoue, sur ces matières. Mais prenez garde, Scévola, que cette observation ne soit tout à mon avantage; car pour ce qu’il y a de commun entre eux et l’orateur, ils ne me sont d’aucun secours; mais ont-ils entrepris de traiter ce sujet, ils reconnaissent qu’il appartient à l’orateur. C’est ainsi que leurs autres livres portent le nom de la science à laquelle ils s’appliquent, au lieu que ces derniers sont compris sous le nom de rhétorique. Que l’orateur se trouve obligé, ce qui arrive souvent, de parler des dieux immortels, de la piété, de la concorde, de l’amitié, du droit civil, du droit naturel et du droit des gens, de l’équité, de la tempérance, de la grandeur d’âme, enfin de toutes les autres vertus, à l’instant tous les gymnases, toutes les sectes de philosophes vont s’écrier qu’on empiète sur leurs attributions, et que rien de tout cela n’appartient à l’orateur. Or, je consens que, pour amuser leurs loisirs, ils s’occupent de ces grands objets dans la poussière de leur école; mais lorsqu’ils les auront froidement et sèchement discutés, je veux qu’il soit permis à l’orateur de consacrer à leur développement l’animation et le mouvement de sa parole. Voilà ce que j’osais soutenir à Athènes en présence même des philosophes, pressé que j’étais par notre ami Marcellus, qui dès lors, presqu’au sortir de l’enfance, montrait pour ces nobles études une ardeur merveilleuse, et qui assisterait sans doute à notre entretien, si les fonctions d’édile ne le retenaient à Rome pour célébrer les jeux.
» En ce qui regarde l’institution des lois, la paix ou la guerre, les alliances, les impôts, les droits des citoyens considérés en masse ou suivant l’âge et le rang, que les Grecs, s’ils veulent, donnent dans ces matières à Solon et à Lycurgue,–que je ne crains pas de ranger parmi les hommes éloquents,–la supériorité sur Démosthène et Ilypéride, ces orateurs accomplis; qu’on préfère encore pour celle science nos décemvirs auteurs des Douze Tables, et dont la sagesse est reconnue, à Serv. Galba et à votre beau-père Lélius, malgré leur réputation d’éloquence, j’y consens: jamais je ne contesterai que certaines sciences ne soient le partage exclusif de ceux qui ont consacré à leur étude leur vie entière; mais je ne reconnaîtrai pour véritable et parfait orateur que l’homme en état de parler sur toutes choses avec abondance et variété.
XIV–» C’est que même dans ces causes, que tout le monde s’accorde à réserver aux seuls orateurs, il se rencontre, souvent des difficultés supérieures à la pratique du barreau où vous les renfermez, et dont la solution appartient à une science beaucoup moins connue. Je demande, en effet, comment un orateur peut parler en faveur d’un général ou contre lui sans connaître l’art militaire, peut être aussi la géographie terrestre et maritime; proposer au peuple d’approuver ou de rejeter une loi, discuter dans le sénat les intérêts de la République, sans une haute raison et une parfaite intelligence des besoins de l' État; comment ses discours sauraient-ils pénétrer dans les cœurs, exciter ou calmer les passions, ce qui est le triomphe de son art, s’il n’a fait une étude approfondie de tout ce que la philosophie enseigne sur le caractère et les mœurs des hommes? Peut-être n’approuverez-vous pas ce que je vais ajouter, j’oserai néanmoins dire ma pensée: la physique, les mathématiques et les autres sciences dont vous faisiez tout.à-l’heure une classe particulière, appartiennent, il est vrai, à ceux qui les cultivent; mais veut-on y ajouter le charme du style, c’est à l’art de l’orateur qu’il faut avoir recours. Car s’il est vrai que l’architecte Philon, après avoir construit l’arsenal d’Athènes, rendit compte au peuple de ses travaux avec un grand talent de parole, il dut ce talent à l’art de l’orateur, et non à celui de l’architecte. Si Antoine, qui m’écoute, avait eu à parler pour Hermodore sur la construction des ports, instruit par lui sur le fond du sujet, c’est dans ses connaissances personnelles qu’il aurait cherché le moyen de l’orner. Asclépiade, qui a été notre médecin et notre ami, s’exprimait plus éloquemment que tous ses confrères; mais ce mérite appartenait à l’orateur, et non au médecin. Enfin, Socrate a dit avec plus de vraisemblance que de vérité qu’on parle toujours bien de ce qu’on sait; mais il serait plus vrai de dire qu’on parle toujours mal de ce qu’on ignore, et qu’on ne parlera jamais bien de ce qu’on connaît le mieux, si on ne possède l’art d’exposer et d’orner ses pensées.
XV.–» Voulez-vous donc comprendre dans une définition générale tout ce qui est essentiel à l’orateur, croyez-moi, jamais il ne parviendra à mériter ce beau nom, s’il n’est capable de parler sur quelque sujet que ce soit, avec justesse, ordre, agrément; s’il est dépourvu de mémoire ou de noblesse dans l’action. Trouvez-vous cette définition trop étendue, en ce qu’elle porte sur quelque sujet que ce soit, vous êtes libre de la resserrer, de la restreindre; mais je n’en persisterai pas moins à soutenir que l’orateur, fut-il demeuré étranger à la plupart des sciences et des arts, qu’on lui interdit, pour s’adonner entièrement aux discussions de la tribune et à la pratique du barreau, s’il est obligé d’aborder ces matières qu’il ignore, après avoir consulté ceux qui les possèdent, il en parlera beaucoup mieux qu’ils ne feraient eux-mêmes. Ainsi, que Sulpicius ait à s’expliquer sur l’art militaire, il s’adressera à notre allié Marius, et, après l’avoir entendu, il s’exprimera de telle sorte que, Marius lui-même sera tenté de croire que Sulpicius sait mieux la guerre que lui. Qu’il ait à traiter une qestion de droit, il viendra vous consulter, Scévola, et, tout profond jurisconsulte que vous êtes, il s’énoncera mieux que vous sur les choses que vous lui aurez apprises. Et s’il se présente une affaire où il ait à parler de la nature ou des vices des hommes, de leurs passions, de la modération, de la continence, de la douleur et de la mort, bien que ces divers sujets doivent être familiers à l’orateur, peut-être qu’il se croira tenu d’en conférer avec Sextus Pompée, cet homme si profondément versé dans la philosophie. Mais n’importe le sujet qui l’oblige à recourir aux lumières d’autrui, il saura mieux l’expliquer que tel ou tel qui l’aura éclairé. Toutefois, comme la philosophie se partage en trois parties, la physique, la dialectique et la moraie, nous laisserons de côté les deux premières, par ménagement pour notre paresse; et si l’orateur m’en croit, il s’appliquera surtout à la troisième, qui lui a toujours appartenu et où se trouve en réalité sa puissance. La morale est donc l’étude qui lui convient principalement; quant aux autres, qu’il pourrait avoir négligées, rien n’empêche qu’il n’emprunte au besoin les lumières qui lui manquent, en y ajoutant le coloris de sa parole.
XVI.–» En effet, si l’on convient qu’Aratus, sans connaître l’astronomie, a composé un beau poëme sur le ciel et les étoiles; si Nicandre de Colophon, tout étranger qu’il était aux travaux rustiques, mais inspiré par la poésie, a chanté l’agriculture avec succès, pourquoi l’orateur ne pourrait-il également orner de sa diction les matières que la nécessité du moment lui aura fait étudier? Le poète, en effet, se rapproche beaucoup de l’orateur; plus enchaîné par la mesure, il a plus de liberté dans l’expression; et si tous les deux sont associés pour le choix des ornements, on peut dire qu’ils se confondent dans un mépris commun pour tout ce qui tendrait à comprimer l’essor de leur éloquence ou de leur génie.
«A l’égard de cette opposition que, si vous n’aviez pas été sur mon terrain, vous m’auriez, dites-vous, suscitée pour avoir prétendu que l’orateur doit posséder en toutes choses une instruction accomplie, croyez bien, Scévola, que jamais je n’eusse émis cette opinion, si j’avais pensé être le modèle dont j’essaye de donner une idée. Je n’ai fait que rapporter ce que disait souvent Lucilius, qui gardait contre vous un peu de ressentiment, et me voyait pour cela moins souvent qu’il n’aurait voulu, mais qui, d’ailleurs, était un homme rempli de science et d’urbanité. «Il ne faut, disait il, mettre au nombre des orateurs que celui qui réunit toutes les connaissances dignes d’un homme bien né; car dans nos discours nous n’en faisons pas constamment usage, mais on a bien vite reconnu si elles nous manquent ou si nous les avons cultivées. Celui qui joue à la paume n’a pas besoin d’employer les mouvements qu’enseigne la gymnastique; cependant l’attitude de son corps indique s’il a suivi les exercices du gymnase. Le sculpteur ne se sert pas du pinceau lorsqu’il façonne l’argile; mais on distingue facilement s’il ignore ou connaît le dessin. Ainsi pour l’orateur: qu’il parle au barreau, à la tribune ou au sénat, il aura beau tenir en réserve le savoir dont il est pourvu, on ne tardera pas à sentir s’il n’a préparé pour la circonstance qu’une vaine déclamation, ou s’il se présente nourri depuis longtemps de tout ce qui fait la force de l’éloquence.»
XVII. –Scévola reprit en souriant: «Je renonce, Crassus, à prolonger avec vous cette discussion, vous y avez l’avantage; car si d’abord vous avez paru convenir avec moi de ce qui n’est pas essentiel à l’orateur, bientôt, je ne sais par quel détour, vous êtes parvenu à le revendiquer et en faire sa propriété. Or, ceci me rappelle que lorsque j’étais rhéteur à Rhodes, ayant voulu répéter au célèbre Apollonius les leçons que j’avais reçues de Panétius, il se moqua de la philosophie, selon sa coutume, en parla avec dédain et la combattit, je lois le dire, avec plus d’esprit que de vérité. Vous, au contraire, loin de mépriser aucun art, aucune science, vous les présentez comme une arme toujours à la disposition de l’orateur; et je conviens lue si à des connaissances aussi étendues on joignait encore le mérite d’une élocution brillante, on serait en effet un homme supérieur et digne d’admiration. Mais cet homme, Crassus, s’il existait, s’il avait existé, s’il pouvait jamais exister, ne serait-ce pas vous qui, selon moi et au jugement de tous, (je ne crains pas d’être démenti par un orateur), n’avez laissé aucune palme à cueillir après vous? Or, si vous, qui réunissez tout ce qui a rapport à l’éloquence judiciaire et politique, convenez cependant ne pas avoir embrassé toutes les connaissances que vous imposez à l’orateur, ne craignez-vous pas d’avoir étendu vos exigences au delà des limites du besoin et de la vérité?
–» Rappelez-vous, dit Crassus, que je n’ai pas entendu parler de ma puissance, mais de celle de l’orateur. Qu’ai-je pu apprendre en effet, et que puis-je savoir moi qui ai commencé à pratiquer un art avant de l’avoir étudié, moi que le barreau, l’ambition, la république et l’amitié ont absorbé avant que j’aie réfléchi à de si grandes choses? Et quand j’ avouerais posséder ce talent que vous m’attribuez, vous seriez obligé de convenir que j’ai manqué au moins de savoir, de loisir et surtout d’ardeur pour apprendre. Or, que penseriez-vous de celui qui à plus de génie saurait encore unir tous les avantages qui m’ont manqué? Quel orateur et quel homme ce serait!»
XVIII.–Antoine prit alors la parole: «Je suis de votre avis, Crassus, et je ne doute pas que des connaissances générales et l’art d’en user ne doivent seconder puissamment l’éloquence de l’orateur; mais, outre qu’il me paraît difficile d’acquérir un tel savoir avec notre manière de vivre et nos occupations, je craindrais que cette recherche ne s’éloignât du ton qui convient à la tribune et au barreau: rien n’en diffère plus que celui des philosophes dont vous venez de parler, bien qu’ils aient écrit sur la physique et la morale avec noblesse et agrément; mais leur style brillant et fleuri est plus fait pour le calme du cabinet, ou la promenade, que pour l’agitation du Forum et de la place publique. Pour moi, je n’ai prêté aux auteurs grecs qu’une attention tardive et superficielle; cependant, me rendant en Cilicie en qualité de proconsul, et le mauvais temps m’ayant retenu plusieurs jours à Athènes, je fus constamment entouré des plus célèbres philosophes. C’étaient à peu près les mêmes que vous citiez tout-à-l’heure; et comme le bruit s’était, je ne sais comment, répandu parmi eux qu’à Rome j’étais avec vous mêlé aux affaires les plus importantes, chacun d’eux discourait à sa manière sur l’art et les fonctions de l’orateur. Quelques-uns, et Mnéséarque était du nombre, prétendaient que ceux à qui nous donnons le titre d’orateurs ne sont pour ainsi dire que des ouvriers en paroles, à la langue agile et bien exercée; qu’il n’y a d’orateur que le sage; que l’éloquence qui consiste dans l’art de bien dire est une vertu; que toutes les vertus sont égales et liées entre elles; que celui qui en possède une les possède toutes; qu’ainsi l’homme éloquent a toutes les vertus, et n’est autre que le sage. Or ces raisonnements secs et décharnés étaient loin de me convenir. Pour Charmadas, il s’exprimait sur le même sujet avec plus d’abondance; non qu’il découvrit toute sa pensée: il restait fidèle aux traditions de l'Académie, qui dans la discussion se borne à contredire. Mais il tenait surtout à nous faire comprendre que les rhéteurs, et ceux qui ont la prétention d’enseigner l’éloquence, n’ont qu’un demi-savoir, et que jamais l’orateur ne deviendra éloquent il ne s’instruit à l’école des philosophes.
XIX.–» Quelques Athéniens, doués d’une certaine facilité de parole et habitués aux controverses de la tribune et du barreau, soutenaient le contraire; parmi eux se trouvait Ménédème, que dernièrement j’ai eu pour hôte à Rome. Il disait qu’on trouve chez les rhéteurs des notions sur tout ce qui peut servir à fonder et à régir les États; mais à la vivacité de son esprit Charmadas opposait l’étendue de son savoir et une prodigieuse variété de connaissances. Il assurait que toutes ces notions ne se rencontrent que dans les écrits des philosophes, et qu’en ce qui regarde le culte des dieux, l’éducation de la jeunesse, la justice, la force, la tempérance, la modération en toutes choses, enfin pour tous ces principes nécessaires à l’existence ou au bon ordre des sociétés, on ne trouve rien dans ceux des rhéteurs. Que si l’art de ces maîtres, ajoutait-il, comprend de si hautes connaissances, pourquoi leurs traités sont-ils remplis de règles sur l’exorde, la péroraison et d’autres niaiseries pareilles,–c’est le nom qu’il leur donnait,–pendant qu’ils ne disent mot sur la constitution des empires, l’établissement des lois, l’équité, la justice, la bonne foi, les moyens de régler nos mœurs et de réprimer nos passions; il aimait encore à se moquer de leurs préceptes en prouvant que, loin de posséder les lumières qu’ils s’attribuent, ils n’ont pas même compris cette théorie de l’éloquence qu’ils ont prétendu expliquer. En effet, disait-il, ce qui importe surtout à l’orateur est de se montrer à ceux qu’il cherche à persuader tel qui veut leur paraître. Or, cela n’est possible que par la dignité du caractère, sur quoi les maîtres de rhétorique n’ont laissé aucune instruction. Comme aussi est-il question d’inspirer à ceux qui l’écoutent telle ou telle passion, le moyen pour lui d’y parvenir, s’il ignore comment on maîtrise les âmes, par quels ressorts on les dirige, par quels discours on les pénètre des impressions les plus opposées; et tout cela est comme caché, enseveli dans les profondeurs de la philosophie, dont ces rhéteurs n’ont pas même effleuré la surface.–Ménédème s’efforçait de le réfuter plutôt par des exemples que par des raisonnements. C’est ainsi que, récitant de mémoire les plus beaux fragments des discours de Démosthène, il soutenait qu’habile à manier l’âme du peuple ou des juges il avait possédé ce secret que la philosophie, disait-on, pouvait seule enseigner.
XX.–» Charmadas lui répondait qu’il ne refusait à Démosthène ni l’étendue de la science ni la force du talent. Mais, soit qu’il en fût redevable à son génie ou aux leçons de Platon, dont on reconnaissait qu’il avait été le disciple, la question, disait-il, n’était pas de savoir combien ce grand homme s’était montré supérieur, mais ce que les rhéteurs peuvent nous enseigner. Souvent même, entraîné par la dispute, il allait jusqu’à soutenir qu’il n’existe aucun art de parler. Ainsi, après avoir prouvé par le raisonnement que la nature elle-même nous apprend à flatter ceux de qui notre sort dépend, à leur insinuer en notre faveur des sentiments de bienveillance, à effrayer nos ennemis par la menace, à exposer les faits, à confirmer nos prétentions, à réfuter celles de notre adversaire, à employer en terminant le langage de la prière et celui de la commisération, il ajoutait qu’en cela seulement consistait la mission de l’orateur, et qu’ensuite l’habitude et l’exercice développent l’intelligence et donnent la facilité de l’élocution. Il s’étayait encore d’une foule d’exemple; car, remontant jusqu’à un certain Corax et un certain Tisias , qui les premiers ont écrit sur la rhétorique et en ont fait un art, il prétendait que depuis eux pas un seul rhéteur n’avait montré la moindre éloquence; il nommait au contraire une multitude d’orateurs illustres qui jamais n’avaient étudié ces préceptes non plus que d’autres sciences; et même, soit qu’il voulût railler, ou qu’il parlât sérieusement, il me citait comme un exemple de ceux qui étrangers à l’art oratoire n’en avaient pas été pour cela moins éloquents. Sur le premier point, à savoir que je n’avais pas étudié la rhétorique, je prenais aisément condamnation; mais pour l’autre, je lui répondais, ou qu’il voulait se moquer ou qu’il était dans l’erreur. Il soutenait au surplus que tout art doit avoir des principes fermes et bien arrêtés, tendant constamment aux mêmes fins el d’une application invariable; que pour l’éloquence, au contraire, tout est vague et incertain, les orateurs ne possédant eux-mêmes qu’imparfaitement les choses dont ils parlent, et ne pouvant en donuer à la hâte qu’une idée fausse ou du moins obscure. Enfin, il réussit presque à me convaincre que l’éloquence n’est point un art, et qu’il est impossible de parler avec ampleur et habileté sans avoir étudié les plus grands philosophes. Dans tous ces entretiens, Charmadas témoignait l’admiration la plus vive pour votre talent, et disait qu’il avait trouvé en moi un disciple docile, en vous, Crassus, un antagoniste infatigable..
XXI.–» Ce fut à cette époque que, imbu de la même opinion, j’écrivis dans un petit traité qui m’échappa, je ne sais comment, et devint public, que j’avais connu quelques hommes diserts, mais que je n’en avais pas vu encore un seul éloquent. Je donnais en effet le nom de disert à celui qui peut s’exprimer avec assez d’art et de clarté pour satisfaire au commun des hommes; et j’appelais éloquent celui qui, toujours prêt à développer et embellir, par le charme et la magnificence de son langage, le sujet qu’il aura choisi, semble tenir en réserve dans son âme ou dans sa mémoire tout ce que la parole peut exprimer. Que si, absorbés par la poursuite des magistratures et le travail du barreau, avant même que nous ayons pu étudier, il nous est difficile d’acquérir une telle faculté, nous devons cependant l’admettre comme possible et inhérente à l’orateur. Pour moi, autant qu’il m’est permis de le présager en voyant les heureuses dispositions de nos concitoyens, je ne dçsespère pas qu’un jour il ne se rencontre un homme qui, avec plus de zèle que nous pour l’étude, plus de loisir pour le travail, un génie plus formé, une application plus constante, après avoir beaucoup lu, beaucoup entendu, beaucoup écrit, atteigne enfin à cette perfection que nous recherchons et mérite d’être appelé non seulement disert, mais éloquent. Or cet orateur, je le crois, ce sera Crassus lui-même ou tout autre qui, doué d’un génie égal au sien, mais ayant plus écrit, lu et entendu, pourra lui être de quelques degrés supérieur.
«Nous sommes heureux, Cotta et moi, dit alors Sulpicius, de vous voir engagé dans cette discussion; car nous ne l’espérions pas. En effet, Crassus, en nous rendant auprès de vous, c’était déjà beaucoup pour nous de vous entendre causer sur d’autres sujets, et de pouvoir recueillir quelques-unes de vos sages pensées; mais que vous en vinssiez à un examen approfondi de cette étude, de cet art ou de ce don de la nature, c’est ce que nous aurions à peine osé désirer. Pour moi, dès ma plus tendre jeunesse je vous ai recherchés l’un et l’autre avec empressement, et mon amitié pour Crassus m’en a rendu presque inséparable. Cependant, malgré mes instances et les tentatives de Drusus, je n'ai pu jamais obtenir un mot de lui sur la nature et les règles de l’éloquence. Quant à vous, Antoine, je vous dois cette justice: vous n'avez jamais refusé de répondre à mes questions, d’éclaircir mes doutes, et souvent j’ai appris de vous en quoi consistait votre méthode. Mais aujourd’hui, puisque vous avez tous deux commencé à nous mettre sur la voie de nos recherches, et que Crassus a été le premier à en faire le sujet de cet entretien, accordez-nous la faveur de vous entendre discourir sur les divers genres d’éloquence. Si nous avons le bonheur de l’obtenir, j’en aurai, Crassus, une éternelle obligation à votre jardin de Tusculum, et je préférerai désormais ce gymnase, voisin de Rome, à l’Académie et au Lycée.
XXIL–«Adressons-nous de préférence à Antoine, répondit Crassus. Ce genre d’entretien lui convient mieux qu’à personne, et vous venez de nous dire qu’il lui était familier. Pour moi, j’avoue que je m’y suis toujours refusé; et comme vous venez de m’en faire le reproche, je n’ai jamais voulu me rendre à vos instances et à vos prières, non qu’il y eût de ma part orgueil ou mauvaise volonté, et que je n’eusse été heureux de seconder une ardeur si juste et si louable, alors surtout que je ne voyais personne offrir plus que vous de dispositions naturelles pour l’éloquence; mais c’est que, je vous le répète, étranger à ce genre de discussion, j’ignore toutes ces règles dont on a fait un art.»
Cotta reprit alors: «Puisque nous avons obtenu, Crassus, ce qui était le plus difficile, de vous amener à parler sur ces matières, il y aurait maintenant de notre faute si vous nous quittiez avant d’avoir répondu à toutes nos questions.–A celles du moins, dit Crassus, qui n’excèderont ni mes facultés ni mes connaissances, selon la clause usitée dans les actes. – Qui de nous, répondit Cotta, aurait la prétention de savoir ce que vous ignorez ou de pouvoir ce qui vous serait impossible?–S’il en est ainsi, faites celles qu’il vous plaira, pourvu qu’il me soit permis d’avouer ne pouvoir ce qui est au-dessus de mes forces et ignorer ce que je ne sais pas.
–«Je commencerai, dit Sulpicius, par vous demander votre opinion sur un sujet qu’Antoine vient de proposer. Pensez-vous qu’il y ait un art de bien dire?
–«Eh quoi! reprit Crassus, ne serais-je pour vous qu’un de ces Grecs, étemels parleurs et désœuvrés, parfois aussi érudits et savants, et venezvous me proposer un vain texte d’argumentation pour me le faire développer à mon gré? Où avez-vous pris, en effet, que je me sois jamais occupé ou inquiété de ces futilités? Et ne savez-vous pas, au contraire, que je me suis toujours moqué de ces charlatants qui, du haut de la chaire, élèvent impudemment la voix au milieu d’une assemblée nombreuse pour demander qu’on leur adresse quelque question. Ce fut, dit-on, Gorgias le Léontin qui le premier en donna l’exemple; et il croyait faire preuve d’un grand talent en disant qu’il était prêt à parler sur quelque sujet qu’on voudrait lui proposer. Après lui cette présomption est devenue commune, elle l’est encore de nos jours; et il n’est pas de question, quelque sérieuse, quelque inattendue, quelque neuve qu’elle soit, qui ne trouve ces parleurs intrépides disposés à lui donner tous les développements qu’elle comporte. Si j’avais pensé, Cotta, et vous, Sulpicius, que vous eussiez le désir d’entendre une dissertation de cette espèce, j’aurais amené ici quelqu’un de ces Grecs, qui aurait pu vous satisfaire; car rien ne m’était plus facile. Mon ami Pison, jeune homme du plus rare talent, et qui a beaucoup de goût pour ces sortes d’exercices, a chez lui le péripatéticien Staséas. Je connais beaucoup ce rhéteur; et, au jugement des hommes instruits, il tient le premier rang parmiceux de sa profession.