Hegel : ce que « penser » veut dire - Véronique Scherèdre - E-Book

Hegel : ce que « penser » veut dire E-Book

Véronique Scherèdre

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On a coutume d’apparenter la pensée à la réflexion, voire au souvenir d’un impératif, et l’on dira par exemple : « Il faut que je pense à prendre du pain pour ce soir ». Or penser, ce n’est ni réfléchir ni ne pas oublier. Penser, c’est re-concilier, réunifier, réidentifier, car penser est l’œuvre de la raison spéculative et systémique. Le message de Hegel est clair : il faut dépasser la philosophie des Lumières.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Docteure en philosophie, enseignante et essayiste, Véronique Scherèdre propose ici un résumé de ses recherches sur la définition hégélienne du philosopher. Cette étude est née de son constat que la philosophie et sa pratique sont largement méconnues et sous-évaluées en France depuis plusieurs décennies. Désireuse de partager les résultats de son travail, elle a choisi de publier son étude, convaincue que le « texte » est un puissant vecteur de diffusion des idées.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Véronique Scherèdre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hegel : ce que « penser » veut dire

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Véronique Scherèdre

ISBN : 979-10-422-7187-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

De la même auteure, paru aux éditions Le Lys Bleu

 

 

 

La fin de vie d’Emmanuel Kant, 2022.

Napoléon ou « L’âme du monde » – Essai de dialectique

hégélienne, 2023.

Famille, éduque-moi !, 2023.

L’école est morte, vive le cirque !, 2024.

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

Aux questions de savoir pourquoi s’être engagé dans un retour sur l’hégélianisme, après que tant d’autres, déjà, s’y sont employés, qui pour certains, avec une fécondité remarquable ; pourquoi s’être appesanti, si durablement, sur la dimension ésotérique de sa production, au prix d’un sacrifice de soi, laborieux mais inflexible ; pourquoi, enfin, avoir relevé le défi d’un acharnement quasi spartiate sur la simplicité complexe de cette philosophie, la réponse tient en peu de mots : l’hégélianisme clame une pensée à ce point exceptionnelle, une pensée d’une telle acuité et si résolument atypique, qu’on ne peut, ni ne sait passer outre, si toutefois l’on exige de soi-même de s’acquitter un jour d’un parcours abouti, dans le champ philosophique propre.

 

Dans L’ordredudiscours, Michel Foucault s’était interrogé sur le fait qu’il soit ou non possible d’éluder Hegel : « Toute notre époque [écrit-il], que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d’échapper à Hegel (…). Mais échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle, il nous attend, immobile et ailleurs ». Or – la déduction s’impose du propos foucaldien –, aucune des suppositions mentionnées n’a été satisfaite. La postérité n’est jamais parvenue à escamoter l’idéaliste, loin s’en faut, et la raison principale en est que vouloir se libérer de l’emprise de l’hégélianisme, c’est reconnaître implicitement la fermeté de sa poigne. Pareillement, aspirer au détachement de lui, c’est admettre lui être inhérent. Enfin, prendre l’option de sa réfutation, c’est introniser ladite philosophie, en tant que devant faire l’objet d’une négation. En bref, par quelque biais que ce soit, et dans quelque intention, l’appréhension de Hegel et de son système affirme, pour le moins, la puissance de son impression, au sens typographique du terme, sur les consciences.

 

Du reste, l’auteur emploie le verbe « échapper », comme si l’hégélianisme les avait agrippées ou encloses, comme s’il les détenait sous sa coupe, comme s’il exerçait sur elles une espèce de tutelle. Si tel est bien le cas, alors concédons que, assurément, depuis Hegel, tout philosophe digne de cette appellation – c’est-à-dire tout artisan d’une recollection conceptuelle, dans l’objectif de faire jaillir le sens – est indispensablement contraint de situer son travail et son rapport à l’histoire des idées dans l’horizon de l’hégélianisme, sauf à courir le risque de s’auto-classifier dans le registre des philosophes de l’entendement (tels les penseurs des Lumières), ou celui des essayistes. Car, l’hégélianisme se caractérise, frappe et s’impose par son omniprésence et son atemporalité. Ce lien qu’il a pré-tissé avec son temps et la succession n’est sans doute susceptible d’aucune rupture, en raison du degré d’affinité qu’il a réussi à viser avec eux.

 

Foucault évoque l’« approche », par Hegel, de la pensée post-hégélienne, mais il s’agirait plus exactement d’une véritable rencontre-choc, générant un processus d’infiltration : sa doctrine, invasive, a impacté toute la philosophie, en aval, mais également en amont, parce qu’elle a définitivement apposé son empreinte sur notre acception du philosopher, le mode sur lequel nous le pratiquons, et jusqu’à notre mise en rapport avec lui et ce, que nous y consentions ou pas, que nous ayons ou n’ayons pas la clairvoyance ou l’humilité de le confesser, que nous nourrissions ou ne nourrissions pas la naïveté de pouvoir nous cacher derrière le déni.

 

Jacques D’Hondt, en 1971, ne soutenait nulle autre thèse, dans son ouvrage DeHegelàMarx :

 

« On n’escamote pas Hegel. Il a existé, il a travaillé, on l’a lu, on persiste à le lire. En ce sens, on ne peut pas ne pas être hégélien. Il en va de lui, sur ce point, comme de tous les autres. Pour éviter une imprégnation, l’oubli ne suffirait pas. Ni le mépris des livres ! Il y faudrait la destruction radicale de toutes les bibliothèques. L’autonomie de la philosophie n’est que relative, mais elle ne reste pas la moindre cause d’un renouvellement continuel. Cassons, donc, Hegel, sans remords, la dialectique va jaillir comme un diable de sa boîte détraquée ». En d’autres termes, il en va de Hegel comme de Socrate : il est indétrônable.

Or, à l’époque où vivait Hegel (et le fait s’était déjà insinué durant tout l’âge classique), les philosophes n’étaient, au fond, pas assez (voire pas du tout) pédagogues. Retirés dans leur tour d’ivoire, ils ne mettaient jamais à l’épreuve de la réalité le fruit de leur étude, se contentant de l’exposer au monde, sous la forme – il faut bien en convenir – d’ouvrages plutôt rebutants, susceptibles d’attester de la complexité de leurs travaux, comme de l’originalité et de la génialité de leur esprit. C’était du moins l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes et de leur activité. Autre façon de dire qu’ils témoignaient une indifférence certaine à toute dimension de la praxis. Car, de leurs prédécesseurs antiques à eux-mêmes, l’histoire de la pensée avait emprunté le détour par l’anti-idéalisme, elle n’établissait plus le lien du réel avec le rationnel, elle ne déduisait plus le bien-vivre du bien-raisonner. Elle était entrée dans la scission : d’un côté, l’expérience, de l’autre, l’idée. Il suffit de se rappeler le Manuel d’Épictète, pour en prendre l’entière mesure, car aucun livre, plus et mieux que lui, n’illustre cette aura dont jouissait la philosophie, de la part et au sein de la culture qui avait préformé son berceau : de page en page, ce sont les gestes et les mots du quotidien le plus prosaïque, qui sont percés au vif de leur justification, ce qui n’aura d’autre effet que de les sacraliser. Qu’il en aille d’une réception chez le voisin, de l’achat d’une laitue, ou de la perte d’un proche, tout est passé au crible du bon sens et du bon ordre, naturels. Dans un tel contexte, la question du pourquoi de la philosophie, pourquoi transmettre son histoire, tant formellement que substantiellement, pourquoi s’en soucier, ou pourquoi lui accorder une place particulière, dans un cursus intellectuel et scolaire, ne se pose évidemment pas. Ou bien alors, comme le remarque Épictète, cette question porte sur la vie elle-même et sur sa nécessité : « Pourquoi vis-tu, si tu ne cherches pas à bien vivre ? » Ainsi, vivre est une fin (en soi), le bien-vivre est son moyen, l’idée étant la suivante : si tu travailles sur la dimension qualitative de ton existence (le bien-vivre), tu lui garantiras de passer, de survie à vie. Or, quelle discipline, davantage et mieux que la philosophie, a-t-elle la compétence pour tuteurer ce passage ? Les « sciences dures » sont seulement instrumentales, pourvoyant un savoir-faire sur la matière ; les arts (littérature comprise) relèvent de l’ornementation, apportant consolation par l’évasion ; les activités physiques offrent compensation et rééquilibrage énergétique. Tous ne constituent qu’un moyen de prolonger le vécu (primat, matérialiste, accordé à la quantité) le moins douloureusement possible ; tous sont autant de tentatives, quasi désespérées, pour ajourner le pire (ce dernier n’étant autre que la mort, qui ne se déplace jamais en vain). Mais, la philosophie ne leur ressemble en rien. Car elle, est une science spéculative et systémique : elle est à elle seule, à la fois, la fin et le moyen de réaliser cette fin, le fond et sa forme, la substance et sa structure. La fin, car elle restitue le sens (la direction et la signification) de l’être et de l’être-là ; le moyen, car son exercice, seulement, donne accès à l’auto-accomplissement.

 

Cependant, depuis Hegel (et jusqu’aujourd’hui), c’est le schéma inverse qui prévaut : les pédagogues sont insuffisamment philosophes. C’est pour cela, qu’il s’est avéré incontournable de revenir à celui qui, pour avoir été viscéralement soudé à la science, celui qui, parce qu’il vibrait à la plus imperceptible de ses ondes, celui qui, parce qu’elle constituait sa subsistance journalière, a réclamé pour elle et jusqu’à son dernier souffle, qu’elle soit (ré)intronisée à l’état pur. Or philosopher, c’est penser. Ce n’est pas pré-penser, ce n’est pas produire une pensée d’entendement prédicatif, mais c’est au contraire, s’efforcer jusqu’à préfigurer la pensée de raison, spéculative et systémique. Penser requiert ainsi, de passer par la médiation des penseurs des Lumières, puis et pour les convertir en ce qu’ils ont échoué à incarner, comme à générer. Les Lumières ont alimenté le clivage, la discrimination, l’ambivalence (en un mot, la dualité), elles s’y sont établies, elles l’ont entretenue, s’abstenant (et revendiquant) de (ne pas) trancher, de (ne pas) résoudre, de (ne pas) dire le vrai. Il s’agira de réaccéder à l’unité. Mais, non pas à l’unité originelle, laquelle est pauvre, car abstraite : à celle qui, en process, s’est enrichie de son autre, pour advenir pleinement. Car penser, c’est réconcilier. Alors, la philosophie aura atteint au terme de son parcours : le concept. Alors, l’esprit se saura, la conscience aura pleinement occupé son rang de sujet, et l’individu se sera fait homme. Après quoi, « aux suivants ! ».

 

D’où il appert que, si l’hégélianisme n’a été qu’un combat contre l’oubli de la philosophie, il s’est présenté sur la scène historique dans l’étendue de sa sensibilité, dans sa nue fragilité, dans sa simple humanité. Car, le guerrier a beau être armé, viril, voire aguerri, il n’en est pas moins vulnérable, en tant que mortel, en tant que passible de finitude. Ainsi, cheminer sur les pas de Hegel et sous son autorité aérienne, c’est indispensablement s’avancer à la rencontre de l’homme qu’il fut. Un homme seul, comme l’est tout soldat, quelle que soit sa guerre. Un homme courageux, eu égard à sa foi inébranlable dans la cause qu’il sert ; un homme obstiné, parce qu’il sent, de toutes les fibres de son être, qu’il est sur la voie ; un homme néanmoins éprouvé par les écueils, dont ses détracteurs se plaisent à jalonner son parcours ; et pour toutes ces raisons, il s’impose comme un homme émouvant.

 

Assurément, Hegel suscite l’amitié. Sur ce sujet, il faut savourer les pages mémorables de sa biographie rédigée par J. D’Hondt, dont voici un extrait parmi tant d’autres : « La vie d’un grand philosophe se révèle aussi humainement intéressante que celle de toute autre célébrité. Mais ceux qui la contemplent comme un spectacle [allusion aux pré-hégéliens], l’expliquent comme un problème [allusion aux mêmes, hégélianisant], y prennent part en sympathie [allusion aux hégélianisants, devenus hégéliens], ne peuvent plus recevoir sa doctrine comme avant : elle sursaute aux chiquenaudes de l’existence. Hegel n’a pas fini de ressusciter. On n’en viendra pas aisément à bout. Un homme ne s’enferme pas pour toujours dans un dessin, dans un récit, comme dans un tombeau. Cela, Hegel, mieux que tout autre, le savait ». Au demeurant, au crépuscule de ce 16 novembre 1831, le jour même de ses funérailles, à n’en pas douter, l’oiseau de Minerve rechignerait probablement à battre des ailes.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Le préalable à l’acte du philosopher

 

 

 

La pratique balbutiante, maladroite et peu productive de l’activité philosophique, telle que menée par les penseurs de l’entendement (les philosophes des Lumières et leurs homologues d’Outre-Rhin, les Aufklärer) prouve, si besoin était, que philosopher ne va pas de soi, que l’expérience du philosopher n’est pas immédiatement accessible (et qui plus est, à chacun), que philosopher ne relève assurément pas d’un innéisme, mais d’une acquisition et requiert, par voie de conséquence, un préalable. Car, l’homme a beau, Kant l’a rappelé, se situer à l’endroit même de l’articulation de la sphère sensible et de la sphère intelligible ; il a beau, par son appartenance à cette dernière, asseoir sa supériorité sur l’animal, comme sur tout autre vivant (pour le moins, le croit-on à l’époque), il n’est pas, par le seul fait de sa naissance, un être effectivement intelligent. En langage hégélien, il s’agirait ici d’évoquer l’en soi de son intelligence, c’est-à-dire la potentialité de son intelligence, laquelle en l’état, demeure néanmoins stérile. Car, il lui manque de s’être actualisée. Si je ne suis intelligent qu’en soi, je ne suis pas (encore) intelligent. L’état d’intelligence est, certes, mon devoir-être, puisqu’il m’est accordé dès ma conception. Je suis donc, en quelque sorte, programmé pour son établissement. Cependant, à défaut d’avoir opéré sa réalisation, je ne présente aucune compétence pour l’intellection. À tout le moins, je ne suis que pré-compétent pour elle. Je ne suis, par conséquent, pas du tout habilité à me mêler de philosophie. Pour y prétendre, pour pouvoir me revendiquer comme apte à penser, il me faut d’abord dresser ma sensibilité, il m’est nécessaire de la dompter, dans le but de la modeler, il m’est indispensable de soumettre, tant mon corps que mon esprit à l’éducation, dans le sens le plus large et le plus noble du terme. Cela, le philosophe Hegel le pense et le sait, et le pédagogue Hegel le pressent et le constate chaque jour, dans l’exercice de ses fonctions, qu’il s’agisse de l’enseignement ou du directorat du gymnase de Nuremberg, dont il a eu la charge, de 1808 à 1816. Dès lors, il va s’agir pour lui, en raison de son double statut, ci-dessus mentionné, d’élaborer le programme préparatoire à la pratique de la philosophie, de se demander quelles disciplines rendront cette pratique envisageable et selon quelles modalités, enfin de solliciter les instances susceptibles d’y contribuer. Or, tout cela suppose d’avoir commencé par cerner à bon escient la nature, et tout à la fois le but, de l’entreprise philosophique.

 

A) Qu’est-cequelaphilosophieetquelbutvise-t-elle ?

 

Ou, pour le dire autrement, en quoi consiste-t-elle ? Sur le sujet, Hegel est prolixe et son œuvre foisonne d’enseignements. Qu’il nous suffise de répertorier et d’étudier les plus éloquents, dans l’ordre de leur parution.

 

1) Qui pense abstrait ?

 

L’article Quipenseabstrait ? dont les historiens de l’hégélianisme s’accordent aujourd’hui à le dater de 1807 (l’année même de la parution de la Phénoménologiedel’Esprit), sans avoir découvert pour autant à quelle fin Hegel le destinait, et qui vient occuper une place incontestablement originale et singulière dans son corpus (il se présente, en effet, comme un ensemble d’exemples et de contre-exemples, que Hegel charge manifestement de répondre à la question-titre), ne renseigne qu’implicitement. Cependant, à le lire en profondeur, on comprend que la philosophie se situe du côté du « concret », que donc, philosopher consiste à penser concrètement, c’est-à-dire à mener cette activité par laquelle, celui qui s’y adonne dans un esprit de fermeté, effectuera le passage progressif le conduisant de son inculture initiale, lieu du penser abstrait, à son achèvement spirituel, rendu possible par un long travail de concrétude (c’est-à-dire, comme le souligne Ari Simhon, dans sa notice explicative dudit article, un travail consistant à « Tenir fermement et surtout ensemble les termes opposés […]) ». Alors, il sera maître, parce qu’il aura substitué le penser dialectique et spéculatif au penser prédicatif d’entendement, lequel achoppe sur l’unilatéralité, faute de pouvoir envisager l’entreprise de réconciliation, spécifique de la raison. C’est sous son emprise, que le « non cultivé » [car c’est bien lui, dont il s’agit : « Qui pense abstrait ? L’homme inculte, non pas le cultivé »], clame et se convainc que « l’assassin est un assassin » – entendons : que l’assassin n’est qu’un assassin –, alors que celui qui appartient au « beau monde », celui qui évolue dans les hautes sphères, ou pour le moins en perçoit inconsciemment quelque chose, fût-il de condition modeste [à l’instar de la vieille dame résidant à l’hospice, qui parvient à regarder le criminel comme ce visage humain éclairé par le soleil divin et, ce faisant, perpètre en quelque sorte un « abstracide » : « Dans un esprit tout différent, j’entendis un jour une vieille femme du peuple, une femme de l’hospice, tuer l’abstraction de l’assassin puis le rendre vivant dans l’honneur »], a pertinemment compris qu’il n’en est rien, lui qui peut convoquer nombre de registres et d’arguments susceptibles de distinguer l’acte de l’homme, le crime de son contexte, l’histoire factuelle de l’intention première. Le texte hégélien est explicite : « C’est avoir pensé abstraitement de n’avoir vu dans l’assassin rien d’autre que cet abstrait qu’il est un assassin et anéantir en lui, avec cette qualité simple, tout le reste de son essence humaine ». Ainsi, la stagnation au degré abstrait constitue une erreur, parce qu’elle abandonne sur la voie sans issue du principe d’identité [A est A] ; cependant que l’abstrait, l’« an sich » en langage hégélien, parce qu’il n’en désigne pas moins le moment du commencement, s’impose comme nécessaire et primordial, chose que les Anciens avaient déjà parfaitement intégrée [« le commencement est plus que la moitié du tout », affirme Aristote).

 

L’abstrait, c’est ce potentiel qui convoite sa propre actualisation, c’est-à-dire la réunification avec soi-même dans le « für sich », l’acte de rejoindre son concept et d’entrer à nouveau en pleine et totale conformité avec lui. En d’autres termes, le penser abstrait marque le premier penser, il en préfigure les prémices, il inaugure l’activité pensante, il en illustre les balbutiements, mais aussi toutes les insuffisances. Et c’est pourquoi, il requiert l’intervention du travail dialectique par lequel, s’auto-niant, par lequel, opérant sa propre conversion en son contraire – le penser concret –, il se fera penser de raison, soit penser universel et vrai. Hegel débute son article par cette exclamation : « Penser ? Abstrait ? Sauve qui peut ! » ! Car, d’une certaine façon, « penser abstrait » est une contradiction dans les termes. L’authentique penser, le penser accompli, ne saurait être abstrait, sauf à vouloir demeurer dans la scission, pour autant qu’il serait alors, toujours l’œuvre de l’entendement – ce « grand séparateur » –, caractérisant dès lors la « conscience malheureuse » ; mais, dans le même temps et par évidence, il se perdrait comme « penser accompli ». Car, seul penser concret est proprement philosopher, puisque seul penser concret parvient à réunifier, à réconcilier dans et sous la raison spéculative et systémique, cette opération ayant pour effet de combler la conscience : elle, qui souffrait d’être déchirée, va de nouveau former une unité avec elle-même.

Mesurons, alors, à quel point les non-philosophes et les novices en philosophie de tous les temps sombrent dans la confusion, quand ils se complaisent dans l’opinion que la philosophie est « abstraite », détermination – à leur sens légitimement péjorative – à cause de laquelle, ne traitant, ni du monde réel, ni de ce qui interpelle réellement les vivants, elle ne servirait finalement à rien. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, ils l’assimilent au verbiage de l’oisif.

 

 

 

 

 

2)LaPhénoménologiedel’Esprit

 

La Phénoménologiedel’Esprit, parue la même année, n’est non plus pas avare de leçons sur ce qu’est la philosophie (entendons : ce qu’elle est dans l’absolu, son concept, sa vérité). Déjà, la préface de l’ouvrage, tant redouté (car indéniablement redoutable) fournit un paragraphe fort édifiant : « Nature de la vérité philosophique et de sa méthode ». Hegel y entre d’emblée dans le cœur même du sujet, en posant que la philosophie est considération d’elle-même, son élément et contenu n’étant, ni plus ni moins, l’effectif : « La philosophie (…) ; ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif qui est son élément et contenu, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit dans soi, l’être-là dans son concept ». Ainsi, est parfaitement étayé l’article précédemment abordé. Mais, Hegel n’en a pas terminé pour autant, et c’est au paragraphe traitant du « penser ratiocinant dans son comportement négatif » qu’il déplore le fait que la philosophie souffre de méconnaissance, voire d’irrespect. Plus exactement, elle est méprisée parce qu’elle est ignorée : « Sous cet aspect [à savoir : celui de l’inconsistance dans la philosophie et à son égard], il est particulièrement urgent que l’on fasse à nouveau du philosopher une affaire sérieuse ». Soulignons, comme elle le mérite, la locution adverbiale « à nouveau » : le philosopher a, déjà et autrefois, fait l’objet de sérieux de la part des hommes ; en d’autres termes, il fut un temps où l’on avait conscience de la valeur de la philosophie, parce qu’on avait déterminé sa nature et admis ses exigences spécifiques. Mais, cette époque est révolue. À la question de savoir sur quoi porte précisément cet irrespect, Hegel oppose l’attitude commune à l’égard des sciences, des arts ou autres formes de savoirs à celle adoptée à l’égard de la philosophie. La première admet le besoin d’une formation et d’un entraînement, quand la seconde opte en faveur de l’aisance spontanée. Ainsi, nul n’oserait se prononcer en matière de sciences ou d’arts, sans avoir préalablement observé le terrain ; en revanche, pour ce qui touche à la philosophie, le détour par l’étude passe pour être totalement inutile : « À propos de toutes sciences, arts, habiletés, métiers, vaut la conviction que, pour les posséder, est nécessaire un effort multiforme touchant leur apprentissage et exercice. En ce qui regarde la philosophie, par contre, paraît maintenant dominer le préjugé que, si tout un chacun, certes, a des yeux et des doigts, et si on lui donne cuir et outil, il n’est pas pour autant en état de faire des chaussures, chacun pourtant immédiatement s’entend à philosopher et à juger de la philosophie parce qu’il possède en sa raison naturelle l’unité de mesure à cette fin ». À noter que, pour venir renforcer l’expression « à nouveau » mentionnée ci-avant et lui faire écho, l’adverbe « maintenant » confirme bien l’état de détresse dans lequel se trouve la philosophie, en ce début de XIXe siècle. Or, qu’est-ce à dire d’autre, sinon qu’il faut indispensablement et urgemment (ré)apprendre ce qu’elle est et ce que requiert sa méthode propre. Car, cette méprise à son sujet est, d’abord, imputable à la précipitation : Hegel dénonce un « préjugé », soit un jugement par anticipation, un préjugement, un jugement sans fondement, par conséquent un jugement instable, passible d’effondrement et qui, de fait, entraîne dans sa chute ce sur quoi il a porté : en l’occurrence, la philosophie. Ensuite, elle émane tout droit de la fatuité dont fait montre chacun, lequel « s’entend » (tout seul) à philosopher, c’est-à-dire s’accorde à soi-même (mettons en exergue le pronom personnel « se ») la compétence et l’autorité requises pour le faire. Ici, la vacuité du raisonnement est aussi exemplaire que grotesque : dans toutes disciplines, le recours au maître est, non seulement nécessaire, mais normalement suffisant, le spécialiste connaissant évidemment son affaire, ce par quoi il ne peine pas à obtenir des résultats. Concernant la philosophie, en revanche, chacun trempe dans un bain d’auto-suffisance ; la philosophie est le lieu de l’autarcie par excellence ; en philosophie, qu’importe sa provenance ou son parcours, il n’y a, ni premier, ni dernier, puisqu’il n’y a que des autodidactes se prenant, chacun, pour mesure de son art.

 

Or (et là réside, tout à la fois, l’intérêt de ce corpus hégélien et l’enjeu de sa relecture), les choses n’ont guère évolué, sur ce sujet de l’appréciation populaire de la philosophie, depuis le XIXe siècle. De cela, tout enseignant prend, tôt ou tard, la mesure avec ses élèves de terminale : les copies qu’il corrige sont parsemées de « Pour ma part, je pense que… » n’ouvrant que sur des « opinions », c’est-à-dire des points de vue subjectifs, particuliers, arbitraires et, par-là, contingents, preuve que de toute évidence, les élèves – qui pourtant découvrent tout juste la matière – s’estiment déjà rompus à l’exercice du « penser ». C’est que, bien sûr, ils définissent très improprement le verbe, comme l’acte qu’il désigne. Quant au fait, courageux, mais en même temps aléatoire, de réussir à leur donner un aperçu de ce en quoi consiste le penser essentiel, il est totalement suspendu à la maestria dudit enseignant. En d’autres termes, l’instructeur en philosophie doit, avant même d’entamer son programme, s’employer à se faire reconnaître dans sa fonction, justifier devant ses élèves – pourtant incultes dans sa spécialité – qu’il n’a usurpé, ni sa place, ni son rôle, lesquels lui reviennent par conséquent de plein droit et lesquels se portent garants de son habilitation. Or, force est de remarquer que dans les autres disciplines, il n’en va pas ainsi. Qu’il s’agisse de l’histoire et de la géographie, des SES, des langues, des mathématiques, de la physique/chimie, de la SVT, voire du français (même du français !), chacun convient qu’il peut y essuyer un échec, lequel sera imputé, soit au manque de potentiel de l’élève (qui ne comprend rien à…, ou n’est pas fait pour…), soit à l’incompétence du pédagogue, dont on s’accorde à le trouver moins bon que ses collègues. Rien de tel, en philosophie, où l’échec n’est pas même mentalement conçu : comment pécher par ignorance, quand il n’y a rien à « savoir » ? Comment être montré du doigt pour son manque d’aptitude, dans un domaine n’en requérant aucune ? Pourquoi, dans ces conditions, alourdir l’emploi du temps déjà bien chargé, avec des cours n’ayant aucune légitimité ? Car, en philosophie, chacun est maître, et ce naturellement, c’est-à-dire de naissance (Hegel s’en étonne, au sens sonore du terme : « (…) il possède en sa raison naturelle l’unité de mesure à cette fin ») ; autre manière de dire que chacun naît (déjà) philosophe, chacun s’entendant immédiatement à philosopher. À partir de là, se soumettre à l’enseignement d’un égal en la discipline n’a, effectivement, aucun sens.

 

En réponse, le paragraphe intitulé « Du connaître scientifique » et qui débute la préface, se charge de repositionner la philosophie, conformément au vœu de Hegel, qui s’est « proposé » de lui faire entreprendre le passage de son statut d’amie de la sagesse, qu’elle a toujours endossé, à celui de savoir effectif, qu’elle doit obtenir, parce que c’est très exactement ce qu’elle est en vérité, mais c’est aussi ce dont peu ont conscience, car peu la connaissent. Or, incarner le savoir effectif, c’est s’imposer comme authentique science : « Contribuer à ce que la philosophie approche de la forme de la science – du but qui consiste à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être savoir effectif – c’est là ce que je me suis proposé ». Du reste, la philosophie n’est-elle pas la science par excellence (« […] en vérité la reine des sciences […]) ». Certes, il y eut des antécédents : « Que l’élévation de la philosophie à la science soit dans l’air du temps, le mettre en évidence serait par conséquent la seule vraie justification des tentatives qui ont cette fin, parce qu’elle exposerait la nécessité de cette même fin, plus encore parce qu’elle l’exécuterait en même temps ». Kant, on le sait, a déjà rêvé d’ériger la métaphysique au rang de science, mais il s’est ravisé : seul ce qui relève de l’expérience est connaissable [il ne peut y avoir de science que du phénoménal], les idées métaphysiques [l’âme, le monde et Dieu] sont, quant à elles, des illusions de la raison. Mais elles ne sont cependant pas vaines, en ce que, pour emprunter à Luc Ferry, elles vont pouvoir servir de « foyer imaginaire » ou de « principe régulateur », sorte d’arrière-plan de la réflexion, grâce auquel l’homme pourra penser deux grands problèmes le concernant : celui du progrès scientifique et celui de l’esthétique. En effet, tant l’homme de science que l’artiste ont besoin de nourrir l’idée du « dieu », car elle détermine leurs projets respectifs, en les incitant à repousser toujours plus loin les limites de la connaissance, comme celles de la création.

 

En cela consiste la dimension métaphysique de la science et de l’art. Cependant, Hegel qui a assisté au surgissement, puis au déploiement du kantisme (rappelons que, jeune étudiant au Stift de Tübingen, il a « découvert » Kant, puis suivi sa « percée », au fur et à mesure de ses publications, ce qui va lui permettre de mûrir et d’objectiver l’œuvre de son aîné, au point d’être un jour en mesure de la soumettre à son jugement propre) ; puis, qui a aussi constaté sa stagnation fatale (en tant que philosophie de l’Aufklärung, c’est-à-dire philosophie de l’entendement, le kantisme achoppe sur la dualité (noumènes/phénomènes), qu’il échoue à réconcilier), vise, en ce qui le concerne, bien au-delà. Avec lui, la philosophie est le siège de l’Absolu, ce qui suppose l’idée et l’acte de réunification.

 

Et, c’est dans le paragraphe traitant de « l’exigence dans l’étude de la philosophie » qu’il met l’accent sur ce qu’il est convenu de prendre pour condition, et tout à la fois, clé d’accès au champ scientifique proprement dit : le « concept », car lui seul concrétise et illustre cette réadjonction de la chose à son essence, productrice de l’Un. « Begriff » en allemand, « conceptus » en latin, le concept traduit l’idée de saisie, ce par quoi, très précisément, il se distingue de la « notion » (distinction que n’établit, curieusement, pas Jean Wahl).

Là, où elle fait place à la polysémie, il exige la monosémie ; là, où elle engage un mouvement centrifuge, il exhorte au mouvement centripète ; alors qu’elle prône la diversité, il brandit l’idéal d’unicité. Car, le concept est, non pas le contraire de la notion, mais son devenir. Lieu de réconciliation de la pensée et de l’être (du ciel et de la terre, du divin et de l’humain, du rationnel et du réel), en tant qu’il intègre, voire qu’il agrippe les différences en leur identité, il est, par là même, le lieu d’achèvement de l’Idée universelle et de la vérité.

 

C’est pour cela que tout travail spécifiquement scientifique lui est subordonné, voire assujetti : « Ce qui (…) importe en l’étude de la science est de prendre sur soi l’astreinte du concept ». Plus loin : « Pensées vraies et intellection scientifique ne peuvent être gagnées que dans le travail du concept ». Bref, s’il s’agit bel et bien de « (…) gagner la science au concept », c’est parce que ce dernier constitue le point d’aboutissement de la dialectique philosophique, laquelle en sa fin vespérale célèbre l’accomplissement du Savoir Absolu. À présent que le décor de l’activité philosophique est dressé : elle est travail de concrétude (ce que nous a appris l’article Quipenseabstrait ?), elle vise l’effectivité et elle participe de la science (deux éléments mis en évidence par la Phénoménologiedel’Esprit), et puisqu’il apparaît avec lucidité qu’à ce titre, elle s’emploie à connaître, il importe de définir ce mot à bon escient. Hegel s’y attelle, dans l’introduction : « C’est une représentation naturelle qu’avant d’aller en philosophie à la Chose même, (à) savoir au connaître effectif de ce qui est en vérité, il serait nécessaire de s’entendre auparavant sur le connaître ».

Car, de deux choses l’une : soit, le connaître est « outil » d’un « empoignage » (pourrait-on dire) de l’absolu, en quel cas, par le connaître, l’absolu serait comme capté (Hegel emploie le verbe s’emparer : « (…) l’outil par quoi l’on s’emparerait de l’absolu (…) »). À partir de là, philosopher consisterait dans une prise de possession spirituelle de l’absolu. Soit, plus modestement, le connaître se limiterait à un moyen d’aperception de l’absolu (« (…) ou comme le moyen au travers duquel on l’apercevrait »). Alors, la distance séparant le sujet de l’absolu serait toujours maintenue, cependant que l’approche de l’absolu et sa saisie seraient en projet. Cela étant dit, il appert que dans un cas comme dans l’autre, c’est-à-dire que le connaître soit outil de préhension ou simple moyen d’appréhension, il ne se réduit pas à un instrument inerte, puisque bien au contraire, il détient un pouvoir d’action sur la chose à laquelle il s’applique. Et, cette action consiste précisément dans une in-formation : « Le connaître en effet est-il l’outil pour s’emparer de l’essence absolue, il vient aussitôt à l’esprit que l’application d’un outil à une chose ne la laisse assurément pas telle qu’elle est pour soi, mais engage avec elle une mise-en-forme et un changement. Ou le connaître est-il, non pas outil de notre activité, mais dans une certaine mesure un médium passif au travers duquel la lumière de la vérité parvient jusqu’à nous, nous ne la recevons pas non plus telle qu’elle est en soi, mais telle qu’elle est dans et par ce médium ».

 

Or, contre toute attente, Hegel met un terme au faux dilemme, qu’il qualifie de tracasserie vaine : « Au lieu de se tracasser avec d’inutiles représentations et manières de discourir de cette sorte, portant sur le connaître entendu comme un outil pour mettre la main sur l’absolu, ou comme un médium au travers duquel nous apercevons la vérité et ainsi de suite (…) », au lieu de cela, qu’il suffise de se mettre en quête de la présentation du savoir émergeant. Ce n’est, alors, pas au spectacle de la mouvance de la science déjà exécutée que l’on assistera, mais à celui de la conscience se propulsant laborieusement jusqu’au savoir du vrai. Et Hegel, de livrer la « phénoménologie » de cette conscience-esprit, c’est-à-dire de révéler comment elle parvient à l’effectivité, par l’élévation de la pensée d’entendement à la pensée dialectisée, soit spéculative. La Phénoménologiedel’Esprit s’impose comme le dévoilement de la trajectoire de l’auto-formation (ou Selbstbildung) de l’esprit.

 

3) Propédeutiquephilosophique

 

Dans sa Propédeutiquephilosophique, élaborée de 1808 à 1811, Hegel commence par revenir sur une idée qu’il a déjà revendiquée et défendue : celle de l’absoluité du véritable savoir, ce dernier pouvant requérir le qualificatif d’inhabituel, par opposition au savoir « habituel » mentionné par l’auteur, lequel pèche par son unilatéralité. En effet, usuellement, communément, d’ordinaire (les adverbes seraient nombreux), nous définissons le savoir comme ce qui se rapporte à et caractérise l’objet (de notre étude) : « Notre savoir habituel ne se représente que l’objet qu’il sait ; (…) ». Or une dimension fait alors défaut à ce savoir et c’est celle le renvoyant à lui-même : « (…) il ne se représente pas en même temps lui-même, c’est-à-dire le savoir même », autre façon de dire qu’il ne se réfléchit pas. Comment rappeler plus explicitement, qu’en matière de savoir, deux instances sont en présence, l’une de l’autre : l’objet (su) et le sujet (à l’œuvre du savoir), l’objet qui est su et le je qui sait ; à quoi il faut ajouter l’instrument de cette relation/connexion entre l’objet et le sujet : la conscience. Il se trouve que la philosophie se distingue des autres sciences par sa compréhension de ce processus bilatéral définissant le savoir en propre : « En philosophie, on ne considère pas les déterminations du savoir, de façon unilatérale, comme simples déterminations des choses, mais on les considère sans les séparer du savoir auquel elles ressortissent, au moins, au même titre que les choses mêmes ; autrement dit, on les prend pour des déterminations, non pas simplement objectives, mais également subjectives, ou plutôt comme des modes déterminés de la relation réciproque qui lie objet et sujet ». S’ensuit l’invitation implicite à distinguer le savoir de la connaissance, alors même qu’ils sont généralement confondus. Celle-ci est information sur l’objet sur lequel elle porte ou – ce qui revient au même – conscience de cet objet, quand celui-là est conscience de cette nouvelle représentation, c’est-à-dire conscience de soi. Dans un cas, le bagage n’est qu’objectif, dans l’autre, il est aussi subjectif, en tant qu’il est retour de la connaissance sur elle-même. Si, comme précédemment exposé, la philosophie est science véritable, et si parce que telle, elle s’emploie à saisir l’essence des choses, c’est-à-dire à subsumer ces choses sous le concept, elle finit inéluctablement par en livrer un savoir, lequel prend nom d’Idée, et lequel est produit par la raison : « La raison est la suprême union de la conscience et de la conscience de soi ».

 

4)Textespédagogiques

 

Les Textespédagogiques rédigés par Hegel à Nuremberg (à l’exception du dernier Avis, adressé au ministère de l’Enseignement prussien, qui, lui, est en provenance de Berlin, où Hegel est déjà professeur à l’université) sont réellement fondamentaux sur les sujets de l’éducation et de l’enseignement. Leur auteur est, à ce moment-là, à la fois directeur du lycée de Nuremberg et professeur de philosophie, dans la classe supérieure. En tant que tel, il est le mieux placé pour attirer l’attention des autorités, mais aussi du public, d’abord sur ce qu’est philosopher (Hegel est philosophe), ensuite sur comment garantir efficacité et avenir au philosopher, au sein même des établissements scolaires (Hegel enseigne au Gymnase, et le dirige).

Il débute en insistant sur l’exigence d’un préalable à l’acte du philosopher, preuve – mais il en sera question au b) – que l’exercice de la philosophie requiert une introduction, il s’appuie sur une propédeutique : on ne se situe pas d’emblée dans le champ philosophique propre, on est progressivement conduit à y entrer. C’est ainsi que Hegel parle de « (…) préparation à l’étude savante (…) ». La précision vaut son pesant d’or, puisqu’elle a le mérite de faire entrevoir dès l’abord que, l’art du philosopher n’étant pas inné, il va exiger de la part de l’apprenti qu’il multiplie ses efforts, ce par quoi seulement, il franchira le seuil de la résidence de l’esprit. On pense alors à « l’Allégorie de la caverne », chez Platon, qui offre l’illustration de cette ascension – laborieuse et douloureuse – de l’entreprise philosophique, au sujet de laquelle il ne s’agit de rien moins, pour le prisonnier convoitant son propre accès à l’intelligible, que d’escalader la montée « rude et escarpée » ouvrant sur le monde idéel. Voici donc, l’idée confirmée : la philosophie se pratique sur le mode vertical ; quiconque revendique son expérience va devoir transcender et, ce faisant, se transcender lui-même.

Car, la philosophie constitue une « encyclopédie ». Comme telle, elle présente son propre « contenu universel », c’est-à-dire ses concepts fondamentaux et les principes de ses sciences particulières : la logique, la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit. En tant que « encyclopédie », elle est par étymologie et par définition circulaire (« kuklos » est cercle), elle prend forme de tout organique unitaire, de « système », c’est-à-dire de totalité cohérente et unifiée. Elle expose la plus grande diversité dans la plus grande unité, en un discours dans lequel la forme et le contenu sont identiques. Or, pour autant qu’elle a un contenu, ce dernier doit être appris. Hegel est intraitable là-dessus : philosopher signifie apprendre le contenu philosophique. Autrement dit, connaître le contenu de la philosophie, c’est connaître le philosopher, et c’est par conséquent, purement et simplement « philosopher ». Or, comme nul ne saurait apprendre, sans commencer par se contraindre lui-même au silence, une façon de laisser place au vide que le produit de l’apprentissage viendra combler, la jeunesse du Gymnase est très tôt invitée à ployer : « Les élèves de Pythagore devaient se taire durant leurs quatre premières années d’apprentissage (…) ; car, ce qui est le but principal de l’éducation, c’est que ces intuitions, pensées, réflexions propres que la jeunesse peut avoir et faire, et le mode selon lequel elle peut les tirer d’elle-même, soient extirpés ; comme la volonté, la pensée, elle aussi, doit commencer par l’obéissance ». Soulignons la violence du participe passé « extirpés » : de toute évidence, ces intuitions, pensées, réflexions propres, ou ratiocinations diverses des jeunes (à éduquer) sont semblables à de mauvaises herbes. Les couper reviendrait à retarder l’émergence du problème, donc à différer le moment crucial de le résoudre. Ce qu’il faut, c’est les arracher à la racine. Car, l’esprit du lycéen doit apparaître telle une feuille vierge, que le savoir communiqué noircira.

 

À nouveau, à l’heure où les directives ministérielles orientent du côté des méthodes d’enseignement ultra-libérales : ne surtout rien imposer à l’élève (lequel se braquera), ne surtout rien lui « transmettre » (que ne sait-il, déjà ?), il est d’autant plus impérieux de faire réentendre la voix de ceux qui n’ont jamais envisagé leur fonction pédagogique, comme la discipline qu’ils ont représentée, qu’avec le plus grand respect, à la fois pour elles-mêmes et pour ceux auxquels ces fonction et discipline étaient destinées. Hegel est l’un des leurs.

 

Avec lui, l’acte du philosopher relève d’un apprentissage, il est affaire d’acquisition du contenu même de la philosophie, il est affaire de familiarisation avec sa pratique. Où, la critique des Lumières sera par conséquent patente, à l’endroit précis de leur devise « sapereaude ». En guise d’exemple, et par application des principes auxquels il accorde foi, le professeur Hegel dicte à ses élèves des paragraphes qu’il soumet ensuite, à son analyse. De même, parce que la philosophie se fonde sur les autres disciplines, il part d’elles pour aborder, sur le mode analogique, le thème proprement philosophique qu’il s’est fixé. Alors, ses élèves, ayant pris en quelque sorte un bain de culture, Hegel leur propose de dialoguer entre eux, quand lui-même réduit son rôle à celui d’un encadrant. Car, enseigner, c’est se limiter au service du contenu scientifique de la science. En l’occurrence, Hegel voue un véritable culte à la vérité spéculative. Ce qui prévaut, c’est cet « objet » idéel dont l’absoluité requiert qu’il trouve des sujets en lesquels se réfléchir. Enseigner la philosophie, c’est dès lors, relever le défi de se faire soi-même sujet de l’Idée.

 

5)Correspondance

 

Enfin la Correspondance de Hegel est, elle aussi, une bonne source de réponses à la question de savoir en quoi consiste la philosophie et ce qu’il s’agit d’entreprendre à son sujet, compte tenu des circonstances extérieures et de la conjoncture. C’est ainsi que l’état des lieux effectué par Hegel, de la philosophie « en situation » (pourrait-on dire), est assez alarmant, puisqu’il conclut à la méconnaissance de cette discipline, donc au traitement inapproprié qui lui est réservé : « (…) combien peu de gens savent que l’étude de la philosophie est le véritable fondement de toute formation théorique et pratique ! » écrit-il à Sinclair, début 1813. Autrement dit, elle constitue le support de tous les apprentissages, ce qui donne la mesure du niveau d’exigence auquel doit atteindre sa solidité, car elle est la pierre angulaire de l’édifice de la connaissance. Mais elle fait aussi figure de pierre de touche de la pertinence des autres sciences, en ce que la valeur de ces dernières va dépendre du bien-fondé et de la santé de cette première. Six ans plus tôt, il déplorait, dans une lettre à Schelling, que « (…) on semble avoir encore assez généralement la conviction que l’enseignement de la philosophie peut être exercé plus ou moins par n’importe qui (…) ».

 

À nouveau, les présupposés de la philosophie sont totalement ignorés, ce par quoi on échoue à lui conférer le moindre statut : la philosophie n’est finalement définie par rien. Tout comme, par voie de conséquence, celui qui la représente et l’enseigne. L’année précédente, se confiant à son ami Niethammer, Hegel lui faisait part de son inquiétude : « (…) il faudrait en particulier (…) combattre l’état lamentable de la philosophie actuelle (…) ». « Lamentable », c’est-à-dire affligeant, piteux, navrant. D’où, il s’ensuit qu’il faut impérieusement rendre à la philosophie ses lettres de noblesse, car n’est-elle pas en vérité et comme déjà mentionné, « La reine des sciences » ?

Précisément, « Justifier ce qui a pour la connaissance une valeur substantielle, le saisir et le concevoir dans des pensées déterminées et le préserver ainsi des chemins obscurs où l’on se fourvoie : telle doit être l’affaire de la philosophie ». De toute évidence, il est besoin en matière de philosophie de rectifier, réparer, recentrer, presque soigner (« préserver »), voire carrément sauver de l’errance et de la déperdition (« chemins obscurs où l’on se fourvoie »), en réponse à l’inconsistance de tous et de chacun à son égard. Et Hegel, de mettre dès lors, l’accent sur la souffrance du philosophe : en tant qu’il est isolé des autres penseurs, il traverse dans la solitude les affres de sa condition : « les philosophes, les plus malheureux de tous les hommes de science » écrit-il à Boisserée, en 1816. De même à Daub, toujours en 1816 : « Dans aucune science en effet, on n’est aussi solitaire que dans la philosophie ».

 

La philosophie a les pensées pour contenu. Non pas les pensées contingentes, lesquelles s’apparentent à des « opinions », dont Hegel, après Platon, va contester l’existence en la matière : (« […] il n’existe pas d’opinions philosophiques », leur substituant les Idées. Mais, les pensées proprement philosophiques, celles qui visent les objets « Dieu », « la nature » et « l’esprit », les pensées nécessaires. Elle en sera la connaissance, ce par quoi elle enseignera l’éternel, ce qui est en et pour soi, la vérité : « La philosophie est la science objective de la vérité, la connaissance de sa nécessité […]) ». En tant que « formation la plus sage », elle jouit d’un statut suprême.

 

« Plus haute floraison de l’esprit », elle a pour tâche de penser son temps, c’est-à-dire, comme l’expose G. Gérard, « de l’élever à la sphère de la pensée pure ou du concept où il accède à la conscience de soi ». Comment, dès lors, imaginer un seul instant qu’il soit possible de s’y produire spontanément, sans initiation, sans la moindre formation, sans s’être auparavant prédisposé à sa rencontre bouleversante ?

 

B) L’acteconsistantàphilosophern’estpasnaturel,maisil relèved’unacquis :oùlesLumièressont,parconséquent,dansl’erreur

 

« Sapereaude » : telle est la devise des Lumières. Elle signifie littéralement : ose savoir, et l’on a coutume de la traduire par la formule suivante : « aie le courage (ose) de te servir de ton propre entendement ». Or d’une part, selon Hegel, la sollicitation de l’entendement et l’auto-limitation à ses effets ne doivent constituer qu’une phase transitoire du processus cognitif, en ce qu’elle est censée ensuite, déboucher sur l’effort de réconciliation perpétré par la raison. L’exercice de l’entendement n’est, par conséquent, en aucun cas une fin en soi. D’autre part, le « savoir » est bien autre chose que la simple connaissance, comme il a été montré précédemment. Il surgit à la fin du mouvement dialectique processuel entrepris par la conscience, de sorte qu’il ne saurait relever de la seule compétence de l’entendement. Mais, ce n’est pas tant cette idée de mettre tout son cœur à l’ouvrage de l’entendement, qui dérange Hegel, au point de susciter sa critique, que le fait que la présentation de cette idée s’accompagne de l’illusion de l’inconditionnalité. Comme si « penser par soi-même » était à la portée de tous, et qui plus est, dans l’immédiateté, sur simple décision, par pur caprice ou claquement de doigts, voire – pire encore – pour jouer le jeu du Zeitgeist. Cependant, avant d’examiner dans toute sa profondeur le désaccord de Hegel avec l’Aufklärung sur le sujet, il est besoin de contextualiser cet idéal, intellectuel et/car politique, des philosophes du XVIIIe siècle, au moyen d’un bref aperçu historique.

 

L’esprit des Lumières qui caractérise le XVIIIe siècle n’a pas soufflé seulement sur la France, puisqu’il s’est étendu sur toute l’Europe, frappant l’époque du sceau de son internationalité. C’est à l’Anglais Locke, en effet, qu’on doit les idées de tolérance et de contrat social, que reprendront Montesquieu, Voltaire et Rousseau. C’est lui, de même, qui, le premier, a affirmé l’existence de droits naturels imprescriptibles et inaliénables : les ancêtres de ces « droits de l’homme », dont la France n’est pas peu fière. A. Soboul, G. Lemarchand et M. Fogel le confirment dans leur ouvrage encyclopédique sur « le grand siècle » selon Michelet : « La priorité historique des Lumières anglaises est incontestable : elles eurent au moins une génération d’avance sur la France ». Le Prussien Kant, de son côté, et même s’il n’a élaboré sa doctrine qu’à la fin du siècle, peut être tenu pour un authentique représentant allemand du mouvement des Lumières (voire le philosophe des Lumières allemandes, par excellence), en raison de son incarnation de la rupture entre le monde ancien et le monde moderne (ou le cosmos grec et l’univers newtonien). Quant à l’outil de cette émancipation, il est indubitablement la liberté de penser. Car, c’est elle qu’on charge de détruire les préjugés, de diffuser les lumières de la raison, puis de bâtir l’avenir dans lequel tous les hommes vivront libres et heureux, conformément à l’ambition des protagonistes du courant.

 

Neuf caractéristiques distinguent ce mouvement humaniste : le rejet des arguments d’autorité ; le refus du dogmatisme ; le recours à l’expérience, consécutif à la critique de la métaphysique ; le passage de l’idée d’un univers infini aux droits de l’homme ; le désenchantement du monde, ouvrant sur le projet de maîtrise technique de la nature ; l’optimisme et l’idée de progrès ; la démocratisation du savoir ; l’humanisme, la laïcité et le rôle attribué à l’histoire ; enfin, la priorité donnée à l’éducation. Or, force est de remarquer que toutes ces caractéristiques reposent sur l’éveil de la conscience et l’effort de libération intellectuelle. Peu à peu s’insinue la conviction du rapport existant entre l’appropriation du patrimoine culturel et la liberté : en quelque sorte, savoir est pouvoir. Où, l’on assiste à une démocratisation politico-scientifique : chacun est reconnu comme citoyen et à ce titre, chacun a droit à l’instruction salvatrice.

Ainsi, les Lumières sont à l’origine d’un projet civilisationnel de grande envergure et d’un grand dessein politique : le surgissement de l’adulte enfin libéré, mettant en acte le « sapere aude » (ou le penser par soi-même). Kant les définit par la sortie de « l’état de minorité », de l’obscurantisme et des fausses sciences. Commençant par poser que l’état naturel de l’homme est la majorité (mentale), l’âge adulte, il constate ensuite que, paradoxalement, tous les régimes politiques : la théocratie, la monarchie absolue, le despotisme traitent les majeurs comme des mineurs, les adultes comme des enfants. D’où, le signal d’alarme lancé par son auteur de prédilection, Rousseau, dans Ducontratsocial : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Or, cette sortie de la minorité, de ce maintien en servitude mentale, se fera précisément par l’Aufklärung. C’est elle, qui rendra les hommes plus libres intérieurement, car débarrassés de la superstition (comme de tous ceux qui en abusaient) ; et plus libres extérieurement, car maîtrisant la nature et pouvant l’utiliser à leurs fins (à noter que le XVIIIe siècle n’est pas « écologiste » et que depuis le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, il tient la nature pour l’ennemie redoutable), ce qui fera d’eux des hommes plus heureux.

 

En 1784, Kant publie : Wasist Aufklärung?Il s’agit d’un opuscule d’exhortation à la majorité intellectuelle, laquelle suppose l’aptitude au penser par soi-même, en tant qu’il est libérateur des tyrans de toutes sortes, donc promesse de liberté. Le message y est clair, concis et sans ambages : il y a deux types d’homme, le vulgus et l’homme supérieur. Le premier se laisse tuteurer par paresse et lâcheté, reléguant le travail de l’entendement au second plan, tant qu’on ne l’y contraint pas. Aux antipodes, le second aspire à l’autonomie, ce pour quoi il s’emploie à « s’arracher à la minorité », au moyen du libre exercice de son propre entendement. La Prusse est alors gouvernée d’une main de fer, à peine dissimulée, par Frédéric II, despote éclairé, qui rêve d’absolutisme. Comme il a besoin des Lumières pour asseoir son autorité, il va servir leur ambition pour le progrès, sa devise à lui étant : raisonnez, mais obéissez ! Or de cela, Kant est bien conscient, qui écrit : « Si donc on me demande : vivons-nous maintenant dans une époque éclairée ? La réponse est : non ! Mais bien dans une époque d’accession aux “Lumières”. »

 

Cependant, Kant ne tardera pas à devenir aux yeux de Hegel un philosophe du passé, qui a certes connu son « moment » (« le moment kantien » désigne bien l’occupation par Kant du statut de médiateur), mais qu’il faut à présent dépasser. Car, au contraire de ce que prône l’hégélianisme – à savoir, l’identité du sujet et de l’objet –, lui, maintient leur différence, s’établissant dans la dualité. Le kantisme est par le fait même un formalisme et c’est surtout à l’endroit de son formalisme moral que la critique hégélienne est la plus acerbe, parce que ce formalisme, suspendu tout entier à la soumission au Sollen (le devoir), ôte toute dimension purement morale à la « pratique morale ». Il n’entraîne donc, qu’hypocrisie, soit immoralité, ce par quoi la morale kantienne est dénaturée et devient l’Autre de la morale, une morale subjective et arbitraire. D’où il ressort que, de Kant à Hegel, l’éthique s’est manifestement déplacée du Sollen au Sein (l’être) : ce qui importe et ce qui est proprement « moral » pour Hegel, ce n’est pas/ce n’est plus l’idéal inaccessible vers lequel tendre avec persévérance et opiniâtreté, mais bien les actes conditionnels des hommes. Le philosophe célèbre ainsi la mort de l’homme – déchiré – de l’entendement séparateur, et par répercussion, la naissance de celui, réconcilié (recousu), de la raison unificatrice. À la philosophie kantienne du Sollen, il substitue la moralité objective : la Sittlichkeit succède à la Moralität.

 

Dans l’ouvrage collectif de G. Besse, sous la direction de J. D’Hondt, consacré à Hegel et le siècle des Lumières, M. Jalley signe l’article sur « Kant, Hegel et l’éthique », dans lequel elle prend nettement parti pour Kant, au détriment de Hegel. De son point de vue, « Il est trop évident que la critique que Hegel opère de l’éthique kantienne est une critique hégélienne [à quoi il pourrait lui être objecté que, c’est tout de même, en la circonstance, de bonne guerre], qu’un kantien pourra soutenir que Hegel n’a pas su ou n’a pas voulu savoir lire Kant… La lecture hégélienne est infidèle, ruineuse puisqu’elle nie le fondement de l’entreprise kantienne ». En l’occurrence, ce fondement n’est autre que la séparation même du contenu et de la forme, séparation sur laquelle et à partir de laquelle, Kant veut délibérément édifier sa philosophie, ce qui aura pour conséquence de la faire se définir par son formalisme. Or, toujours selon l’auteur, la critique hégélienne du formalisme kantien, plus qu’une critique est carrément une négation du kantisme lui-même : « Mettre en question la légitimité du formalisme, c’est moins critiquer le kantisme que le nier ». Cela dit, dans l’hypothèse où Hegel mériterait effectivement l’accusation de négateur du kantisme, la question se pose alors de savoir ce que, lui, en tant que dialecticien (puisque la dialectique, telle qu’il la redéfinit, est bien sa méthode propre), vise à conserver du kantisme, au moyen de cette négation et à travers elle. Car, conformément à l’idéalisme absolu duquel il se réclame, Hegel ne saurait condamner le kantisme pour fausseté, pas davantage qu’il ne pourrait raisonnablement l’encenser, au nom de sa vérité proclamée, puisque aussi bien, il n’y a jamais, ni faux, ni vrai dans l’absolu ; il n’y a que des vérités contextuelles. En vertu du principe de raison suffisante, que Hegel, comme tout rationaliste qui se respecte, a fait sien, force lui est de reconnaître que le kantisme a fait époque, car il a illustré spéculativement son Zeitgeist, mais que n’étant plus en conformité avec lui, n’étant donc plus en mesure de l’exprimer, c’est désormais nécessité qu’il fasse l’objet d’une Aufhebung.

 

Les Lumières françaises trouvent-elles davantage grâce auprès de Hegel ? Les idées de Voltaire, de Montesquieu ou de Diderot lui semblent-elles de nature à favoriser l’accession de l’homme au savoir absolu, et partant, à la liberté, moyennant sa pratique ad hoc du philosopher ? Il s’avère que le jeune Hegel se situe dans une certaine proximité avec les Lumières. Par exemple, en accord avec Voltaire, il tient la connaissance du passé pour nécessaire à la compréhension du présent ; et tous deux d’effectuer, chacun de son côté, un long travail sur l’origine et l’évolution des idées, mais aussi des mœurs et des institutions. Du reste, plus tard, une fois en charge de l’organisation des programmes au Gymnase, Hegel veillera scrupuleusement à enraciner l’instruction dans l’étude des Anciens. Pareillement, en accord avec Montesquieu, il appréhende chaque période à travers le prisme du Volksgeist (« l’esprit général d’une nation », dans le vocabulaire de son homologue) ; de même qu’il définit, lui aussi, la fin de l’État comme étant la liberté. Ainsi donc, ils se rejoignent les uns, les autres sur certains buts. Pour autant, ils s’opposent souvent sur les moyens de les atteindre ; ou bien, si Hegel voit la situation politico-historique de l’œil systémique du rationaliste, les Français portent sur elle un regard empiriste, sensualiste ou newtonien (Voltaire). En d’autres termes, les Lumières et Hegel n’avancent pas d’un même élan, ils ne remontent pas exactement la même pente : les unes se prévalent de la philosophie de la réflexion, quand l’autre le fait de celle de la raison. Les Encyclopédistes produisent, de fait, une pensée d’entendement, alors que Hegel livre une pensée de raison dialectique et spéculative. Or, la différence prête lourdement à conséquence. Aussi, tout logiquement, ils n’attribuent pas la même fonction à la philosophie. Les Lumières la chargent d’enseigner le devoir-être (ou Sollen kantien), alors que Hegel lui confie la tâche de dire l’être, parce qu’elle est fille de son temps. Du reste, elle (n’) est aussi (que) l’œuvre de la raison humaine : comment dès lors pourrait-elle décider de ce que doit être le processus historique, soin qui incombe incontestablement à la seule raison divine ? Il n’est que Diderot pour se distinguer de ses pairs, en apparaissant comme le précurseur littéraire de la dialectique, appliquée à l’histoire comme à la pensée. Voilà pourquoi, lisant LeNeveudeRameau, Hegel croit assister au spectacle de l’Aufhebung en acte : assurément, ce roman est l’illustration de la dialectique consciente.

De toute évidence, l’harmonie n’est pas parfaite entre les Lumières ou l’Aufklärung et l’idéaliste allemand, loin s’en faut. Cela dit, leur prise de distance, les uns à l’égard des autres, est en partie imputable à l’histoire et à ses violents soubresauts. Car, témoin de la Révolution française, de l’Empire napoléonien et de la Restauration, Hegel n’a pu que constater à quel point et avec quelle force ils mettaient en échec les idéaux philosophiques français, comme ceux de Kant : en lieu et place de la tolérance, si chère à Voltaire, la lutte sanglante au nom même des « idées ». En lieu et place de la « paix perpétuelle », portée aux nues par Kant, les guerres renouvelées, non seulement en Europe, mais aussi en Afrique et en Asie. Il devenait dès lors, peu défendable de soutenir l’idée que la mise en marche de l’entendement, dans l’idéal et la perspective d’un « sapereaude », suffirait à elle seule, en l’absence de toute propédeutique, à faire de chaque homme un sujet pensant.

 

Au demeurant, quelle définition spécifique et précise les Lumières ont-elles donné de la philosophie, du philosopher, ou du philosophe ? La première, officielle, remonte à 1664, soit en pleine gestation du mouvement des Lumières, et figure dans le Dictionnairedel’Académie : le philosophe y est désigné comme « celui qui s’applique à l’étude des sciences et qui cherche à connaître les effets par leurs causes et leurs principes ». Fontenelle aura soin de compléter l’article : « (…) les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient, et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point ».À souligner sa distinction – tacite – entre vrais et faux philosophes, de même que son insertion des notions de méfiance et d’incrédulité (« ne point croire »), que l’on ne trouvait pas dans le Dictionnairedel’Académie, lequel limitait sa définition du « philosophe » à la dimension scientifique de sa démarche (intérêt pour les causes et les principes des phénomènes). Enfin, Bayle fera faire un grand pas à la délimitation du champ proprement philosophique, en l’apparentant au nécessaire et au neutre : « Mais Bayle a exercé une influence profonde en plaidant inlassablement pour l’objectivité et l’impartialité ». En résumé, à la fin du XVIIe siècle, le « philosophe » est dépeint comme un intellectuel animé par le souci du comment, auquel il s’efforce de trouver réponse, en s’abstenant de toute subjectivité, comme de toute tentative de recours au spirituel : fi à la métaphysique, seule compte l’appréhension mécaniste du monde !

Mais, l’histoire va prendre un tournant, car l’heure est au contre-absolutisme, donc à la revendication de liberté. Les vrais problèmes du temps sont économiques, politiques et religieux. LesLettrespersanes de Montesquieu vont dérober leur primauté aux Lumières anglaises, ou pour le moins les informer de l’extension géographique et culturelle gagnée par le mouvement : « Des années 1720-1725 à la charnière du siècle, 1748-1750, c’est de France que vinrent les Lumières ».

 

Il s’agit, d’abord, de comprendre l’appellation de « Siècle de la philosophie », donnée à la période. Voltaire en fournit une explication, dans une lettre écrite à d’Alembert, le 18 septembre 1765, évoquant « l’étonnante révolution qui se fait partout dans les esprits », lettre par laquelle il fait écho à la remarque de d’Alembert sur le « changement bien remarquable dans nos idées ». « Esprits », « idées » : les termes employés sans précision de registre annoncent déjà la dimension encyclopédique de cette entreprise intellectuelle. Et d’Alembert, de mentionner la « Science de la nature », la « géométrie », la « physique », la « métaphysique », la « musique », la « morale », la théologie, le droit, « (…) en un mot depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu’à celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté, analysé, agité du moins ».

 

Où, l’on assiste à la poursuite d’un idéal panoramique. L’étude de l’homme doit couvrir tous les domaines, et son savoir représenter tous les champs de la connaissance humaine. Et cette aspiration à l’ouverture sur la totalité caractérise déjà en propre la « philosophie » : « Philosophie donc, mais non point au sens étriqué que lui donnera Victor Cousin au XIXe siècle (…). L’objet de la philosophie au XVIIIe siècle, ce n’était plus seulement Dieu et le monde, mais essentiellement l’homme et la société ». « Plus seulement » : l’objet de la philosophie, c’est encore Dieu et le monde – la philosophie ne s’est donc pas encore totalement affranchie de la métaphysique –, mais c’est (aussi, en plus) par nature l’homme et sa condition, l’homme et son cadre de vie, en l’occurrence : la société.