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L’enseignement de l’histoire de la philosophie occidentale se caractérise, entre autres, par son obstination à séparer le fruit de l’arbre. Or, la connaissance propre de celui-là requiert l’indispensable prise en considération de celui-ci. Kant n’échappe pas à la règle et, pour avoir été traditionnellement présenté comme le philosophe par excellence de l’intransigeance, il n’en a pas moins souffert d’une pathologie, psychique et physique, laquelle nous semble de nature à expliquer, pour le moins en partie, son échec à systématiser cette science ou, pour le dire autrement, sa stagnation au niveau du penser d’entendement prédicatif tel qu’illustré par les Lumières.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Enseignante en philosophie et culture générale dans l’académie de Lyon, auteure d'une thèse doctorale sur l'hégélianisme,
Véronique Scherèdre prend ici la plume pour contribuer au parachèvement du double portrait de Kant, homme et penseur, afin de fluidifier l’abord de son œuvre.
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Seitenzahl: 99
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Véronique Scherèdre
La fin de vie
d’Emmanuel Kant
Ou
Chronique d’un mal métaphysique
diagnostiqué par Hegel
Essai
© Lys Bleu Éditions – Véronique Scherèdre
ISBN : 979-10-377-7111-7
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En 1827, soit vingt-trois ans après la mort du philosophe, l’écrivain britannique Thomas de Quincey publie Les derniers jours d’Emmanuel Kant, un récit de son cru, mais inspiré des Mémoires de Wasianski, qui fut l’étudiant, puis le secrétaire, et enfin l’ami du penseur ; mémoires dont divers proches du Prussien, notamment Jachtmann, Rinke et Borowski, ont attesté la véracité (l’auteur précisant que les faits relatés sont tirés « des rapports authentiques de ses [Kant] amis et disciples »). Comme suggéré par son titre, cette narration consiste dans la monstration de la grande faucheuse à l’œuvre.
Quelque cent-soixante-cinq ans plus tard, le réalisateur français, Philippe Collin, adapte le texte au cinéma. Authentique œuvre d’art, par la sobriété pure et intimiste de ses images, comme par le caractère délicatement suggestif de ses plans, lesquels l’assimileraient presque au genre théâtral, ou à la « page historique » (« J’ai décidé d’adopter un point de vue virtuel. J’ai eu l’impression de travailler dans l’atelier d’un peintre de la Renaissance », confie André Scala, co-scénariste et co-dialoguiste). Le long métrage, qui gèle l’action en 1804, en Prusse, présente celui que l’histoire des idées a institué en tant que figure emblématique de l’Aufklärung, dans toute l’étendue de la monotonie de son quotidien, lequel est placé, par Kant en personne, sous le sceau de la sempiternelle répétition maniaque du même, qu’il s’agisse des rituels du coucher, du lever, du manger, du travailler, du recevoir, et jusqu’à celui du se promener seul, afin de n’inspirer que par le nez et, ce faisant, se prémunir contre l’encombrement bronchique. De scène en scène, celui que Nietzsche surnommera « Le grand Chinois de Königsberg », et dont l’existence entière est si scrupuleusement réglée qu’elle ferme la porte à toute impulsivité, comme à toute surprise, confirme, à son insu, et bien malgré lui, que trop de rigueur tue la rigueur, ou que l’excès de rationalisation fait immanquablement entrave à la santé.
Ainsi, Kant n’allait pas bien, et l’on doit à Hegel d’avoir diagnostiqué le mal métaphysique dont il souffrait, à savoir : la stase, c’est-à-dire cet état venant obstruer la circulation, laquelle n’est autre que la condition de vie, par excellence. Kant se meurt, tel qu’il se meurt, d’avoir été et de rester parménidien, c’est-à-dire de faire obstacle à l’idée même du devenir, selon l’adage du présocratique : « L’être est, et le non-être n’est pas ». S’étant cristallisé dans ses souvenirs, dans ses pensées et dans ses procédés cognitifs, il s’est par là même retiré du processus vital, en n’accordant pas crédit au principe de l’héraclitéisme, lequel défend l’idée du flux existentiel, en déclarant que « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ». Certes, il réussit à perdurer, il se maintient, il subsiste – il meurt tout de même à quatre-vingts ans –, mais le dynamisme véritable et pur lui fait cruellement défaut. Car, en tant que philosophe de l’entendement, la position qu’il revendique et s’obstine à camper s’apparente à la stagnation. En effet, le Verstand (l’entendement) est d’abord Stehen, c’est-à-dire l’arrêt, la suspension du mouvement et de l’action. Faculté des concepts et des règles d’objectivité, « grand séparateur », il se détermine par et dans sa perpétration de l’acte du krinein : il divise, il distingue, il discrimine, en un mot, il établit la scission.
Dualiste, le philosophe qui pense en régime d’entendement, celui – donc – qui « réfléchit » (ou qui prépense), part en quête de la vérité, mais il ne la trouve pas, ce qui ne manque pas de l’inciter à nier, sans fléchir, la possibilité d’y accéder, parce qu’il achoppe sur la contradiction : voulant dire le vrai de l’arbre, il bute sur le constat – pour lui, éminemment problématique – de ses nombreuses objectivations, lesquelles le promènent du tilleul au platane, puis de là, au peuplier, au bouleau, au sapin, etc.
Or, pareille diversité le perturbe, car il l’interprète comme étant génératrice d’oppositions insurmontables. C’est comme s’il échouait à définir l’humain, en raison du fait que ce dernier apparaît, de sa conception à sa mort, sous plusieurs configurations ou aspects s’échelonnant de l’embryon au vieillard, en passant par le nouveau-né, l’enfant, l’adolescent, puis l’adulte ; ce en vertu de quoi il serait inenvisageable de se mettre d’accord sur ce qu’il est foncièrement, inconcevable d’espérer pouvoir statuer sur la spécificité de son essence.
En d’autres termes, le représentant des Lumières n’a pas compris que la méthode de penser, seule productrice de vérité, donc seule révélatrice du Concept, a nom de dialectique, telle que définie par Hegel, autrement dit, qu’elle prend forme de procédé mettant en acte une Aufhebung (ou dépassement par suppression/conservation de l’antinomie apparente et transitoire), opérant une fluidification dissolvante de la pluralité dans l’unité. Car, l’essence de l’arbre réside dans sa potentialité de composer la forêt (ce par quoi, les arbres font la forêt, parce qu’ils sont la forêt, de la même manière que la forêt dit les arbres, en vertu même du principe systémique, selon lequel le fond fait la forme et la forme dit le fond) ; comme l’essence de l’humain se situe dans sa virtualité d’advenir pleinement, trouvant son origine dans l’ovule fécondé, et son parachèvement dans l’homme accompli.
Par conséquent, nous aurons soin, ici, en nous appuyant sur le double support du livre de T. de Quincey et du film de P. Collin, de rétablir la parenté du fruit avec l’arbre, soit d’analyser, à la lueur de l’hégélianisme, les fourvoiements du penseur Kant, en interprétant parallèlement, sous l’éclairage des sciences de l’esprit, les signes traumatiques de l’homme Kant. Car, aujourd’hui, après l’avènement de la psychanalyse, et fort de ses enseignements, il nous paraît contre-productif et totalement injustifié de continuer, conformément à la consigne ministérielle qui se perpétue de génération en génération, d’instruire sur le kantisme, en cloisonnant radicalement l’œuvre et son auteur. Car, il nous semble déduire là, de la part de la tradition, l’inconscient aveu de son refus d’une lecture objective et impartiale de la pensée kantienne, comme de son impuissance à conserver à la philosophie toute sa spécificité, laquelle, comme l’a rappelé Hegel, célèbre et couronne la consubstantialité du rationnel et du réel. Or, Kant, s’il a textuellement légué à la postérité le produit de ses obscures spéculations, il n’a cependant pas vécu en philosophe, loin s’en faut. Au contraire, le souvenir que l’être humain a laissé, tant à ceux qui l’ont servi qu’à ceux dont il faisait partie intégrante du décor existentiel, sans omettre ceux qui le lisent depuis bientôt deux-cent-cinquante ans, est celui d’une rigidité capricieuse et maladivement incurable. En bref, le cocktail parfait du mal-être.
Il est habituel de dire à propos des gens dont la vie est terne et monocorde qu’à leur contact, les jours se suivent et se ressemblent, bien tristement. Mais, concernant le philosophe Kant, la seule pluralisation de cette unité de temps devient impropre, puisqu’il ré-expérimentait chaque jour exactement la même journée que la veille, le verbe « revivre » ne s’adaptant pas à la situation décrite. De sorte qu’il n’est pas erroné de dire que les dernières années de son existence n’ont finalement constitué qu’une seule journée type, qui s’est fidèlement renouvelée, jusqu’au trépas.
Les six actes de la pièce sont les suivants : le lever, la première collation, la lecture de la Gazette, le déjeuner convivial, la promenade et le coucher. Si chacun d’entre eux lève le voile sur un moment parfaitement ordinaire du quotidien, il s’avère que, dans le cas de Kant, celui-ci n’en est cependant pas moins teinté d’anomalie, et c’est ce qui rend sa banalité intéressante. Le lever débute avec l’interruption, dans la chambre même de Kant, de son valet (d’abord, Lampe, et plus tard, Kaufmann), lequel récite scrupuleusement le texte de circonstance : « Monsieur le professeur, voici l’heure », avant de quitter les lieux, aussi promptement qu’il y était entré. Et, ledit professeur, après s’être retiré de ce qu’il n’est pas abusif d’appeler son accoutrement nocturne, de s’acquitter des divers gestes définissant l’acte de s’habiller : l’enfilage des bas, la pose de la montre-gousset, les vêtements de jour et la perruque. Tout cela se déploie dans un silence quasi religieux, sous le regard de Rousseau, dont le portrait siège sur la commode. La résidence du maître est lugubrement vide et déserte, tant d’âmes que de chaleur et d’animation. À l’exception du serviteur, qui s’active en cuisine, de manière à contrarier le moins possible l’acrimonie de son employeur, nul, ni rien ne bouge, tout baigne dans la pénombre, c’est assurément là, le décor de l’autre de la vie ou celui de la non-vie.
Une fois prêt à paraître devant autrui (en l’occurrence, à cette heure précoce du matin, le seul Lampe), Kant sort de sa chambre, pour venir s’attabler dans une espèce d’antichambre, afin d’y prendre sa collation, l’expression « petit-déjeuner » n’étant pas adéquate, puisque l’homme se contente de boire et de fumer. Comme il ne se trouve, ni dans l’office ni dans la salle à manger, il s’assied à une table de petite dimension, sur laquelle trônent déjà sa tasse et sa sous-tasse, mais l’impatience l’assaille, car il considère que sa seule présence devrait donner le signal du versement du café. Or, Lampe ne l’a toujours pas apporté. Le philosophe ronge alors son frein, dissertant a cappella sur l’irrecevabilité de la médiateté, et c’est sans l’aide de personne et très probablement sans en avoir conscience, qu’il entache la journée tout entière de son acariâtreté. C’est alors que Lampe surgit, la cafetière à la main, pour annoncer solennellement : « Monsieur, le professeur. Voici, le café ». Ce faisant, il a dû prendre soin de se placer du « bon » côté de la table, soit selon le diktat de Kant, emplacement que l’on reconnaîtrait entre mille, puisqu’à cet endroit précis, le tapis s’est creusé sous l’effet du poids du valet (lequel travaille, dans cette maison, depuis trente ans). Kant se sert successivement trois tasses, qu’il déglutit machinalement, c’est-à-dire sans en éprouver d’autre plaisir que celui d’avoir accompli sa tâche. Pendant ce temps, Lampe s’est emparé de la pipe, pour la disposer devant son maître (qui n’exècre rien tant que le « blanc » ou le « trou »), avant d’aller ouvrir la porte au livreur du journal.