L'AMERIQUE MYSTERIEUSE - Gustave Le Rouge - E-Book

L'AMERIQUE MYSTERIEUSE E-Book

Gustave Le Rouge

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Beschreibung

Todd Marvel et sa fiancée Elsie préparent leur mariage sereinement. Mais alors que le docteur Klaus Kristian ne donne plus signe de vie, l'aventure les rattrape sous la forme d'un ingénieux bandit indien qui veut s'approprier la fortune d'une amie intime de la jeune femme. Après en avoir triomphé non sans difficulté, le milliardaire décide de se rendre en France afin de terminer une enquête sur laquelle les meilleurs détectives se sont penchés en vain: la mort de son père, puis la disparition de sa mère, lors d'un séjour à Paris. C'est dans le métro parisien que l'épilogue de cette histoire se jouera - et bien entendu, on y retrouvera le diabolique docteur Klaus Kristian sur lequel enfin toute la vérité apparaîtra.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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L'AMERIQUE MYSTERIEUSE

Pages de titreL’AMÉRIQUEOnzièmeDouzième épisodeTreizièmeQuatorzième épisodeCHAMPS D’ORQuinzième épisodeLES DRAMES DE LA T. S. F.Seizième épisodeDix-septième épisodeDix-huitièmeMEURTRE OU DUEL ÀDix-neuvièmeSOUS PEINE DE MORTVingtièmeUNE EXÉCUTION DANS LEPage de copyright

L’AMÉRIQUE

MYSTÉRIEUSE

Todd Marvel Détective Milliardaire

Tome II

L’Homme libre, Paris, 27 janvier – 10 juin 1924

(136 feuilletons quotidiens)

Table des matières

Onzième épisodeL’ARBRE-VAMPIRE ................................... 5

CHAPITRE PREMIER SUR LA GRAND-ROUTE ..................... 6

CHAPITRE II LE RÊVE DE MARTHE..................................... 19

CHAPITRE III LE PRIX DU SANG.......................................... 32

CHAPITRE IV VERS LE MEXIQUE ........................................40

Douzième épisodeL’HALLUCINANTE PHOTOGRAPHIE .. 47

CHAPITRE PREMIER UN MISANTHROPE CONVAINCU....48

CHAPITRE II UNE ÉNIGME EXPLIQUÉE.............................64

CHAPITRE III LE RANCH DU POTEAU................................. 76

Treizième épisodeLE MIROIR ÉLECTRIQUE ..................... 91

CHAPITRE PREMIER UN DÉPART PRÉCIPITÉ ...................92

CHAPITRE II LE PNEU QUADRILLÉ................................... 105

CHAPITRE III LE MIROIR ÉLECTRIQUE ............................114

CHAPITRE IV L’AUBERGE DU TAUREAU ROUGE ............ 125

Quatorzième épisodeLES ÉCUMEURS DES CHAMPS

D’OR ...................................................................................... 135

CHAPITRE PREMIER UN BANK-NOTE DE MILLE

DOLLARS ................................................................................ 136

CHAPITRE II PETIT DADD DEVIENT PSYCHOLOGUE ..... 150

CHAPITRE III LES CHASSEURS D’OR ................................ 160

CHAPITRE IV LE MIROIR OVALE ....................................... 170

Quinzième épisodeLES DRAMES DE LA T. S. F................ 178

CHAPITRE PREMIER LE PIANO À QUEUE ........................ 179

CHAPITRE II IMPRESSIONS DE VOYAGE DE PETIT DADD188

CHAPITRE III LE SECRET DU PASSÉ ................................. 199

CHAPITRE IV LA PROVIDENCE INTERVIENT .................. 213

Seizième épisodeUNE PISTE PASSIONNANTE ................ 221

CHAPITRE PREMIER UN SAUVETAGE ..............................222

CHAPITRE II AUTRE SURPRISE ......................................... 235

CHAPITRE III LES EMBARRAS DE PETIT DADD .............. 245

CHAPITRE IV UNE ESCALE ................................................. 253

Dix-septième épisodeUN DRAME D’AMOUR .................. 268

CHAPITRE PREMIER UNE RENCONTRE INATTENDUE..269

CHAPITRE II UNE MATINÉE DE PRINTEMPS ..................282

CHAPITRE III PREMIÈRES DIFFICULTÉS .........................289

CHAPITRE IV CAPTURE INTÉRESSANTE ..........................304

Dix-huitième épisodeMEURTRE OU DUEL À MORT ? .... 316

CHAPITRE PREMIER UNE CONSULTATION..................... 317

CHAPITRE II DOROTHÉE .................................................... 327

CHAPITRE III À SAINT-LAZARE ......................................... 347

CHAPITRE IV À L’INSTRUCTION........................................ 352

Dix-neuvième épisodeSOUS PEINE DE MORT................. 361

CHAPITRE PREMIER UN DRAME EN UNE SECONDE .....362

CHAPITRE II LES FANTÔMES DU PASSÉ ..........................382

Vingtième épisodeUNE EXÉCUTION DANS LE MÉTRO 405

CHAPITRE PREMIER LE « TRUC » DU MÉTRO.................406

CHAPITRE II UNE AMIE DES ANIMAUX ........................... 416

CHAPITRE III UN ACCIDENT MORTEL..............................439

CHAPITRE IV AU PALAIS D’ALADIN ..................................444

– 3 –

– 4 –

Onzième

L’ARBRE-VAMPIRE

– 5 –

CHAPITRE PREMIER

SUR LA GRAND-ROUTE

1

Deuxtrampsde minable allure, et qui paraissaient près de

succomber à la fatigue et à la chaleur de ce torride après-midi,

suivaient lentement la grande route bordée de palmiers géants

qui part d’Hollywood – la cité des cinémas à Los Angeles – et se

dirige vers le sud. Tous deux étaient gris de poussière et leurs

chaussures, qui avaient dû être d’élégantes bottines, semblaient

sur le point de se détacher d’elles-mêmes de leurs pieds endolo-

ris tant elles étaient crevassées, déchiquetées par les cailloux

aigus des chemins.

– J’ai soif ! grommela tout à coup le plus jeune des deux,

un maigre gringalet au nez crochu, au menton de galoche, qui

ressemblait à une vieille femme très laide.

Son camarade, un vigoureux quadragénaire, dont les fa-

çons gardaient, malgré ses loques, une certaine allure de gen-

tleman, eut un geste d’impatience, et montrant d’un geste les

champs de citronniers et d’orangers qui bordaient la route à

perte de vue et qu’irriguaient de petits ruisseaux artificiels d’une

eau limpide et bleue.

– Désaltère-toi, fit-il avec mauvaise humeur.

Les deux tramps échangèrent un regard chargé de rancune,

comme si chacun d’eux rendait l’autre responsable de

l’affligeante situation où ils se trouvaient. Ils se remirent en

1

Tramp,c’est le nom qu’on donne, aux États-Unis, aux chemi-

neaux et aux vagabonds.

– 6 –

marche silencieusement pendant que le plus jeune suçait gou-

lûment le jus de quelques fruits arrachés à un des orangers en

bordure de la route.

– Je suis dégoûté des oranges, moi ! reprit-il en lançant au

loin, avec colère, le fruit dans lequel il venait de mordre. Il y a

deux jours que je n’ai pas mangé autre chose !… J’en ai assez.

– Et moi donc ! repartit aigrement son compagnon. Je

donnerais n’importe quoi pour une belle tranche de jambon fu-

mé, ou même un simple rosbif entouré de pommes de terre.

C’est de ta faute, aussi, si nous en sommes réduits là. Si tu

n’avais pas perdu au jeu nos dernières bank-notes…

– Si tu ne t’étais pas bêtement laissé voler le reste…

– Zut !…

– Tu m’embêtes ! j’ai envie de te planter là !

– À ton aise, ce n’est pas moi qui y perdrai le plus.

– À savoir…

– Si tu me lâches, tu peux faire ton deuil de tes projets de

réconciliation avec le docteur Klaus Kristian, et sans lui tu n’es

pas capable de te tirer d’affaire. Tu n’es qu’une épave, qu’un gi-

bier de prison !

– Gibier toi-même ! Tu ne t’es pas regardé !

La discussion menaçait de s’envenimer quand les deux

trampss’arrêtèrent net à la vue d’une grande affiche rouge, col-

lée sur le tronc d’un palmier centenaire :

AVIS IMPORTANT

– 7 –

Une récompense de 5000 DOLLARS est offerte à qui-

conque pourra donner des renseignements sur deux dangereux

malfaiteurs actuellement recherchés par la police de l’État de

Californie, et inculpés de meurtre, de vols et de faux. Ce sont les

nommés : HAVELOCK DADDY, surnommé DADD ou PETIT

DADD, âgé de 18 ans, et TOBY GROGGAN, âgé de 40 ans.

Suivaient les signalements détaillés.

Les deux vagabonds se regardèrent avec inquiétude. Ils

n’avaient plus aucune envie de se chamailler.

– Ils finiront par nous pincer, grommela Dadd. Il y en a

partout de ces maudites affiches ! Je vais toujours commencer

par déchirer celle-ci. Ça en fera une de moins !

Et avec l’aide de Toby il se mit aussitôt en devoir d’arracher

le compromettant placard, ce qui n’était pas aussi facile qu’ils

l’auraient cru tout d’abord, à cause de l’excellente qualité de la

colle et du papier.

Ils étaient si absorbés par ce travail qu’ils n’entendirent pas

s’approcher d’eux un personnage aux formes athlétiques, qui,

depuis quelques instants, les observait caché derrière le tronc

d’un palmier.

Au moment où il y pensait le moins, Dadd sentit une lourde

main s’abattre sur son épaule.

Le nouveau venu, à peu près vêtu comme un cow-boy, por-

tait un chapeau de fibre de palmier à larges bords à la mode

mexicaine, de hautes bottes montantes, et sa ceinture était or-

née d’un énorme browning. Sur ses talons venait un de ces for-

midables dogues de la Floride, appelésblood-hounds, dont la

férocité est remarquable, et qui sont les descendants de ceux

– 8 –

que les Espagnols et plus tard les Anglais employaient à la pour-

suite des esclaves marrons.

L’homme et le chien paraissaient d’ailleurs avoir une vague

ressemblance ; ils avaient les mêmes mâchoires démesurées, le

même rictus découvrant des crocs acérés, de façon qu’on eût pu

se demander si ce n’était pas l’homme qui montrait les dents et

le chien qui souriait.

En sentant sur son épaule le contact d’une main étrangère,

Dadd s’était dégagé d’un brusque mouvement et d’un bond était

venu se ranger près de Toby. L’homme n’en parut nullement

décontenancé. Il éclata d’un rire qui ressemblait à un aboiement

et qui avait quelque chose de sinistre.

– Inutile de chercher à me fausser compagnie, déclara-t-il.

Mon chien, Bramador, aurait vite fait de vous rattraper. Écou-

tez-moi donc tranquillement, c’est ce que vous avez de mieux à

faire.

Dadd et Toby échangèrent un coup d’œil. Ils ne compre-

naient que trop qu’ils étaient en état d’infériorité et d’autant

moins capables de livrer bataille à cet insolent étranger qu’ils

n’avaient d’autres armes que leurs couteaux. Ils se demandaient

anxieusement où il voulait en venir.

– Je vous ai vus déchirer l’affiche, continua-t-il, et son

cruel sourire s’accentua. Il n’est pas difficile de deviner pour-

quoi. C’est vous deux, certainement, dont la capture est estimée

cinq mille dollars… beaucoup trop cher à mon avis.

– Naturellement, interrompit Dadd, dont les petits yeux

jaunes étincelèrent, vous allez nous livrer pour gagner la

prime ?

– 9 –

– Je n’ai pas encore décidé ce que je ferai à cet égard, fit

l’homme avec un gros rire brutal. By Jove ! C’est une jolie

somme que cinq mille dollars !

Il ajouta en soupesant, pour ainsi dire, d’un regard de mé-

pris, les deux bandits, éreintés et désarmés.

– Ce n’est pas que ce me serait bien difficile. Je crois qu’à la

rigueur Bramador s’en chargerait à lui tout seul !

Il eut un nouvel éclat de rire, qui eut le don d’exaspérer

prodigieusement Dadd et Toby. Ils comprenaient qu’ils étaient

entièrement à la merci de cet homme et qu’il s’amusait de leurs

terreurs, comme le chat joue avec la souris.

– Enfin, s’écria Toby, impatienté, que voulez-vous de

nous ? Dites-le ! Si vous devez nous livrer, vous n’avez qu’à le

faire. Finissons-en ! Nous irons en prison et tout sera dit.

– Nous en avons vu bien d’autres, ajouta Dadd qui avait re-

conquis tout son sang-froid.

L’homme cessa de rire et ne répondit pas tout d’abord, il

réfléchissait, ses yeux gris, à demi cachés sous d’épais sourcils,

allaient alternativement de l’un à l’autre des deux bandits.

– Je ne vous livrerai pas, déclara-t-il tout à coup, d’un ton

bourru, mais qui s’efforçait d’être cordial. Je ne suis pas homme

à faire une chose pareille. Je vais au contraire vous donner le

moyen de vous sauver tout en gagnant de l’argent, mais il faudra

exécuter mes ordres, aveuglément.

– Et si nous refusons ? demanda Toby qui avait compris

instantanément que du moment qu’on avait besoin d’eux, la

situation changeait, ils avaient barre sur leur adversaire.

– 10 –

– Dans ce cas, je ferai ce qu’il faut pour toucher la prime.

– Mais si nous acceptons ? fit Dadd à son tour.

– Vous aurez mille dollars tout de suite et autantaprès.

Dadd et Toby se consultèrent du regard.

– Accepté, firent-ils d’une seule voix.

– Même, s’il s’agit de supprimer quelqu’un ? reprit

l’homme dont le regard cruel pesait sur eux.

– Cela va de soi, repartit Dadd en haussant les épaules avec

insouciance. Dites-nous maintenant ce qu’il faudra faire.

– Venez avec moi, je vous le dirai… Et d’abord, marchez

devant moi. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il est inutile

d’essayer de fuir.

– Ce serait idiot de notre part, répliqua Dadd avec beau-

coup d’à-propos. Ce n’est pas notre intérêt.

Quittant la grande route, les trois bandits s’étaient engagés

dans un sentier qui séparait deux champs d’orangers et que

bordaient des cactus aux épaisses feuilles rondes et grasses,

garnies de milliers de piquants, plus fins que les plus fines ai-

guilles.

À cause de l’étroitesse du sentier, ils avançaient en file in-

dienne. Dadd en tête, puis Toby, enfin le sinistre inconnu et son

blood-hound qui ne le quittait pas d’une semelle.

Au bout d’une demi-heure de marche, le caractère du pay-

sage s’était modifié. Aux champs d’orangers et de citronniers

avaient succédé des bois de lauriers, de chênes et de séquoias.

– 11 –

Le terrain plus accidenté était coupé de vallons étroits, hérissé

de gros rochers couverts d’une épaisse toison de mousse couleur

d’or.

– Sommes-nous bientôt arrivés, demanda tout à coup To-

by, qui tenait à peine sur ses jambes.

– Dans trois quarts d’heure, répondit froidement l’inconnu.

Après réflexion cependant, il tira d’un sac de cuir une boîte

de corned-beef, dont il fit cadeau à ses associés, qu’il gratifia

également de quelques gorgées de whisky. Après ce lunch dont

Toby et Dadd avaient le plus grand besoin, on se remit en

marche plus allégrement.

Il faisait une chaleur accablante et qui semblait

s’augmenter à mesure que les bandits descendaient la pente

d’un profond ravin, orienté au midi et bordé d’une falaise de

calcaire dont les parois blanches, taillées à pic, réverbéraient

d’aveuglante façon les rayons du soleil tropical : au fond du ra-

vin coulait une petite source qui, faute d’exutoire, formait un

véritable marécage d’où s’élevaient un fouillis de lianes, de

plantes grasses et d’arbres entrelacés dans un désordre inextri-

cable.

Des milliers de mouches et d’insectes aux vives couleurs

bourdonnaient autour de ces végétaux, hérissés de piquants,

chargés presque tous d’étranges fleurs, dont l’odeur était si vio-

lente qu’elle avait quelque chose de répugnant et de fétide.

C’était comme si l’on eût combiné la puanteur de la chair pour-

rie au délicieux parfum du jasmin et du chypre.

À mesure qu’ils approchaient, Dadd et Toby se sentaient

envahis par une pénible sensation et ils remarquèrent que Bra-

mador donnait, lui aussi, des signes d’inquiétude et n’avançait

qu’à regret derrière son maître.

– 12 –

Dadd n’avait jamais vu de tels végétaux. Quelques-uns

avaient l’air de nids de serpents, avec des paquets de lianes

vertes armées de piquants que terminaient des fleurs, qu’on de-

vinait vénéneuses, avec des pétales qu’on eût cru barbouillés de

vert-de-gris ou de sang caillé. D’autres ressemblaient à un poti-

ron hérissé de dards acérés et ouvraient de larges corolles d’un

jaune fiévreux tachées de pustules livides, comme atteintes de

quelque lèpre végétale.

Dans l’eau noire du marais d’où montait une buée mal-

saine, se jouaient des serpents d’eau et des grenouilles-taureau,

fort occupés à donner la chasse à des myriades de grosses sang-

sues.

Dadd et Toby se regardèrent. Ils se sentaient accablés par

l’atmosphère d’horreur et de mort qui planait visiblement sur ce

marécage maudit.

Ils se demandaient dans quel but on les avait amenés là.

Alors ils virent quelque chose de stupéfiant.

Presque au bord du fourré, il y avait un arbre dont les

larges feuilles grasses, d’un vert bleuâtre, trempaient dans l’eau

du marais et ces feuilles, longues de plus d’un mètre, étaient

réunies par paires et affectaient la forme d’une coque allongée,

réunie par une sorte de charnière à la feuille voisine, et

l’intérieur en était hérissé de pointes aiguës.

Tout à coup, un joli lézard orangé qui jouait au bord de

l’eau, glissa dans l’intérieur d’une des feuilles et aussitôt avec

une rapidité silencieuse, les deux coques se rejoignirent, comme

un livre qui se referme, et l’animal disparut. Dadd se sentit fris-

sonner.

– 13 –

L’inconnu éclata de rire.

– Eh bien qu’est-ce que vous avez ? fit-il. On dirait que

vous n’avez jamais rien vu.

– Que va devenir le lézard ? demanda Toby.

– Il s’est laissé pincer, tant pis pour lui. Actuellement la

feuille est en train de le dévorer tout doucement. Quand elle

l’aura complètement digéré, elle ouvrira de nouveau ses deux

battants en attendant une autre proie.

2

« On appelle cet arbre-là l’attrape-moucheset tenez, voilà

une grosse libellule rouge qui vient de se laisser prendre. Mais

l’arbre n’est pas difficile à nourrir, il mange tout ce qu’on lui

donne. Une fois j’ai vu un petit oiseau tomber dans le creux

d’une feuille, ça n’a pas été long. On l’a entendu crier une mi-

nute, puis plus rien, la feuille l’avait avalé, sans en rien laisser

que les plumes.

Dadd et Toby écoutaient le cœur serré d’une étrange an-

goisse. L’inconnu poursuivit, comme s’il eût pris un vrai plaisir

à leur expliquer, par le menu, les mœurs de l’horrible végétal.

– Celui qui s’occupait de ces arbres autrefois – maintenant

il est mort – leur apportait tous les jours de la viande crue ; c’est

lui qui à force de soins est arrivé à leur donner ce prodigieux

développement.

« Et si je vous disais, ajouta-t-il, après un moment

d’hésitation, qu’une fois, moi, j’ai trouvé entre ces deux grosses

feuilles quelque chose qui ressemblait à un squelette.

2

Dionea muscipula.

– 14 –

– Ah ça, s’écria Dadd, haletant, comme sous l’oppression

d’un cauchemar, pourquoi nous racontez-vous tout cela ? Pour-

quoi nous avez-vous amenés dans cet endroit ? Qu’attendez-

vous de nous ?

– Il fallait que vous ayez vu l’arbre. Cela était nécessaire

pour la besogne dont je vais vous charger.

– Quelle besogne ? balbutia Dadd oppressé par l’angoisse.

– Venez par ici.

Ils contournèrent en silence les bords du marais empoi-

sonné et arrivèrent à l’autre extrémité du ravin d’où ils sortirent

par une brèche étroite, une sorte de défilé, dû sans doute à une

convulsion volcanique. Là le panorama changeait brusquement,

comme la toile de fond d’un décor remplacée par une autre.

Au-delà des rochers qui l’entouraient comme d’un rempart,

un petit bois de lauriers, de cocotiers, de palmiers, de cèdres et

de térébinthes s’étendait jusqu’aux murailles d’un parc, par-

dessus lesquelles on entrevoyait les terrasses et les murailles

brunies par le soleil d’une antique construction de style espa-

gnol, une ancienne mission sans doute, comme l’indiquait la

tour carrée du clocher en ruine qui s’élevait à l’une de ses ex-

trémités ; plus loin, de florissantes cultures de froment, d’orge

et de maïs roulaient leurs vagues dorées jusqu’au fond de la

perspective.

– Nous n’irons pas plus loin, déclara l’inconnu. Vous at-

tendrez ici qu’il fasse tout à fait nuit. Je suppose que, pour des

lascars de votre trempe, ce n’est pas une affaire que d’escalader

un mur ?

Et sans attendre la réponse des deux tramps qui se tai-

saient, angoissés :

– 15 –

– Vous entrerez dans cette villa dont la propriétaire a mis

au monde un enfant il y a cinq ou six jours. C’est de cet enfant

qu’il faut vous emparer.

– Ce sera fait, balbutia Dadd d’une voix étranglée.

– Inutile de prendre cet air ahuri, reprit brutalement

l’inconnu, je suppose que vous n’êtes pas des poules mouillées ?

D’ailleurs, vous ne courez pas grand risque : la villa n’est guère

habitée que par des femmes, les travailleurs de la propriété lo-

gent plus loin, à l’hacienda, qui est située à plus d’un quart de

mille de l’habitation des maîtres.

« Vous attendrez que tout le monde soit endormi ; à cause

de la chaleur, les fenêtres restent ouvertes toute la nuit ; il vous

sera facile de pénétrer dans la chambre de la nourrice et de

prendre le baby.

– Nous vous l’apporterons ? fit Dadd.

– Ce n’est pas cela, répondit l’homme d’une voix lente et

posée qui fit frissonner les deux tramps.

« Quand vous aurez le baby,vous irez le déposer dans le

creux d’une des grandes feuilles que je vous ai montrées tout à

l’heure. Il faut qu’on n’entende plus jamais parler de ce baby,

pas plus que s’il n’avait jamais existé !

Dadd et Toby étaient de sinistres gredins, pourtant ils se

sentirent froid dans les moelles. Ni l’un ni l’autre n’eut le cou-

rage de dire un mot.

L’inconnu parut prendre leur silence pour un acquiesce-

ment.

– 16 –

– Voici mille dollars continua-t-il, en remettant une bank-

note à Dadd. Je vous en remettrai autant demain matin, quand

j’aurai eu la preuve que vous m’avez obéi. Je vous attendrai au

lever du soleil à l’entrée du ravin.

– Quelle preuve ? fit Dadd sachant à peine ce qu’il disait.

– Vous m’apporterez les langes de l’enfant, puis j’irai voir

par moi-même si la dionée a bien accompli sa besogne.

« Une dernière recommandation. Qu’il ne vous vienne pas

à l’idée de vous enfuir, avant d’avoir rempli vos engagements. Je

vous aurais promptement rattrapés, vous devez le comprendre.

Si une demi-heure après le lever du soleil vous n’êtes pas au

rendez-vous, j’organiserai une battue avec une vingtaine de

dogues dans le genre de Bramador et j’aurai vite fait de vous

retrouver.

En entendant son nom, le dogue avait grogné sourdement.

– Vous voyez que Bramador me comprend, la façon dont il

renifle de votre côté en retroussant ses babines est tout à fait

significative… Pour mettre les points sur les i, je veux bien en-

core vous expliquer que pour gagner la grande route, il n’y a que

le sentier bordé de haies de cactus que nous avons suivi et que

ce sentier sera surveillé.

« Maintenant, c’est tout ce que j’avais à vous dire. À de-

main et soyez exacts.

Stupides d’horreur, Dadd et Toby étaient encore immobiles

et silencieux à la même place que Bramador et son sinistre

maître avaient déjà disparu, dans la direction du marécage.

– Quel sanglant coquin ! s’écria enfin Toby, que le diable

m’étrangle si je lui obéis !

– 17 –

– J’ai bien peur que nous ne soyons obligés d’en passer par

là, murmura Dadd piteusement.

– C’est impossible ! Mon vieux, toi qui es si malin, invente

quelque chose, trouve un truc !

– Je vais chercher mais ce n’est pas commode. Heureuse-

ment que nous avons quelques heures devant nous.

– Je me demande pourquoi il en veut à ce baby.

– Ce n’est pas difficile à deviner, il y a probablement là-

dessous une question d’argent…

Le soleil déclinait au bas de l’horizon, les deux tramps

s’installèrent au pied d’un gros arbre, aux racines moussues et

se mirent à discuter à voix basse.

– 18 –

CHAPITRE II

LE RÊVE DE MARTHE

L’hacienda de San Iago est peut-être un des plus anciens

monuments de toute l’Amérique ; elle remonte au temps de la

domination espagnole, comme l’attestent l’immense cour carrée

entourée d’un cloître à arcades et décorée à son centre d’un jet

d’eau, enfin les sculptures de l’antique chapelle, dont la tour

renferme encore une cloche et qui a été transformée en magasin

à fourrages.

C’est dans cette cour intérieure ou patio, merveilleusement

adaptée aux exigences du climat que se déroulait presque toute

l’existence paisible des rares habitants de l’hacienda. C’est sous

les arcades du cloître, protégée contre l’ardeur du soleil par un

rideau de lianes fleuries, que la table était mise à l’heure des

repas. C’est là qu’on lisait, qu’on jouait ou qu’on écrivait, là aus-

si qu’on faisait la sieste, et parfois même qu’on dormait, par les

chaudes nuits, dans des hamacs suspendus entre les colonnes

de la galerie, au murmure berceur du jet d’eau.

C’est là que, depuis qu’il était né, le petit Georges Grinnel

était bercé, promené et allaité par sa nourrice Marianna, une

belle mulâtresse aux grands yeux noirs, toute dévouée à

Mrs Grinnel dont elle était la sœur de lait.

Encore alitée à la suite de couches laborieuses,

Mrs Grinnel, par la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le

patio, pouvait de son chevet surveiller la nourrice et l’enfant

qu’elle ne perdait pour ainsi dire pas de vue.

– 19 –

Il ne s’écoulait pas un quart d’heure sans que Mrs Grinnel

n’appelât Marianna.

– Apporte-moi le petit Georges, lui disait-elle.

Et elle caressait précautionneusement le petit être fragile,

s’oubliant parfois à contempler cette physionomie à peine ébau-

chée où elle croyait déjà retrouver les traits d’un mari passion-

nément aimé, qu’une épidémie de fièvre jaune lui avait ravi, en

plein bonheur, six mois auparavant.

Alors des larmes venaient aux yeux de la jeune mère et elle

remettait en silence son enfant dans les bras de Marianna.

Mrs Grinnel était riche, très riche même, mais elle n’était

pas heureuse. La mort de son mari avait brisé sa vie ; le chagrin

avait failli la tuer, ce n’est que depuis la naissance du petit

Georges qu’elle avait repris goût à l’existence, en sentant tres-

saillir dans son cœur une fibre nouvelle.

D’origine française – elle s’appelait Marthe Noirtier de son

nom de jeune fille – Mrs Grinnel, à la mort de ses parents,

s’était trouvée presque sans ressources sur le pavé de San Fran-

cisco. Elle avait dû donner des leçons de français, faire de la

couture et finalement, elle était entrée comme dactylographe

dans une grande banque, la Mexican Mining bank.

C’est là qu’elle avait fait connaissance de l’ingénieur Grin-

nel, un Anglais attaché à l’une des exploitations minières que

possédait la banque dans l’Arizona.

L’ingénieur, qu’un héritage venait de mettre en possession

du magnifique domaine de San Iago, avait donné sa démission

et avait épousé Marthe Noirtier, dont il appréciait autant que la

– 20 –

beauté de blonde menue et délicate, le courage, la loyauté et la

douceur.

Marthe avait gardé à l’homme qui l’avait arrachée à la mé-

diocrité et aux labeurs ingrats, pour lui faire une existence heu-

reuse et large, une infinie gratitude. La tendresse passionnée

qu’elle éprouvait pour son mari se doublait de tout ce que la re-

connaissance a de plus noble dans une âme généreuse et fière.

La mort de son mari avait porté à la jeune femme un coup

terrible, pendant longtemps, elle avait été incapable de

s’occuper d’aucune affaire sérieuse. Elle était demeurée des se-

maines entre la vie et la mort, et pendant qu’elle était ainsi ter-

rassée par la maladie et le chagrin, elle avait failli être dépouil-

lée de la plus grande partie de ce qu’elle possédait.

Des collatéraux avides, entre autres un certain Elihu Krad-

dock, lui avaient intenté un procès, profitant de ce que la rapidi-

té foudroyante du décès de l’ingénieur avait empêché celui-ci de

faire un testament en faveur de sa femme.

Marianna, très « débrouillarde » comme beaucoup de mu-

lâtresses, avait été voir des sollicitors, des avocats, avait obtenu

du tribunal de Los Angeles, un arrêt maintenant Mrs Grinnel en

possession de ses biens jusqu’à la fin de la grossesse.

La naissance de Georges, qui héritait naturellement de son

père et demeurait confié à la tutelle de sa mère, avait fait rentrer

les collatéraux dans le néant et mis fin à toute espèce de procès.

Aussi Mrs Grinnel regardait Marianna presque comme une

parente et avait toute confiance dans ses jugements.

Marianna cependant avait ses faiblesses. L’année

d’auparavant, une troupe de cinéma, partie de Los Angeles était

venue s’installer dans le voisinage de l’hacienda, les opérateurs

– 21 –

avaient tourné un film auquel le vieux monastère, avec son

cloître et son clocher faisait un « plein air » idéal.

D’une complexion inflammable, comme toutes les femmes

de sa race, la mulâtresse avait eu l’imprudence de prêter l’oreille

aux galanteries d’un vague cabotin qui l’avait fascinée par sa

belle prestance, quand il arborait le col de dentelles, le pour-

point de velours, le feutre à grand plumage et les bottes à en-

tonnoir d’un seigneur du temps de Louis XIII.

Quand le brillant mousquetaire était reparti pour New York

avec le reste de la troupe, Marianna était enceinte, et les lettres

qu’elle écrivit à son séducteur demeurèrent sans réponse.

L’enfant qu’elle mit au monde ne vécut que quelques jours

et Mrs Grinnel, indulgente, fut la première à consoler Marianna

de la trahison et de l’abandon dont elle était victime.

La mulâtresse avait reporté sur le petit Georges toute

l’affection qu’elle eût eue pour son enfant à elle et avait voulu

servir de nourrice au baby qui, à quelques semaines près, aurait

été du même âge que celui qu’elle avait perdu.

Marianna occupait une chambre contiguë à celle de

Mrs Grinnel et les deux pièces, situées au premier étage, don-

naient sur le patio.

L’ameublement de cette chambre était très simple, les

murs étaient blanchis à la chaux et le lit de cuivre était entouré

d’une moustiquaire de gaze blanche, ainsi que le berceau du

baby ; un guéridon supportant un alcarazas plein d’eau fraîche ;

un rocking-chair de bambou et une table de toilette avec

quelques flacons ; au plafond, un ventilateur électrique, et

c’était tout.

– 22 –

La chambre de Mrs Grinnel, plus vaste, offrait le luxe de

vieux meubles aux sculptures prétentieusement contournées,

aux incrustations d’étain et d’ébène, achetés à la vente d’une

vieille famille espagnole.

La jeune femme, offrait un fin visage, émacié, comme affi-

né par la maladie et le chagrin, un profil délicat de vierge go-

thique, nimbé d’une opulente chevelure blond cendré, naturel-

lement crêpelée.

Qui l’eût vue endormie derrière le rempart de gaze, aux

rayons de la lune qui entraient par la fenêtre grande ouverte,

eût cru à l’apparition de quelque princesse de légendes, captive

dans les filets d’une méchante fée.

Malgré la douceur de cette nuit, dont la brise attiédie était

chargée du parfum des orangers en fleur, Marthe dormait d’un

mauvais sommeil.

Une expression d’angoisse se peignait sur ses traits, elle

soupirait profondément, et des paroles confuses s’échappaient

de ses lèvres.

Elle était tourmentée par des cauchemars absurdes.

Elle rêva qu’elle était encore dactylographe à la banque,

mais quelqu’un venait de lui voler sa machine à écrire et le vo-

leur n’était autre qu’un cousin de son mari, celui qui avait mon-

tré le plus d’acharnement dans le procès, Elihu Kraddock, un

vrai bandit.

Elle courait après lui, éperdument, quand elle s’apercevait

que ce n’était plus sa machine qu’il emportait, mais bien le ber-

ceau du petit Georges.

– 23 –

Elihu s’était fondu dans un brouillard, maintenant, le ber-

ceau flottait sur une mer agitée, chaque vague l’éloignait un peu

plus du rivage, et l’enfant semblait appeler sa mère à son se-

cours en agitant ses petits bras.

Puis un étrange monstre, un requin vert, hérissé de pi-

quants comme certains poissons épineux, ouvrit une gueule

énorme pour avaler le berceau, et le requin avait le profil si-

nistre d’Elihu ; la mer s’était brusquement changée en une foule

où grouillaient des milliers de faces ricanantes, qui toutes res-

semblaient à Elihu.

Marthe s’éveilla, le cœur battant à grands coups, le front

baigné de sueur.

Le clair de lune inondait la chambre de sa lueur argentée et

sereine et dans le profond silence de la nuit, s’élevaient seule-

ment la plainte lointaine des feuillages agités par le vent et le

murmure du jet d’eau.

– Quel vilain rêve, murmura la jeune femme en frisson-

nant, j’ai la fièvre.

« Marianna ! appela-t-elle.

Pieds nus, la mulâtresse accourut l’instant d’après.

– Que veux-tu, petite Marthe ? demanda-t-elle à sa sœur de

lait, en lui parlant avec les inflexions câlines dont on se sert

pour parler aux enfants.

– J’ai eu un cauchemar, j’ai soif, donne-moi un peu d’eau et

de citron.

Marianna prépara le breuvage rafraîchissant et le fit boire

elle-même à Mrs Grinnel avec une sollicitude toute maternelle.

– 24 –

– Dors petite sœur, lui dit-elle, je vais baisser la jalousie

pour que la lumière de la lune ne te réveille pas.

Doucement, Marthe ferma les yeux et se rendormit, mais

un quart d’heure ne s’était pas écoulé que de nouveau elle se

réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendre tout près d’elle

chuchoter des voix confuses.

– On dirait qu’on a marché sous les galeries du patio,

murmura-t-elle. Il me semble que j’entends un bruit de pas qui

s’éloignent dans la campagne. Ou bien est-ce le bruit des batte-

ments de mon cœur qui tinte à mon oreille ? J’ai peur, je vais

appeler Marianna.

La fidèle mulâtresse, habituée aux caprices des insomnies

de sa chère malade, accourut aussitôt.

– Je ne sais ce que j’ai, dit Marthe à voix basse, j’ai le cœur

serré comme s’il allait m’arriver un malheur. J’ai peur de tout.

Écoute comme mon cœur bat…

– Tu es trop nerveuse, fit doucement Marianna, veux-tu

que je te donne une cuillerée de la potion calmante ?

– Non, je veux que tu restes près de moi et que tu me

parles. Je veux entendre le son de ta voix. Pourtant il ne faudrait

pas laisser Georges tout seul.

– Cela ne fait rien, s’il criait ou même s’il remuait je

l’entendrais d’ici, mais il n’y a pas de danger, il dort comme un

charme, il n’a pas bougé de la nuit.

– Alors reste près de moi jusqu’à ce que je me rendorme. Je

suis si triste quand je suis toute seule et que je réfléchis. Oh !

– 25 –

mon Dieu, il me semble encore entendre des pas et des bruits de

voix, très loin, dans le parc !…

– Je t’assure que moi je n’ai rien entendu, dit la mulâtresse

avec une inaltérable patience. Tu sais, il y a tant de bruits dans

la nuit qui s’expliquent tout naturellement. De qui aurais-tu

peur ? Le pays est tranquille, nous sommes trop près de Los An-

geles pour qu’il y ait des bandits.

– Tu as peut-être raison, je suis affaiblie, j’ai les nerfs à

fleur de peau. Je dois être hallucinée…

– Pourquoi n’as-tu pas voulu prendre ta potion ?

– Non, cela m’assoupit momentanément et je me réveille

plus nerveuse encore ensuite ; oh cette fois, je suis sûre que j’ai

entendu, un petit cri plaintif comme un cri d’enfant ! Et tou-

jours ces pas qui semblent galoper dans ma pauvre cervelle !

– Tu es folle, petite sœur, c’est le cri d’un oiseau de nuit,

d’un chat sauvage ou de quelque autre bête que tu as entendu.

– Je sais bien que tu as raison, mais c’est plus fort que

moi… Je vais essayer de dormir. Tiens, prends ma main, que je

te sente près de moi.

Mrs Grinnel ferma les yeux et mit sa main blanche dans la

longue main brune de Marianna, mais le sommeil ne venait pas.

– Écoute, dit la jeune mère, si tu m’apportais mon petit

Georges. Je crois que quand je l’aurai embrassé, après je pourrai

dormir.

– Non, par exemple ! déclara la mulâtresse, impétueuse-

ment, il dort d’un bon sommeil, ce serait mal de le réveiller !

Une fois qu’il aurait les yeux ouverts, je ne pourrais plus le ren-

– 26 –

dormir. Dors toi-même, le soleil se lèvera que tu n’auras pas

encore fermé les yeux !

Un nuage passait sur la lune ; une brise venue de la mer,

rendit tout à coup plus fraîche l’atmosphère embrasée de la

nuit. Marthe tout à coup s’endormit, et, cette fois, pour de bon.

Marianna attendit encore quelque temps, pour être bien

sûre que sa sœur de lait n’allait pas se réveiller, puis elle retira

doucement sa main que Marthe n’avait pas lâchée et rentra

dans sa chambre. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, elle était

brisée de fatigue ; elle se jeta sur son lit et presque instantané-

ment tomba dans un de ces sommeils profonds qui ressemblent

à la mort.

Les premiers rayons du soleil qui filtraient par les inters-

tices des jalousies mal closes l’arrachèrent à ce repos bienfai-

sant. Avec des mouvements d’une lente et féline souplesse, elle

se détira languissamment, rattacha d’une main négligente sa

chevelure éparse et sauta en bas de son lit.

Comme chaque matin, aussitôt debout, elle courut au ber-

ceau du petit Georges ; elle fut d’abord alarmée en voyant que la

moustiquaire était ouverte.

Un coup d’œil lui révéla la terrible vérité. Le berceau était

vide.

Stupide d’étonnement et de chagrin, Marianna s’était af-

faissée sur un siège, où elle demeura quelques instants, comme

anéantie, incapable de réfléchir. Elle ne pouvait se faire à l’idée

qu’on eût volé le petit Georges.

– C’est impossible… répétait-elle machinalement.

Brusquement elle se releva.

– 27 –

– Suis-je donc sotte ! murmura-t-elle. C’est Marthe qui

s’est réveillée avant moi et qui est venue chercher son petit

comme elle fait quelquefois… Elle m’en a donné une peur…

Presque rassurée, la mulâtresse passa dans la chambre de

Mrs Grinnel, mais celle-ci était encore profondément endormie

et l’enfant n’était pas auprès d’elle.

Marianna se sentit près de défaillir. Elle tremblait de tout

son corps.

– Sainte Vierge ! balbutia-t-elle. Que vais-je devenir ? que

dirai-je à la pauvre Marthe quand elle s’éveillera ? que lui ré-

pondrai-je quand elle me demandera ce que j’ai fait de son en-

fant ? Mon Dieu ! je voudrais être morte !

À cette minute d’abattement succéda bientôt un accès de

fiévreuse énergie.

– Ce n’est pas tout de me lamenter, murmura-t-elle, il faut

que je le retrouve, que je le rapporte dans son berceau avant que

Marthe soit levée ! Il ne peut pas être bien loin… Et dire que je

n’ai rien vu, rien entendu… Je suis folle, Marthe me tuera si on

lui a pris son petit Georges.

Tout en prononçant ainsi ces phrases incohérentes, Ma-

rianna avait quitté sa chambre et ses regards éperdus fouillaient

les moindres recoins du patio ; puis elle se rendit à la cuisine où

Deborah, une vieille négresse au service de la famille depuis

vingt ans, préparait le chocolat du premier lunch.

Elle n’osa pas questionner Deborah, ni lui apprendre la fu-

neste nouvelle. Elle s’entêtait dans cette idée, qu’il fallait qu’elle

retrouvât l’enfant, avant qu’on se fût aperçu de sa disparition et

qu’elle le retrouverait sûrement.

– 28 –

Haletante, affolée, elle parcourut et explora inutilement

toutes les pièces de la vaste habitation. Son désespoir, son an-

goisse allaient croissant de minute en minute.

Elle s’engagea dans le couloir voûté qui faisait communi-

quer le patio avec le jardin. La porte du jardin était ouverte.

– C’est par là que sont venus ceux qui ont emporté le

pauvre petit, pensa-t-elle, on a dû oublier de fermer cette porte

hier soir, etilsen ont profité…

Elle s’élança par les allées, sachant à peine ce qu’elle faisait.

Il lui semblait que son cœur allait se rompre dans sa poitrine,

tant il palpitait violemment ; une buée de vertige flottait devant

ses yeux, elle dut s’appuyer quelques instants au tronc d’un co-

cotier.

À ce moment, ses regards s’arrêtèrent sur une jeune tige de

bananier toute fraîchement rompue, plus loin, les arbustes déli-

cats d’un massif étaient saccagés, foulés comme par le passage

d’une bête fauve. La mulâtresse comprit qu’elle était sur la trace

des ravisseurs.

Mais de quel genre étaient-ils ? Marianna se rappela avec

un tremblement une des histoires que lui contait la vieille né-

gresse qui l’avait élevée et dont la mémoire était abondamment

fournie de toute sorte d’anecdotes terrifiantes. Les Noirs de la

région sont persuadés que les chats sauvages se glissent dans le

berceau des nouveau-nés, leur entourent le cou de leurs pattes

de velours et les étouffent ; ensuite ils les emportent pour leur

sucer le sang à loisir.

– C’est une de ces horribles bêtes, qui a dévoré le petit

Georges ! se dit la pauvre mulâtresse plus morte que vive, voilà

pourquoi je n’ai rien entendu.

– 29 –

Elle demeura quelque temps sous le coup de cette affreuse

supposition, enfin elle eut le courage de regarder de près les

vestiges accusateurs.

Alors elle distingua sur les plates-bandes les empreintes de

pas très nettes qui la conduisirent jusqu’au mur assez élevé sé-

parant le jardin du parc. Là les traces d’une effraction étaient

nettement visibles, les lianes qui couronnaient la crête du mur

étaient arrachées, les branches d’un abricotier étaient cassées et

les fruits piétinés jonchaient le sol.

Marianna fut une minute presque consolée, en pensant que

le cher petit n’avait pas été la proie d’une bête sauvage, mais

presque aussitôt, une autre suggestion presque aussi désolante

s’imposa à son esprit troublé. Elle venait brusquement de se

rappeler que le browning placé au chevet de son lit avait dispa-

ru, ce à quoi, dans son trouble, elle n’avait pas d’abord prêté

grande attention, et, en même temps, le procès intenté à

Mrs Grinnel par ses avides collatéraux lui revenait en mémoire.

– Ce sont eux qui ont fait le coup ! bégaya-t-elle éperdue.

La mort de Georges les mettrait en possession de la propriété…

Il y en a un surtout, Kraddock, Elihu Kraddock, un vrai bandit,

qui est capable de tout…

Avec la vivacité de sensations particulière aux gens de cou-

leur, la mulâtresse entrevit comme dans un éclair, Marthe pleu-

rant son enfant assassiné et, par surcroît, ruinée, chassée de sa

maison, réduite à chercher pour vivre quelque chétif emploi.

– Et tout cela par ma faute, s’écria-t-elle à haute voix, par

ma damnée négligence. Si cela est vrai, je n’affronterai pas les

reproches de Marthe, je me tuerai ! Cela vaut mieux…

– 30 –

Comme rassérénée par cette farouche résolution, Marianna

ouvrit la petite porte qui donnait sur le parc et continua à suivre

la trace des ravisseurs. Pendant quelque temps, ce lui fut chose

facile, le sol spongieux avait gardé nettement les empreintes,

mais un peu plus loin, les aiguilles tombées des cèdres et des

séquoias formaient une couche élastique et sèche où toute trace

disparaissait.

Désespérée, Marianna continua à errer sous les grands

arbres, tournant à droite et à gauche, fouillant les buissons,

s’élançant brusquement pour revenir sur ses pas l’instant

d’après.

Elle était parvenue à l’endroit le plus épais du bois quand

un cri d’horreur et d’agonie, un hurlement qui n’avait rien de la

voix humaine s’éleva des profondeurs lointaines et parvint à ses

oreilles.

Presque immédiatement, la terrifiante clameur s’était tue ;

la campagne déserte était retombée dans le silence.

Glacée d’épouvante, à bout de forces, la mulâtresse s’était

instinctivement appuyée au tronc d’un arbre, puis avait glissé à

terre, privée de sentiment.

– 31 –

CHAPITRE III

LE PRIX DU SANG

Le ciel commençait à peine à blanchir du côté de l’orient,

que Dadd et Toby, exacts au rendez-vous qui leur avait été assi-

gné, se trouvaient déjà au bord du marécage, au fond de

l’inquiétant ravin où ils devaient rencontrer l’homme au chien

noir.

Dans la pâleur du matin, le terrifique paysage brillait de ce

genre de beauté sinistre, qui fait admirer les vives couleurs de

certains serpents à la piqûre mortelle ; la rosée couvrait les

feuilles charnues des plantes grasses d’un glacis d’argent ; à

chacune de leurs pointes acérées, tremblait une perle liquide ;

partout de larges orchidées ouvraient leur calice aux fantasques

découpures, les grands nymphéas étalaient paresseusement sur

l’eau noire leurs larges corolles couleur d’or ou d’azur, et la brise

du matin murmurait doucement avec des bruits de soie froissée

dans le feuillage des roseaux géants.

Une nuée vivante d’énormes moustiques, de libellules

rouges ou bleues, de mouches et de coléoptères au reflet métal-

lique, de papillons jaune soufre ou bleu de ciel, tourbillonnait

au-dessus du marécage où s’agitait déjà tout un peuple de hi-

deux reptiles.

Les arbres vampires, comme affamés par une nuit de jeûne,

happaient avec une rapidité silencieuse les insectes qui avaient

l’imprudence de s’aventurer entre les coques hérissées d’épines

de leurs larges feuilles.

– 32 –

– Moi, ça me fiche la frousse de regarder ça ! grommela

Toby, c’est une vraie hallucination ! Quand je vois ces gueules

vertes se refermer sans faire de bruit, que j’entends les insectes

bourdonner encore dans l’estomac – si on peut appeler ça un

estomac – qui va les digérer, ça me donne le frisson. Je ne puis

pas m’empêcher d’avoir l’impression, que cet arbre-là est un

être, qui me voit, qui m’entend, qui m’écoute et, vrai, j’en ai

peur !…

Dadd se garda bien de répondre à ces observations quelque

peu simplistes ; armé d’un caillou tranchant, il était fort occupé

à guetter un gros lézard gris et rose, qui, affalé sur une pierre

plate, happait béatement des moustiques d’une langue rose,

longue et pointue comme une flèche.

Brusquement le bras de Dadd se détendit, le caillou alla

frapper le lézard à la tête et le tua net. Quand l’animal ne remua

plus, Dadd le prit délicatement par la queue et le déposa avec

précaution dans le creux d’une des feuilles de la dionée, non

sans avoir laissé tomber de nombreuses gouttes de sang sur les

feuilles voisines.

Les mandibules vertes du monstre végétal s’étaient refer-

mées promptes et silencieuses sur le cadavre du lézard.

– Voilà ! fit Dadd en se frottant les mains.

– Écoute donc, murmura Toby, il me semble que j’ai en-

tendu comme un aboiement.

– Ce doit être ce maudit blood-hound, et son damné pa-

tron.

– Attention !

– 33 –

– Tu sais ce qui est convenu.

L’homme venait d’apparaître à l’entrée du ravin ; il mar-

chait à grands pas et paraissait inquiet. Il alla droit aux deux

bandits.

– Eh bien ? leur demanda-t-il d’un ton menaçant, m’avez-

vous obéi ?

– La chose est faite, répondit Dadd, en prenant une mine

apeurée, ça n’a pas été sans peine.

– La preuve que tu ne mens pas ?

– Voilà.

Dadd tira de sa poche un médaillon en or auquel pendait

un bout de ruban bleu et une minuscule chemise de fine toile,

guère plus grande qu’un mouchoir de poche.

– Cela appartenait au baby, déclara-t-il froidement.

L’homme palpa et retourna la petite chemise avec un sou-

rire hideux puis la rendit à Dadd, ainsi que le médaillon.

– Et qu’en as-tu fait ? demanda-t-il, après quelques se-

condes d’un pénible silence.

– Ce que vous avez dit qu’il fallait en faire, répondit Dadd

avec le plus grand calme. Le baby est là !

Il montrait la feuille de la dionée, barbouillée de sang et re-

pliée sur elle-même, entre les lames de laquelle avait été préci-

pité le cadavre du lézard.

– 34 –

L’homme ne répondit pas. Puis, brusquement, devenu fu-

rieux sans cause apparente :

– C’est bon : cria-t-il, aux deux bandits, maintenant, fou-

tez-moi le camp plus vite que ça ! Tâchez surtout que je ne vous

voie jamais rôder de ce côté-ci !…

– Ce n’est pas ce qui a été convenu, fit Dadd avec le même

flegme. Vous nous devez mille dollars !

– Mille coups de pied dans le ventre, si vous ne détalez pas

à l’instant même !…

Le reste de la phrase s’acheva en un grognement indistinct.

Avant que son adversaire eût pu deviner comment cela avait pu

se faire, Dadd avait maintenant en main un superbe browning

avec lequel il le mettait en joue méthodiquement.

– Je croyais que tu n’avais pas d’armes, balbutia le bandit

pris au piège.

– Il faut croire que j’en ai trouvé, ricana Dadd goguenard,

allons haut les mains, vieux sacripant ! Tâche de ne pas bouger,

si tu tiens à ta peau. Puis tu sais, pas de blagues avec le blood-

hound, s’il remue seulement une patte, c’est sur toi que je tire…

Cette recommandation n’était pas inutile, Bramador gron-

dait sourdement et n’attendait qu’un signe de son maître pour

s’élancer les crocs en avant.

– Couchez ! Bramador, couchez… bégaya le bandit d’une

voix à peine distincte.

« Vous voyez que je fais tout ce que vous voulez, ajouta-t-il

mourant de peur… On pourrait s’entendre… je vous promets…

– 35 –

– Ne promets rien, c’est inutile, je n’ai pas confiance en toi,

tu n’es pas un homme de parole. J’aime mieux me servir moi-

même. À toi, Toby, regarde un peu ce qu’il a dans ses poches.

Grinçant des dents, fou de rage et d’humiliation, le bandit

dut se laisser dépouiller de son browning, de ses chargeurs et de

son couteau, mais quand Toby voulut lui prendre son porte-

feuille il le saisit à la gorge et se faisant de son corps un bouclier,

en même temps qu’il excitait son blood-hound contre Dadd.

Une minute à peine s’écoula pendant laquelle la lutte se dé-

roula et prit fin avec des péripéties d’une poignante atrocité.

N’obéissant qu’à l’instinct qui le portait à attaquer

l’adversaire immédiat de son maître, Bramador s’était jeté sur

Toby, au lieu de s’en prendre à Dadd. Ce fut une grande chance

pour ce dernier dont le formidable dogue n’eût fait qu’une bou-

chée.

Demeuré très maître de lui, Dadd logea une balle, presque

à bout portant, dans l’oreille du chien qui roula à terre, fou-

droyé.

Voyant son allié hors de combat et menacé par le browning

de Dadd, l’homme lâcha Toby à moitié étranglé et dont les mol-

lets avaient été entamés par les crocs de Bramador.

Pendant que Toby, furieux, reprenait haleine et pansait

tant bien que mal sa blessure, Dadd, sans cesser de tenir en joue

l’ennemi vaincu, réfléchissait avec ce sang-froid qui, au cours de

la lutte, avait sauvé la situation.

– Qu’est-ce qu’on va faire de cette brute ? demanda-t-il dis-

traitement, comme s’il se posait la question à lui-même.

– 36 –

L’homme eut un regard de fauve pris au piège, mais il ne

bougea pas, il était devenu d’une pâleur livide, il comprenait

qu’il avait perdu la partie et qu’il allait falloir payer.

– Tu t’embarrasses de peu de chose, répliqua haineuse-

ment Toby ; tiens, voilà ce qu’il faut en faire !

Et avant que Dadd eût pu deviner ses intentions, il avait

foncé sur l’homme comme un taureau furieux et, d’un coup de

tête dans le ventre, l’avait lancé dans le marécage.

C’est alors que le misérable lacéré par les aiguilles acérées

des plantes mortelles, immergé dans les eaux fétides, pullu-

lantes de sangsues et de reptiles, avait lancé cet appel déchirant

que, malgré la distance, avait entendu Marianna.

Un instant, la face blême, fendue par un abominable rictus

et dont les prunelles révulsées sortaient de leurs orbites, émer-

gea au-dessus des eaux noires. Puis l’homme – il était sans

doute devenu fou instantanément – éclata d’un rire aigu con-

vulsif qui fit frissonner d’horreur ses deux bourreaux. Il fit

quelques faibles mouvements pour s’arracher à la vase qui

l’engluait et brusquement il s’enfonça et disparut.

Tout à coup, au milieu des cercles qui allaient en

s’élargissant sur l’eau dormante, une main noire de fange appa-

rut, chercha éperdument à s’accrocher à quelque chose, se dé-

chira aux épines aiguës des dionées et retomba.

Une minute s’écoula, l’eau était redevenue unie comme un

miroir entre les larges feuilles des nymphéas géants.

Dadd et Toby se regardèrent, ils étaient d’une pâleur de

mort ; nul des deux n’osait rompre le premier le silence.

– 37 –

– Allons-nous-en, dit enfin Dadd, d’une voix tremblante ;

toute ma vie, j’aurai devant les yeux, cette horrible gueule…

Toby ne répliqua rien et tous deux, sans prononcer une pa-

role, s’éloignèrent précipitamment de ce paysage d’épouvante.

Ils ne retrouvèrent leur sang-froid que lorsqu’ils eurent at-

teint le bois qui s’étendait jusqu’aux murailles du jardin. Ils cou-

raient plutôt qu’ils ne marchaient, et d’instant en instant, ils

cédaient à l’irrésistible besoin de se retourner, dans une crainte

inavouée et confuse de voir surgir derrière eux l’homme assas-

siné et son chien noir.

– C’est tout de même une chance, dit enfin Dadd, que j’ai

trouvé un browning dans la chambre de la nourrice. Sans ça…

– C’est probablement nous qui servirions à l’heure qu’il est

de pâture aux sangsues. Enfin tout est bien qui finit bien ; main-

tenant nous revoilà en fonds.

– C’est vrai, au fait, nous n’avons seulement pas pensé à

regarder ce qu’il y a dans le portefeuille.

Toby exhiba une solide pochette de cuir de bœuf, comme

en portent les cow-boys. Elle contenait deux mille dollars, de la

menue monnaie et divers papiers, au nom d’Elihu Kraddock,

prospecteur. Les deux bandits se débarrassèrent des papiers qui

ne pouvaient que les compromettre et se partagèrent loyale-

ment les bank-notes.

– Tout va bien, s’écria Dadd qui, petit à petit, reprenait son

entrain, il ne nous reste plus maintenant qu’à exécuter la se-

conde partie du programme, ou je ne suis qu’un âne, ou nous

avons encore aujourd’hui à encaisser « des dividendes intéres-

sants », comme on disait à la banque Rabington.

– 38 –

– Tu crois ? demanda Toby avec hésitation.

– J’en suis sûr.

– Ne serait-il pas plus sage, puisque nous avons de l’argent,

de prendre le train immédiatement ? Il me tarde d’être loin de

ce maudit pays.

– Quel chien de poltron tu fais, grommela Dadd en haus-

sant les épaules. Je te dis que je réponds de tout.

Et sans plus se préoccuper de son compagnon, Dadd se mit

à la recherche de certains arbres dont, quelques heures aupara-

vant, il avait entaillé les écorces et qui devaient lui servir à re-

trouver son chemin. Les entailles le conduisirent directement au

pied d’un vieux chêne dont le feuillage dominait de sa masse

imposante les arbres avoisinants.

– 39 –

CHAPITRE IV

VERS LE MEXIQUE

L’évanouissement de Marianna avait été de peu de durée,

la fraîcheur du sous-bois, humide de rosée, l’avait promptement

fait revenir à elle. Mais, en reprenant conscience de sa navrante

situation, la pauvre mulâtresse sentit renaître ses angoisses et

son chagrin.

L’espoir qu’elle avait un instant caressé de retrouver

l’enfant avant qu’on se fût aperçu de sa disparition, s’était éva-

noui. Le cœur gonflé d’amertume, elle se disait qu’il ne lui res-

tait plus qu’à aller apprendre à Marthe la terrible nouvelle et

elle tremblait à la seule pensée de la scène qui allait se produire.

Puis, les travailleurs de la plantation battraient le pays dans

toutes les directions et, peut-être retrouveraient-ils le petit

Georges.

Là-dessus d’ailleurs elle ne se faisait aucune illusion :

l’enfant était perdu pour toujours. Ceux qui l’avaient enlevé,

avaient dû machiner leur coup de longue date et prendre toutes

les précautions pour s’assurer l’impunité.

Elle ne doutait pas que le coupable ne fût Elihu Kraddock,

dont elle se rappelait la physionomie sinistre, pour l’avoir vu

une ou deux fois au moment du procès et elle n’osait songer à ce

que le bandit avait pu faire de l’innocent baby tombé entre ses

mains.

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Torturée par les horribles images qui se présentaient à son

esprit, Marianna pleurait à chaudes larmes. Elle eût voulu mou-

rir ; l’idée d’un suicide qui mettrait fin d’un seul coup aux tor-

tures morales qu’elle endurait se précisait de plus en plus dans

son esprit.

Lentement, comme à regret elle se dirigeait vers la porte du

jardin, et à mesure qu’elle s’en rapprochait, sa démarche deve-

nait plus hésitante, elle poussait de profonds soupirs.

– Non, c’est impossible ! bégaya-t-elle, je n’oserai jamais…

Elle fit encore quelques pas et se trouva tout à coup nez à

nez avec un adolescent dépenaillé et d’une remarquable laideur,

dans lequel on a sans doute reconnu Petit Dadd qui, lui aussi, se

dirigeait vers la porte du jardin.

En l’apercevant, Marianna avait eu un mouvement de re-

cul. Dadd, dont le coup d’œil perçant avait tout de suite reconnu

la femme dans la chambre de laquelle il s’était introduit la nuit

précédente, comprit qu’il fallait tout d’abord la rassurer.

– Vous pleurez, lui dit-il de sa voix la plus douce, si vous

êtes la personne que je pense, je suis peut-être en mesure de

vous consoler.

– Que voulez-vous dire ? s’écria la mulâtresse, se raccro-

chant avidement au vague espoir que lui suggérait la phrase de

l’inconnu.

– Figurez-vous, ajouta-t-il d’un ton persuasif, qu’un de mes

camarades et moi – nous sommes deux pauvres diables de

tramps – nous avons trouvé un petit enfant…

– Ah ! si vous pouviez dire vrai, fit Marianna en joignant

les mains, je crois que je deviendrais folle de joie !… Vous ne

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voulez pas vous moquer de moi, au moins ? Répétez-moi que

c’est bien vrai, que vous avez trouvé un enfant !…

– C’est tout ce qu’il y a de plus vrai, déclara Dadd solennel-

lement, je vous en donne ma parole d’honneur. D’ailleurs vous

allez le voir dans un instant, il est ici, à deux pas.

– Où cela ? – non, je ne peux pas croire que c’est vrai ! – Je

vous en supplie montrez-le-moi ! Je meurs d’impatience…

– Calmez-vous, je vous répète qu’il est là. Hé, Toby, ap-

porte le baby !

« Mon camarade, ajouta-t-il, est resté un peu en arrière, il

marche très doucement pour ne pas réveiller le petit.

La vérité, c’est que Dadd qui était en toutes choses d’une

extrême prudence, s’était dit qu’en arrivant avec l’enfant dans

les bras, il risquait tout d’abord d’être pris pour le voleur. De la

façon dont il avait arrangé la chose, une méprise, même mo-

mentanée, n’était pas possible.

Toby ne tarda pas à paraître portant avec précaution le pe-

tit Georges.

Avec la rapidité d’un vautour qui fond sur sa proie, Ma-

rianna s’était jetée sur l’enfant, l’arrachant presque des bras de

Toby, et elle le couvrait de baisers et de caresses, riant et pleu-

rant à la fois.

Ainsi bousculé, le petit Georges se mit lui aussi à pleurer et

la mulâtresse se souvint tout à coup qu’il n’avait pas bu depuis

le milieu de la nuit.

– Pauvre chéri ! murmura-t-elle, il meurt de faim, et moi

qui n’y pensais pas.

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Elle dégrafa précipitamment son peignoir, elle donna le

sein à l’enfant qui, aussitôt calmé, se mit à boire avidement.

Assise sur une grosse racine d’arbre et couvant des yeux le

cher bébé reconquis, Marianna demeurait silencieuse, toute à la

joie immense qu’elle ressentait, le regard perdu dans un rêve.

On eût dit que maintenant qu’elle le tenait, il lui était égal de

savoir comment il avait été volé, puis retrouvé.

En diplomate avisé, Dadd attendait patiemment qu’elle le

questionnât. Il tenait toute prête une histoire suffisamment

vraisemblable.

– Mon camarade et moi, raconta-t-il, nous avons passé la

nuit dans les bois. Nous cherchions à regagner la grande route,

quand nous avons aperçu un homme qui marchait en se retour-

nant fréquemment, comme quelqu’un qui vient de faire un

mauvais coup. Il portait ce baby dans ses bras et était suivi d’un

grand chien noir.

– Un chien noir, interrompit Marianna, c’est certainement

Elihu ! J’en étais sûre.

– Les allures de cet homme nous parurent suspectes. Nous

le suivîmes sans nous montrer pour voir ce qu’il allait faire. Il

s’arrêta au pied d’un chêne dont le tronc est entièrement creux

et y cacha l’enfant après lui avoir arrangé un lit de mousse et

avoir dissimulé la cavité avec des branchages.

Dadd aurait pu fournir des détails encore plus circonstan-

ciés, car c’était lui-même qui avait eu l’idée de la cachette et qui

avait exécuté tout ce qu’il mettait sur le compte de l’homme au

chien noir.

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– Vous comprenez, conclut-il, que dès que le bandit a eu

les talons tournés, nous nous sommes emparés du petit avec

l’intention de le rapporter à ses parents, si nous parvenions à les

découvrir.

Dadd ajouta modestement :

– Nous n’avons fait que notre devoir, tous les honnêtes

gens, à notre place, auraient agi de la même façon.

– Vous êtes de braves garçons, fit Marianna tout émue et

moi qui ne vous ai pas seulement remerciés. Je ne sais pas où

j’ai la tête, mais vous n’avez rien perdu pour attendre et, au-

jourd’hui, vous pourrez vous vanter d’avoir fait une bonne jour-

née ! Grâce à Dieu, vous n’avez pas affaire à une ingrate !…

– Quand on a fait une bonne action, on a fait une bonne

journée, répliqua Dadd d’un petit air cafard, sans soupçonner

aucunement qu’il rééditait une pensée de l’empereur Titus.

– Venez avec moi, dit la mulâtresse, je vais commencer par

vous servir un lunch solide et ensuite…

– Impossible, répliqua Dadd toujours circonspect, il faut

que nous prenions le train. J’ai une sœur très malade qui

m’attend et de plus on nous a promis du travail dans une usine,

à huit milles d’ici.

– Tant pis, lors attendez-moi là, je vais revenir dans cinq

minutes, vous serez contents de moi, je vous le promets.

Toute joyeuse, Marianna disparut avec l’enfant par la porte

du jardin qu’elle laissa entrebâillée.

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Elle ne revint qu’au bout d’une demi-heure et les deux

bandits commençaient à trouver le temps long, quand elle appa-

rut, pliant sous le faix de toutes sortes d’objets.

C’était d’abord un sac de toile, gonflé de pain, de jambon,

de boîtes de conserve sans oublier une petite fiole de whisky,

puis un paquet de vieux vêtements encore assez présentables,

parmi lesquels il y avait une robe de femme et un corsage pour

la prétendue sœur de Dadd, enfin une boîte qui renfermait du

savon, du tabac, un peigne et un rasoir.

– Ce n’est pas tout, dit Marianna en leur présentant une

enveloppe. Mrs Grinnel vous remercie infiniment et vous prie

d’accepter ce bank-note pour vous aider à sortir d’affaire. Elle a

été très contrariée que vous refusiez de passer quelques jours à

l’hacienda.

Le bank-note était un billet de cinq cents dollars.

– Je suis confus de vos bontés, – s’écria Dadd, avec une

émotion réelle, ou, tout au moins, fort bien jouée, – mistress,

permettez-moi de vous embrasser.

Marianna s’exécuta de bonne grâce et dut aussi subir

l’accolade de Toby qui tenait à se montrer à la hauteur de son

compagnon.

Quand la porte du jardin se fut refermée sur la généreuse

mulâtresse, Dadd et Toby exécutèrent une véritable gigue, tel-

lement ils étaient satisfaits de la tournure des événements.

L’avenir leur apparaissait sous les plus riantes couleurs.

Tout d’abord ils se jetèrent sur les provisions comme des

loups affamés, mangèrent comme des ogres et ne laissèrent pas

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une goutte de whisky. Ensuite Toby se rasa et revêtit un complet

assez propre trouvé dans un des paquets.

– Supprime donc ta moustache, lui conseilla Dadd, tu sais

que ton signalement est affiché partout.

– Tu as raison, mais pourquoi ne changes-tu pas de vête-

ments ? Il y en a là un qui t’irait très bien.

– Moi, j’ai une autre idée, fit le jeune bandit, fort occupé à

examiner le corsage et la robe destinés à sa sœur.

– Qu’est-ce que tu vas faire.

– Tout simplement me camoufler en petite vieille, comme

cela m’est déjà arrivé. Je suis assez laid pour cela. Quant à toi, je

vais te passer au jus de tabac et tu feras un mulâtre superbe. Je

parierais que la gare, située à deux milles d’ici, est infestée de

policemen, il faut prendre ses précautions.

*

* *

Deux heures plus tard, en dépit du policeman installé en

face du guichet de distribution des billets, Dadd et Toby, grâce à

leurs déguisements, purent prendre place sans encombre dans

un train à destination du Texas.

Ils se rendaient à Mexico.

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