LES AVENTURES DE TODD MARVEL, DÉTECTIVE MILLIARDAIRE - Gustave Le Rouge - E-Book

LES AVENTURES DE TODD MARVEL, DÉTECTIVE MILLIARDAIRE E-Book

Gustave Le Rouge

0,0

Beschreibung

Sous un nom d'emprunt, le milliardaire Todd Marvel s'adonne à sa passion des énigmes en exerçant la profession de détective privé à San Francisco, accompagné de son fidèle assistant Floridor. À l'occasion d'une fête donnée par son ami le banquier Rabington, il évente un complot destiné à s'approprier la fortune de celui-ci et de sa pupille, la charmante Miss Elsie. S'ensuit alors une course-poursuite remplie de rebondissements pour capturer et mettre hors d'état de nuire l'instigateur de ce complot, le redoutable docteur Klaus Kristian dont les connaissances médicales avancées et l'intelligence aigüe sont toutes entières dévouées au crime. Lorsqu'on le croit mort, Klaus Kristian reparaît toujours là où on l'attend le moins - dans une propriété abandonnée en Louisiane, dans une pension de famille à New York, dans une concession minière au Mexique... - et semble sans cesse devoir échapper au détective grâce à des talents de manipulateur hors du commun. Todd Marvel arrivera-t-il à neutraliser définitivement le terrible docteur et sa bande? Pourra-t-il enfin libérer Miss Elsie de cette menace permanente et épouser la jeune femme qui partage ses sentiments? Mené à un rythme haletant, avec des personnages au caractère bien trempé, ce premier tome ravira les amateurs de littérature populaire du début du vingtième siècle.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 468

Veröffentlichungsjahr: 2019

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



LES AVENTURES DE TODD MARVEL, DÉTECTIVE MILLIARDAIRE

Pages de titreLES AVENTURES DE TODDPremier épisodeDeuxième épisodeTroisièmeUN VOL INEXPLICABLEQuatrième épisodeCinquièmeLA FIN D’UN BANDITSixièmeSeptièmeHAUT LES MAINS !Huitième épisodeLA CAVE DE BRONZENeuvième épisodeDixième épisodePage de copyright

LES AVENTURES DE TODD

MARVEL, DÉTECTIVE

MILLIARDAIRE

Paris, Nilsson, 1923, avril – septembre

(20 fascicules hebdomadaires)

Table des matières

Premier épisodeLE SECRET DE WANG-TAÏ ........................4

CHAPITRE PREMIER LA SEÑORA OVANDO ......................... 5

CHAPITRE II LA FAZENDA DES ORANGERS.......................20

CHAPITRE III DANS LES CRYPTES DE L’OPIUM ................ 33

Deuxième épisodeLE JARDIN DES GÉMISSEMENTS .......44

CHAPITRE PREMIER UNE FÊTE DE MILLIARDAIRES ...... 45

CHAPITRE II UNE ÉNIGME INSOLUBLE ............................. 55

CHAPITRE III L’ENQUÊTE DE JOHN JARVIS......................62

CHAPITRE IV LE JARDIN DES GÉMISSEMENTS .................71

Troisième épisodeUN VOL INEXPLICABLE .......................84

CHAPITRE PREMIER UN HÉRITAGE EN PÉRIL .................85

CHAPITRE II LES SECRETS D’ISIS-LODGE.......................... 91

CHAPITRE III LE CERCUEIL DE PLATINE......................... 108

Quatrième épisodeLES FANTÔMES DU CINÉMA ........... 126

CHAPITRE PREMIER L’INCENDIE DES ABATTOIRS........ 127

CHAPITRE II AUTRE APPARITION..................................... 136

CHAPITRE III LA VOITURE ANESTHÉSIQUE.................... 148

Cinquième épisodeLA FIN D’UN BANDIT......................... 168

CHAPITRE PREMIER UN INCIDENT DE VOYAGE ............ 169

CHAPITRE II PRIME AU DÉNONCIATEUR ........................ 179

CHAPITRE III UN COUP DE POIGNARD DANS LE CŒUR 193

Sixième épisodeDOUBLE DISPARITION .......................... 210

CHAPITRE PREMIER L’INGÉNIEUR ET LE MÉDECIN......211

CHAPITRE II LES FUMÉES ROUSSES.................................222

CHAPITRE III LE CLIENT DU DOCTEUR GODFREY......... 235

Septième épisodeHAUT LES MAINS ! ...............................252

CHAPITRE PREMIER LES AVEUGLES GUITARISTES ...... 253

CHAPITRE II L’OBSCURITÉ COMPLÈTE ............................ 267

CHAPITRE III LA LOI DE LYNCH ........................................285

Huitième épisodeLA CAVE DE BRONZE...........................295

CHAPITRE PREMIER LE PENDU ........................................296

CHAPITRE II LA CONFESSION DE MARKHAM.................306

CHAPITRE III LA CAVE DE BRONZE .................................. 318

Neuvième épisodeROSY, VOLEUSE DE CHÈQUES.......... 337

CHAPITRE PREMIER UNE SOIRÉE MOUVEMENTÉE......338

CHAPITRE II DÉSESPOIR D’AMOUR.................................. 353

CHAPITRE III AUX TRÉSORS DE LA BOHÊME .................362

CHAPITRE IV LE MARIAGE DE ROSY ................................ 376

Dixième épisodeLES SIGNAUX MYSTÉRIEUX ............... 382

CHAPITRE PREMIER UNE ARRESTATION DIFFICILE ....383

CHAPITRE II DADD EN PRISON ......................................... 401

CHAPITRE III UNE CLEF QUI N’OUVRE PAS ....................420

À propos de cette édition électronique .................................426

– 3 –

Premier épisode

LE SECRET DE WANG-TAÏ

– 4 –

CHAPITRE PREMIER

LA SEÑORA OVANDO

Fiévreusement, presque brutalement, une jeune femme en

deuil se frayait un passage à travers la cohue bigarrée de ce cu-

rieux quartier de San Francisco qu’on appelle le Faubourg

d’Orient.

Les yeux brillants de fièvre, la face crispée par l’expression

d’un désespoir immense, elle allait droit devant elle, sans un

regard pour cette foule tourbillonnante où dominaient les Chi-

nois et les indigènes des archipels océaniens, aux parures de

coquillages, aux vêtements éclatants et bizarres.

Arrivée enfin dans une rue presque déserte, la jeune femme

ralentit le pas, secoua d’un geste rapide la poussière qui s’était

attachée au bas de sa jupe, remit un peu d’ordre dans les

boucles de sa chevelure d’un noir profond, et tamponna d’un

petit mouchoir de soie ses yeux rougis par des larmes récentes.

Elle s’était arrêtée, comme hésitante, en face d’une spa-

cieuse maison à trois étages, entièrement constituée – comme

beaucoup d’édifices bâtis après le dernier tremblement de terre,

– par des poutres d’acier et des briques.

– Pourvu, murmura-t-elle, le cœur serré, qu’on ne me de-

mande pas trop cher…

Elle ajouta en soupirant :

– Et que cela serve à quelque chose !…

– 5 –

Avec une brusque décision, elle ouvrit la grille qui donnait

accès dans une avant-cour ornée de géraniums et de jasmins des

Florides, et sonna à une porte dans laquelle était encastrée une

plaque de nickel, avec cette inscription en gros caractères :

JOHN JARVIS

Private detective

Elle fut introduite par un noir dans un salon d’attente sévè-

rement meublé de chêne et dont les fenêtres donnaient sur un

vaste jardin.

Une sorte de géant blond, à la physionomie souriante, aux

yeux bleus pleins de candeur, vint à la rencontre de la jeune

femme et lui indiqua un siège.

Il parut vivement frappé de l’expression douloureuse qui se

reflétait sur le visage de la visiteuse, et aussi, de la beauté de

celle-ci. Ses traits brunis par le soleil, offraient une régularité

parfaite ; ses mains tigrées de hâle étaient d’un modelé délicat

et le méchant costume de confection dont elle était vêtue accu-

sait des formes élancées, une taille mince et ronde, des hanches

harmonieuses et larges, toute la plastique splendide des femmes

de sang espagnol, si nombreuses en Californie.

De son côté, la visiteuse ne s’était nullement représenté un

détective de cette mine débonnaire et joviale.

Il y eut quelques minutes d’un silence embarrassé.

– Vous êtes Mr John Jarvis ? demanda-t-elle enfin.

– Non, señora, simplement son secrétaire et parfois son

collaborateur, mais puis-je savoir ce qui vous amène ?

– 6 –

– Je suis au désespoir !… balbutia-t-elle avec accablement.

Il y a huit jours, mon mari était vivant, nous étions presque

riches, maintenant je suis veuve, et nous sommes ruinés ! Ma

petite Lolita qui va sur ses neuf ans, sera sans pain et sans

asile…

Elle fondit en larmes, incapable d’en dire davantage. Le se-

crétaire du détective paraissait presque aussi ému que sa

cliente.

– Ne vous désolez pas, dit-il affectueusement, si quelqu’un

peut apporter remède à votre situation, c’est bien M. Jarvis.

Il ajouta, dans un élan de réelle admiration :

– Je ne crois pas qu’il y ait un homme plus habile dans

l’univers entier !

– Il veut sans doute des honoraires très élevés ? demanda-

t-elle anxieusement.

– Soyez sans inquiétude à cet égard, M. Jarvis n’est pas un

détective ordinaire ; il ne réclame d’argent qu’en cas de succès,

et ses prétentions sont toujours proportionnées à la fortune de

ses clients, mais vous allez lui parler immédiatement. Vous ver-

rez que du premier coup, il vous inspirera confiance… Qui dois-

je lui annoncer ?

– La señora Pepita Ovando, la veuve Ovando, hélas ! fit-elle

avec une tristesse poignante.

Au moment où elle se levait pour passer dans la pièce voi-

sine, à la suite du secrétaire, elle entendit le bruit sec d’un déclic

et aperçut dans la muraille en face d’elle une ouverture ronde,

cerclée de métal, qui ne s’y trouvait pas l’instant d’auparavant.

– 7 –

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle avec méfiance.

– Ne craignez rien : M. Jarvis, par mesure de prudence, a

l’habitude de faire photographier toutes les personnes qui pénè-

trent dans son salon d’attente. C’est sur son conseil, que la Cen-

tral Bank en fait autant, pour tous ceux qui viennent toucher un

chèque de quelque importance à ses guichets. Cette simple pré-

caution a déjà donné les meilleurs résultats.

Un peu inquiète, la señora Ovando pénétra dans une im-

mense pièce qui ressemblait beaucoup plus au laboratoire d’un

savant qu’au cabinet d’un homme d’affaires. De hautes biblio-

thèques voisinaient avec des armoires de produits chimiques,

des appareils pour la télégraphie sans fil et les rayons X, un gros

microscope, et jusqu’à une petite forge mue par l’électricité.

Dans un coin se dressait un grand miroir dont le cadre de porce-

laine était hérissé de fils de cuivre qui allaient se perdre dans la

muraille.

Ce bizarre décor impressionna vivement la señora ; à la vue

de ces machines dont l’usage lui était inconnu, une étrange ap-

préhension s’emparait d’elle. Elle regrettait presque d’être ve-

nue. Elle eut un instant l’impression de sentir planer sur elle de

mystérieux dangers.

Ce ne fut qu’à force de bonnes paroles que M. Jarvis par-

vint à la rassurer.

Le détective, qui paraissait posséder à un degré extraordi-

naire le don de la persuasion, était un jeune homme de haute

taille, à la physionomie pleine de mélancolie et de douceur. Le

front élevé, couronné de cheveux bruns, les yeux noirs, pleins de

franchise, le menton énergique et la mâchoire un peu carrée des

anglo-saxons, il inspirait confiance à première vue.

– 8 –

La señora Ovando fut étonnée de trouver en lui une cour-

toisie raffinée, une élégance native de manières qui ne pou-

vaient appartenir à un vulgaire policier. Mais en dépit de cette

exquise politesse, de cette douceur apparente, elle remarqua

qu’il savait, sans élever la voix, donner à ses phrases un ton de

commandement qui n’admettait pas de réplique.

– Señora, dit-il, après avoir fait asseoir la jeune femme en

face de lui, je vous écoute avec la plus grande attention. Pour

que je puisse vous être utile, il est nécessaire que je connaisse

les faits dans le plus minutieux détail.

– Ce ne sera ni long, ni compliqué, répondit-elle. Je me

suis mariée, il y a dix ans et jusqu’à la catastrophe qui vient de

me frapper, nous avions été parfaitement heureux. Avant de

m’épouser, mon mari avait amassé une petite fortune en travail-

lant au Mexique, dans les mines d’or.

« Avec une partie de son argent il acheta un grand terrain,

à six milles de Frisco, et fit construire la petite ferme que nous

habitons et qu’on appelle laFazenda des Orangers, malheureu-

sement, tout cela n’est pas entièrement payé.

– Et c’est sans doute, interrompit le détective, la somme

que vous destiniez à parfaire ce paiement qui vous a été déro-

bée ?

– Hélas oui, trois mille dollars, exactement. Mais si ce

n’était que cela ! Mon mari avait rapporté du Mexique une

pierre de grande valeur, un diamant rouge, rouge comme un

rubis.

– Ce sont les plus rares ; un diamant pareil, s’il est sans dé-

faut et d’une certaine grosseur, possède une valeur énorme.

Comment votre mari ne songea-t-il pas à le vendre pour se faire

de l’argent comptant ?

– 9 –

– Il avait ses idées là-dessus. Il prétendait qu’avec le temps,

le prix d’une pareille pierre ne pourrait qu’augmenter. Il faut

vous dire que le diamant est gros comme un petit œuf de pigeon

et d’une eau irréprochable. Ce sera la dot de notre Lolita, répé-

tait-il souvent…

La señora s’interrompit, ses yeux étaient baignés de

larmes.

– Du courage, lui dit affectueusement M. Jarvis ; je sais

combien un tel récit doit vous être pénible.

– L’argent et le diamant, reprit-elle avec effort, étaient en-

fermés dans un petit coffre-fort d’acier scellé dans le mur de la

chambre à coucher et que nous restions parfois des semaines

sans ouvrir, quand mardi dernier – il y a exactement quatre

jours – nous trouvâmes notre trésor disparu.

– Il n’y avait pas eu d’effraction ? demanda le détective.

– Aucune, même tout était en ordre, dans le coffre, seule-

ment le diamant et les trois billets de mille dollars s’étaient en-

volés… Mon mari était consterné ; après avoir fait inutilement

les recherches les plus exactes, il porta plainte au coroner du

district qui ne fut pas plus habile que nous à découvrir un indice

quelconque.

– Vous ne soupçonnez personne ?

– Personne ; le pays, de ce côté, est tranquille. Nous con-

naissons tous nos voisins, et, d’ailleurs, ils ne nous font visite

que très rarement. Nous n’avons pour tout domestique qu’un

Chinois, Wang-Taï, un homme de confiance, employé à la fa-

zenda depuis quatre ans et qui m’est tout dévoué.

– 10 –

– A-t-il été interrogé ?

– Oui, et on l’a même scrupuleusement fouillé ; sur sa de-

mande on a examiné avec le plus grand soin, la chambre qu’il

occupe, à côté de l’écurie. Je répondrais de Wang-Taï comme de

moi-même. D’ailleurs, il n’est jamais à la maison, il travaille

toute la journée dans la plantation et il a en nous une telle con-

fiance que, la plupart du temps, c’est moi qu’il charge d’expédier

dans son pays par la poste les petites sommes qu’il arrive à

mettre de côté.

La señora Ovando s’était arrêtée sous le coup d’une intense

lassitude plus morale encore que physique. Visiblement ce récit

de ses malheurs lui était un torturant supplice. Ce gentleman si

correct, aux mains si blanches, aux ongles polis comme des

agates, en saurait-il plus que le coroner ? Au fond, elle ne le

croyait pas, mais il fallait qu’elle allât jusqu’au bout de son dou-

loureux récit. N’était-elle pas venue pour cela ?

Les sourcils froncés, le regard vague, John Jarvis réfléchis-

sait avec une intensité, une concentration de sa pensée qui à des

regards inattentifs, eût pu passer pour la rêverie d’un homme

distrait.

Dans le silence, on perçut le grincement léger d’un stylo-

graphe courant sur le papier ; dans un coin, le géant blond pre-

nait des notes.

– Qu’importerait ce vol, sans la mort du pauvre Leonzio, de

mon cher époux mille fois aimé ! reprit tout à coup la jeune

femme d’une voix rauque, les mains jointes, dans un geste de

désespoir.

– On l’a tué ? fit le détective à demi-voix.

– 11 –

– Non, répliqua-t-elle, pas cela. Un accident, une fatalité !

Aussi, j’avais été trop heureuse, le Malheur nous guettait ! Il

fallait que cela se produisît. Hier matin, il descendit de très

bonne heure, comme de coutume pour faire le tour de la planta-

tion ; c’était par là qu’il commençait sa journée…

« Une heure après, je le retrouvais mort dans l’écurie sur la

litière de paille de maïs, à côté du cheval qui d’un coup de pied

lui avait ouvert le crâne…

Le détective était puissamment intéressé par l’exposé de la

malheureuse veuve, si poignant dans sa simplicité.

– C’est un cheval vicieux ? interrogea-t-il.

– Aucunement, Nero est la bête la plus douce qui soit. Je

n’ai pas compris… il y a dans cette série de catastrophes quelque

chose de mystérieux et de vraiment diabolique !

« Dans le premier moment, j’étais si désolée, si furieuse,

que je voulais abattre moi-même le cheval assassin, c’est le co-

roner qui m’en a empêchée.

– Il a bien fait, dit gravement John Jarvis, et naturellement

il a conclu à un simple accident ?

– Il lui eût été difficile de faire autrement, les pieds de Nero

étaient encore barbouillés de sang. Malgré tout, ce qui s’est pas-

sé reste inexplicable pour moi.

« Il me reste à vous dire que le propriétaire auquel nous

devons encore trois mille dollars, ne serait pas fâché de re-

prendre son terrain avec les plantations qui nous ont coûté tant

de peine et tant d’argent. Si je ne paye pas à l’échéance, il fera

un procès et comment veut-on que je paye, je ne possède plus

rien !…

– 12 –

– Il faut que vous ayez une aveugle confiance en moi, dé-

clara John Jarvis avec autorité, j’arriverai à retrouver vos vo-

leurs.

– Oh ! si vous pouviez dire vrai, balbutia-t-elle en tournant

vers lui ses beaux yeux chargés de muettes supplications.

– Je vous répète qu’il faut me faire confiance, dit-il en dis-

simulant la profonde émotion qu’il ressentait ; et d’abord j’ai

encore des questions à vous poser. Quand vous vous êtes aper-

çus du vol, pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre, avez-vous eu

l’idée d’ouvrir le coffre-fort ?

– C’est vrai, il y a une chose que j’ai oublié de vous dire…

D’ordinaire, nous nous levions dès l’aube mon mari et moi, ce

jour-là nous ne nous sommes réveillés qu’à dix heures passées

et ma petite Lolita, dont le lit est dans notre chambre, a dormi

d’un sommeil de plomb jusqu’à midi ; une fois habillée, elle s’est

plainte d’un violent mal de tête, elle prétendait que

l’atmosphère de la chambre était imprégnée d’une « drôle

d’odeur de pharmacie ».

– Vous n’avez donc pas senti cette odeur ? demanda le dé-

tective avec surprise.

– Si, mais nous l’avons expliquée tout naturellement. Je

vous ai peut-être dit qu’à la fazenda, nous ne cultivons que des

orangers et des citronniers, et précisément la veille nous avions

emmagasiné une grande quantité de fruits, dans une resserre

qui communique avec notre chambre. Réunies en grand nombre

les oranges, vous le savez, dégagent un violent parfum d’éther.

C’est à ces émanations que nous avons attribué notre sommeil

prolongé et l’odeur de pharmacie dont s’est plainte Lolita.

– 13 –

– C’est possible, après tout, murmura le détective devenu

pensif, l’écorce des oranges contient une certaine quantité d’un

éther spécial… Et pourtant !… Si cette explication était la bonne,

le même fait aurait dû se produire chaque fois que la resserre

était pleine de fruits.

– Le fait ne s’est produit pourtant que cette seule et unique

fois, avoua la jeune femme. Un autre détail que j’avais oublié : la

fenêtre de la chambre que j’avais fermée la veille à cause de la

fraîcheur de la nuit, était entrouverte quand nous nous sommes

réveillés.

– Le vent a pu l’ouvrir si elle était mal fermée.

– C’est ce que nous avons pensé, sur le moment, nous n’y

avons attaché aucune importance.

– Bon, mais vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous

avez ouvert le coffre-fort.

– C’est moi qui en eus l’idée. En me levant, j’avais comme

le pressentiment d’une catastrophe. Je m’étais éveillée la tête

lourde, après une nuit de cauchemars. Sans savoir pourquoi,

j’avais le cœur serré par l’angoisse. On eût dit que je sentais ve-

nir le malheur qui planait sur notre maison. Tu vois, dis-je à

mon mari, la fenêtre est ouverte, regarde comme il serait facile

de nous voler. Il voulut me rassurer, me montra le trousseau de

clefs qu’il plaçait chaque soir sous son chevet, à côté de son

browning, et, pour me tranquilliser tout à fait, il finit par ouvrir

le coffre-fort. C’est alors que nous constatâmes le vol.

John Jarvis s’était levé brusquement.

– Je vais me rendre immédiatement avec vous à la fazenda,

déclara-t-il, quel malheur que vous ne soyez pas venue me trou-

– 14 –

ver plus tôt ! Un dernier renseignement : quand a lieu

l’inhumation de votre mari ?

– Demain matin.

– Cela suffit. Je vous emmène dans mon auto. Je vous re-

commande surtout quand nous serons là-bas, de ne pas dire qui

je suis. Racontez, si vous voulez, que je suis venu pour acheter la

propriété. Mon secrétaire et ami, Monsieur Floridor Quesnel,

sur la discrétion et le dévouement duquel je puis entièrement

compter, nous accompagnera.

Le géant blond auquel ce compliment était adressé quitta le

bureau sur lequel il venait de sténographier toute cette conver-

sation.

– Je puis peut-être fournir un renseignement intéressant,

dit-il. Ce matin, de très bonne heure, un peu après l’ouverture

des portes, j’étais à la Central Bank. Les bureaux étaient à peu

près déserts. Un Chinois est venu toucher à la caisse un chèque

assez important. Le fait m’a d’autant plus frappé qu’il est très

rare que les Chinois s’adressent à la banque. Ils préfèrent con-

fier leur argent à l’administration des Postes, ou aux changeurs

usuriers du faubourg d’Orient.

– Il me paraît impossible que ce soit Wang-Taï, affirma la

jeune femme.

– C’est ce que nous allons vérifier immédiatement. En sor-

tant d’ici, nous passerons par la banque.

L’instant d’après, le détective et sa cliente prenaient place

dans une luxueuse Rolls Royce de cent cinquante chevaux. Flo-

ridor s’était assis au volant et pilotait la voiture avec une dexté-

rité merveilleuse à travers les rues encombrées.

– 15 –

L’auto stoppa devant la majestueuse façade de la Central

Bank. John Jarvis descendit. Il revint quelques minutes plus

tard, la mine dépitée.

– Rien à faire de ce côté, expliqua-t-il, il est venu ce matin

un Chinois toucher un chèque de 2500 dollars, mais il se

nomme Ping-Fao. On a bien voulu me confier sa photographie

que, suivant l’usage de la maison, on a prise, sans qu’il s’en

aperçût, pendant qu’il attendait à la caisse. La voici.

– Ce n’est pas Wang-Taï, fit la señora Ovando, en secouant

la tête ; d’ailleurs, il n’a pas quitté la plantation. Je vous le ré-

pète, c’est le dernier que je soupçonnerais.

John Jarvis remit silencieusement la photographie dans

son porte-cartes et se replongea dans ses réflexions. L’auto avait

traversé à toute allure les faubourgs déserts et filait maintenant

en quatrième vitesse sur une large route bordée de ces cultures

d’arbres fruitiers : orangers, abricotiers, pêchers, qui font de

certaines régions de la Californie un véritable paradis terrestre.

Partout les branches pliaient sous le poids des fruits,

l’atmosphère lourde du parfum des orangers et des citronniers

en fleurs, était d’une douceur accablante.

Il y avait dix minutes que l’auto roulait à cette vitesse verti-

gineuse, lorsque Floridor tira de sa poche un numéro duSan

Franscico Evening Newsqu’il tendit par-dessus son épaule à

John Jarvis, en disant :

– Voici qui vous concerne, l’entrefilet est souligné.

Jarvis eut un geste mécontent en lisant en petites capitales,

au-dessous d’un portrait d’homme, le titre suivant :

LE MYSTÉRIEUX TODD MARVEL

– 16 –

Le Détective milliardaire disparu depuis six mois

NOTRE ENQUÊTE

Mais tout de suite son visage se rasséréna.

– Heureusement, cria-t-il à Floridor, qu’ils n’ont pas la

bonne photo. Cela peut durer longtemps.

Voici ce que contenait l’entrefilet souligné de crayon bleu

que John Jarvis lut avec la plus grande attention.

On est toujours sans nouvelles de l’honorable Todd Mar-

vel, un des milliardaires les plus distingués de la société des

Cinq Cents, propriétaire de plusieurs puits à pétrole en Penn-

sylvanie et d’immenses gisements de chrome et d’iridium, ré-

cemment découverts au Guatemala.

D’un caractère très original–on peut même dire tout à

fait excentrique–M. Todd Marvel qui est doué d’une puissance

de logique extraordinaire, s’est pris de passion pour le métier

de détective. Un beau matin il a quitté son palais de la cin-

quième avenue à New York et l’on a été quelque temps sans

savoir ce qu’il était devenu. Trois semaines après, affublé d’un

pseudonyme, il faisait arrêter à Chicago les auteurs du vol d’un

million de dollars. Le retentissement de cette affaire fut

énorme.

Le détective milliardaire fuit la popularité. Son identité

une fois découverte, il a quitté brusquement Chicago et depuis

on est sans nouvelles de lui. Les uns le croient partis pour

l’Amérique du Sud, les autres pour l’Europe.

L’immense fortune de M. Todd Marvel ne souffre d’ailleurs

aucunement des fantaisies de son propriétaire. Gérée par des

fondés de pouvoir d’une scrupuleuse probité–largement rétri-

– 17 –

bués d’ailleurs–elle va sans cesse en augmentant. Ajoutons

que toutes les décisions de quelque importance sont prises par

lui, et son habileté, dans les tractations les plus délicates est

proverbiale dans le monde des affaires.

Dans le clan des milliardaires, c’est actuellement l’homme

à la mode, le héros du jour. Il a refusé la main des plus opu-

lentes héritières américaines, comme il a refusé les plus flat-

teuses propositions d’association des « trusters » les plus en

vue. L’engouement pour sa personne atteignait récemment un

tel degré que nombre des héritiers des rois de l’or, du pétrole,

de l’acier ou de la viande, regardaient comme le nec plus ultra

du chic et comme le comble du sport, l’exercice du métier de

policier.

Il est très difficile de se procurer un renseignement quel-

conque sur cet étrange milliardaire. Très généreux, très loyal,

il a su mettre entre sa personne et la curiosité publique un

rempart de serviteurs dévoués qu’aucun argument ne peut dé-

cider à rompre le silence. Dans le monde des Cinq Cents on ob-

serve également à son endroit un mutisme rigoureux. Ce n’est

qu’à grand-peine que nous avons pu obtenir d’un de ses amis la

photographie que nous publions.

Dans l’intention d’être agréable à nos lecteurs que pas-

sionne l’énigmatique personnage, nous avons pu mettre à jour

un point important jusqu’ici complètement négligé par ses ré-

cents biographes.Il y a une vingtaine d’années, le père de

M. Todd Marvel fut assassiné dans des circonstances demeurées

obscures et la moitié de son énorme fortune disparut sans lais-

ser de traces, en même temps que son assassin.C’est dans ces

faits maintenant oubliés, mais qui, à l’époque, firent grand

bruit, qu’il faut peut-être chercher l’explication de l’étrange

manie policière de l’élégant gentleman. Cette manie, désor-

mais, ne paraîtra plus aussi excentrique à nos lecteurs. Qu’il

s’agisse de venger son père ou de récupérer une fortune volée,

– 18 –

ce n’est certainement pas pour l’amour de l’art, que M. Todd

Marvel s’est improvisé détective.

À bientôt de plus complets renseignements.

John Jarvis froissa le journal avec colère et le fourra dans

la poche de son cache-poussière. Puis il haussa les épaules et sa

physionomie reprit sa placidité habituelle. L’auto venait de

s’engager dans une allée d’eucalyptus qui aboutissait à la pro-

priété de la señora Ovando.

– 19 –

CHAPITRE II

LA FAZENDA DES ORANGERS

Nichée frileusement au creux d’un vallon que traversait un

ruisseau d’eau vive, abritée par de hauts platanes, la fazenda

avec sa toiture de tuiles rouges et ses murs blanchis à la chaux,

émergeait d’un véritable bois de citronniers et d’orangers, char-

gés de fleurs et de fruits. Dans un lointain vaporeux, la ligne

violette des montagnes s’abaissait jusqu’à la mer où la houle

balançait les navires en rade. On devinait la ville située en

contre-bas, au dôme de fumées noires ou rousses qui planait au-

dessus d’elle et où le soleil faisait palpiter comme une poussière

d’or.

Malgré la rumeur affaiblie de la ville qui se mariait à la

plainte monotone des vagues, on se fût cru en pleine solitude.

On eût dit un de ces paysages de rêve que crée, pour d’idéales

maîtresses l’imagination des poètes. On se sentait pris du désir

de ne plus quitter cet éden embaumé des plus doux et des plus

puissants parfums.

– N’avions-nous pas tout ce qu’il faut pour être heureux,

murmura la jeune femme en étouffant un sanglot.

Et, silencieusement, elle guida ses hôtes vers la fazenda.

Au détour d’un sentier, ils se trouvèrent brusquement en

présence du Chinois Wang-Taï. Le torse à peine couvert d’un

sayon de cotonnade bleue, le front en sueur, il était occupé à

défoncer une parcelle de terrain rouge et caillouteux qui sem-

– 20 –

blait n’avoir jamais été défrichée. Il se releva au passage des vi-

siteurs et les salua respectueusement.

– Rien de nouveau ? demanda machinalement la señora.

Le Chinois fit de la tête un signe négatif et se remit au tra-

vail. Comme l’effigie des vieilles pièces de monnaie usées par le

frottement Wang-Taï offrait une physionomie sans expression,

comme effacée par la misère et l’abrutissement. Le regard était

sans reflet, les lèvres décolorées et molles, la peau d’un jaune

sale, collée aux pommettes.

– Il est quelconque, absolument insignifiant, dit Floridor,

quand ils eurent fait quelques pas.

– Je n’en sais rien, répliqua le détective songeur, les indivi-

dus de cette espèce accumulent parfois, dans le silence et la soli-

tude, de formidables réserves de ruse, d’énergie et – ce qui te

surprendra – d’intelligence.

– Désirez-vous interroger Wang-Taï ? demanda la veuve.

– Non, du moins pas maintenant. Il faut qu’avant tout je

visite soigneusement l’écurie, la chambre à coucher et, si pé-

nible que soit pour vous une pareille demande, que j’examine de

près la blessure qui a causé la mort de votre mari.

– Venez, dit-elle stoïquement.

Dans la chambre étroite et nue, aux murs blanchis à la

chaux, le cadavre, simplement vêtu d’une chemise blanche, gi-

sait sur le lit, un crucifix de cuivre placé sur la poitrine. Les vo-

lets étaient fermés. À la lueur de deux bougies placées au chevet

du mort, à côté d’une assiette creuse pleine d’eau bénite, la pe-

tite Lolita, le visage pâli et comme émacié par le chagrin, lisait

un livre de prières. Sa mère lui fit signe de se retirer ; elle de-

– 21 –

meura elle-même dans un angle de la pièce, pendant que John

Jarvis et son secrétaire se livraient à leur examen.

La blessure située derrière l’oreille était affreuse, le crâne

avait été défoncé et le contour du fer à cheval y était profondé-

ment imprimé, encore souligné par le sang qui avait séché dans

la plaie. Le détective mesura soigneusement cette empreinte

avec une petite règle graduée.

John Jarvis ne semblait plus le même, sa physionomie

avait revêtu une expression d’autorité et de domination, ses

gestes étaient nerveux et saccadés ; de temps en temps d’un mot

bref ou d’un signe il donnait à Floridor un ordre que celui-ci

exécutait en silence.

Tout à coup, les deux hommes, sans plus se préoccuper de

la señora que si elle n’existait pas, descendirent au rez-de-

chaussée et pénétrèrent dans l’écurie où Nero, oublié, hennis-

sait tristement devant sa mangeoire vide.

Sur un signe de John Jarvis, Floridor donna quelques poi-

gnées de foin à l’animal, lui caressa l’encolure et finalement lui

souleva l’une après l’autre les deux jambes de derrière pour

prendre mesure de ses fers. Nero s’était laissé faire avec une

docilité exemplaire.

Le détective furetait dans tous les coins, examinant lon-

guement les uns après les autres tous les objets qui se trouvaient

dans l’écurie. Au grand étonnement de la señora Ovando qui

assistait à cette scène sans rien y comprendre, il s’accroupit près

d’un tas de balayures, les tria et en mit de côté une certaine

quantité dans un morceau de papier, puis il plongea ses mains

jusqu’au fond d’un baril plein d’avoine, ramassa à terre trois

clous tordus qu’il mit soigneusement dans sa poche. Enfin, à

l’aide d’une forte loupe, il étudia successivement une hache, une

– 22 –

scie, un marteau, un gros maillet de bois destiné à enfoncer les

pieux et d’autres outils déposés là pêle-mêle.

Il continua longtemps ce manège, retournant dix fois les

mêmes objets comme s’il eût cherché quelque chose qu’il ne

trouvait pas.

Au comble de la surprise, la señora ouvrait la bouche pour

demander ce que tout cela signifiait. Floridor lui fit signe de se

taire.

– Ne le dérangez pas, lui dit-il à l’oreille, je crois deviner

qu’il a trouvé une piste sérieuse.

Le détective venait de passer dans le cabinet où couchait

Wang-Taï et qui était adjacent à l’écurie. Dans ce misérable ré-

duit, il n’y avait qu’un monceau de paille de maïs qui servait de

lit au Chinois, une cruche de terre et de vieilles sandales de

paille tressées. L’odeur nauséabonde de l’opium flottait dans

l’air et, sur une planche, John Jarvis découvrit la petite lampe et

la pipe à champignon indispensables aux fumeurs. À côté, il y

avait un paquet renfermant des vêtements de rechange et

quelques chemises.

À la stupeur croissante de la veuve, John Jarvis prit les

sandales et les enveloppa dans un journal pour les emporter.

Brusquement, il remonta dans la chambre mortuaire,

s’assit à une table et étala dessus avec précaution les détritus

retirés par lui des balayures et qui paraissaient de minces ro-

gnures de papier rouge. Il déployait avec mille précautions cha-

cun des minuscules fragments, de la pointe de son canif, puis il

les rapprochait, comme s’il eût voulu reconstituer le lambeau

primitif.

– 23 –

Ce travail minutieux l’absorba pendant une grande demi-

heure.

Frémissante d’impatience, la veuve allait et venait par la

chambre, jetant de temps à autre un regard de désolation sur le

cadavre de son mari.

– Señora, dit tout à coup John Jarvis, dont la voix était

empreinte d’une mystérieuse solennité, ma visite n’aura pas été

inutile, mais il me reste encore une question à vous poser. Ne

m’avez-vous pas dit que Wang-Taï vous confiait ses économies ?

– Oui, balbutia-t-elle, nous avons eu longtemps à lui une

centaine de dollars ; ils étaient déposés dans le coffre-fort avec

notre argent à nous. Il les a redemandés.

– Était-il présent quand vous avez ouvert le coffre pour les

lui rendre ?

– Certainement, il n’y avait aucun inconvénient à cela

puisqu’il ne connaissait pas le mot, grâce auquel la porte

s’ouvre.

– C’est tout ce que je voulais savoir. Je tiens maintenant

l’anneau qui manquait à la chaîne de mes raisonnements. Ah !

j’oubliais… Avez-vous quelquefois acheté des médicaments chez

Ramlott, le druggist de Montgomery Street ?

– Jamais ! Nous n’achetions pour ainsi dire pas de produits

pharmaceutiques.

– Je l’aurais parié. Maintenant je suis sûr de mon fait.

– Señora, ajouta-t-il avec une gravité impressionnante, la

main étendue au-dessus du cadavre d’Ovando, j’en fais le ser-

ment, solennel sur le corps de l’innocente victime, votre mari a

– 24 –

été assassiné par le même bandit qui a volé le diamant rouge, et

ce bandit, c’est Wang-Taï !

– Cela se peut-il !… murmura la veuve avec un frisson

d’horreur.

– Vous allez en être convaincue comme moi dans un ins-

tant. Cela est aussi évident que la clarté du soleil. Tantôt votre

exposé des faits me donna beaucoup à réfléchir ; il me parut

presque impossible que la mort de votre mari, survenant

presque aussitôt après le vol, fût due à un simple accident.

– Pourtant, l’enquête du coroner…

– N’a pas été faite sérieusement. En examinant la blessure,

j’ai tout de suite constaté qu’elle ne pouvait pas, malgré les ap-

parences, avoir été causée par un coup de pied de cheval. Il y a

sur le crâne plusieurs traces de fer enchevêtrées,parce que

l’assassin a redoublé ses coups, ce qu’un cheval n’eût pu faire.

Un cheval qui lance une ruade ne frappe qu’avec l’extrémité ai-

guë du sabot. Ici toute la surface du fer est nettement dessinée.

« Je mesurai le diamètre de la blessure, puis les fers de Ne-

ro ; les dimensions ne correspondaient pas, je ne m’étais donc

pas trompé. D’ailleurs l’animal est très doux, il m’a paru tout à

fait incapable de lancer une ruade.

– C’est pourtant vrai que Nero est doux comme un agneau.

Alors vous croyez que ce n’est pas lui ?

– Je vous ai dit que c’était Wang-Taï… J’aurais été bien en

peine de deviner comment l’assassin s’y était pris pour com-

mettre son crime, quand en examinant les outils, je me suis

aperçu que le lourd maillet de bois qui sert à enfoncer les pieux

était percé de trois trous disposés en triangle ; peu après j’ai

ramassé trois clous qui s’adaptaient exactement dans ces trous.

– 25 –

L’assassin avait eu l’idée infernalede clouer un fer à chevalsur

le maillet dont il s’est servi pour assommer sa victime. Compre-

nez-vous maintenant ?

– Sainte Vierge ! peut-il exister de pareils coquins, s’écria

la veuve avec épouvante.

– Il ne m’est plus resté aucun doute après avoir comparé le

diamètre de la blessure avec celui de l’espace compris entre les

trous. Je n’ai pas retrouvé le fer à cheval que l’assassin a fait

disparaître, croyant ainsi avoir détruit tout vestige de son crime.

Il a aussi lavé avec grand soin le maillet qui devait porter des

traces de sang.

Le détective montra alors les rognures de papier rouge

trouvées par lui dans les balayures.

– À leur couleur caractéristique, reprit-il, j’ai tout de suite

reconnu que ces minuscules fragments provenaient d’une de ces

étiquettes que les pharmaciens collent sur les flacons renfer-

mant des produits toxiques. La forme des fragments m’a révélé

que l’étiquette avait été grattée. De là à supposer que Wang-Taï

avait acheté un anesthésique pour vous réduire à l’impuissance

pendant la nuit du vol, il n’y avait qu’un pas. Il me sera

d’ailleurs bien facile de savoir si un Chinois n’est pas venu de-

mander du chloroforme au druggist Ramlott, quelques jours

avant le vol, c’est-à-dire après que Wang-Taï vous eut redeman-

dé ses économies.

La señora Ovando demeurait silencieuse et regardait le dé-

tective avec une admiration où se mêlait une secrète terreur.

– Voici selon moi, continua-t-il, comment les choses se

sont passées : très habilement, Wang-Taï a choisi pour faire son

coup, une nuit où la resserre était pleine de fruits. Il n’ignorait

pas que le puissant parfum d’éther des oranges a une certaine

– 26 –

analogie avec l’odeur du chloroforme. La petite Lolita seule était

dans le vrai en se plaignant d’une odeur de pharmacie, odeur

qui devait pourtant être très atténuée, puisque l’assassin avait

pris soin, le vol une fois commis, d’ouvrir la fenêtre pour renou-

veler l’atmosphère de la chambre.

– Vous ne me dites toujours pas, objecta la veuve, com-

ment il a pu ouvrir le coffre-fort.

– Quand le système n’est pas plus compliqué que celui-ci,

ce n’est pas difficile, c’est une question de doigté et d’oreille. Les

voleurs – et surtout les voleurs chinois – n’ont pas besoin

d’outils pour cela. Voyez plutôt.

John Jarvis s’était approché du coffre-fort et il en manœu-

vrait les boutons, tantôt avec une savante lenteur, tantôt avec

une grande rapidité l’oreille tendue aux bruits imperceptibles

qui se produisaient dans l’intérieur du mécanisme.

– Tenez, dit-il, voilà qui est fait.

– Ne vous l’avais-je pas dit, s’écria orgueilleusement Flori-

dor. Je le répète, il n’y a pas dans tout l’univers, d’homme plus

habile que John Jarvis.

La señora Ovando demeurait béante de surprise en consi-

dérant la porte d’acier maintenant ouverte toute grande.

– Ce que je ne comprends pas, par exemple, reprit le détec-

tive, après un silence, c’est que Wang-Taï n’ait pas pris la fuite

après le vol, et qu’il ait, somme toute, commis un meurtre inu-

tile. Cela ne s’expliquerait – pardonnez-moi señora, de faire une

pareille supposition – que si le Chinois eût été amoureux de

vous.

– 27 –

– C’est ce que prétendait mon pauvre mari, balbutia la

veuve dont les joues s’empourprèrent. Combien de fois m’a-t-il

dit en riant : « Tu vois, si je venais à mourir, tu aurais un époux

tout trouvé, le mandarin Wang-Taï ! » De fait il était aux petits

soins pour moi, ses prévenances, ses attentions étaient un éter-

nel sujet de plaisanterie entre nous. Il m’était dévoué comme un

bon chien. C’est peut-être pour cela qu’il ne me serait pas venu à

l’idée qu’il pût être coupable. Sauf l’habitude qu’il avait de

s’enfermer chaque dimanche pour fumer l’opium, c’était un ser-

viteur parfait.

– On rencontre beaucoup de criminels, expliqua Floridor,

parmi ceux qui s’adonnent à cette drogue. Chez eux, à des pé-

riodes de dépression et d’abrutissement, succèdent des phases

de lucidité suraiguë, au cours desquelles ils élaborent les plus

machiavéliques combinaisons…

– Priez la petite Lolita d’aller chercher Wang-Taï, inter-

rompit le détective. Il faut que le coquin fasse des aveux et dise

où il a caché le diamant et l’argent. Il doit être d’autant moins

sur ses gardes que nous ne lui avons encore posé aucune ques-

tion.

L’enfant revint tout essoufflée, au bout d’un long quart

d’heure. Le Chinois demeurait introuvable.

– Je m’en voudrai toute ma vie de cette maladresse, s’écria

Jarvis avec dépit, Wang-Taï a dû nous espionner, à l’abri de

quelque massif. J’aurais dû charger Floridor de le surveiller.

– Où le retrouver ? balbutia la veuve avec accablement.

– Ne vous désolez pas. Je fais de la capture de ce bandit

une affaire personnelle. Il faut d’abord voir s’il s’est réellement

enfui.

– 28 –

Le détective courut à la cahute du Chinois : d’un coup d’œil

il constata que le paquet de vêtements et la pipe avaient dispa-

ru ; mais une autre surprise l’attendait. En traversant l’écurie, il

s’aperçut qu’on avait éventré d’un coup de couteau le collier de

cuir que portait Nero ; la bourre sortait par l’ouverture béante.

– C’est là, sans doute, s’écria-t-il, que Wang-Taï avait caché

les bank-notes, roulées et aplaties dans le sens de la longueur ; il

a repris son butin avant de s’enfuir.

– Le diamant ne se trouvait pas dans la même cachette, fit

observer Floridor, il n’y aurait pas tenu.

– Le bandit a dû gagner le chemin creux qui rejoint la

grande route de San-Francisco… dit la señora Ovando.

– Voyons d’abord où nous conduiront les traces de pas qui

partent de l’écurie.

La terre du jardin, fraîchement arrosée gardait heureuse-

ment des empreintes très nettes, mais le détective eut la sur-

prise de voir que les traces de pas prenaient une direction dia-

métralement opposée à celle qu’indiquait la señora. En les sui-

vant, il arriva au pied d’un superbe citronnier et machinalement

il ramassa un fruit encore vert à demi enfoncé dans la terre

molle. Il allait le rejeter, lorsqu’en l’examinant de plus près il

poussa un cri de surprise.

– Admirez, fit-il, l’astuce vraiment chinoise de Wang-Taï.

Sans détacher le citron de l’arbre, il a découpé une rondelle

dans l’écorce, creusé la pulpe du fruit pour donner place au

diamant. La rondelle une fois rajustée, il n’y paraissait plus. Le

moindre détail est calculé. Ainsi, il a choisi un citron vert, plus

solide sur sa branche que ceux qui arrivent à maturité et qui

pouvait rester longtemps encore sans être cueilli.

– 29 –

« Dans sa précipitation à reprendre son butin avant de fuir,

il n’a pas songé que ce fruit – que je garde précieusement –

pouvait devenir une pièce à conviction.

En partant du citronnier, les traces de pas revenaient dans

la direction indiquée par la señora et aboutissaient au chemin

creux. On suivit cette piste jusqu’à la route où elle disparaissait,

confondue avec des milliers d’autres pistes.

– Nous allons vous quitter, señora, déclara le détective, les

minutes sont précieuses, l’assassin n’a guère qu’une heure et

demie d’avance sur nous. Il s’agit de lui mettre la main au collet

avant qu’il ait eu le temps de prendre passage à bord d’un pa-

quebot.

– Reste-t-il quelque chance de retrouver l’argent volé ?

demanda la veuve avec découragement.

– Ayez bon espoir, affirma John Jarvis avec conviction. Je

connais à fond la ville chinoise et j’ai mené à bien des tâches

plus difficiles…

Les deux détectives avaient pris place dans l’auto qui dé-

marra. En se retournant, à l’extrémité de l’avenue d’eucalyptus,

John Jarvis aperçut la señora demeurée à la même place, im-

mobile et pensive. Sa silhouette mélancolique se détachait toute

noire sur le ciel rouge du couchant dont les derniers rayons ca-

ressaient d’un reflet sanglant la cime des orangers.

L’auto filait à vive allure sur la route où déjà tombait la nuit

lorsque Floridor freina brusquement. À cinquante mètres de la

voiture un groupe confus barrait le chemin qui, à cet endroit,

coupe à angle droit la voie du Transcontinental Pacific Railway.

Sous la lueur aveuglante des phares une tragique vision

jaillit des ténèbres. Cinq hommes aux longues barbes, aux vê-

– 30 –

tements terreux qui paraissaient être des travailleurs des plan-

tations, étaient occupés à fouiller les vêtements d’un cadavre

horriblement déchiqueté dont la tête, qui ne formait plus qu’une

bouillie sanglante, reposait encore sur un des rails de la voie.

– Un Chinois qui a été écrasé par le rapide, expliqua tran-

quillement un des hommes. Ce doit être un suicide. Il n’avait

plus un dollar en poche.

John Jarvis avait sauté à terre, en proie à une indicible

émotion. Il venait de reconnaître, baignant dans le sang qui

avait formé une mare autour du corps, la vieille pipe à opium et

le paquet de vêtements de Wang-Taï.

– Si ça vous intéresse, dit complaisamment l’homme, voilà

ses papiers, c’est tout ce que nous avons trouvé.

Le détective prit le portefeuille taché de sang qu’on lui ten-

dait, il renfermait un passeport chinois et un permis de séjour

en anglais au nom de Wang-Taï, ouvrier agricole au service de

Leonzio Ovando à la fazenda des Orangers. Alors qu’étaient de-

venus le diamant et les bank-notes ?

John Jarvis éprouvait une horrible déconvenue. Un des

hommes s’était-il subrepticement approprié la pierre pré-

cieuse ? ou fallait-il la rechercher dans cette boue sanglante, ou

bien…

Il fut tiré de cette perplexité par Floridor qui venait de des-

cendre de l’auto.

– Ce n’est pas là le cadavre de notre bandit ! affirma le

géant blond avec énergie. Aussi vrai que je suis Canadien !

Wang-Taï était beaucoup plus petit de taille, puis sa blouse de

cotonnade bleue était d’un ton beaucoup moins cru : d’ailleurs

nous avons un moyen bien simple d’éclaircir nos doutes.

– 31 –

Floridor alla prendre dans la voiture les sandales de paille

trouvées dans le logement du Chinois et que Jarvis avait conser-

vées.

Les sandales étaient beaucoup trop petites pour chausser

les pieds du mort.

– Tu as raison, dit le détective, ce Wang-Taï est un scélérat

encore plus rusé que nous ne le pensions. Il n’a pas hésité à as-

sassiner un de ses compatriotes, il l’a déposé sur les rails de fa-

çon à ce que le visage fût broyé, méconnaissable et il a laissé

bien en évidence les papiers et la pipe pour donner le change.

Une autre découverte d’ailleurs confirma cette hypothèse :

à la hauteur du sein gauche, le défunt portait une blessure qui

ne pouvait avoir été produite que par une balle de revolver.

Les témoins de cette scène regardaient avec stupeur ces

deux gentlemen si corrects, possesseurs d’une si luxueuse auto

et qui paraissaient prendre tant d’intérêt à la mort d’un vulgaire

Chinois.

Ils furent encore plus surpris quand le détective leur remit

cinquante dollars qu’ils se partageraient à condition de porter le

cadavre jusqu’à la station qui n’était éloignée que d’un quart de

mille.

Pendant qu’heureux de cette aubaine, ils se dispersaient

pour se mettre en quête d’une civière, John Jarvis et Floridor

remontaient en voiture et se remettaient en route. Sans attirer

l’attention le détective avait glissé dans sa poche le portefeuille

de Wang-Taï.

– 32 –

CHAPITRE III

DANS LES CRYPTES DE L’OPIUM

Minuit venait de sonner à la grande horloge électrique de la

Central-Bank lorsque John Jarvis et son dévoué secrétaire, le

Canadien français Floridor Quesnel, pénétrèrent dans le quar-

tier chinois dont les ruelles sordides éclairées de loin en loin par

des lanternes de papier exhalaient les parfums du musc, de

l’opium et du gingembre, mêlés à la révoltante puanteur

d’immondices de toute sorte.

Ils venaient de s’arrêter devant la façade à peine éclairée

d’une maison de thé, à l’enseigne de « la Tour de porcelaine »,

lorsqu’un Noir dépenaillé, surgi d’un angle sombre, remit un

papier plié en quatre au détective et disparut sans avoir pronon-

cé une parole. John Jarvis sans manifester aucune surprise de

ce message que, sans doute, il attendait, déploya le papier et lut

à la clarté de sa lampe électrique de poche : «Le cadavre du

Chinois a été reconnu par son frère et identifié. C’est celui d’un

coolie nommé Ping-Fao, qui avait touché le matin même une

somme importante. »

– C’est certainement l’homme que j’ai vu ce matin à la

banque, déclara Floridor. L’affaire s’embrouille de plus en plus !

– Il me semble, à moi, au contraire, que nous sommes bien

près d’en tenir la solution…

John Jarvis tambourina d’une certaine façon à une petite

porte, dit quelques paroles à l’oreille du boy qui vint ouvrir et

– 33 –

fut introduit dans un long couloir ténébreux, à l’extrémité du-

quel brillait une faible lumière. À la suite du boy, les deux détec-

tives descendirent un escalier d’une trentaine de marches et

traversèrent une cave encombrée de caisses et de tonneaux. Une

lourde porte roula sur ses gonds, en même temps que l’âcre

odeur de l’opium les prenait à la gorge.

Ils se trouvaient dans une vaste salle entièrement tendue

d’une étoffe rouge et dont le fond était divisé en boxes, munis de

matelas, qui permettaient aux fumeurs de s’isoler. Des lanternes

de papier bleues et vertes jetaient une clarté indécise ; elles

avaient la forme de poissons fantastiques qui semblaient nager

dans l’atmosphère épaisse et surchauffée.

Près de l’entrée, une sorte de poussah au sourire facétieux,

aux yeux fendus en tirelire, se tenait à un comptoir encombré de

pipes, de petites lampes et de boîtes de métal. Ce personnage

qui connaissait parfaitement le détective le salua d’une pro-

fonde révérence.

– Vos illustres seigneuries, dit-il avec toute l’emphase de la

politesse chinoise, désirent sans doute goûter aux incompa-

rables voluptés de l’opium. Elles ne pouvaient choisir une meil-

leure occasion : je viens précisément de recevoir des Indes une

caisse de qualité supérieure, digne de la pipe d’un mandarin.

– Nous ne sommes pas venus pour cela, vieux filou, déclara

Jarvis d’un ton bref, mais pour voir s’il n’y a pas dans ta caverne

un assassin que nous recherchons.

– Il ne vient ici que des personnes parfaitement hono-

rables, répliqua le Chinois avec une feinte indignation, la fleur

de la colonie chinoise ; ce n’est certainement pas ici que vos

nobles seigneuries trouveront le bandit qu’elles cherchent !

– C’est ce que nous allons voir.

– 34 –

Sans vouloir en entendre davantage, le détective s’était di-

rigé vers le fond de la salle, et lentement, comme s’il eût cherché

une place vide, il examinait avec attention les occupants de cha-

cun des boxes. Beaucoup, les yeux blancs, la face plombée, gi-

saient assommés par la drogue, d’autres étaient si absorbés par

le soin de préparer leurs pipes, qu’ils ne s’aperçurent même pas

de la présence de John Jarvis. Celui-ci était arrivé jusqu’au bout

de la rangée sans découvrir celui qu’il cherchait.

Il allait recommencer son examen en revenant sur ses pas,

quand un fumeur, vêtu d’un complet neuf à carreaux, coiffé d’un

chapeau mou et les yeux protégés par de vastes lunettes fumées,

se leva en titubant et se dirigea vers le comptoir en passant ha-

bilement derrière le détective.

Il cherchait visiblement à gagner la porte de sortie, mais il

renonça à son projet à la vue de Floridor qui lui barrait le pas-

sage et il revint vers le fond de la salle.

Là il se trouva face à face avec John Jarvis.

– Wang-Taï !

Et d’une formidable tape, le détective faisait voler au loin le

chapeau et les lunettes qui servaient de déguisement à

l’assassin. Le visage du Chinois n’avait plus ce masque de stupi-

dité qui avait si longtemps fait illusion à la señora Ovando. Il

était illuminé d’une ruse et d’une méchanceté infernales.

Se voyant découvert, il avait fait un bond formidable vers la

partie la plus obscure de la salle ; tournant le dos à son adver-

saire, il fouilla dans sa poche en même temps qu’il baissait la

tête avec un geste bizarre.

– 35 –

– Haut les mains ! cria le détective qui crut que le bandit

cherchait une arme.

Mais au moment même, un coup de feu parti d’un des

boxes, atteignit Wang-Taï à la tempe. Le misérable pivota sur

lui-même, battit l’air de ses bras et roula à terre, raide mort.

Instantanément toutes les lumières s’étaient éteintes ; la

fumerie s’emplissait d’une rumeur de bousculades et de cris

étouffés.

– Je suis vengé ! cria une voix dans les ténèbres.

Rapidement le détective avait manœuvré le commutateur

de sa lampe de poche. Il ne voulait pas que les malandrins qui

l’entouraient profitassent de l’obscurité pour dépouiller le ca-

davre. Mais déjà la lumière était revenue, montrant la salle sou-

terraine à peu près vide. Au bruit de la détonation, tous les fu-

meurs que l’ivresse ne clouait pas sur leurs matelas, pareils à de

vivants cadavres, s’étaient enfuis par un passage secret que

Wang-Taï, sans doute, n’eût pas manqué d’utiliser, s’il n’avait

pas été surpris aussi inopinément. Son meurtrier avait fui avec

les autres. Immobile, à son comptoir, le poussah grimaçait un

sourire.

John Jarvis trouva dans les poches du mort cinq mille cinq

cents dollars, les trois mille d’Ovando et les deux mille cinq

cents de Ping-Fao. Quant au diamant rouge, il avait disparu.

Le poussah se répandait en protestations et en doléances.

– Pourquoi, lui demanda sévèrement John Jarvis, as-tu

éteint l’électricité ? Je pourrais te faire arrêter comme complice

de l’assassin dont tu as favorisé la fuite.

– 36 –

– Ce n’est pas moi qui ai éteint, pleurnicha hypocritement

le rusé Chinois. Tous les habitués savent où se trouve la minute-

rie. La même scène se reproduit chaque fois qu’il y a quelqu’un

de tué ici. Puis, à cause de la police, je suis bien obligé d’avoir

une sortie dérobée, sans cela personne ne viendrait chez moi.

Ah : si vos seigneuries m’avaient prévenu de leur visite, il en eût

été tout autrement, Wang-Taï eût été capturé sans coup férir !

– Tu te moques de moi, ta cave est un coupe-gorge et tu es

un impudent coquin, qui reçois l’argent de la police et celui des

malfaiteurs et qui trahis tout le monde… Mais il suffit. Pour le

moment ce cadavre est sous ta garde. Je vais revenir d’ici peu

avec le coroner et des policemen.

Comme les deux détectives regagnaient la rue éclairés par

le boy qui les avait introduits :

– Il nous faut maintenant, dit John Jarvis, soucieux, savoir

ce qu’est devenu le diamant rouge.

Le boy, un malicieux petit singe d’une douzaine d’années

l’avait entendu.

– Si vous me donnez dix dollars, fit-il, je vous dirai où il

est.

– Où est-il ?

– Aurai-je les dix dollars ?

– Oui, mais si tu as menti, je t’allongerai les oreilles de telle

façon que tu t’en souviendras toute ta vie.

– Eh bien, au moment où Wang-Taï s’est tourné vers le

mur, je l’ai vu avaler quelque chose de brillant… Et, ajouta-t-il,

après un moment d’hésitation, le patron l’a vu aussi et il s’est

– 37 –

mis à rire… Vous comprenez ce que cela signifie ? Surtout ne

parlez pas de moi, dites que c’est votre ami qui vous a prévenu.

– C’est compris. Tiens, voilà tes dix dollars, tu es bien le

plus rusé petit sapajou que j’aie jamais vu !

Après avoir laissé s’écouler un certain temps, John Jarvis

et Floridor redescendirent dans la crypte. Le poussah parut as-

sez peu satisfait de les voir si promptement de retour, mais,

sans se préoccuper de lui, le détective s’était agenouillé près du

cadavre dont il défaisait les vêtements, mais bientôt, il se releva

la mine furieuse.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il, voici maintenant

que Wang-Taï a l’estomac fendu d’un coup de couteau !

– Je ne sais… bégaya le Chinois devenu livide. Sans doute,

dans les ténèbres… quelqu’un…

– Allons, fit brutalement le détective, inutile de mentir,

donne le diamant tout de suite ou tu vas aller finir ta nuit en

prison !

Et comme le Chinois paraissait hésiter :

– Tu sais que rien ne me serait plus facile que de te faire

asseoir dans le fauteuil d’électrocution.

Avec un profond soupir, le poussah se décida, cette fois, à

tirer le diamant rouge d’une petite boîte à opium où il l’avait

caché et le tendit à John Jarvis.

– Voilà une affaire heureusement terminée, dit Floridor en

riant de la mine déconfite du Chinois. Il ne nous reste plus qu’à

aller chercher le coroner pour l’enquête…

– 38 –

– Pas encore, reprit John Jarvis, il faut que cette affaire

soit complètement élucidée.

– Il me semble qu’elle l’est, murmura le Chinois.

– Non, car je ne connais ni le nom de l’assassin de Wang-

Taï, ni les mobiles qui l’ont fait agir…

– Je ne sais rien à ce sujet…

– Il est inutile d’essayer de me tromper. Je n’ignore pas

que tu es l’homme le mieux renseigné peut-être de la commu-

nauté chinoise sur les agissements de tes compatriotes.

– Votre seigneurie commet une erreur absolue. Je suis ab-

sorbé par le souci de mon modeste négoce et je ne m’occupe de

personne. Je ne sais rien, je le jure !

La physionomie du poussah était devenue impassible et

fermée. Il ne répondit plus aux questions et aux menaces que

par des monosyllabes. Il paraissait décidé à ne pas parler et

John Jarvis se disposait à se retirer lorsque Floridor intervint.

– Je sais où le bât te blesse, vieux marchand de poison, lui

dit-il, tu connais fort bien le nom de l’assassin ; la preuve que

c’est un de tes clients habituels, c’est qu’il était parfaitement au

courant du secret de la porte dérobée.

– Pourquoi ne vous le dirais-je, ce nom, si je le connais-

sais ? fit le Chinois d’un air plein de candeur, je serais trop heu-

reux d’être agréable à vos illustres seigneuries.

– Pourquoi, parce que tu as peur de perdre la prime que te

donne la police chaque fois que tu fais arrêter un malfaiteur. Tu

crains d’être devancé par nous dans ta dénonciation. Sois franc,

combien te donne-t-on par arrestation ?

– 39 –

– Vingt dollars, dit le Chinois, dont les petits yeux bridés

s’éclairèrent d’une lueur d’astuce.

– Voici vingt dollars, c’est probablement le double de ce

qu’on te donne, maintenant, parle.

– J’ai des raisons de croire que le coupable est un certain

Tao, le frère de Ping-Fao, l’homme assassiné par Wang-Taï, il a

vengé son frère comme il l’avait juré…

Le poussah s’interrompit au bruit d’une porte qui venait de

se refermer doucement. John Jarvis et Floridor se retournè-

rent : le cadavre de Wang-Taï avait disparu.

– Deux de mes boys viennent de le déposer dans la rue, ex-

pliqua le marchand d’opium, les policemen le trouveront de-

main matin, supposeront qu’il a été tué dans une rixe et tout

sera dit : cette manière de faire simplifie beaucoup les choses.

Les deux détectives avaient hâte d’être sortis de ce coupe-

gorge. Ils en finirent rapidement avec l’interrogatoire du pous-

sah et se retirèrent. Ce fut avec un véritable soulagement qu’ils

se retrouvèrent dans la rue et qu’ils respirèrent l’air pur de la

nuit.

*

* *

Le lendemain, vers dix heures, un des immenses clippers à

voiles qui font le service entre San Francisco et les ports de la

côte chinoise, commençait ses préparatifs d’appareillage et em-

barquait ses dernières tonnes de marchandises. Massés sur le

quai une centaine de Célestes qui retournaient dans leur pays,

attendaient patiemment sous la surveillance de deux policemen

que leur tour fût venu de monter à bord. Avant de franchir la

– 40 –

passerelle, ils devaient montrer leurs passeports à un employé

du bureau de l’émigration qui y apposait son cachet, un autre

commis faisait l’appel des noms. Près d’eux un élégant gentle-

man en costume de yachting fumait nonchalamment une ciga-

rette.

– Tao ! cria le commis.

Un Chinois, vêtu de loques sordides, mais à la mine intelli-

gente, sortit de la foule et présenta ses papiers. L’employé venait

d’y apposer son timbre, lorsque le yachtman – qui n’était autre

que John Jarvis – lui dit quelques mots à l’oreille.

– Parfaitement, répondit l’homme – et se tournant vers le

Chinois – Tao ce gentleman veut te parler.

– Oui, murmura John Jarvis, j’ai quelque chose à te dire.

Tao sous les regards du détective était devenu blême, ses

mains tremblaient, du premier coup d’œil il avait reconnu un

des témoins du meurtre de Wang-Taï, à la fumerie d’opium de

la Tour de porcelaine. Il s’imagina qu’il était perdu, mais avec la

prudence et le sang-froid de ceux de sa race, il attendit en si-

lence que son interlocuteur prît la parole le premier. John Jarvis

l’avait attiré un peu à l’écart.

– Tao, lui dit-il à demi-voix, j’étais présent quand pour

venger ton frère tu as tué Wang-Taï.

– Je le devais, balbutia le Chinois dominé par le regard im-

périeux du détective.

Il ajouta d’un ton si désespéré, si douloureux que John Jar-

vis en fut ému :

– J’allais regagner ma patrie !…

– 41 –

– Je n’appartiens pas à la police officielle, je n’ai aucune

raison de te dénoncer, mais je veux connaître toutes les circons-

tances du crime.

– Je n’oublierai rien, dit Tao avec un reste de défiance :

Wang-Taï et mon frère travaillaient dans deux plantations voi-

sines, et avaient fini par faire connaissance. Wang-Taï plus

énergique dominait complètement mon frère et j’en étais sincè-

rement affligé, car je savais que Wang-Taï avait dû s’expatrier à

la suite de plusieurs meurtres et je devinais qu’il en voulait sur-

tout aux économies de son ami. C’est sur mon conseil que celui-

ci les avait déposées à la banque, en même temps que les

miennes. Nous devions retourner en Chine ensemble, après

avoir passé de compagnie, à San Francisco, notre dernière nuit

de séjour en Amérique.

« Jugez de ma douleur et de ma colère quand, en allant au-

devant de mon frère, on me mit en face de son cadavre, que

Wang-Taï avait muni de ses propres papiers.

« Ce fut ce qui le perdit. Je jurai de tuer l’assassin. Je savais

qu’il avait déposé une somme assez importante entre les mains

du tenancier de la fumerie à la Tour de porcelaine… et je suppo-

sais qu’il irait lui réclamer cet argent avant de partir. J’allai

l’attendre à la fumerie pendant toute la soirée et une partie de la

nuit. Enfin il entra et j’eus la chance de n’être pas reconnu par

lui. J’aurais voulu qu’il sortît afin de le suivre et de le tuer sans

éveiller les soupçons.

« C’est à ce moment que votre arrivée et celle de votre ami

changèrent mes projets. Je pensai que la police allait faire une

rafle. Ma vengeance m’échappait !

– 42 –

« Je n’hésitai plus, j’abattis le meurtrier de mon frère et je

pris la fuite. J’ai perdu dans cette aventure les bank-notes que le

pauvre Ping-Fao avait si péniblement économisés sou à sou…

John Jarvis réfléchit un instant.

– Voici l’héritage de ton frère, dit-il enfin en glissant à Tao

une liasse de bank-notes. Les deux mille cinq cents dollars trou-

vés dans les poches de l’assassin t’appartiennent légitimement.

Et maintenant tu es libre de t’embarquer.

D’un geste, le détective coupa court aux révérences et aux

remerciements du Chinois et celui-ci se hâta de monter à bord.

Déjà les passerelles étaient retirées et les amarres rame-

nées à bord. Puis les immenses voiles furent déployées ; le pavil-

lon étoilé fut hissé à la corne d’artimon, et le clipper, favorisé

par la brise du sud-ouest, qui fraîchissait à mesure que le navire

s’éloignait du rivage, cingla majestueusement vers la haute mer.

Bientôt ce ne fut plus qu’un nuage blanc au bas de l’horizon.

*

* *

En revenant de l’inhumation de son mari, la señora Ovan-

do avait reçu la visite de Floridor qui lui avait remis les trois

mille dollars et le diamant rouge. Le détective ne voulut accep-

ter en guise d’honoraires qu’un panier des magnifiques oranges

de la fazenda.

– 43 –