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Voici un roman qui nous fait vivre un périple à la hauteur de celui du Capitaine Nemo: Vainqueur d'un concours avec son projet de sous-marin, Goël Mordax réalise le «Jules-Verne» et trouve l'amour. Mais poursuivi par la haine d'un de ses adversaires malheureux, il doit parcourir les mers à la recherche de sa fiancée...
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Seitenzahl: 211
Veröffentlichungsjahr: 2020
Gustave Le Rouge
Dans la chambrette, simplement meublée d'une table, d'un lit et de deux chaises, qu'il occupait au cinquième étage d'une maison de la Canebière, à Marseille, l'ingénieur Goël Mordax était en train de mettre au net une épure des plus compliquées, lorsqu'on frappa timidement à sa porte.
– Au diable le raseur ! s'écria-t-il… Il y a vraiment des gens qui ont du temps à perdre !…
Tout en maugréant, Goël avait ouvert. Sa moue rechignée eut vite fait de se transformer en un sympathique sourire à l'aspect du visiteur inattendu.
– Comment, c'est toi, mon vieux Lepique, dit-il. Il y a au moins trois semaines que l'on ne t'a vu !…
– Au moins, si tu m'apportais des nouvelles de notre belle inconnue ! …
– Ah ! Ah ! s'écria le nouveau venu en souriant, il s'agit bien d'elle et de son automobile endiablée… J'ai mieux que cela à t'annoncer.
– Aurais-tu trouvé quelque nouvelle variété de lézard ? répliqua l'ingénieur… À propos, comment va ta ménagerie ?
– Très bien… Mais il n'est pas question de cela… Tu n'as donc pas lu les journaux ?
– Tu sais bien que je ne les lis jamais.
– C'est un tort. Sans cela, tu ne serais pas là, tranquillement assis devant ta table… Ou plutôt, si, tu y serais…
– Voyons, explique-toi, cesse de parler par énigmes.
– Lis toi-même, dit Lepique en tendant un journal à son ami… Lis et réjouis-toi !
Le jeune ingénieur prit la feuille et la déplia négligemment.
Puis il poussa un cri de surprise, et s'absorba dans sa lecture.
Pendant ce temps, M. Lepique se débarrassait d'une énorme boite verte de botaniste, tirait de ses poches une série de marteaux et de ciseaux de différentes formes, déposait dans un coin un filet à papillons, et s'asseyait enfin, après avoir soigneusement essuyé ses lunettes avec son mouchoir de poche.
M. Lepique était un garçon de vingt-cinq ans. Il était maigre et long. La figure ébahie et ronde, encadrée de favoris taillés en côtelettes, lui donnait l'air d'un apprenti substitut. Son nez de chercheur, étroit et mince, était surmonté de lunettes bleues. Ses cheveux blond sale disparaissaient habituellement sous un chapeau de feutre gris à larges bords. Enfin, il était vêtu d'une longue houppelande, de couleur indécise, poussiéreuse et couverte de taches, de laquelle émergeaient deux jambes maigres et deux pieds énormes, chaussés de souliers à clous.
On ne pouvait le regarder sans rire.
Passionné pour l'histoire naturelle, surtout pour l'entomologie, il avait installé dans un hangar, en dehors de la ville, toute une ménagerie d'insectes et de reptiles, dont il étudiait les mœurs.
Tous les jours, il arpentait la campagne, à grandes enjambées, à la recherche de grenouilles et d'insectes, dont il nourrissait ses pensionnaires.
Il était très connu dans son quartier, et les commères se plaisaient, le soir, sur le seuil de leurs portes, à se rappeler ses bizarreries ou quelques-unes de ses distractions devenues légendaires.
Il faisait le contraste le plus parfait avec son camarade de collège, l'ingénieur Goël Mordax.
Celui-ci était à peu près de son âge. Petit et trapu, il avait de larges épaules. Sa figure énergique était encadrée d'une courte barbe noire. Le type de sa physionomie annonçait son origine bretonne.
Sorti l'un des premiers de l'École polytechnique, il avait suivi les cours de l'École des mines. Son diplôme d'ingénieur obtenu, il avait refusé la brillante position que lui offrait la routine administrative, et était entré, à de maigres appointements, au service d'une compagnie de transports. Sa modeste situation lui laissait des loisirs, dont il profitait pour se livrer, avec acharnement, à l'étude des problèmes les plus ardus de la mécanique et de la chimie.
Le journal dont la lecture absorbait si fort l'attention du jeune ingénieur, portait en manchette :
Sensationnel Concours
entre les ingénieurs du monde entier
Un milliardaire philanthrope
Sous-marin gigantesque
Un Prix de cinq millions-or
« Jusqu’ici, disait le journal, les sous-marins n'ont été que de coûteux engins destinés surtout à la guerre.
« Malgré les magnifiques travaux des constructeurs du Narval, du Goubet, du Holland, du Gymnote et du Gustave-Zédé, les mystérieux abîmes des océans demeuraient inaccessibles aux investigations des savants et des pêcheurs de trésors.
« L'audacieuse tentative d'un richissime Norvégien, M. Ursen Stroëm, va, d'ici peu, changer tout cela.
« D'ici quelques années, d'ici quelques mois peut-être, l'on pourra recueillir, sans péril et sans peine, les trésors perdus au fond des mers : il sera facile d'engranger la riche moisson des productions sous-marines, les coraux arborescents, les éponges, les nacres opalines, les blocs d'ambre gris, les perles. On pourra exploiter les riches gisements de houille, d'or, de fer et de nickel, que recèlent les abîmes océaniques.
« Le travail des plongeurs qui succombent à l'asphyxie et aux congestions, et qui deviennent la proie des requins, sera désormais sans danger. L'éponge, le corail, le byssus, l'huître perlière seront cultivés et mis en coupe, comme les plantes de nos jardins.
« Toutes les sciences, de la paléontologie à la zoologie, réaliseront de gigantesques progrès. L'intelligence et le bien-être de l'homme se trouveront tout à coup doublés par la possession des royaumes sub-océaniques… »
Alléché par ce préambule, Goël Mordax continua :
« M. Ursen Stroëm, avec une sagacité vraiment géniale, s'est rendu compte de cette vérité, simple, mais pourtant bien peu comprise, que la lenteur du progrès humain tient surtout à la dispersion de l'effort.
« Si, chaque fois qu'il se présente, en science, un problème ardu, s'est-il dit, tous les hommes compétents du monde entier s'y attelaient, le problème serait sans doute rapidement résolu.
« Mais, comment intéresser tous les savants à une même question ?… La tâche eût été difficile pour tout autre que le milliardaire Ursen Stroëm… Car l'appât de l'énorme somme de cinq millions de francs-or, offerte en prime à l'heureux vainqueur du concours, décidera les plus hésitants, et éveillera toutes les convoitises.
« L'ingénieur qui fournira le plan le plus parfait de sous-marin non militaire, capable de descendre aux plus grandes profondeurs, aura donc à toucher cinq millions de francs-or, soit un million de dollars, soit deux cent mille livres sterling. »
– Eh bien, mon bonhomme, que dis-tu de cela ? demanda M. Lepique, qui, tout en baguenaudant par la chambre, avait trouvé le moyen de renverser un godet d'encre de Chine sur l'épure commencée par son ami.
– Je dis que tu es un fichu maladroit !
– Ce n'est pas cela que je te demande, fit le naturaliste d'un air piteux… Je te parle du fameux concours de sous-marins.
– C'est tout simplement stupéfiant… Mais, de grâce, laisse-moi lire tranquille… J'en suis aux conditions du concours, que le journal reproduit in extenso.
M. Lepique ouvrit la fenêtre et se mit à siffloter, en regardant dans la rue, pendant que Goël continuait à lire :
« Dans un but d'humanité et de civilisation, M. Ursen Stroëm ouvre donc, à ses frais, un concours pour l'élaboration d'un sous-marin, d'une jauge d'au moins huit cents tonneaux, d'une vitesse de dix-huit nœuds, et d'une durée d'immersion aussi longue que possible.
« Toute latitude est laissée aux concurrents en ce qui concerne les mécanismes de direction, de plongée, d'éclairage, etc.
« Chaque concurrent devra faire parvenir à M. Ursen Stroëm une étude complète, comprenant :
« 1° Une note des vues d'ensemble du projet et des conditions qu'il devra réaliser ;
« 2° Un plan des formes du sous-marin ;
« 3° Les diverses coupes définissant la charpente du vaisseau, et permettant de le mettre à exécution ;
« 4° Un devis des échantillons ;
« 5° Des calculs de résistance, établissant l'indéformabilité de la coque ;
« 6° Un devis des poids ;
« 7° Un plan des aménagements ;
« 8° Des plans d'ensemble de l'appareil moteur appuyés du calcul des dimensions principales de cet appareil ;
« 9° Des plans détaillés des appareils de dragage, d'extraction, etc. ;
« 10° Des plans détaillés des appareils spéciaux que l'inventeur croira devoir proposer pour tel ou tel but particulier.
« Les plans d'ensemble à l'échelle de 0 m 05 par mètre, et les plans de détail au dixième.
« Les projets devront être adressés à M. Ursen Stroëm, à sa villa des Glycines, à Marseille, dans le délai d'un an à partir de ce jour. Ils ne devront porter qu'une seule signature, même s'ils sont le résultat de la collaboration de plusieurs savants, et le prix ne pourra être partagé.
« Pour présenter toutes garanties aux concurrents, le jury sera choisi parmi les savants les plus illustres du monde entier.
« Ont déjà accepté d'en faire partie : MM. Edison, Claude, Holland, Forêt, Romazotti, etc, ainsi que quelques constructeurs et sportsmen tels que MM. Ford, Bréguet, Renault, Citroën, etc.
Suivait un long éloge d'Ursen Stroëm, qui se terminait par cette phrase :
«Nous croyons savoir que la générosité du philanthrope norvégien ne s'arrêtera pas là, et que le vainqueur du concours pourrait bien, du même coup, toucher le prix de cinq millions et hériter plus tard de la fortune colossale d'Ursen Stroëm… On dit, en effet, que Mlle Edda Stroëm, la fille du milliardaire, belle autant qu'originale, consentirait à épouser sans déplaisir le vainqueur de ce concours. »
– Eh bien ! que penses-tu de cela ? dit M. Lepique, en voyant son ami replier le journal.
– Venant de tout autre, je pourrais croire que ce concours n'est qu'un formidable canard.
– Alors ?
– Alors, je vais concourir. Tout simplement. Tu es content ?
– Mon Dieu, oui…
– Hein ! mon gaillard, les cinq millions te tentent ! … fit M. Lepique.
– Non… Je trouve une occasion unique de voir mes plans soigneusement examinés, et j'en profite… Tant mieux pour moi, si je réussis.
Tout en parlant, le jeune ingénieur se promenait de long en large. Il était plus ému qu'il ne voulait le paraître.
– Allons, mon vieux, fit M. Lepique, en reprenant son attirail de savant ambulant, du calme, du calme… Tiens, viens prendre un bock avec moi. Cela te remettra.
Les deux amis se rendirent sur la Canebière, orgueil et délices des Marseillais.
La nuit tombait ; les cafés présentaient une animation extraordinaire. Tout le monde commentait, avec de grands gestes et de grands éclats de voix le projet audacieux du Norvégien. Les crieurs de journaux encaissaient des recettes fantastiques.
Les deux camarades s'assirent, se firent servir un bock et feuilletèrent les journaux illustrés.
– Tiens, regarde donc, s'écria tout à coup Goël… Reconnais-tu ce portrait ?
M. Lepique ajusta ses lunettes.
– Jolie fille, dit-il négligemment.
– Cela ne te rappelle rien ? fit Goël.
– Hum ! … Non… C'est-à-dire… Si ! … Elle ressemble étrangement à la belle inconnue qui a failli nous écraser l'autre jour.
– Eh bien ! c'est Mlle Stroëm… Voilà qui est bizarre !
– Par conséquent, la future Mme Mordax, ajouta M. Lepique avec un grand sérieux.
– À moins qu'elle ne soit lady Tony Fowler, mon cher Goël ? dit soudain une voix à côté d'eux.
Les deux amis se retournèrent, ils se trouvèrent face à face avec un grand jeune homme, vêtu d'un complet à carreaux verts et jaunes. Il portait en sautoir une jumelle, dans un étui de maroquin.
L'inconnu offrait le type le plus parfait du Yankee. Il ne portait pas de barbe ; et la bouche, aux lèvres minces, était surmontée d'un nez fortement busqué. Les yeux enfoncés sous l'arcade sourcilière, dénotaient une grande énergie.
Il tendit franchement la main à Goël :
– Eh bien, vous ne me reconnaissez pas ?
– Si, si, mon cher Tony, répondit Goël après un instant d'hésitation ; mais je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici… Il y a bien cinq ans que je ne vous avais vu… Vous aviez disparu si soudainement que, ma foi, je vous avais cru mort !
– Je suis, au contraire, on ne peut plus vivant, et très disposé à conquérir la main de la belle Edda Stroëm.
– Bonne chance, messieurs, s'écria M. Lepique. En cette occasion, je suis heureux, pour ma part, de ne pas être ingénieur. Car une jeune fille qui s'adjuge au concours, merci !… Je souhaite bien du bonheur à qui l'épousera ; mais je crains bien qu'elle ne soit plus difficile à conduire qu'un torpilleur de haute mer.
Et M. Lepique se mit à rire â gorge déployée, de cette plaisanterie qu'il jugeait excellente.
Goël Mordax allait prendre la défense de la jeune fille, quand un consommateur, qui avait entendu les dernières paroles du naturaliste, se leva et se rapprocha des trois jeunes gens.
Une abondante chevelure, noire et frisée, s'échappait de dessous son feutre à longs poils. Ses moustaches longues et brunes étaient soigneusement cosmétiquées. Il était sanglé dans une redingote du meilleur faiseur, et sa boutonnière était ornée d'une rosette multicolore, à prétention de rosace, où les ordres étrangers les plus disparates se côtoyaient dans une touchante fraternité.
Il salua les trois jeunes gens d'un brusque coup de chapeau ; et s'adressant à M. Lepique :
– Môssieu, dit-il d'une voix claironnante qui trahit immédiatement les origines bien marseillaises du nouveau venu, vous parlez plus que légèrement de Mlle Edda Stroëm. Je ne saurais tolérer plus longtemps cet irrévérencieux langage.
M. Lepique demeurait confus.
– Mille pardons, monsieur, interrompit ironiquement Tony Fowler ; à qui avons-nous l'honneur de parler ?
– Au célèbre Marius Coquardot, dit Cantaloup, répondit l'autre en se rengorgeant.
– Votre célébrité doit être bien limitée, reprit le Yankee goguenard. C'est la première fois que j'entends prononcer votre nom.
Un flot de sang monta aux joues du Marseillais. Il paraissait stupéfait de l'audace et de l'ignorance de son interlocuteur.
– Vous n'avez jamais entendu parler de moi ? s'écria-t-il enfin… De moi, le célèbre Cantaloup, connu dans toutes les cours de l'Europe ! … De moi, qui me fais gloire d'être l'ami des plus grands souverains ! … Mais d'où sortez-vous ? Il n'est personne ici qui ne rende hommage à ma gloire ! …
Et d'un geste large, il embrassa la salle entière du café. Mais le geste avait tant d'ampleur, tant de majesté, qu'il semblait englober la terre entière, et une bonne partie des astres environnants.
Tous les consommateurs souriaient : Coquardot, était, en effet, très populaire à Marseille, sa ville natale.
– Mais cela ne m'apprend rien, ricana Tony Fowler.
– Eh bien, voici qui vous l'apprendra.
Et Coquardot tira d'un porte-carte en cuir de Russie, un bristol entièrement doré, portant cet extraordinaire libellé :
MARIUS COQUARDOT, dit CANTALOUP
Artiste culinaire
Officier de l'Instruction publique
Décoré de nombreux ordres étrangers
Membre de l'Académie nationale de cuisine
Ex-officier du service de la Bouche
de LL. MM, les Empereurs et Rois
d'Angleterre,
de Portugal,
d'Italie,
Maître d'hôtel particulier de M. Ursen Stroëm
Villa des Glycines Marseille (Bouches-du-Rhône).
L'Américain s'esclaffa.
– Ah ! vous êtes cuisinier ! fit M. Lepique d'un air goguenard.
– Cuisinier ! Cuisinier !… claironna Cantaloup, en levant les bras au ciel… Artiste culinaire, monsieur ! Auteur d'une traduction du De re Coquinaria d'Apicius… Commentateur des œuvres de Marie-Antoine Carême, et de Grimod de la Reynière… descendant, par les femmes, de l'illustre Vatel ! … Et vous osez m'appeler cuisinier !
– C'est bon, répondit M. Lepique… Je sais qui vous êtes, et vous fais toutes mes excuses… Voulez-vous me donner la main ?
– Non, monsieur, répliqua dignement Coquardot-Cantaloup. Pas avant que vous n'ayez retiré les paroles blessantes pour l'honneur de Mlle Edda Stroëm, que vous avez prononcées tout à l'heure.
– Eh bien, je les retire… Êtes-vous satisfait, maintenant ?
– Vous avez bien fait, Sans cela, vous ne saviez pas à quoi vous vous exposiez.
Les sourcils froncés, Cantaloup se retira majestueusement, après avoir salué les trois amis.
Cependant, la nuit était venue les globes électriques étincelaient. Goël Mordax et M. Lepique se séparèrent de l'Américain après une cordiale poignée de main.
– Crois-tu que Tony Fowler ait des chances de remporter le prix ? demanda M. Lepique à Goël.
– Pourquoi pas ?… Il a fait de solides études.
– Est-ce un bon camarade ? ajouta timidement M. Lepique.
– Mais certainement, fit Goël après un moment d'hésitation.
– Je ne sais pas ; mais il m'a fait mauvaise impression… Je le croirais facilement jaloux de toi…
Goël haussa les épaules.
Les deux amis continuèrent à marcher, absorbés dans leurs pensées.
– Sapristi ! s'écria tout à coup le naturaliste, j'ai laissé une couleuvre à la consigne… Allons la chercher.
Les deux amis se rendirent à la gare, où le reptile fut délivré.
Ils revenaient sur leurs pas, quand ils furent croisés par une automobile filant à toute allure.
Au bruit qu'elle faisait, les deux jeunes gens relevèrent la tête, et ils reconnurent, dans le véhicule, à la lueur du fanal électrique, la fine silhouette d'Edda Stroëm, la blonde inconnue qui, une fois déjà, avait failli les écraser. Elle leur apparut alors comme la vivante incarnation de la science moderne, la Muse des temps futurs.
C'était le 1er mai qu'Ursen Stroëm avait publié le programme de son fameux concours. Les concurrents avaient devant eux une année entière pour élaborer et mettre au point leurs plans et devis.
Goël Mordax s'était mis au travail dès les premiers jours. Il avait demandé un congé au directeur de la Compagnie où il était ingénieur, et, depuis ce moment, il vivait cloîtré dans sa chambre.
Le concierge lui montait ses repas, chaque jour, à heure fixe. Goël consacrait quelques minutes à peine à se restaurer.
Puis il reprenait sa tâche, recommençant vingt fois ses calculs, couvrant son tableau noir de formules algébriques, entassant épure sur épure. Bien souvent, il lui fallait refaire tout ce qu'il avait si péniblement échafaudé. Un petit détail qui lui avait échappé lui sautait aux yeux ; il fallait envisager la question sous un autre aspect.
Courageusement, il continuait à chercher avec tout l'entêtement de sa race.
« Je réussirai », se répétait-il.
Et il se replongeait fiévreusement dans ses calculs, passant des nuits entières sans prendre de repos.
Il ne voyait personne. Sa porte était rigoureusement consignée, exception faite toutefois pour M. Lepique.
Celui-ci, depuis que la belle saison était passée, avait suspendu ses promenades à la campagne. On ne le rencontrait plus maintenant que chargé de bouquins de toutes dimensions, les poches bourrées de papiers couverts de notes, qu'il oubliait d'ailleurs étourdiment un peu partout.
Il venait fréquemment chez Goël Mordax à la nuit tombante. Quelquefois, il partageait le modeste repas de l'ingénieur. Il s'évertuait à distraire celui-ci en lui racontant tous les petits potins qu'il avait pu recueillir. Entre-temps, il commettait quelque maladresse, pour n'en pas perdre l'habitude, sans doute.
– Tu sais, dit un jour M. Lepique, les projets et les plans arrivent déjà chez Ursen Stroëm…
– Vraiment !
– Oui. Une des pièces de l'hôtel Stroëm en est remplie. Je le tiens du fameux Coquardot.
– Dis-tu cela pour me décourager ?
– Loin de moi cette pensée, répliqua le naturaliste, en s'asseyant négligemment sur une réduction en bois du sous-marin, qui s'écrasa avec un craquement sinistre… Ah ! mon Dieu !…
– Ne te désole pas !… C'est une vieille maquette. Il n'y a pas grand mal, heureusement.
Une autre fois, M. Lepique arriva le visage rayonnant.
– Tu ne sais pas ? dit-il à Goël.
– Pas encore.
– Eh bien, je viens de voir Tony Fowler !
– Il n'y a rien d'étonnant à cela.
– Si ! … Il sortait de chez Ursen Stroëm… Il avait l'air furieux.
– Que veux-tu que cela me fasse !
– Mais tu ne comprends donc pas qu'il a été éconduit, comme tous ceux, d'ailleurs, qui se sont présentés chez le Norvégien… Et ils sont légion ! …
– Quel intérêt a donc Ursen Stroëm à ne recevoir personne ?
– D'intérêt, il n'en a pas… C'est un original… Il passe la moitié de son temps à bord de son yacht l'Étoile-Polaire… Quand il est à terre, il se renferme chez lui.
– Il a sans doute beaucoup d'occupations ?
– Oui… Son courrier, l'organisation des ventes de charité, la construction de lignes de chemins de fer, la fondation d'œuvres de bienfaisance, que sais-je ? lui donnent presque autant de travail qu'à moi une larve de monodontorémus de Meloë ou de Sitaris.
Goël ne put s'empêcher de sourire.
– Bon, dit-il, je comprends la manière d'agir d'Ursen Stroëm… Mais sa fille, il ne s'en occupe donc pas ?
– Mon Dieu, que tu es naïf ! s'exclama M. Lepique en levant les bras au ciel, ce qui eut pour résultat de casser une des ampoules de la suspension… Edda Stroëm est comme son père, un véritable ours. Elle ne reçoit non plus jamais personne, et ne sort qu'accompagnée d'une jeune fille de son âge, Mlle Hélène Séguy.
– Tiens, tu sais son nom !
– Une délicieuse brune… C'est encore Coquardot qui m'a appris cela… Pour le récompenser, je lui ai communiqué une recette de cuisine.
– Tu es donc cuisinier, toi aussi !
– Pourquoi pas ?… Oui, mon cher, la manière d'accommoder les larves de cerf-volant à la chinoise… Lucullus s'en lécherait les doigts !
– Oui, mais Lucullus est mort.
– Tant pis pour lui ! … Et tant mieux pour nous !
Cependant, Goël commençait à recueillir les fruits de son labeur acharné. Ses plans et ses devis prenaient une excellente tournure. Encore quelques jours, puis une révision complète de l'ensemble, et il pourrait enfin se reposer.
Une quinzaine s'écoula. On était au 30 mai. La campagne se couvrait de verdure. À la grande joie de M. Lepique, les insectes commençaient à sortir de terre.
Ce matin-là, il vint trouver Goël.
– Eh bien, grand homme, où en sommes-nous ?
– J'ai fini, et je suis très content… Mais dans quel état de délabrement physique ! … Je ne dors plus, je ne mange plus, et j'ai des maux d'yeux… J'ai besoin d'un calme absolu.
– Mon pauvre ami, fit M. Lepique, je vais te faire une proposition… J'ai loué, à Endoume, une petite bastide assez confortable, où j'ai transporté ma ménagerie… Il y a une chambre au premier.
– Pourquoi ce déménagement ?
– Des difficultés avec mon propriétaire… À propos de rien, du reste… Au fond, je crois qu'il a peur des scorpions…
– Je comprends ça.
– Donc, je t'emmène… Tu respires le bon air, tu manges bien, tu dors mieux, tu chasses avec moi les insectes, et tu reviens à Marseille solide comme un chêne.
– Entendu. Et merci, mon bon vieux.
Goël empaqueta ses plans, non sans une certaine émotion. Les deux amis allèrent les déposer dans l'immense boîte aux lettres disposée à cet effet à la porte de l'hôtel Stroëm.
Ce ne fut pas sans peine qu'ils y réussirent. L'hôtel était littéralement assiégé par la foule des concurrents.
Tout ce qu'il y avait au monde d'utopistes, de rêveurs, de fous même était accouru à Marseille. Chaque jour, de nouveaux inventeurs semblaient sortir de terre. On voyait des Allemands, au crâne chauve, au menton volontaire, les yeux abrités par de grosses lunettes, les poches gonflées de papiers ; des Anglais, graves et compassés, aux gestes d'automates ; des Italiens, insinuants, au verbe mielleux ; des Espagnols exubérants ; des Hollandais et des Belges indolents, accompagnés de leurs femmes et traînant avec eux une ribambelle d'enfants ; des Russes aux regards d'illuminés ; des Américains aux manières rudes qui bousculaient tout le monde pour arriver plus vite, et même des Japonais, hauts comme des poupées, qui se glissaient souriants dans la foule, avec des clignotements continuels de leurs petits yeux bridés.
Il y en avait de borgnes ; il y en avait de bossus, de manchots, des gros, des grands, des petits, des maigres. Les uns avaient des plans tellement lourds, qu'ils se faisaient accompagner d'un portefaix ; d'autres les traînaient dans des voitures à bras.
Marseille était littéralement envahi par la foule des inventeurs, des illuminés, des détraqués de l'univers entier.
Goël Mordax et M. Lepique, ahuris par la cohue, s'éloignèrent précipitamment. Ils avaient hâte d'être seuls.
Ils jetèrent un dernier coup d'œil sur cette foule de gens affairés et effarés, et ils gagnèrent le joli village d'Endoume.
L'ingénieur et le naturaliste, chassant et pêchant, parcourant la campagne en tous sens, vivaient sans aucun souci, comme s'ils se fussent trouvés à cent lieues de Marseille.
Brusquement, un matin, le vendeur de journaux de la localité les croisa comme ils partaient en excursion.
Il criait à tue-tête :
– Le concours des sous-marins… Décision du jury !
M. Lepique acheta un journal… En dépit de la manchette énorme, le quotidien ne contenait que la courte information suivante :
« Le nom du vainqueur du concours sera proclamé ce soir à six heures… »
– Retournons à Marseille, dit M. Lepique.
– Sans perdre un instant ! ajouta avec agitation Goël Mordax.
La promenade fut ajournée. Ils employèrent la matinée à ranger tout leur attirail et se rendirent à Marseille.
Ils furent étonnés de rencontrer sur leur route de nombreux passants qui se hâtaient, en bandes, vers la ville.
Cependant, une foule plus considérable s'écrasait devant l'hôtel d'Ursen Stroëm, réclamant le nom du vainqueur sur l'air des Lampions. Il avait fallu protéger la demeure du philanthrope par un fort détachement de cavalerie, et toute la police avait été mobilisée pour contenir cette foule turbulente, qui menaçait à tout moment d'envahir l'hôtel.
Enfin, sur le large balcon, un vieux savant à barbe blanche apparut, entouré de messieurs en habit noir et décorés. Il tenait un papier à la main.
Il y eut un grand mouvement dans la foule.
Puis un silence religieux se fit soudain.
Le vieillard fit un geste et proclama d'une voix cassée, mais que chacun entendit distinctement :
– Le vainqueur du concours ouvert par M. Ursen Stroëm est l'ingénieur français Goël Mordax.
À peine eut-il prononcé ce nom, qu'une véritable explosion de cris éclata :
– Vive Goël Mordax ! Vive Mordax ! … Vive Goël ! … Vive la République ! … Vive Goël Mordax ! … Vive la France ! …
Une voix cria :
– À la maison de l'ingénieur !
– C'est cela ! c'est cela, répondit-on de toutes parts.
– C'est inutile, cria quelqu'un qui venait de reconnaître Goël.
Immédiatement, la foule entoura l'ingénieur qui, sous le coup de la violente émotion qu'il venait d'éprouver, se disposait à rentrer chez lui, en compagnie de M. Lepique.
En dépit de leur résistance, les deux amis furent hissés sur les épaules des enthousiastes, et portés en triomphe au bruit de mille acclamations.
Goël, qui sentait bien le côté ridicule de cette manifestation, se sentait pourtant très touché et très heureux.
Quant à M. Lepique, il jubilait. Sa boîte verte en bandoulière, il se redressait, souriait à la foule, en s'efforçant de donner à sa physionomie une expression de noblesse et de dignité. Beaucoup de gens le prenaient pour Goël.