L’Appel du Sol - Adrien Bertrand - E-Book

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Adrien Bertrand

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Beschreibung

Le bataillon était engagé sur un plateau. On avançait lentement. La veille, l’étape avait été longue. Les hommes sentaient encore, après trois heures de repos, une quarantaine de kilomètres dans les jambes et, dans les reins, deux journées et deux nuits de voyage. En colonne, par compagnies et par sections, l’un derrière l’autre, les chasseurs se suivaient. Ils marchaient la tête basse, sans un mot, remontant parfois le sac sur les épaules, de leur geste mécanique. Leurs bérets émergeaient des seigles hauts et de l’avoine.
C’était la guerre. On marchait droit devant soi, sans rien épargner. Première dévastation : celle des cultures. Et ces paysans, respectueux hier des moissons ingrates, saisis déjà par cette ivresse de meurtre, prenaient plaisir au saccage des champs. Ils assouvissaient leur rancune pour les durs labours des hivers passés, pour les gerbes moisies par la pluie, pour toutes les infidélités de la terre. Quelques-uns, qui étaient réservistes, songeaient, en abattant avec le canon du fusil les céréales lorraines, aux blés qu’ils venaient d’abandonner, à la veille du fauchage, dans leurs hautes vallées des Alpes et sur leurs traversiers des Cévennes.

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L’Appel du Sol

Adrien Bertrand

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742799

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER LE BAPTÊME DU FEU

CHAPITRE III LA MORT D’UN SOLDAT

CHAPITRE IV SUR LES TOMBES DU CIMETIÈRE

CHAPITRE VI « MORITURI TE SALUTANT »

CHAPITRE VII PAROLES AVANT LA BATAILLE

CHAPITRE IX LA BATAILLE CONTINUE

CHAPITRE X À L’AMBULANCE

CHAPITRE XI MALGRÉ LA TEMPÊTE

CHAPITRE XII L’ENNUI DANS LA TRANCHÉE

CHAPITRE XIII AU CANTONNEMENT

CHAPITRE XIV LES PRISONNIERS

CHAPITRE PREMIERLE BAPTÊME DU FEU

Le bataillon était engagé sur un plateau. On avançait lentement. La veille, l’étape avait été longue. Les hommes sentaient encore, après trois heures de repos, une quarantaine de kilomètres dans les jambes et, dans les reins, deux journées et deux nuits de voyage. En colonne, par compagnies et par sections, l’un derrière l’autre, les chasseurs se suivaient. Ils marchaient la tête basse, sans un mot, remontant parfois le sac sur les épaules, de leur geste mécanique. Leurs bérets émergeaient des seigles hauts et de l’avoine.

C’était la guerre. On marchait droit devant soi, sans rien épargner. Première dévastation : celle des cultures. Et ces paysans, respectueux hier des moissons ingrates, saisis déjà par cette ivresse de meurtre, prenaient plaisir au saccage des champs. Ils assouvissaient leur rancune pour les durs labours des hivers passés, pour les gerbes moisies par la pluie, pour toutes les infidélités de la terre. Quelques-uns, qui étaient réservistes, songeaient, en abattant avec le canon du fusil les céréales lorraines, aux blés qu’ils venaient d’abandonner, à la veille du fauchage, dans leurs hautes vallées des Alpes et sur leurs traversiers des Cévennes.

Il faisait encore presque nuit. Le silence était impressionnant. La plaine montait en pente douce jusqu’à une crête qui bornait l’horizon. À cet endroit, le ciel se frangeait d’une teinte orange. À mesure qu’on avançait la couleur s’élargissait, des nuances mauves remplaçaient le gris. Un brouillard humide encadrait la lisière de la forêt.

— Un matin d’Ile-de-France ! cria le sous-lieutenant Lucien Fabre, qui marchait en tête de sa section, au capitaine Nicolaï.

— Un pauvre soleil, répondit l’officier.

De son bras il montrait le disque rose, qui émergeait, face à eux, de la colline et trouait la brume. Il prononçait povre. Son poing, qui tenait la pipe allumée, restait tendu vers le soleil, en un geste de moquerie et de pitié. Nicolaï comparait cette aube aux aurores provençales, aux irruptions fantastiques de lumière sur le bleu de la Méditerranée ou sur les cimes rouges de Corse.

Il ajouta :

— Voilà pour le saluer !

Un long sifflement venait de traverser l’air ; un éclatement sourd le déchira.

Tous les chasseurs levèrent la tête brusquement. Quelques-uns s’arrêtèrent. Ceux qui les suivaient les heurtèrent, faillirent les faire tomber. Il y eut des protestations :

— Prends garde !

— Mais avance donc !

— Zou, zou, despatcho té !

Et, avec cela, une inquiétude vague, un étonnement plutôt du bruit entendu.

Pour le coup, tout le bataillon était réveillé.

Le même sifflement traversa l’atmosphère.

— C’est nos obus qui nous précèdent, expliqua le caporal Gros. Quand on a débarqué, un artilleur m’a prévenu.

Les lourds montagnards adhérèrent à l’explication. Ils n’étaient pas curieux. Ils acceptaient le cours des choses. Ils ne récriminaient pas. La marche se poursuivit.

De nouveau le bruit aigu se fit entendre, suivi de six détonations. On avait perçu l’éclatement par derrière la colonne, pas loin. Un nouvel émoi passa sur le bataillon.

— C’est le baptême du feu, mes enfants, fit le capitaine Nicolaï de sa voix timbrée.

Les rayons obliques du soleil levant l’aveuglaient. Il porta la main sur son front pour abriter ses yeux bleus et regarder vers la crête, à l’horizon. On ne voyait rien. La fumée de sa pipe formait, de place en place, un petit nuage qui ne se dissipait point. Il se retourna, embrassant ses chasseurs d’un beau regard paternel.

— Allons, dit-il, en avant, en avant !

— Alors, c’est eux, mon capitaine ? dit un homme derrière lui.

— C’est eux, répondit machinalement Nicolaï, en consultant sa carte.

Il n’avait pas attaché grande importance à l’événement.

— C’est eux, répéta l’homme à son camarade.

La phrase avait fait en une minute le tour de la compagnie. Pour le coup, chacun se redressa. Une grande fierté venait de s’emparer d’eux : ils avaient reçu le baptême du feu. Inconsciemment, chacun ressentait un orgueil puissant. Une grande joie, en même temps. Ce n’était que cela !… Alors, ce n’était pas terrible. Il y eut comme une détente qui traversa tous les rangs. Le soleil montait enfin dans un ciel tout bleu. On avança plus allègrement.

— Ce n’est guère impressionnant, dit le sous-lieutenant Fabre au sergent Vaissette, qui était à côté de lui.

Vaissette rajusta son binocle et ne répondit pas. Il était naturellement expansif, étant méridional, et bavard, étant universitaire. Car, dans le civil, Vaissette enseignait la philosophie au lycée de Toulon. Mais il aimait, avant de parler, s’être fait une opinion.

On avançait, à présent, dans un champ de betteraves. La terre humide collait aux souliers.

— C’est que, dit le sergent, nous nous sommes fait de ce cataclysme une idée certainement exagérée. Il en est toujours ainsi : l’appréhension ou le désir d’un événement en émoussent par avance la terreur ou la joie.

Il chancela, ayant trébuché contre un sac fauve, qui avait fait partie d’un équipement allemand. Il s’ensuivit un grand tintamarre de son bidon, de son quart et de son fusil. Car Vaissette portait ces objets militaires sans aucune grâce ; son béret lui descendait jusqu’au front et sa musette cachou battait presque ses talons.

Il pensa tout haut :

— Les Allemands se retirent.

Et, revenant à son idée, il ajouta :

— Autrefois, c’est le baptême du feu qui impressionnait les recrues. Il leur est indifférent aujourd’hui. C’est qu’on les baptise à coups d’obus et non pas à coups de boulets. Le danger est pire, mais moins visible, car les canons ennemis sont plus éloignés. Les hommes, qui ignorent le péril, ne le redoutent point. Souhaitons qu’ils n’aient pas plus peur quand ils le connaîtront. Mais, peut-être, à mesure qu’ils se seront plus familiarisés avec lui le craindront-ils davantage, à l’inverse des guerriers impériaux et révolutionnaires, qui furent de plus en plus héroïques depuis l’angoisse de Valmy jusqu’à Waterloo,

Il avait fini par parler tout seul, s’étant éloigné du lieutenant Fabre, qui guidait sa colonne devant lui, surveillant ses distances avec celle de droite et celle de gauche. Vaissette rattrapa, en courant, son officier, tenant sa musette, tirant sur son fusil, afin de les empêcher de danser.

— Du reste, dit-il en matière de conclusion à son chef de section, qui, ne saisissant plus la suite des idées, l’entendit avec ahurissement ; du reste, la guerre sera finie avant trois mois.

La crête, à présent, se dressait à deux kilomètres à peine. Tous les regards se fixaient sur elle : chacun comprenait confusément que la manœuvre de la compagnie consistait à l’atteindre. On avait hâte d’y arriver. Sa ligne morne, barrant le ciel, paraissait inquiétante. De là-haut, on verrait enfin largement l’horizon devant soi.

Les compagnies du bataillon s’étaient engagées, à droite et à gauche, dans les bois. La quatrième restait sur le plateau, entre les lisières. Les hommes éprouvaient une impression de solitude. Ils semblaient habitués déjà au sifflement inoffensif qui fendait l’air. Le capitaine Nicolaï ne perdait pas des yeux l’espace qui s’étendait devant lui : au fond du décor il distinguait une haie, quelques arbustes.

Une détonation formidable retentit.

Nicolaï fit trois pas en avant, comme poussé par un courant d’air. Ses oreilles bourdonnaient. Il se retourna au bout d’un instant, encore stupide. Derrière, il y avait, dans l’argile humide, un trou béant, comme l’orifice d’un puits. La fumée se dissipait alentour. Un chasseur se relevait, à côté, et secouait ses vêtements tachés de boue. Les betteraves étaient déchiquetées. Elles glissaient, avec de la terre molle, au fond du trou qui se refermait. Une main crispée, raidie, émergeait, tenant un fusil, de la terre éventrée.

Les sections s’étaient arrêtées. On avait vu de partout l’éclatement de l’obus tombé entre le capitaine et sa compagnie. Un grand frisson passait sur tous les chasseurs : le premier d’entre eux venait d’être tué à l’ennemi.

Le sous-lieutenant Fabre et le lieutenant Serre, quittant leurs hommes, s’étaient précipités vers leur chef.

— Vous n’avez rien, au moins, mon capitaine ? demanda Serre.

Le sergent Vaissette aussi, sans qu’on sût pourquoi ni comment, était là. Il était fortement impressionné. De sa main fine et sale il brossait la vareuse du capitaine ; il mettait dans son geste une tendresse émue et protectrice. Fabre regardait le cadavre du petit fourrier, enfoncé dans le sol. Vaissette eut enfin la vision du tombeau béant. Il pâlit. Machinalement, il tira sa montre.

— Il est six heures et quart, fit-il.

On ne l’écoutait point.

Nicolaï avait tiré son épée du fourreau. Largement, il salua la dépouille couverte de boue, puis, élevant l’arme, il commanda :

— En avant !

Les sections de nouveau s’ébranlèrent. Déjà, les hommes s’étaient calmés. En passant devant le trou de l’obus, ils tendaient la tête, pour tâcher de voir au fond.

Et puis, ce fut épouvantable.

Deux nouveaux percutants venaient d’éclater dans l’intervalle des sections. En même temps, trois déchirements secs, précis : et les shrapnells et les éclats tombèrent du ciel.

— Couchez-vous ! cria le sous-lieutenant Fabre.

Tous les hommes s’allongèrent immédiatement. Ils restaient immobiles, collés les uns contre les autres, la face contre terre. Ils semblaient rigides. Les détonations bourdonnaient partout, à droite, à gauche, devant, derrière. Par moments, on entendait un cri. Mais pas un homme ne bougeait, comme si le moindre geste eût été un signe fait à la puissance de mort.

On avait soif ; on avait la gorge serrée ; personne ne parlait. Les hommes ne savaient même pas ce qu’ils ressentaient. Ils tâchaient seulement d’habituer leur oreille à distinguer l’endroit où éclaterait l’engin. Un ou deux malheureux atteints par quelque éclat s’étaient levés, hurlant, pour s’éloigner. Ils avaient été recouchés à jamais par l’averse de fer. Cela avait servi de leçon. On ne remuait plus. Certains avaient des crampes. D’autres se croyaient blessés à la jambe, au bras ; ils se tâtaient avec la main, mais sans oser faire de geste, prudemment. La section, étendue par la plaine, semblait la carapace d’une tortue.

Le lieutenant Fabre était étonné de ne point recevoir d’ordres du capitaine.

— Il faudrait envoyer quelqu’un, dit-il à Vaissette, qui se trouvait à ses côtés.

— J’y vais, répondit celui-ci.

Avant que l’officier eût pu répondre, le sergent courait par la plaine, le buste en avant, exposé à tous les coups, seul debout par cette immensité, buttant contre une betterave, s’enfonçant dans un trou, heurtant un corps allongé, trimballant tout son équipement, et, le lorgnon pendu par une ficelle à son cou, cherchant son chemin de ses grands yeux craintifs de myope.

Le capitaine, le voyant venir, avait compris :

— Retournez vite, en rampant, lui cria-t-il de loin, soucieux de lui épargner une avance de quelques mètres. Qu’on ne bouge pas tant que durera le bombardement. D’ailleurs, je n’ai pas d’ordres

Vaissette, qui n’était pourtant pas très militaire, s’était mis au garde à vous, fiché droit, telle une statue. Autour de lui l’air sifflait, comme perforé. C’étaient les balles des fusils allemands qui se croisaient.

— Mais couchez-vous donc ! hurla le capitaine.

Il ajouta :

— C’est un fou !

Vaissette porta la main à son béret, salua, et, du même rythme de ses grandes enjambées hésitantes, rejoignit son lieutenant.

Il s’allongea à côté de lui, rendit compte de l’ordre reçu. Il se borna à ajouter, en confidence :

— J’ai eu bougrement peur.

Fabre étendit le bras, lui serra la main. Alors seulement le sergent Vaissette, agrégé de philosophie, comprit que ce qu’il venait de faire était très beau.

Pendant une heure les explosions continuèrent. Cela devenait morne et plus terrible. Le soleil brûlait les nuques. De temps à autre, Lucien Fabre tirait sa montre. Il lui semblait que l’après-midi devait s’avancer : quelques minutes à peine s’étaient écoulées. L’atmosphère était continuellement déchirée par l’éclatement des explosifs. Parfois, quelques balles passaient, venaient s’aplatir près de vous, se fichant dans le sol, ricochant, faisant voler un morceau de betterave, une motte de terre.

— Mais que font donc nos artilleurs ? grogna le caporal Bégou.

— Si ce n’est pas malheureux ! répondit son camarade de combat.

Les autres ne disaient rien. Ils ne pensaient même pas. Ils se serraient côte à côte, semblables à des ruminants couchés par les prés, inquiets.

— Tout de même, déclara Vaissette, c’est plus dur qu’on ne croit.

Le lieutenant s’était assis, insoucieux du danger. Tout en promenant ses regards sur sa section couchée, il allumait une cigarette. Les explosions étaient si nombreuses que vraiment il était inutile de prendre des précautions. Vaissette l’avait imité, mais il restait silencieux.

— À quoi songez-vous ? lui demanda Fabre.

— Je songe, répondit Vaissette, que pas un de ces hommes n’a pensé à reculer. Je songe qu’ils attendent tous la mort avec une acceptation résignée et stoïque. Je songe que certains d’entre eux sont déjà inanimés. Or, nous consentons par une sorte d’instinct au sacrifice, sans en éprouver la beauté ni en percevoir la raison. Et pas un de nous ne s’est dit encore qu’il affrontait ces périls pour la patrie.

— C’est là, repartit l’officier, ce qu’il y a de plus haut dans notre sacrifice. C’est un martyre inconscient pour une idée qui nous dépasse. Nous n’avons pas plus la claire notion de cette grandeur que tout à l’heure vous n’avez eu celle de votre courage.

— Croyez-vous, mon lieutenant, reprit Vaissette, que ce fut le cas des guerriers vantés par l’histoire, combattants de Marathon ou soldats de l’an II ?

— Sans doute, fit celui-ci, car en présence de la mort, l’être humain n’obéit plus qu’à l’instinct physique de sa conservation ou bien à une volonté fixe de dévouement, née d’enthousiasmes antérieurs et demeurée en lui.

— C’est une discipline militaire et morale, ajouta le sergent. La résignation chrétienne, le fatalisme musulman et le stoïcisme des païens antiques n’ont pas connu de plus belle expression. Cette heure de bataille met pour moi tout cela en lumière. La plus grande noblesse humaine, et la plus haute vertu, n’est pas de mourir pour une idée, de mourir pour sa patrie : c’est d’accepter tranquillement la mort, sans savoir. Et c’est la vraie façon de mourir pour son pays…

— Vaissette ! regardez mes héros, interrompit le lieutenant Fabre en lui désignant sa section.

Le sergent, qui avait renoncé à faire tenir son pince-nez en ces heures critiques, sortit paisiblement d’un étui ses lunettes. Il considéra la section sur laquelle pleuvaient les rayons du soleil au zénith et les éclatements de la mitraille…

Tous les chasseurs s’étaient endormis.

 

CHAPITRE IILA RETRAITE

 

La pluie… Une averse froide et régulière, qui a lavé toutes les feuilles. On glisse sur la terre, qui s’attache aux souliers, les entoure d’une carapace épaisse. Le précoce automne des pays lorrains semble, en ces derniers jours d’août, triompher déjà de l’été.

Le 36e bataillon de chasseurs alpins était resté, la veille, étendu dans la plaine et caché dans le bois. À la nuit, il s’était avancé jusqu’à la crête. Il l’avait occupée sans combat : les tirailleurs allemands l’avaient évacuée. On comptait quelques morts et plusieurs blessés dans les compagnies. Personne n’avait encore tiré un coup de fusil. On n’avait pas vu l’ennemi.

De là-bas, près des batteries sans doute, des projecteurs trouaient l’air, comme pendant le jour les obus. Ils balayaient l’étendue de leurs rayons déployés, semblables aux branches d’un éventail. Le plateau dévalait vers une rivière. Sur l’autre rive, assez loin, une ferme brûlait. Rien ne troublait le silence nocturne.

— Ils tiraient sur nous à dix kilomètres de distance, disait le capitaine Nicolaï, qui fumait toujours.

— Nous allons le leur faire payer cher, déclara le lieutenant Serre.

Celui-ci manquait en général d’esprit critique et jamais on ne l’avait pris pour un génie. Mais il était ponctuel et naturellement courageux. Sorti du rang, il était dur pour les autres et pour lui. Ses jugements étaient prompts. Il les imposait à ses inférieurs, car il avait le sens de la discipline. Il aimait à les énoncer, sans du reste être en mesure de les défendre. Il ne se faisait pas de ce monde et des événements une conception philosophique.

Nicolaï ne lui répondit pas. Ces obus, venus de si loin, le déconcertaient. Il connaissait à fond son métier. Jamais il n’eût pensé qu’on pût employer contre des troupes de l’artillerie lourde. Les Allemands inauguraient là une tactique nouvelle, qui l’inquiétait.

Le sous-lieutenant Fabre se taisait. Pour la première fois, il venait de réaliser ce qu’était la mort. Il ne tirait point de déduction profonde, mais les visions de la journée l’accablaient. Il se rappelait la main crispée du caporal enfoui dans le trou du premier obus. Il voyait le crâne saignant d’un de ses chasseurs, la cervelle maculant le béret, l’agonie de l’homme, la pauvre alliance prise au doigt pour la renvoyer à la femme, la lettre à écrire. Pendant le bombardement, il avait discouru avec Vaissette. À présent, il avait sommeil.

— L’embêtant, poursuivit Serre, c’est qu’on n’a pas de journaux. Il faudrait savoir ce qu’ont fait les Russes depuis trois jours.

Le capitaine ne répondait pas : il suivait son idée. Il dit enfin :

— Nous n’avons prévu l’emploi de canons lourds que contre les fortifications.

Il restait rêveur.

Mais Serre ne s’occupait pas de ce genre de problèmes. Les idées générales plutôt que le détail des choses se présentaient à son cerveau.

— Voilà le Japon, dit-il, qui s’en mêle. C’est regrettable. Quand l’Allemagne aura été anéantie, nous ne pourrons pas nous donner des airs de matamores. Elle pourra toujours nous jeter cette excuse : « Le monde entier était ligué contre nous. »

Nicolaï conclut :

— L’essentiel est que cette artillerie n’ait aucune mobilité. Alors, nos 75 reprendront tout leur avantage.

Ils se turent. La pluie s’était mise à tomber. Leur seul abri était un maigre prunier. Ils étaient accroupis sous l’arbre, enveloppés dans leur longue pèlerine. Lucien Fabre sommeillait.

Le sergent-fourrier apporta un ordre du chef de bataillon.

— À vos sections, vite, nous partons, commanda le capitaine.

Le roulement des sifflets, les appels des sous-officiers réveillaient les hommes. Ils s’étiraient, se frottant les yeux, cherchant leurs fusils, remettant le sac. Quelques-uns voulaient faire le café. Mais on ne devait pas allumer de feu. Puis, on n’avait pas le temps. Les sections s’étaient à peine reformées que déjà l’on se mettait en marche.

— En avant, en avant ! criait Fabre à sa colonne, qui défilait devant lui.

On pénétra à droite dans le bois. En traversant un fossé les hommes tombaient, roulaient dans l’eau et dans la vase, jetaient tous le même juron. La route était interminable. Puis on déboucha sur un plateau, qu’on descendit. On longeait à présent un cours d’eau. La quatrième compagnie était en tête. Lorsqu’on dévalait une pente, on apercevait par derrière, dans la nuit grise, tout le bataillon. Quelques hommes s’étaient arrêtés, n’en pouvant plus. Fabre voyait, le cœur navré, sa section se débander.

Vaissette était désolé. Il portait deux fusils, afin de soulager un des chasseurs. Il courait de l’un à l’autre, pour les encourager. Il faisait ainsi au moins trois fois l’étape. Il confia à son officier :

— J’avais gardé des morceaux de sucre en réserve pour moi. Je les ai distribués aux hommes pour qu’ils les sucent. Il n’est pas de meilleur aliment. Mais ils n’en profitent point. Ils rient.

Il ajouta :

— Que faisons-nous ?

— Nous marchons, répondit l’officier. Vous le voyez. Je n’en sais pas davantage.

— C’est ce qui me coupe bras et jambes, affirma le sergent qui trottait à côté de Fabre. Je n’ai point de ressort quand je ne connais pas le but.

— Mais, personne ne le connaît, Vaissette, fit le jeune homme.

Vaissette était sceptique. Cela le dépassait. Il croyait encore que si son chef ne lui disait rien c’était par défiance. Celui-ci insista :

— Je ne sais rien !

— Et le capitaine ? demanda l’entêté sergent.

— Lui non plus, affirma l’officier.

— Et le commandant ?

— Je ne pense pas.

— Et le général, fit brusquement le sous-officier ?

Le sous-lieutenant allait proclamer son scepticisme. Mais il songea soudain que Vaissette était son inférieur. Alors, il se tut.

Vaissette avait un esprit subtil, dangereux et entêté. Il ajouta pour lui-même :

— Il faut tout de même bien qu’il y ait une direction…

Son lieutenant lui dit :

— Voilà bien la guerre. Nous ne savons rien : il faut marcher. Nous ne savions rien : il fallait nous faire tuer. Et nous n’apprendrons que nous sommes vainqueurs que par un ordre du jour du général en chef.

Un peloton de dragons passait sur le bas côté de la route, au grand trot. On criait : « À droite ! à droite. » La section s’écartait pour faire place aux cavaliers. Les chevaux vous éclaboussaient jusqu’au visage. Les hommes penchaient la tête sur l’encolure de leur bête, laissaient leur lance battre ses flancs. Le dernier, un maréchal des logis, énervait sa monture à coups d’éperons, afin de provoquer ces écarts qui suscitent l’admiration et la crainte des fantassins. Il avait un casque prussien pendu à sa selle. Les chasseurs se le montraient. C’était le premier casque à pointe qu’ils voyaient.

— Où allez-vous ? lui cria Lucien Fabre.

— En reconnaissance, mon lieutenant, lui dit le dragon en arrêtant son cheval.

— Mais où ça ? poursuivit le premier.

— Je ne sais pas. Voulez-vous que j’aille le demander à l’officier ? fit avec complaisance le maréchal des logis.

— Non, non, merci, répondit Fabre. Continuez !

Et, se tournant vers Vaissette :

— Vous voyez !

Le jour pâle se levait. Mais aucune nuance ne variait l’uniformité du paysage, passif sous la pluie. Les uniformes recouverts d’une couche de boue gluante, le chemin, les arbustes, les collines, le ciel, tout était vêtu de la même couleur grise. L’eau ruisselait de partout. On avait même renoncé à fumer.

La compagnie déboucha sur une large chaussée. C’était une route nationale. Celle-ci, pour le moment, était encombrée par un convoi qui défilait.

On s’arrêta.

Mais le convoi passait toujours, n’en finissait point. Les chasseurs s’étaient assis le long du fossé. Fabre et Serre se portèrent à hauteur du capitaine qui se tenait à côté du chef de bataillon.

Tous ces véhicules reviennent de la ligne de feu. Leur allure est singulièrement hâtive. Les chevaux peinent. Ce sont des fourgons de munitions, des voitures de vivres, des fourragères. Elles se suivent, interminablement. Les conducteurs dorment sur les sièges, cachés sous des toiles de tente ou des sacs.

— Le convoi n’en finit pas. On ne peut pourtant pas l’arrêter, déclare le commandant.

Un caisson arrive, traîné par un seul cheval. Les trois artilleurs ont des pansements.

— Vous êtes blessés ? fait Nicolaï.

Mais ils ne répondent pas. Ils n’ont pas compris. Ils se laissent bercer par les cahots, presque sans connaissance.

Et maintenant il y a des blessés sur chaque voiture. Une fourragère en porte six étendus, à demi morts. Des chariots réquisitionnés : les bâches vertes, décolorées, ruissellent. Des voitures de livraison : on lit les enseignes : « Au Bonheur des Dames » et « Les Magasins réunis » sous les éclaboussures jaunes. Des omnibus d’hôtels : et des blessés toujours, à l’intérieur, qui s’éveillent à cette aurore triste.

Aucun officier ne parle. Chacun a senti une angoisse étrange l’envahir.

— Il faudrait s’informer, dit le commandant.

Depuis un moment Nicolaï s’obstine à bourrer sa pipe, qui est déjà pleine.

— C’est le convoi d’un corps d’armée, qui va se ravitailler, explique Serre.