L'Homme et son devenir selon le Vêdânta - René Guénon - E-Book

L'Homme et son devenir selon le Vêdânta E-Book

René Guénon

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Beschreibung

L'Homme et son devenir selon le Vêdânta est un livre de René Guénon paru en 1925. Guénon décrit une partie de la doctrine du Vêdânta selon la formulation d'Adi Shankara se concentrant sur l'être humain : sa constitution, ses états, son avenir posthume... Dans L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, Guénon part de la distinction fondamentale entre le « Soi » et le « moi ». Le « Soi » est l'essence, le « Principe » transcendant de l'être, l'être humain par exemple : « Le « Soi », en tant que tel, n'est jamais individualisé et ne peut pas l’être, car, devant être toujours envisagé sous l’aspect de l’éternité et de l’immutabilité qui sont les attributs nécessaires de l’Être pur, il n’est évidemment susceptible d’aucune particularisation, qui le ferait être « autre que soi-même »[…] Le « Soi », considéré par rapport à un être comme nous venons de le faire, est proprement la personnalité […]

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SOMMAIRE

AVANT-PROPOS

CHAPITRE PREMIER GÉNÉRALITÉS SUR LE VÊDÂNTA

CHAPITRE II DISTINCTION FONDAMENTALE DU « SOI » ET DU « MOI »

CHAPITRE III LE CENTRE VITAL DE L’ÊTRE HUMAIN, SÉJOUR DE BRAHMA

CHAPITRE IV PURUSHA ET PRAKRITI

CHAPITRE V PURUSHA INAFFECTÉE PAR LES MODIFICATIONS INDIVIDUELLES

CHAPITRE VI LES DEGRÉS DE LA MANIFESTATION INDIVIDUELLE

CHAPITRE VII BUDDHI OU L’INTELLECT SUPÉRIEUR

CHAPITRE VIII MANAS OU LE SENS INTERNE ; LES DIX FACULTÉS EXTERNES DE SENSATION ET D’ACTION

CHAPITRE IX LES ENVELOPPES DU « SOI » ; LES CINQ VÂYUSOU FONCTIONS VITALES

CHAPITRE X UNITÉ ET IDENTITÉ ESSENTIELLES DU « SOI » DANS TOUS LES ÉTATS DE L’ÊTRE

CHAPITRE XI LES DIFFÉRENTES CONDITIONS D’ÂTMÂ DANS L’ÊTRE HUMAIN

CHAPITRE XII L’ÉTAT DE VEILLE OU LA CONDITION DE VAISHWÂNARA

CHAPITRE XIII L’ÉTAT DE RÊVE OU LA CONDITION DE TAIJASA

CHAPITRE XIV L’ÉTAT DE SOMMEIL PROFOND OU LA CONDITION DE PRÂJNA

CHAPITRE XV L’ÉTAT INCONDITIONNÉ D’ÂTMÂ

CHAPITRE XVI REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE D’ÂTMÂ ET DE SES CONDITIONS PAR LE MONOSYLLABE SACRÉ OM

CHAPITRE XVII L’ÉVOLUTION POSTHUME DE L’ÊTRE HUMAIN

CHAPITRE XVIII LA RÉSORPTION DES FACULTÉS INDIVIDUELLES

CHAPITRE XIX DIFFÉRENCE DES CONDITIONS POSTHUMES SUIVANT LES DEGRÉS DE LA CONNAISSANCE

CHAPITRE XX L’ARTÈRE CORONALE ET LE « RAYON SOLAIRE »

CHAPITRE XXI LE « VOYAGE DIVIN » DE L’ÊTRE EN VOIE DE LIBÉRATION

CHAPITRE XXII LA DÉLIVRANCE FINALE

CHAPITRE XXIII VIDÊHA-MUKTI ET JÎVAN-MUKTI

CHAPITRE XXIV L’ÉTAT SPIRITUEL DU YOGÎ : L’« IDENTITÉ SUPRÊME »

ANNEXES : CHAPITRES PRESENTS DANS LES DEUX PREMIERES EDITIONS DE L’OUVRAGE, PUIS RETIRES A PARTIR DE LA TROISIEME EDITION.

CHAPITRE XI LA CONSTITUTION DE L’ÊTRE HUMAIN SELON LES BOUDDHISTES

CHAPITRE XXV LA DÉLIVRANCE SELON LES JAINAS

Notes

RENÉ GUÉNON

L'HOMME ET SON DEVENIR SELON LE VÊDÂNTA

1925

Raanan Éditeur

Livre 1059 | édition 1

AVANT-PROPOS

À plusieurs reprises, dans nos précédents ouvrages, nous avons annoncé notre intention de donner une série d’études dans lesquelles nous pourrions, suivant les cas, soit exposer directement certains aspects des doctrines métaphysiques de l’Orient, soit adapter ces mêmes doctrines de la façon qui nous paraîtrait la plus intelligible et la plus profitable, mais en restant toujours strictement fidèle à leur esprit. Le présent travail constitue la première de ces études : nous y prenons comme point de vue central celui des doctrines hindoues, pour des raisons que nous avons eu déjà l’occasion d’indiquer, et plus particulièrement celui du Vêdânta, qui est la branche la plus purement métaphysique de ces doctrines ; mais il doit être bien entendu que cela ne nous empêchera point de faire, toutes les fois qu’il y aura lieu, des rapprochements et des comparaisons avec d’autres théories, quelle qu’en soit la provenance, et que, notamment, nous ferons aussi appel aux enseignements des autres branches orthodoxes de la doctrine hindoue dans la mesure où ils viennent, sur certains points, préciser où compléter ceux du Vêdânta. On serait d’autant moins fondé à nous reprocher cette manière de procéder que nos intentions ne sont nullement celles d’un historien : nous tenons à redire encore expressément, à ce propos, que nous voulons faire œuvre de compréhension, et non d’érudition, et que c’est la vérité des idées qui nous intéresse exclusivement. Si donc nous avons jugé bon de donner ici des références précises, c’est pour des motifs qui n’ont rien de commun avec les préoccupations spéciales des orientalistes ; nous avons seulement voulu montrer par là que nous n’inventons rien, que les idées que nous exposons ont bien une source traditionnelle, et fournir en même temps le moyen, à ceux qui en seraient capables, de se reporter aux textes dans lesquels ils pourraient trouver des indications complémentaires, car il va sans dire que nous n’avons pas la prétention de faire un exposé absolument complet, même sur un point déterminé de la doctrine.

Quant à présenter un exposé d’ensemble, c’est ici une chose tout à fait impossible : ou ce serait un travail interminable, ou il devrait être mis sous une forme tellement synthétique qu’il serait parfaitement incompréhensible pour des esprits occidentaux. De plus, il serait bien difficile d’éviter, dans un ouvrage de ce genre, l’apparence d’une systématisation qui est incompatible avec les caractères les plus essentiels des doctrines métaphysiques ; ce ne serait sans doute qu’une apparence, mais ce n’en serait pas moins inévitablement une cause d’erreurs extrêmement graves, d’autant plus que les Occidentaux, en raison de leurs habitudes mentales, ne sont que trop portés à voir des « systèmes » là-même où il ne saurait y en avoir. Il importe de ne pas donner le moindre prétexte à ces assimilations injustifiées dont les orientalistes sont coutumiers ; et mieux vaudrait s’abstenir d’exposer une doctrine que de contribuer à la dénaturer, ne fût-ce que par simple maladresse. Mais il y a heureusement un moyen d’échapper à l’inconvénient que nous venons de signaler : c’est de ne traiter, dans un même exposé, qu’un point ou un aspect plus ou moins défini de la doctrine, sauf à prendre ensuite d’autres points pour en faire l’objet d’autant d’études distinctes. D’ailleurs, ces études ne risqueront jamais de devenir ce que les érudits et les « spécialistes » appellent des « monographies », car les principes fondamentaux n’y seront jamais perdus de vue, et les points secondaires eux-mêmes n’y devront apparaître que comme des applications directes ou indirectes de ces principes dont tout dérive : dans l’ordre métaphysique, qui se réfère au domaine de l’Universel, il ne saurait y avoir la moindre place pour la « spécialisation ».

On doit comprendre maintenant pourquoi nous ne prenons comme objet propre de la présente étude que ce qui concerne la nature et la constitution de l’être humain : pour rendre intelligible ce que nous avons à en dire, nous devrons forcément aborder d’autres points, qui, à première vue, peuvent sembler étrangers à cette question, mais c’est toujours par rapport à celle-ci que nous les envisagerons. Les principes ont, en soi, une portée qui dépasse immensément toute application qu’on en peut faire ; mais il n’en est pas moins légitime de les exposer, dans la mesure où on le peut, à propos de telle ou telle application, et c’est même là un procédé qui a bien des avantages à divers égards. D’autre part, ce n’est qu’en tant qu’on la rattache aux principes qu’une question, quelle qu’elle soit, est traitée métaphysiquement ; c’est ce qu’il ne faut jamais oublier si l’on veut faire de la métaphysique véritable, et non de la « pseudo-métaphysique » à la manière des philosophes modernes.

Si nous avons pris le parti d’exposer en premier lieu les questions relatives à l’être humain, ce n’est pas qu’elles aient, du point de vue purement métaphysique, une importance exceptionnelle, car, ce point de vue étant essentiellement dégagé de toutes les contingences, le cas de l’homme n’y apparaît jamais comme un cas privilégié ; mais nous débutons par là parce que ces questions se sont déjà posées au cours de nos précédents travaux, qui nécessitaient à cet égard un complément qu’on trouvera dans celui-ci. L’ordre que nous adopterons pour les études qui viendront ensuite dépendra également des circonstances et sera, dans une large mesure, déterminé par des considérations d’opportunité ; nous croyons utile de le dire dès maintenant, afin que personne ne soit tenté d’y voir une sorte d’ordre hiérarchique, soit quant à l’importance des questions, soit quant à leur dépendance ; ce serait nous prêter une intention que nous n’avons point, mais nous ne savons que trop combien de telles méprises se produisent facilement, et c’est pourquoi nous nous appliquerons à les prévenir chaque fois que la chose sera en notre pouvoir.

Il est encore un point qui nous importe trop pour que nous le passions sous silence dans ces observations préliminaires, point sur lequel, cependant, nous pensions tout d’abord nous être suffisamment expliqué en de précédentes occasions ; mais nous nous sommes aperçu que tous ne l’avaient pas compris ; il faut donc y insister davantage. Ce point est celui-ci : la connaissance véritable, que nous avons exclusivement en vue, n’a que fort peu de rapports si même elle en a, avec le savoir « profane » ; les études qui constituent ce dernier ne sont à aucun degré ni à aucun titre une préparation, même lointaine, pour aborder la « Science sacrée », et parfois même elles sont au contraire un obstacle, en raison de la déformation mentale souvent irrémédiable qui est la conséquence la plus ordinaire d’une certaine éducation. Pour des doctrines comme celles que nous exposons, une étude entreprise « de l’extérieur » ne serait d’aucun profit ; il ne s’agit pas d’histoire, nous l’avons déjà dit, et il ne s’agit pas davantage de philologie ou de littérature ; et nous ajouterons encore, au risque de nous répéter d’une façon que certains trouveront peut-être fastidieuse, qu’il ne s’agit pas, non plus de philosophie. Toutes ces choses, en effet, font également partie de ce savoir que nous qualifions, de « profane » ou d’« extérieur », non par mépris, mais parce qu’il n’est que cela en réalité ; nous estimons n’avoir pas ici à nous préoccuper de plaire aux uns ou de déplaire aux autres, mais bien de dire ce qui est et d’attribuer à chaque chose le nom et le rang qui lui conviennent normalement. Ce n’est pas parce que la « Science sacrée » a été odieusement caricaturée, dans l’Occident moderne, par des imposteurs plus ou moins conscients, qu’il faut s’abstenir d’en parler et paraître, sinon la nier, du moins l’ignorer ; bien au contraire, nous affirmons hautement, non seulement qu’elle existe, mais que c’est d’elle seule que nous entendons nous occuper. Ceux qui voudront bien se reporter à ce que nous avons dit ailleurs des extravagances des occultistes et des théosophistes comprendront immédiatement que ce dont il s’agit est tout autre chose, et que ces gens ne peuvent, eux aussi, être à nos yeux que de simples « profanes », et même des « profanes » qui aggravent singulièrement leur cas en cherchant à se faire passer pour ce qu’ils ne sont point, ce qui est d’ailleurs une des principales raisons pour lesquelles nous jugeons nécessaire de montrer l’inanité de leurs prétendues doctrines chaque fois que l’occasion s’en présente à nous.

Ce que nous venons de dire doit aussi faire comprendre que les doctrines dont nous nous proposons de parler se refusent, par leur nature même, à toute tentative de « vulgarisation » ; il serait ridicule de vouloir « mettre à la portée de tout le monde », comme on dit si souvent à notre époque, des conceptions qui ne peuvent être destinées qu’à une élite, et chercher à le faire serait le plus sûr moyen de les déformer. Nous avons expliqué ailleurs ce que nous entendons par l’élite intellectuelle, quel sera son rôle si elle parvient un jour à se constituer en Occident, et comment l’étude réelle et profonde des doctrines orientales est indispensable pour préparer sa formation. C’est en vue de ce travail dont les résultats ne se feront sans doute sentir qu’à longue échéance, que nous croyons devoir exposer certaines idées pour ceux qui sont capables de se les assimiler, sans jamais leur faire subir aucune de ces modifications et de ces simplifications qui sont le fait de « vulgarisateurs », et qui iraient directement à l’encontre du but que nous nous proposons. En effet, ce n’est pas à la doctrine de s’abaisser et de se restreindre à la mesure de l’entendement borné du vulgaire ; c’est à ceux qui le peuvent de s’élever à la compréhension de la doctrine dans sa pureté intégrale, et ce n’est que de cette façon que peut se former une élite intellectuelle véritable. Parmi ceux qui reçoivent un même enseignement, chacun le comprend et se l’assimile plus ou moins complètement, plus ou moins profondément, suivant l’étendue de ses propres possibilités intellectuelles ; et c’est ainsi que s’opère tout naturellement la sélection sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie hiérarchie. Nous avions déjà dit ces choses, mais il était nécessaire de les rappeler avant d’entreprendre un exposé proprement doctrinal ; et il est d’autant moins inutile de les répéter avec insistance qu’elles sont plus étrangères à la mentalité occidentale actuelle.

CHAPITRE PREMIER GÉNÉRALITÉS SUR LE VÊDÂNTA

Le Vêdânta, contrairement aux opinions qui ont cours le plus généralement parmi les orientalistes, n’est ni une philosophie, ni une religion, ni quelque chose qui participe plus ou moins de l’une et de l’autre. C’est une erreur des plus graves que de vouloir considérer cette doctrine sous de tels aspects, et c’est se condamner d’avance à n’y rien comprendre ; c’est là, en effet, se montrer complètement étranger à la vraie nature de la pensée orientale, dont les modes sont tout autres que ceux de la pensée occidentale et ne se laissent pas enfermer dans les mêmes cadres. Nous avons déjà expliqué dans un précédent ouvrage que la religion, si l’on veut garder à ce mot son sens propre, est chose tout occidentale ; on ne peut appliquer le même terme à des doctrines orientales sans en étendre abusivement la signification, à tel point qu’il devient alors tout à fait impossible d’en donner une définition tant soit peu précise. Quant à la philosophie, elle représente aussi un point de vue exclusivement occidental, et d’ailleurs beaucoup plus extérieur que le point de vue religieux, donc plus éloigné encore de ce dont il s’agit présentement ; c’est, comme nous le disions plus haut, un genre de connaissance essentiellement « profane |1|, même quand il n’est pas purement illusoire, et, surtout quand nous considérons ce qu’est la philosophie dans les temps modernes, nous ne pouvons nous empêcher de penser que son absence dans une civilisation n’a rien de particulièrement regrettable. Dans un livre récent, un orientaliste affirmait que « la philosophie est partout la philosophie », ce qui ouvre la porte à toutes les assimilations, y compris celles contre lesquelles lui-même protestait très justement par ailleurs ; ce que nous contestons précisément, c’est qu’il y ait de la philosophie partout ; et nous nous refusons à prendre pour la « pensée universelle », suivant l’expression du même auteur, ce qui n’est en réalité qu’une modalité de pensée extrêmement spéciale. Un autre historien des doctrines orientales, tout en reconnaissant en principe l’insuffisance et l’inexactitude des étiquettes occidentales qu’on prétend imposer à celles-ci, déclarait qu’il ne voyait malgré tout aucun moyen de s’en passer, et en faisait aussi largement usage que n’importe lequel de ses prédécesseurs ; la chose nous a paru d’autant plus étonnante que, en ce qui nous concerne, nous n’avons jamais éprouvé le moindre besoin de faire appel à cette terminologie philosophique, qui, même si elle n’était pas appliquée mal à propos comme elle l’est toujours en pareil cas, aurait encore l’inconvénient d’être assez rebutante et inutilement compliquée. Mais nous ne voulons pas entrer ici dans les discussions auxquelles tout cela pourrait donner lieu ; nous tenions seulement à montrer, par ces exemples, combien il est difficile à certains de sortir des cadres « classiques » où leur éducation occidentale a enfermé leur pensée dès l’origine. 

Pour en revenir au Vêdânta, nous dirons qu’il faut, en réalité, y voir une doctrine purement métaphysique, ouverte sur des possibilités de conception véritablement illimitées, et qui, comme telle, ne saurait aucunement s’accommoder des bornes plus ou moins étroites d’un système quelconque. Il y a donc sous ce rapport, et sans même aller plus loin, une différence profonde et irréductible, une différence de principe avec tout ce que les Européens désignent sous le nom de philosophie. En effet, l’ambition avouée de toutes les conceptions philosophiques, surtout chez les modernes, qui poussent à l’extrême la tendance individualiste et la recherche de l’originalité à tout prix qui en est la conséquence, c’est précisément de se constituer en des systèmes définis, achevés, c’est-à-dire essentiellement relatifs et limités de toutes parts ; au fond, un système n’est pas autre chose qu’une conception fermée, dont les bornes plus ou moins étroites sont naturellement déterminées par l’« horizon mental » de son auteur. Or toute systématisation est absolument impossible pour la métaphysique pure, au regard de laquelle tout ce qui est de l’ordre individuel est véritablement inexistant, et qui est entièrement dégagée de toutes les relativités, de toutes les contingences philosophiques ou autres ; il en est nécessairement ainsi, parce que la métaphysique est essentiellement la connaissance de l’Universel, et qu’une telle connaissance ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule, si compréhensive qu’elle puisse être. 

Les diverses conceptions métaphysiques et cosmologiques de l’Inde ne sont pas, à rigoureusement parler, des doctrines différentes, mais seulement des développements, suivant certains points de vue et dans des directions variées, mais nullement incompatibles, d’une doctrine unique. D’ailleurs, le mot sanskrit darshana, qui désigne chacune de ces conceptions, signifie proprement « vue » ou « point de vue », car la racine verbale drish, dont il est dérivé, a comme sens principal celui de « voir » ; il ne peut aucunement signifier « système », et, si les orientalistes lui donnent cette acception, ce n’est que par l’effet de ces habitudes occidentales qui les induisent à chaque instant en de fausses assimilations : ne voyant partout que de la philosophie, il est tout naturel qu’ils voient aussi des systèmes partout. 

La doctrine unique à laquelle nous venons de faire allusion constitue essentiellement le Vêda, c’est-à-dire la Science sacrée et traditionnelle par excellence, car tel est exactement le sens propre de ce terme|2|: c’est le principe et le fondement commun de toutes les branches plus ou moins secondaires et dérivées, qui sont ces conceptions diverses dont certains ont fait à tort autant de systèmes rivaux et opposés. En réalité, ces conceptions, tant qu’elles sont d’accord avec leur principe, ne peuvent évidemment se contredire entre elles, et elles ne font au contraire que se compléter et s’éclairer mutuellement ; il ne faut pas voir dans cette affirmation l’expression d’un « syncrétisme » plus ou moins artificiel et tardif, car la doctrine tout entière doit être considérée comme contenue synthétiquement dans le Vêda, et cela dès l’origine. La tradition, dans son intégralité, forme un ensemble parfaitement cohérent, ce qui ne veut point dire systématique ; et, comme tous les points de vue qu’elle comporte peuvent être envisagés simultanément aussi bien que successivement, il est sans intérêt véritable de rechercher l’ordre historique dans lequel ils ont pu se développer en fait et être rendus explicites, même si l’on admet que l’existence d’une transmission orale, qui a pu se poursuivre pendant une période d’une longueur indéterminée, ne rend pas parfaitement illusoire la solution qu’on apportera à une question de ce genre. Si l’exposition peut, suivant les époques, se modifier jusqu’à un certain point dans sa forme extérieure pour s’adapter aux circonstances, il n’en est pas moins vrai que le fond reste toujours rigoureusement le même, et que ces modifications extérieures n’atteignent et n’affectent en rien l’essence de la doctrine. 

L’accord d’une conception d’ordre quelconque avec le principe fondamental de la tradition est la condition nécessaire et suffisante de son orthodoxie, laquelle ne doit nullement être conçue en mode religieux ; il faut insister sur ce point pour éviter toute erreur d’interprétation, parce que, en Occident, il n’est généralement question d’orthodoxie qu’au seul point de vue religieux. En ce qui concerne la métaphysique et tout ce qui en procède plus ou moins directement, l’hétérodoxie d’une conception n’est pas autre chose, au fond, que sa fausseté, résultant de son désaccord avec les principes essentiels ; comme ceux-ci sont contenus dans le Vêda, il en résulte que c’est l’accord avec le Vêda qui est le critérium de l’orthodoxie. L’hétérodoxie commence donc là où commence la contradiction, volontaire ou involontaire, avec le Vêda ; elle est une déviation, une altération plus ou moins profonde de la doctrine, déviation qui, d’ailleurs, ne se produit généralement que dans des écoles assez restreintes, et qui peut ne porter que sur des points particuliers, parfois d’importance très secondaire, d’autant plus que la puissance qui est inhérente à la tradition a pour effet de limiter l’étendue et la portée des erreurs individuelles, d’éliminer celles qui dépassent certaines bornes, et, en tout cas, de les empêcher de se répandre et d’acquérir une autorité véritable. Là-même où une école partiellement hétérodoxe est devenue, dans une certaine mesure, représentative d’un darshana, comme l’école atomiste pour le Vaishêshika, cela ne porte pas atteinte à la légitimité de ce darshana en lui-même, et il suffit de le ramener à ce qu’il a de vraiment essentiel pour demeurer dans l’orthodoxie. À cet égard, nous ne pouvons mieux faire que de citer, à titre d’indication générale, ce passage du Sânkhya-Pravachana-Bhâshya de Vijnâna-Bhikshu ; « Dans la doctrine de Kanâda (le Vaishêshika) et dans le Sânkhya (de Kapila), la partie qui est contraire au Vêda doit être rejetée par ceux qui adhèrent strictement à la tradition orthodoxe ; dans la doctrine de Jaimini et celle de Vyâsa (les deux Mîmânsâs), il n’est rien qui ne s’accorde avec les Écritures (considérées comme la base de cette tradition) ». 

Le nom de Mîmânsâ, dérivé de la racine verbale man « penser », à la forme itérative, indique l’étude réfléchie de la Science sacrée : c’est le fruit intellectuel de la méditation du Vêda. La première Mîmânsâ (Pûrva-Mîmânsâ) est attribuée à Jaimini ; mais nous devons rappeler à ce propos que les noms qui sont ainsi attachés à la formulation des divers darshanas ne peuvent aucunement être rapportés à des individualités précises : ils sont employés symboliquement pour désigner de véritables « agrégats intellectuels », constitués en réalité par tous ceux qui se livrèrent à une même étude au cours d’une période dont la durée n’est pas moins indéterminée que l’origine. La première Mîmânsâ est appelée aussi Karma-Mîmânsâ ou Mîmânsâ pratique, c’est-à-dire concernant les actes, et plus particulièrement l’accomplissement des rites ; le mot karma, en effet, a un double sens : au sens général, c’est l’action sous toutes ses formes ; au sens spécial et technique, c’est l’action rituelle, telle qu’elle est prescrite par le Vêda. Cette Mîmânsâ pratique a pour but, comme le dit le commentateur Somanâtha, de « déterminer d’une façon exacte et précise le sens des Écritures », mais surtout en tant que celles-ci renferment des préceptes, et non sous le rapport de la connaissance pure ou jnâna, laquelle est souvent mise en opposition avec karma, ce qui correspond précisément à la distinction des deux Mîmânsâs. 

La seconde Mîmânsâ (Uttara-Mîmânsâ) est attribuée à Vyâsa, c’est-à-dire à l’« entité collective » qui mit en ordre et fixa définitivement les textes traditionnels constituant le Vêda même ; et cette attribution est particulièrement significative, car il est aisé de voir qu’il s’agit ici, non d’un personnage historique ou légendaire, mais bien d’une véritable « fonction intellectuelle », qui est même ce qu’on pourrait appeler une fonction permanente, puisque Vyâsa est désigné comme l’un des sept Chirajîvis, littéralement « êtres doués de longévité », dont l’existence n’est point limitée à une époque déterminée|3|. Pour caractériser la seconde Mîmânsâ par rapport à la première, on peut la regarder comme la Mîmânsâ de l’ordre purement intellectuel et contemplatif ; nous ne pouvons dire Mîmânsâ théorique, par symétrie avec la Mîmânsâ pratique, parce que cette dénomination prêterait à une équivoque. En effet, si le mot « théorie » est bien, étymologiquement, synonyme de contemplation, il n’en est pas moins vrai que, dans le langage courant, il a pris une acception beaucoup plus restreinte ; or, dans une doctrine qui est complète au point de vue métaphysique, la théorie, entendue dans cette acception ordinaire, ne se suffit pas à elle-même, mais est toujours accompagnée ou suivie d’une « réalisation » correspondante, dont elle n’est en somme que la base indispensable, et en vue de laquelle elle est ordonnée tout entière, comme le moyen en vue de la fin. 

La seconde Mîmânsâ est encore appelée Brahma-Mîmânsâ, comme concernant essentiellement et directement la « Connaissance Divine » (Brahma-Vidyâ) ; c’est elle qui constitue à proprement parler le Vêdânta, c’est-à-dire, suivant la signification étymologique de ce terme, la « fin du Vêda », se basant principalement sur l’enseignement contenu dans les Upanishads. Cette expression de « fin du Vêda » doit être entendue au double sens de conclusion et de but ; en effet, d’une part, les Upanishads forment la dernière partie des textes vêdiques, et, d’autre part, ce qui y est enseigné, dans la mesure du moins où il peut l’être, est le but dernier et suprême de la connaissance traditionnelle toute entière, dégagée de toutes les applications plus ou moins particulières et contingentes auxquelles elle peut donner lieu dans des ordres divers : c’est dire, en d’autres termes, que nous sommes, avec le Vêdânta, dans le domaine de la métaphysique pure. 

Les Upanishads, faisant partie intégrante du Vêda, sont une des bases mêmes de la tradition orthodoxe, ce qui n’a pas empêché certains orientalistes, tels que Max Müller, de prétendre y découvrir « les germes du Bouddhisme », c’est-à-dire de l’hétérodoxie, car il ne connaissait du Bouddhisme que les formes et les interprétations les plus nettement hétérodoxes ; une telle affirmation est manifestement une contradiction dans les termes, et il serait assurément difficile de pousser plus loin l’incompréhension. On ne saurait trop insister sur le fait que ce sont les Upanishads qui représentent ici la tradition primordiale et fondamentale, et qui, par conséquent, constituent le Vêdânta même dans son essence ; il résulte de là que, en cas de doute sur l’interprétation de la doctrine, c’est toujours à l’autorité des Upanishads qu’il faudra s’en rapporter en dernier ressort. Les enseignements principaux du Vêdânta, tels qu’ils se dégagent expressément des Upanishads, ont été coordonnés et formulés synthétiquement dans une collection d’aphorismes portant les noms de Brahma-Sûtras et de Shârîraka-Mîmânsâ|4|; l’auteur de ces aphorismes, qui est appelé Bâdarâyana et Krishna-Dwaipâyana, est identifié à Vyâsa. Il importe de remarquer que les Brahma-Sûtras appartiennent à la classe d’écrits traditionnels appelée Smriti, tandis que les Upanishads, comme tous les autres textes vêdiques, font partie de la Shruti ; or l’autorité de la Smriti est dérivée de celle de la Shruti sur laquelle elle se fonde. La Shruti n’est pas une « révélation » au sens religieux et occidental de ce mot, comme le voudraient la plupart des orientalistes, qui, là encore, confondent les points de vue les plus différents ; mais elle est le fruit d’une inspiration directe, de sorte que c’est par elle-même qu’elle possède son autorité propre. « La Shruti, dit Shankarâchârya, sert de perception directe (dans l’ordre de la connaissance transcendante), car, pour être une autorité, elle est nécessairement indépendante de toute autre autorité ; et la Smriti joue un rôle analogue à celui de l’induction, puisqu’elle aussi tire son autorité d’une autorité autre qu’elle-même »|5|. Mais pour qu’on ne se méprenne pas sur la signification de l’analogie ainsi indiquée entre la connaissance transcendante et la connaissance sensible, il est nécessaire d’ajouter qu’elle doit, comme toute véritable analogie, être appliquée en sens inverse|6|: tandis que l’induction s’élève au-dessus de la perception sensible et permet de passer à un degré supérieur, c’est au contraire la perception directe ou l’inspiration qui, dans l’ordre transcendant, atteint seule le principe même, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé, et dont il n’y a plus ensuite qu’à tirer les conséquences et les applications diverses. On peut dire encore que la distinction entre Shruti et Smriti équivaut, au fond, à celle de l’intuition intellectuelle immédiate et de la conscience réfléchie ; si la première est désignée par un mot dont le sens primitif est « audition », c’est précisément pour marquer son caractère intuitif, et parce que le son a, suivant la doctrine cosmologique hindoue, le rang primordial parmi les qualités sensibles. Quant à la Smriti, le sens primitif de son nom est « mémoire » ; en effet, la mémoire, n’étant qu’un reflet de la perception, peut être prise pour désigner, par extension, tout ce qui présente le caractère d’une connaissance réfléchie ou discursive, c’est-à-dire indirecte ; et, si la connaissance est symbolisée par la lumière comme elle l’est le plus habituellement, l’intelligence pure et la mémoire, ou encore, la faculté intuitive et la faculté discursive, pourront être représentées respectivement par le soleil et la lune ; ce symbolisme, sur lequel nous ne pouvons nous étendre ici, est d’ailleurs susceptible d’applications multiples|7|. 

Les Brahma-Sûtras, dont le texte est d’une extrême concision, ont donné lieu à de nombreux commentaires, dont les plus importants sont ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja ; ceux-ci sont strictement orthodoxes l’un et l’autre, de sorte qu’il ne faut pas s’exagérer la portée de leurs divergences apparentes, qui, au fond, sont plutôt de simples différences d’adaptation. Il est vrai que chaque école est assez naturellement inclinée à penser et à affirmer que son propre point de vue est le plus digne d’attention et, sans exclure les autres, doit prévaloir sur eux ; mais, pour résoudre la question en toute impartialité, il suffit d’examiner ces points de vue en eux-mêmes et de reconnaître jusqu’où s’étend l’horizon que chacun d’eux permet d’embrasser ; il va de soi, d’ailleurs, qu’aucune école ne peut prétendre représenter la doctrine d’une façon totale et exclusive. Or il est très certain que le point de vue de Shankarâchârya est plus profond et va plus loin que celui de Râmânuja ; on peut du reste le prévoir déjà en remarquant que le premier est de tendance shivaïte, tandis que le second est nettement vishnuïte. Une singulière discussion a été soulevée par M. Thibaut, qui a traduit en anglais les deux commentaires : il prétend que celui de Râmânuja est plus fidèle à l’enseignement des Brahma-Sûtras, mais il reconnaît en même temps que celui de Shankarâchârya est plus conforme à l’esprit des Upanishads. Pour pouvoir soutenir une telle opinion, il faut évidemment admettre qu’il existe des différences doctrinales entre les Upanishads et les Brahma-Sûtras ; mais, même s’il en était effectivement ainsi, c’est l’autorité des Upanishads qui devrait l’emporter, ainsi que nous l’expliquions précédemment, et la supériorité de Shankarâchârya se trouverait établie par là, bien que ce ne soit probablement pas l’intention de M. Thibaut, pour qui la question de la vérité intrinsèque des idées ne semble guère se poser. En réalité, les Brahma-Sûtras, se fondant directement et exclusivement sur les Upanishads, ne peuvent aucunement s’en écarter ; leur brièveté seule, les rendant quelque peu obscur quand on les isole de tout commentaire, peut faire excuser ceux qui croient y trouver autre chose qu’une interprétation autorisée et compétente de la doctrine traditionnelle. Ainsi, la discussion est réellement sans objet, et tout ce que nous pouvons en retenir, c’est la constatation que Shankarâchârya a dégagé et développé plus complètement ce qui est essentiellement contenu dans les Upanishads : son autorité ne peut être contestée que par ceux qui ignorent le véritable esprit de la tradition hindoue orthodoxe, et dont l’opinion, par conséquent, ne saurait avoir la moindre valeur à nos yeux ; c’est donc, d’une façon générale, son commentaire que nous suivrons de préférence à tout autre. 

Pour compléter ces observations préliminaires, nous devons encore faire remarquer, bien que nous l’avons déjà expliqué ailleurs, qu’il est inexact de donner à l’enseignement des Upanishads, comme certains l’ont fait, la dénomination de « Brâhmanisme ésotérique ». L’impropriété de cette expression provient surtout de ce que le mot « ésotérisme » est un comparatif, et que son emploi suppose nécessairement l’existence corrélative d’un « exotérisme » ; or une telle division ne peut être appliquée au cas dont il s’agit. L’exotérisme et l’ésotérisme, envisagés, non pas comme deux doctrines distinctes et plus ou moins opposées, ce qui serait une conception tout à fait erronée, mais comme les deux faces d’une même doctrine, ont existé dans certaines écoles de l’antiquité grecque ; on les retrouve aussi très nettement dans l’Islamisme ; mais il n’en est pas de même dans les doctrines plus orientales. Pour celles-ci, on ne pourrait parler que d’une sorte d’« ésotérisme naturel », qui existe inévitablement en toute doctrine, et surtout dans l’ordre métaphysique, où il importe de faire toujours la part de l’inexprimable, qui est même ce qu’il y a de plus essentiel, puisque les mots et les symboles n’ont en somme pour raison d’être que d’aider à le concevoir, en fournissant des « supports » pour un travail qui ne peut être que strictement personnel. À ce point de vue, la distinction de l’exotérisme et de l’ésotérisme ne serait pas autre chose que celle de la « lettre » et de l’« esprit » ; et l’on pourrait aussi l’appliquer à la pluralité de sens plus ou moins profonds que présentent les textes traditionnels ou, si l’on préfère, les Écritures sacrées de tous les peuples. D’autre part, il va de soi que le même enseignement doctrinal n’est pas compris au même degré par tous ceux qui le reçoivent ; parmi ceux-ci, il en est donc qui, en un certain sens, pénètrent l’ésotérisme, tandis que d’autres s’en tiennent à l’exotérisme parce que leur horizon intellectuel est plus limité ; mais ce n’est pas de cette façon que l’entendent ceux qui parlent de « Brâhmanisme ésotérique ». En réalité, dans le Brâhmanisme, l’enseignement est accessible, dans son intégralité, à tous ceux qui sont intellectuellement « qualifiés » (adhikârîs), c’est-à-dire capables d’en retirer un bénéfice effectif ; et, s’il y a des doctrines réservées à une élite, c’est qu’il ne saurait en être autrement là où l’enseignement est distribué avec discernement et selon les capacités réelles de chacun. Si l’enseignement traditionnel n’est point ésotérique au sens propre de ce mot, il est véritablement « initiatique », et il diffère profondément, par toutes ses modalités, de l’instruction « profane » sur la valeur de laquelle les Occidentaux modernes s’illusionnent singulièrement ; c’est ce que nous avons déjà indiqué en parlant de la « Science sacrée » et de l’impossibilité de la « vulgariser ». 

Cette dernière remarque en amène une autre : en Orient, les doctrines traditionnelles ont toujours l’enseignement oral pour mode de transmission régulière, et cela même dans le cas où elles ont été fixées dans des textes écrits ; il en est ainsi pour des raisons très profondes, car ce ne sont pas seulement des mots qui doivent être transmis, mais c’est surtout la participation effective à la tradition qui doit être assurée. Dans ces conditions, il ne signifie rien de dire, comme Max Müller et d’autres orientalistes, que le mot Upanishad désigne la connaissance obtenue « en s’asseyant aux pieds d’un précepteur » ; cette dénomination, si tel en était le sens, conviendrait indistinctement à toutes les parties du Vêda ; et d’ailleurs c’est là une interprétation qui n’a jamais été proposée ni admise par aucun Hindou compétent. En réalité, le nom des Upanishads indique qu’elles sont destinées à détruire l’ignorance en fournissant les moyens d’approcher de la Connaissance suprême ; et, s’il n’est question que d’approcher de celle-ci, c’est qu’en effet elle est rigoureusement incommunicable dans son essence, de sorte que nul ne peut l’atteindre autrement que par soi-même. 

Une autre expression qui nous semble encore plus malencontreuse que celle de « Brâhmanisme ésotérique », c’est celle de « théosophie brâhmanique », qui a été employée par M. Oltramare ; et celui-ci, d’ailleurs, avoue lui-même qu’il ne l’a pas adoptée sans hésitation, parce qu’elle semble « légitimer les prétentions des théosophes occidentaux » à se recommander de l’Inde, prétentions qu’il reconnaît mal fondées. Il est vrai qu’il faut éviter en effet tout ce qui risque d’entretenir certaines confusions des plus fâcheuses ; mais il y a encore d’autres raisons plus graves et plus décisives de ne pas admettre la dénomination proposée. Si les prétendus théosophes dont parle M. Oltramare ignorent à peu près tout des doctrines hindoues et ne leur ont emprunté que des mots qu’ils emploient à tort et à travers, ils ne se rattachent pas davantage à la véritable théosophie, même occidentale ; et c’est pourquoi nous tenons à distinguer soigneusement « théosophie » et « théosophisme ». Mais, laissant de côté le théosophisme, nous dirons qu’aucune doctrine hindoue, ou même plus généralement aucune doctrine orientale, n’a avec la théosophie assez de points communs pour qu’on puisse lui donner le même nom ; cela résulte immédiatement du fait que ce vocable désigne exclusivement des conceptions d’inspiration mystique, donc religieuse, et même spécifiquement chrétienne. La théosophie est chose proprement occidentale ; pourquoi vouloir appliquer ce même mot à des doctrines pour lesquelles il n’est pas fait, et auxquelles il ne convient pas beaucoup mieux que les étiquettes des systèmes philosophiques de l’Occident ? Encore un fois, ce n’est pas de religion qu’il s’agit ici, et, par suite, il ne peut pas plus y être question de théosophie que de théologie ; ces deux termes, d’ailleurs ont commencé par être à peu près synonymes, bien qu’ils en soient arrivés, pour des raisons purement historiques, à prendre des acceptions fort différentes|8|. On nous objectera peut-être que nous avons nous-même employé plus haut l’expression de « Connaissance Divine », qui est en somme équivalente à la signification primitive des mots « théosophie » et « théologie » ; cela est vrai, mais, tout d’abord, nous ne pouvons pas envisager ces derniers en ne tenant compte que de leur seule étymologie, car ils sont de ceux pour lesquels il est devenu tout à fait impossible de faire abstraction des changements de sens qu’un trop long usage leur a fait subir. Ensuite, nous reconnaissons très volontiers que cette expression de « Connaissance Divine » elle-même n’est pas parfaitement adéquate mais nous n’en avons pas de meilleure à notre disposition pour faire comprendre de quoi il s’agit, étant donnée l’inaptitude des langues européennes à exprimer les idées purement métaphysiques ; et d’ailleurs nous ne pensons pas qu’il y ait de sérieux inconvénients à l’employer, dès lors que nous prenons soin d’avertir qu’on ne doit pas y attacher la nuance religieuse qu’elle aurait presque inévitablement si elle était rapportée à des conceptions occidentales. Malgré cela, il pourrait encore subsister une équivoque, car le terme sanskrit qui peut être traduit le moins inexactement par « Dieu » n’est pas Brahma, mais Îshwara ; seulement, l’emploi de l’adjectif « divin », même dans le langage ordinaire, est moins strict, plus vague peut-être, et ainsi se prête mieux que celui du substantif dont il dérive à une transposition comme celle que nous effectuons ici. Ce qu’il faut retenir, c’est que des termes tels que « théologie » et « théosophie », même pris étymologiquement et en dehors de toute intervention du point de vue religieux, ne pourrait se traduire en sanskrit que par Îshwara-Vidyâ ; au contraire, ce que nous rendons approximativement par « Connaissance Divine », quand il s’agit du Vêdânta, c’est Brahma-Vidyâ, car le point de vue de la métaphysique pure implique essentiellement la considération de Brahma ou du Principe Suprême, dont Îshwara ou la « Personnalité Divine » n’est qu’une détermination en tant que principe de la manifestation universelle et par rapport à celle-ci. La considération d’Îshwara est donc déjà un point de vue relatif : c’est la plus haute des relativités, la première de toutes les déterminations, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est « qualifié » (saguna), et « conçu distinctement » (savishêsha), tandis que Brahma est « non-qualifié » (nirguna), « au delà de toute distinction » (nirvishêsha), absolument inconditionné, et que la manifestation universelle toute entière est rigoureusement nulle au regard de Son Infinité. Métaphysiquement, la manifestation ne peut être envisagée que dans sa dépendance à l’égard du Principe Suprême, et à titre de simple « support » pour s’élever à la Connaissance transcendante, ou encore, si l’on prend les choses en sens inverse, à titre d’application de la Vérité principielle ; dans tous les cas, il ne faut voir, dans ce qui s’y rapporte, rien de plus qu’une sorte d’« illustration » destinée à rendre plus aisée la compréhension du « non-manifesté », objet essentiel de la métaphysique, et à permettre ainsi, comme nous le disions en interprétant la dénomination des Upanishads, d’approcher de la Connaissance par excellence|9|. 

 

CHAPITRE II DISTINCTION FONDAMENTALE DU « SOI » ET DU « MOI »

Pour bien comprendre la doctrine du Vêdânta en ce qui concerne l’être humain, il importe de poser tout d’abord, aussi nettement que possible, la distinction fondamentale du « Soi », qui est le principe même de l’être, d’avec le « moi » individuel. Il est presque superflu de déclarer expressément que l’emploi du terme « Soi » n’implique pour nous aucune communauté d’interprétation avec certaines écoles qui ont pu faire usage de ce mot, mais qui n’ont jamais présenté, sous une terminologie orientale le plus souvent incomprise, que des conceptions tout occidentales et d’ailleurs éminemment fantaisistes ; et nous faisons allusion ici, non seulement au théosophisme, mais aussi à quelques écoles pseudo-orientales qui ont entièrement dénaturé le Vêdânta sous prétexte de l’accommoder à la mentalité occidentale, et sur lesquelles nous avons déjà eu aussi l’occasion de nous expliquer. L’abus qui peut avoir été fait d’un mot n’est pas, à notre avis, une raison suffisante pour qu’on doive renoncer à s’en servir, à moins qu’on ne trouve le moyen de le remplacer par un autre qui soit tout aussi bien adapté à ce qu’on veut exprimer, ce qui n’est pas le cas présentement ; d’ailleurs, si l’on se montrait trop rigoureux à cet égard, on finirait sans doute par n’avoir que bien peu de termes à sa disposition, car il n’en est guère qui, notamment, n’aient été employés plus ou moins abusivement par quelque philosophe. Les seuls mots que nous entendions écarter sont ceux qui ont été inventés tout exprès pour des conceptions avec lesquelles celles que nous exposons n’ont rien de commun : telles sont, par exemple, les dénominations des divers genres de systèmes philosophiques ; tels sont aussi les termes qui appartiennent en propre au vocabulaire des occultistes et autres « néo-spiritualistes » ; mais, pour ceux que ces derniers n’ont fait qu’emprunter à des doctrines antérieures qu’ils ont l’habitude de plagier effrontément sans en rien comprendre, nous ne pouvons évidemment nous faire aucun scrupule de les reprendre en leur restituant la signification qui leur convient normalement. 

Au lieu des termes « Soi » et « moi », on peut aussi employer ceux de « personnalité » et d’« individualité », avec une réserve cependant, car le « Soi », comme nous l’expliquerons un peu plus loin, peut être encore quelque chose de plus que la personnalité. Les théosophistes, qui semblent avoir pris plaisir à embrouiller leur terminologie, prennent la personnalité et l’individualité dans un sens qui est exactement inverse de celui où elles doivent être entendues correctement : c’est la première qu’ils identifient au « moi », et la seconde au « Soi ». Avant eux, au contraire, et en Occident même, toutes les fois qu’une distinction quelconque a été faite entre ces deux termes, la personnalité a toujours été regardée comme supérieure à l’individualité, et c’est pourquoi nous disons que c’est là leur rapport normal, qu’il y a tout avantage à maintenir. La philosophie scolastique, en particulier, n’a pas ignoré cette distinction, mais il ne semble pas qu’elle lui ait donné sa pleine valeur métaphysique, ni qu’elle en ait tiré les conséquences profondes qui y sont impliquées ; c’est d’ailleurs ce qui arrive fréquemment, même dans les cas où elle présente les similitudes les plus remarquables avec certaines parties des doctrines orientales. En tout cas, la personnalité, entendue métaphysiquement, n’a rien de commun avec ce que les philosophes modernes appellent si souvent la « personne humaine », qui n’est en réalité rien d’autre que l’individualité pure et simple ; du reste, c’est celle-ci seule, et non la personnalité, qui peut être dite proprement humaine. D’une façon générale, il semble que les Occidentaux, même quand ils veulent aller plus loin dans leurs conceptions que ne le font la plupart d’entre eux, prennent pour la personnalité ce qui n’est véritablement que la partie supérieure de l’individualité, ou une simple extension de celle-ci|10| ; dans ces conditions, tout ce qui est de l’ordre métaphysique pur reste forcément en dehors de leur compréhension.

Le « Soi » est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une modification transitoire et contingente, modification qui ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe, ainsi que nous l’expliquerons plus amplement par la suite. Le « Soi », en tant que tel, n’est jamais individualisé et ne peut pas l’être, car, devant être toujours envisagé sous l’aspect de l’éternité et de l’immutabilité qui sont les attributs nécessaires de l’Être pur, il n’est évidemment susceptible d’aucune particularisation, qui le ferait être « autre que soi-même ». Immuable en sa nature propre, il développe seulement les possibilités indéfinies qu’il comporte en soi-même, par le passage relatif de la puissance à l’acte à travers une indéfinité de degrés, et cela sans que sa permanence essentielle en soit affectée, précisément parce que ce passage n’est que relatif, et parce que ce développement n’en est un, à vrai dire, qu’autant qu’on l’envisage du côté de la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut être question de succession quelconque, mais seulement d’une parfaite simultanéité, de sorte que cela même qui est virtuel sous un certain rapport ne s’en trouve pas moins réalisé dans l’« éternel présent ». À l’égard de la manifestation, on peut dire que le « Soi » développe ses possibilités dans toutes les modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l’être intégral autant d’états différents, états dont un seul, soumis à des conditions d’existence très spéciales qui le définissent, constitue la portion ou plutôt la détermination particulière de cet être qui est l’individualité humaine. Le « Soi » est ainsi le principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, tous les états de l’être ; et ceci doit s’entendre, non seulement des états manifestés dont nous venons de parler, individuels comme l’état humain ou supra-individuels, mais aussi, bien que le mot « exister » devienne alors impropre, de l’état non-manifesté, comprenant toutes les possibilités qui ne sont susceptibles d’aucune manifestation, en même temps que les possibilités de manifestation elles-mêmes en mode principiel ; mais ce « Soi » lui-même n’est que par soi, n’ayant et ne pouvant avoir, dans l’unité totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui lui soit extérieur|11|.

Le « Soi », considéré par rapport à un être comme nous venons de le faire, est proprement la personnalité ; on pourrait, il est vrai restreindre l’usage de ce dernier mot au « Soi » comme principe des états manifestés, de même que la « Personnalité divine », Îshwara, est le principe de la manifestation universelle ; mais on peut aussi l’étendre analogiquement au « Soi » comme principe de tous les états de l’être, manifestés et non-manifestés. Cette personnalité est une détermination immédiate, primordiale et non particularisée, du principe qui est appelé en sanskrit Âtmâ ou Paramâtmâ, et que nous pouvons, faute d’un meilleur terme, désigner comme l’« Esprit Universel », mais, bien entendu, à la condition de ne voir dans cet emploi du mot « esprit » rien qui puisse rappeler les conceptions philosophiques occidentales, et, notamment, de ne pas en faire un corrélatif de « matière » comme il l’est presque toujours pour les modernes, qui subissent à cet égard, même inconsciemment, l’influence du dualisme cartésien|12|. La métaphysique véritable, redisons-le encore à ce propos, est bien au delà de toutes les oppositions dont celle du « spiritualisme » et du « matérialisme » peut nous fournir le type, et elle n’a nullement à se préoccuper des questions plus ou moins spéciales, et souvent tout artificielles, que font surgir de semblables oppositions. 

Âtmâ pénètre toutes choses, qui sont comme ses modifications accidentelles, et qui, suivant l’expression de Râmânuja, « constituent en quelque sorte son corps (ce mot ne devant être pris ici que dans un sens purement analogique), qu’elles soient d’ailleurs de nature intelligente ou non-intelligente », c’est-à-dire, suivant les conceptions occidentales, « spirituelles » aussi bien que « matérielles », car cela, n’exprimant qu’une diversité de conditions dans la manifestation, ne fait aucune différence au regard du principe inconditionné et non-manifesté. Celui-ci, en effet, est le « Suprême Soi » (c’est la traduction littérale de Paramâtmâ) de tout ce qui existe, sous quelque mode que ce soit, et il demeure toujours « le même » à travers la multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence, entendu au sens universel, aussi bien qu’au delà de l’Existence, c’est-à-dire dans la non-manifestation principielle. 

Le « Soi », même pour un être quelconque, est identique en réalité à Âtmâ, puisqu’il est essentiellement au delà de toute distinction et de toute particularisation ; et c’est pourquoi, en sanskrit, le même mot âtman, aux cas autres que le nominatif, tient lieu du pronom réfléchi « soi-même ». Le « Soi » n’est donc point vraiment distinct d’Âtmâ, si ce n’est lorsqu’on l’envisage particulièrement et « distinctivement » par rapport à un être, et même, plus précisément, par rapport à un certain état défini de cet être, tel que l’état humain, et, seulement en tant qu’on le considère sous ce point de vue spécialisé et restreint. Dans ce cas, d’ailleurs, ce n’est pas que le « Soi » devienne effectivement distinct d’Âtmâ en quelque manière, car il ne peut être « autre que soi-même », comme nous le disions plus haut, il ne saurait évidemment être affecté par le point de vue dont on l’envisage, non plus que par aucune autre contingence. Ce qu’il faut dire, c’est que, dans la mesure même où l’on fait cette distinction, on s’écarte de la considération directe du « Soi » pour ne plus considérer véritablement que son reflet dans l’individualité humaine, ou dans tout autre état de l’être, car il va sans dire que, vis-à-vis du « Soi », tous les états de manifestation sont rigoureusement équivalents et peuvent être envisagés semblablement ; mais présentement, c’est l’individualité humaine qui nous concerne d’une façon plus particulière. Ce reflet dont nous parlons détermine ce qu’on peut appeler le centre de cette individualité ; mais, si on l’isole de son principe, c’est-à-dire du « Soi » lui-même, il n’a qu’une existence purement illusoire, car c’est du principe qu’il tire toute sa réalité, et il ne possède effectivement cette réalité que par participation à la nature du « Soi », c’est-à-dire en tant qu’il s’identifie à lui par universalisation. 

La personnalité, insistons-y encore, est essentiellement de l’ordre des principes au sens le plus strict de ce mot, c’est-à-dire de l’ordre universel ; elle ne peut donc être envisagée qu’au point de vue de la métaphysique pure, qui a précisément pour domaine l’Universel. Les « pseudo-métaphysiciens » de l’Occident ont pour habitude de confondre avec l’Universel des choses qui, en réalité, appartiennent à l’ordre individuel ; ou plutôt, comme ils ne conçoivent aucunement l’Universel, ce à quoi ils appliquent abusivement ce nom est d’ordinaire le général, qui n’est proprement qu’une simple extension de l’individuel. Certains poussent la confusion encore plus loin : les philosophes « empiristes », qui ne peuvent pas même concevoir le général, l’assimilent au collectif, qui n’est véritablement que du particulier ; et, par ces dégradations successives, on en arrive finalement à rabaisser toutes choses au niveau de la connaissance sensible, que beaucoup considèrent en effet comme la seule possible, parce que leur horizon mental ne s’étend pas au delà de ce domaine et qu’ils voudraient imposer à tous les limitations qui ne résultent que de leur propre incapacité, soit naturelle, soit acquise par une éducation spéciale.

Pour prévenir toute méprise du genre de celles que nous venons de signaler, nous donnerons ici, une fois pour toutes, le tableau suivant, qui précise les distinctions essentielles à cet égard, et auquel nous prierons nos lecteurs de se reporter en toute occasion où ce sera nécessaire, afin d’éviter des redites par trop fastidieuses :

  

Il importe d’ajouter que la distinction de l’Universel et de l’individuel ne doit point être regardée comme une corrélation, car le second des deux termes, s’annulant rigoureusement au regard du premier, ne saurait lui être opposé en aucune façon. Il en est de même en ce qui concerne le non-manifesté et le manifesté ; d’ailleurs, il pourrait sembler au premier abord que l’Universel et le non-manifesté doivent coïncider, et, d’un certain point de vue, leur identification serait en effet justifiée, puisque, métaphysiquement, c’est le non-manifesté qui est tout l’essentiel. Cependant, il faut tenir compte de certains états de manifestation qui, étant informels, sont par là-même supra-individuels ; si donc on ne distingue que l’Universel et l’individuel, on devra forcément rapporter ces états à l’Universel, ce qu’on pourra d’autant mieux faire qu’il s’agit d’une manifestation qui est encore principielle en quelque sorte, au moins par comparaison avec les états individuels ; mais cela, bien entendu, ne doit pas faire oublier que tout ce qui est manifesté, même à ces degrés supérieurs, est nécessairement conditionné, c’est-à-dire relatif. Si l’on considère les choses de cette façon, l’Universel sera, non plus seulement le non-manifesté, mais l’informel, comprenant à la fois le non-manifesté et les états de manifestation supra-individuels ; quant à l’individuel, il contient tous les degrés de la manifestation formelle, c’est-à-dire tous les états où les êtres sont revêtus de formes, car ce qui caractérise proprement l’individualité et la constitue essentiellement comme telle, c’est précisément la présence de la forme parmi les conditions limitatives qui définissent et déterminent un état d’existence. Nous pouvons encore résumer ces dernières considérations dans le tableau suivant :

  

Les expressions d’« état subtil » et d’« état grossier », qui se réfèrent à des degrés différents de la manifestation formelle, seront expliqués plus loin ; mais nous pouvons indiquer dès maintenant que cette dernière distinction ne vaut qu’à la condition de prendre pour point de départ l’individualité humaine, ou plus exactement le monde corporel ou sensible. L’« état grossier » en effet, n’est pas autre chose que l’existence corporelle elle-même, à laquelle l’individualité humaine, comme on le verra, n’appartient que par une de ses modalités, et non dans son développement intégral ; quant à l’« état subtil », il comprend, d’une part, les modalités extra-corporelles de l’être humain, ou de tout autre être situé dans le même état d’existence, et aussi, d’autre part, tous les états individuels autres que celui-là. On voit que ces deux termes ne sont vraiment pas symétriques et ne peuvent même pas avoir de commune mesure, puisque l’un d’eux ne représente qu’une portion de l’un des états indéfiniment multiples qui constituent la manifestation formelle, tandis que l’autre comprend tout le reste de cette manifestation|13|. La symétrie ne se retrouve jusqu’à un certain point que si l’on se restreint à la considération de la seule individualité humaine, et c’est d’ailleurs à ce point de vue que la distinction dont il s’agit est établie en premier lieu par la doctrine hindoue ; même si l’on dépasse ensuite ce point de vue, et même si on ne l’a envisagé que pour arriver à le dépasser effectivement, il n’en est pas moins vrai que c’est là ce qu’il nous faut inévitablement prendre comme base et comme terme de comparaison, puisque c’est ce qui concerne l’état où nous nous trouvons actuellement. Nous dirons donc que l’être humain, envisagé dans son intégralité, comporte un certain ensemble de possibilités qui constituent sa modalité corporelle ou grossière, plus une multitude d’autres possibilités qui, s’étendant en divers sens au delà de celle-ci, constituent ses modalités subtiles ; mais toutes ces possibilités réunies ne représentent pourtant qu’un seul et même degré de l’Existence universelle. Il résulte de là que l’individualité humaine est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ne le croient d’ordinaire les Occidentaux : beaucoup plus, parce qu’ils n’en connaissent guère que la modalité corporelle, qui n’est qu’une portion infime de ses possibilités ; mais aussi beaucoup moins, parce que cette individualité, loin d’être réellement l’être total, n’est qu’un état de cet être, parmi une indéfinité d’autres états, dont la somme elle-même n’est encore rien au regard de la personnalité, qui seule est l’être véritable, parce qu’elle seule est son état permanent et inconditionné, et qu’il n’y a que cela qui puisse être considéré comme absolument réel. Tout le reste, sans doute, est réel aussi, mais seulement d’une façon relative, en raison de sa dépendance à l’égard du principe et en tant qu’il en reflète quelque chose, comme l’image réfléchie dans un miroir tire toute sa réalité de l’objet sans lequel elle n’aurait aucune existence ; mais cette moindre réalité, qui n’est que participée, est illusoire par rapport à la réalité suprême, comme la même image est aussi illusoire par rapport à l’objet ; et, si l’on prétendait l’isoler du principe, cette illusion deviendrait irréalité pure et simple. On comprend par là que l’existence, c’est-à-dire l’être conditionné et manifesté, soit à la fois réelle en un certain sens et illusoire en un autre sens ; et c’est un des points essentiels que n’ont jamais compris les Occidentaux qui ont outrageusement déformé le Vêdânta par leurs interprétations erronées et pleines de préjugés. 

Nous devons encore avertir plus spécialement les philosophes que l’Universel et l’individuel ne sont point pour nous ce qu’ils appellent des « catégories » ; et nous leur rappellerons, car les modernes semblent l’avoir quelque peu oublié, que les « catégories », au sens aristotélicien de ce mot, ne sont pas autre chose que les plus généraux de tous les genres, de sorte qu’elles appartiennent encore au domaine de l’individuel, dont elles marquent d’ailleurs la limite à un certain point de vue. Il serait plus juste d’assimiler à l’Universel ce que les scolastiques nomment les « transcendantaux », qui dépassent précisément tous les genres, y compris les « catégories » ; mais, si ces « transcendantaux » sont bien de l’ordre universel, ce serait encore une erreur de croire qu’ils constituent tout l’Universel, ou même qu’ils sont ce qu’il y a de plus important à considérer pour la métaphysique pure : ils sont coextensifs à l’Être, mais ne vont point au delà de l’Être, auquel s’arrête d’ailleurs la doctrine dans laquelle ils sont ainsi envisagés. Or, si l’« ontologie » ou la connaissance de l’Être relève bien de la métaphysique, elle est fort loin d’être la métaphysique complète et totale, car l’Être n’est point le non-manifesté en soi, mais seulement le principe de la manifestation ; et, par suite, ce qui est au delà de l’Être importe beaucoup plus encore, métaphysiquement, que l’Être lui-même. En d’autres termes, c’est Brahma, et non Îshwara, qui doit être reconnu comme le Principe Suprême ; c’est ce que déclarent expressément et avant tout les Brahma-Sûtras, qui débutent par ces mots : « Maintenant commence l’étude de Brahma », à quoi Shankarâchârya ajoute ce commentaire : « En enjoignant la recherche de Brahma, ce premier sûtra recommande une étude réfléchie des textes des Upanishads, faite à l’aide d’une dialectique qui (les prenant pour base et pour principe) ne soit jamais en désaccord avec eux, et qui, comme eux (mais à titre de simple moyen auxiliaire), se propose pour fin la Délivrance. » 

 

CHAPITRE III LE CENTRE VITAL DE L’ÊTRE HUMAIN,