La Baronne trépassée - Pierre Alexis Ponson du Terrail - E-Book

La Baronne trépassée E-Book

Pierre-Alexis Ponson du Terrail

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Beschreibung

Roman de jeunesse de Ponson du Terrail, La Baronne trépassée réunit tous les composants du roman gothique: vampires, fantômes, château médiéval. Ponson du Terrail ne ménage pas les effets, non sans ironie, voire parodie. L'histoire s'ouvre sur une promesse que fait le baron Hector de Nossac à une ancienne maîtresse, promesse d'être son esclave pendant 24 heures au moment qu'elle choisira. Celle-ci se rappelle au bon souvenir du baron tandis que celui-ci se prépare à sa nuit de noces. Il respecte son serment et délaisse sa jeune épouse. À son retour, il apprend que sa femme, désespérée, est retournée dans le château familial en Bretagne. Hector de Nossac part à sa recherche, mais arrive trop tard: elle est morte de chagrin. Désespéré, il s'engage dans l'armée où il se comporte héroïquement et finit par arriver en Bohème, point de départ de rencontres fantastiques pour notre héros, hanté par le fantôme de sa jeune femme morte...

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pierre Alexis Ponson du Terrail

LA BARONNE TRÉPASSÉE

Le Moniteur du Soir, 1852

Baudry, 1853

 

Table des matières

 

PROLOGUE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

DEUXIÈME PARTIE

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

TROISIÈME PARTIE

XXXVIII

XXXIX

XL

XLI

XLII

Mentions légales

PROLOGUE 

– Duchesse !

 

– Baron…

 

– Avez-vous des nouvelles de Mgr le régent ?

 

– Aucune depuis hier.

 

– Cela m’inquiète sérieusement, ma pauvre duchesse ; et je crains fort…

 

– Ne craignez rien, baron, votre nomination doit être signée à cette heure.

 

– Dieu vous entende, duchesse !

 

– Vous tenez donc bien, cher, à ce gouvernement ?

 

– Dame ! duchesse, jugez-en vous-même. J’ai fait appeler mon intendant hier soir, et je lui ai demandé un exposé succinct et clair de mes affaires…

 

– Je devine, vous êtes ruiné…

 

– Mieux que cela, duchesse, j’ai un million de dettes et plus de crédit.

 

– Vous ne paierez pas vos dettes, mon pauvre baron.

 

– J’y ai déjà songé, duchesse : mais comment en ferai-je d’autres ?

 

– Enfant ! puisque vous allez être gouverneur de la province de Normandie pour Sa Majesté le roi Louis XV.

 

– Très bien. Mais si je ne le suis pas ?…

 

Et le baron, qui était encore au lit, allongea sa main fine et aristocratique vers le guéridon qui se trouvait à son chevet, y prit sa boîte d’or, et barbouilla coquettement son jabot de cette poudre jaune, qu’on nommait le tabac d’Espagne.

 

La duchesse, assise dans un grand fauteuil à dossier rembourré, frappa le parquet du bout de sa mule à talon avec un petit air impatient, et répondit :

 

– Savez-vous que vous êtes un impertinent, baron ?

 

– En quoi, s’il vous plaît, duchesse ?

 

– La question est plaisante ! Comment ! Vous doutez de mon crédit ?

 

– Ah ! duchesse !

 

– Sans nul doute. Car vous supposez que vous pourriez ne pas être nommé…

 

– Ainsi, je puis espérer.

 

– Sans la moindre crainte.

 

– Et dormir sur mes deux oreilles…

 

– Quand je serai partie, baron.

 

– Oh ! pas avant, duchesse.

 

– Mon Dieu ! fit ingénument la duchesse, vous êtes si peu courtois, messieurs, depuis la mort du grand roi…

 

– Donnez-moi vos mains de fée, duchesse, et venez vous asseoir ici, là… tout près.

 

– Que vous êtes enfant !…

 

– Je vais vous faire une confidence…

 

– Bah ! quelque intrigue nouée aux Porcherons, et dénouée…

 

– Nulle part, duchesse. On veut me marier…

 

La duchesse, qui était assise sur le bord du lit, se leva vivement, et alla se replacer dans son fauteuil avec un froncement de sourcils et un air boudeur qui flattèrent à un haut degré l’amour-propre du baron.

 

– Ah ! dit-elle ; et… avec quoi ?

 

– Oh ! ne soyez point jalouse, duchesse… Ce n’est vraiment pas la peine… C’est une fille de traitant…

 

Le minois chiffonné de la duchesse s’épanouit aussitôt :

 

– La chose serait grave si vous n’étiez Nossac, mon cher baron, dit-elle.

 

– Mon Dieu ! fit insouciemment le baron de Nossac, car c’était lui que nous trouvons ainsi couché, je sais bien que ce serait une mésalliance…

 

– Une énormité !

 

– Mais que voulez-vous ? Les mésalliances sont de mode depuis tantôt un siècle.

 

– Vous trouvez ? fit madame d’A… dont le front se rembrunit et qui pâlit aussitôt.

 

– Sans doute, duchesse, la reine Anne d’Autriche n’a-t-elle pas épousé Mazarin ?

 

– Secrètement, baron.

 

– D’accord ; mais qu’importe ! La Grande Mademoiselle n’a-t-elle pas épousé Lauzun, Louis XIV, la Maintenon ; Mgr le régent n’a-t-il pas semblable peccadille dans sa famille ?

 

– Ainsi donc, fit la duchesse, qui se leva courroucée, vous auriez le courage…

 

– Je ne dis pas cela, duchesse, puisque vous m’obtenez un gouvernement ; mais enfin… si je ne l’avais pas… que diable ! mon futur beau-père aurait assez d’or…

 

– Pour vous faire oublier sa roture, n’est-ce pas ? Vraiment, fit la duchesse indignée, les gentilshommes s’en vont !

 

– Quand ils n’ont pas de gouvernement, duchesse.

 

– Et, fit-elle en prenant un ton dédaigneux et moqueur, qui donc vous a proposé ce mariage ?

 

– Simiane, duchesse. Il m’offre une femme jolie, spirituelle, de bonnes manières, et affligée de je ne sais combien de millions.

 

– Acceptez-la, monsieur, fit la duchesse en se pinçant les lèvres ; je ne m’opposerai jamais à votre bonheur…

 

– Fi ! duchesse, la vilaine bouderie… J’ai refusé.

 

– Net ? demanda la duchesse avec un éclair de joie qui brilla dans ses grands yeux bleus.

 

– À peu près ; Simiane doit revenir aujourd’hui.

 

– Et vous refuserez encore ?

 

– C’est selon, répondit M. de Nossac ; si j’ai mon gouvernement…

 

– C’est juste, dit la duchesse ; mais vous aurez votre gouvernement.

 

– Je ne demande pas autre chose, duchesse.

 

– Et je cours chez le duc.

 

– Allez, duchesse.

 

– Et vos lettres patentes vous seront expédiées dans une heure.

 

– J’y compte, duchesse.

 

Et sans rien perdre de son flegme, le baron de Nossac indiqua du doigt la pendule.

 

– Je vous donne une heure de plus, duchesse, fit-il ; il est midi ; Simiane sera ici à une heure ; il y restera jusqu’à deux.

 

– Eh bien, dit Mme d’A…, si à deux heures vos lettres de marque ne sont point arrivées, vous aurez votre parole libre…

 

– Je ne vous l’ai point donnée, duchesse, mais je vous la donne.

 

– Un moment ! s’exclama Mme d’A… en se levant, j’exige de vous un autre serment.

 

– Lequel ?

 

– C’est que si vous vous mariez…

 

– Ah ! duchesse, vous ne l’espérez pas.

 

– Non, sans doute ; mais peut-on tout prévoir ?

 

Et un fin sourire plein de moquerie glissa sur les lèvres cerise de la duchesse.

 

– Méchante !

 

– Si vous vous mariez, reprit-elle, vous vous engagez dès aujourd’hui à m’accorder vingt-quatre heures encore ?

 

– Oh ! de grand cœur, ma belle amie.

 

– Vingt-quatre heures à mon choix, bien entendu ?

 

– Comment cela ?

 

– C’est-à-dire qu’à l’heure où je me présenterai devant vous, de nuit ou de jour, en vous disant : « Baron, il me faut mes vingt-quatre heures », à cette heure-là, si nous sommes dans la rue, vous monterez dans mon carrosse ; si nous sommes chez vous, vous prendrez votre feutre et votre épée, et vous me suivrez.

 

– Et si je suis ailleurs ?

 

– Également, baron.

 

– Ma foi ! s’exclama M. de Nossac, je n’y vois aucun inconvénient. Duchesse, je vous donne ma parole de gentilhomme d’être votre esclave pendant vingt-quatre heures, et de vous suivre partout où vous le voudrez durant ce laps, et de vous obéir aveuglément.

 

– À partir du jour où j’apprendrai votre mariage ?

 

– Soit, dit le baron.

 

Puis il ajouta :

 

– Voici un serment bien inutile, duchesse.

 

– Qui sait ? fit-elle en lui tendant la main. Adieu…

 

– Au revoir, duchesse !

 

La duchesse fit quelques pas vers une petite porte que masquait la tapisserie, l’ouvrit et disparut.

 

Cette porte donnait sur un mystérieux escalier qui descendait dans les jardins, lesquels jardins se trouvaient à peu près sur le même emplacement où s’élèvent maintenant les rues de Helder et de Provence.

 

L’hôtel où M. le baron de Nossac recevait la duchesse d’A…, maîtresse du vieux duc de Saint-Simon, et jouissant d’une grande faveur, était, on le voit, sa petite maison.

 

II 

M. le baron Hector de Nossac était un jeune homme de vingt-six ans, d’excellente noblesse, de bonne tournure, d’un esprit léger, d’un courage éprouvé, et jouissant à la cour de la réputation d’homme à bonnes fortunes. Jamais réputation n’avait été plus méritée.

 

Le baron était beau, magnifique, inconstant, joueur, querelleur, et il possédait un faible déterminé pour le tabac d’Espagne et le vin d’Aï.

 

La duchesse du Maine l’avait affilié à l’ordre de la Mouche à miel ; il avait trempé dans la conspiration Cellamare, et Dubois l’avait fait enfermer à la Bastille. À la mort du digne cardinal, Simiane l’avait réconcilié avec le régent, et le régent lui avait donné un régiment.

 

Une œillade de madame de Phalaris l’avait rebrouillé avec le duc d’Orléans, et le duc d’Orléans lui avait retiré son brevet.

 

Un oncle, comme on n’en voit plus, était mort à point le lendemain de sa disgrâce, lui laissant deux cent mille livres de rentes.

 

Le baron avait dépensé en six mois lesdites rentes et quelque chose de plus. Alors, il avait songé à se remettre bien en cour, et, pensant que pour cela il était absolument nécessaire qu’il se fît une maîtresse convenable, il avait jeté son dévolu sur la duchesse d’A…, laquelle, au seuil de l’histoire que nous allons vous conter, était sur le point d’obtenir pour lui le gouvernement de la province de Normandie. Or, le jour où nous venons de voir le baron de Nossac causant, de son lit, avec la duchesse d’A…, était précisément le 2 décembre 1723.

 

Tandis que la duchesse gagnait son carrosse, qui l’attendait à la petite porte des jardins, un autre carrosse entra par la porte cochère, un gentilhomme de haute mine, quoique fort maigre, en descendit, et se fit à l’instant conduire auprès du baron.

 

Ce gentilhomme était M. de Simiane.

 

– Ah ! te voilà, cher, dit négligemment le baron.

 

– Oui, répondit vivement Simiane.

 

– Mon Dieu ! comme te voilà l’air effaré… Que t’arrive-t-il, marquis ? D’où sors-tu ? Quelque mari de mauvaise compagnie t’aurait-il fait bâtonner par ses gens ?

 

– Mon cher, dit Simiane, sans répondre à la question assez impertinente de Nossac, il n’est que temps de te marier.

 

– Tant pis ! mon cher, je ne me marierai pas ; j’ai mon gouvernement.

 

– Tu crois, baron ?

 

– J’en suis très sûr.

 

– Et moi, je suis sûr du contraire. Le régent n’a pas eu le temps de signer tes lettres.

 

M. de Nossac fit un soubresaut :

 

– Qu’est-ce que cela signifie, marquis, et que veut dire ce n’a pas eu le temps ?

 

– Non, car le régent est mort cette nuit.

 

Le baron poussa un cri.

 

– Il est mort d’apoplexie.

 

– Mais tu rêves, marquis ; c’est impossible ; la duchesse d’A… sort d’ici, et n’en savait rien.

 

– Il y en a bien d’autres qui ne le savent pas… On ne le saura que demain. Et tiens, je parie qu’avant ce soir la duchesse d’A… sera arrêtée.

 

– Pourquoi cela, marquis ?

 

– Parce qu’elle est l’ennemie jurée de Mme de Prie.

 

– Eh bien ?

 

– Ah ça ! mais d’où sors-tu, mon cher ? s’exclama Simiane. Ne sais-tu pas que la marquise de Prie est la maîtresse du duc de Bourbon ?

 

– Oui, bien.

 

– Alors, je vais t’apprendre autre chose : le duc de Bourbon est Premier Ministre.

 

Le baron pâlit.

 

– Mgr de Fréjus, continua Simiane, s’est généreusement effacé. Ce prélat tout confit n’est jamais pressé. Mais, sois tranquille, il ne perdra rien pour attendre.

 

– En sorte que mon gouvernement…

 

– Fais-en ton deuil, c’est le plus sage.

 

– Et ce mariage ?…

 

– Il faut y renoncer ou le conclure sur l’heure.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que M. Borelli, le fermier des gabelles, qui croit faire un marché d’or en te donnant sa fille aujourd’hui et a vent de ton gouvernement, se rétractera demain, quand il te saura en disgrâce.

 

– Mais, mon cher marquis, on ne se marie point du jour au lendemain.

 

– On se marie du soir au matin. Consens, et tu seras marié ce soir.

 

– Vraiment ?

 

– Je m’en charge. Je ferai entendre au bonhomme Borelli qu’il est de sa dignité de paraître te donner sa fille avec un désintéressement complet, et avant ta nomination au gouvernement de Normandie.

 

– Bravo !

 

– Ainsi, je puis tout préparer ?

 

Le baron consulta la pendule.

 

– Attends dix minutes, dit-il. Si à deux heures mon brevet n’est pas arrivé tu auras ma parole.

 

– Très bien.

 

– La mort du régent ne sera donc pas connue aujourd’hui ?

 

– Non, il y a des mesures à prendre. Tu seras marié ce soir, à minuit, et tu emmèneras ta femme, si bon te semble, dans n’importe quel château.

 

– Du tout, je resterai à Paris.

 

– Le mariage se fera chez le père, île Saint-Louis, sans pompe…

 

– Du tout, je veux une fête splendide ; je veux faire les choses en plein jour.

 

– En pleine nuit, du moins.

 

– Soit. Tu te chargeras des invitations. Ceux qui ne viendront pas m’indiqueront ma conduite pour l’avenir.

 

– Oh ! sois tranquille ; les mésalliances sont assez de mode pour que tout le monde vienne. D’ailleurs ta femme est assez belle…

 

– Ah ! vraiment ?… Du reste, cela m’est assez indifférent ; pour ce que j’en veux faire…

 

– Elle a un grand air et une beauté qui ne messiéront nulle part. Nous lui aurons un tabouret après la bourrasque.

 

Deux heures sonnèrent, la porte s’ouvrit.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le baron, voici mon brevet.

 

Le baron se trompait. C’était simplement le valet de chambre du duc d’A… qui venait l’avertir confidentiellement que la duchesse avait été arrêtée dans son carrosse, il y avait une heure, au moment où elle rentrait à son hôtel.

 

– Pauvre duchesse ! fit le baron avec philosophie.

 

– Que dis-tu, cher ? demanda Simiane.

 

– Je dis, marquis, répondit flegmatiquement le baron, que tu peux tout préparer : j’épouserai ce soir Mlle Borelli.

 

III 

Mlle Hélène Borelli, fille du fermier des gabelles de ce nom, avait vingt-trois ans, une tête grecque, de grands yeux noirs bordés de longs cils, des yeux de velours, comme on dit ; une taille bien prise, assez haute, des mains de statue et une peau d’une blancheur éblouissante, et si mate que lorsqu’elle était immobile on l’eût volontiers prise pour une madone de marbre.

 

À deux heures de l’après-midi, M. le baron de Nossac n’avait pas vu sa femme encore ; à quatre, il lui fut présenté ; à six, il dînait avec elle chez son beau-père futur, et à onze il montait en carrosse pour aller à Saint-Germain-l’Auxerrois, où le petit abbé de Morfrans, son cousin, célébrerait la messe de mariage.

 

– Eh bien, demanda Simiane au baron, au moment où il conduisait sa fiancée à son carrosse, comment la trouves-tu ?

 

– Ma foi, cher, dit le baron avec fatuité, elle est assez belle, et je crois que je l’aimerai un grand mois tout de suite.

 

– Monsieur le baron, lui dit Hélène d’une voix douce, je désirerais fort causer dix minutes en tête-à-tête avec vous. Voudriez-vous prier votre ami, le marquis de Simiane, de monter dans le carrosse de mon père ?

 

– Marquis, dit tout bas M. de Nossac à Simiane, c’est le premier entretien et le dernier, sans doute, que j’aurai seul à seule avec mademoiselle avant qu’elle soit ma femme…

 

– Je te comprends, baron ; ne te gêne pas…

 

Et Simiane monta près du fermier des gabelles, qui s’épanouissait dans son habit brodé d’or sur les coussins de brocart de son carrosse.

 

Le beau monde de la ville et de la cour était prié au souper de noces chez le bonhomme Borelli, mais le marquis de Simiane avait eu le tact exquis d’inviter peu de personnes à la messe de mariage.

 

Il n’y avait donc qu’une dizaine de carrosses à la suite de celui des futurs époux.

 

– Monsieur le baron, dit Hélène à son mari, quand le leur s’ébranla, onze heures sonnent, nous ne serons mariés qu’à minuit.

 

– Cette heure est un siècle, mademoiselle, répondit courtoisement le baron.

 

– Voulez-vous me permettre un quart d’heure de conversation sérieuse ?

 

– Je suis tout à vos ordres.

 

– Et me répondre avec une entière franchise ?

 

– Foi de gentilhomme !

 

– Eh bien, monsieur le baron, je serai franche aussi. Mon père a voulu notre mariage, par ambition et par orgueil. Moi, au contraire…

 

La jeune fille hésita.

 

– Vous ? interrompit le baron.

 

– Si je n’étais si près d’être votre femme, je n’oserais vous l’avouer : c’est par amour.

 

– Ah ! mademoiselle, fit le baron avec joie, vous me connaissiez donc ?

 

– Je vous ai vu une heure, il y a deux mois. Or, monsieur, je sais bien que vous ne pouvez m’en dire autant, et que ce mariage n’est pour vous…

 

– Ce mariage, interrompit le baron, aurait pu être, hier encore, une spéculation de ma part. Aujourd’hui, tout est changé, je vous aime.

 

– Dites-vous vrai ?

 

Et la jeune fille attacha, malgré la demi-obscurité où ils étaient plongés, un regard ardent sur Nossac.

 

– En pouvez-vous douter ? Vous êtes si belle !

 

– C’est que, dit Hélène, je ne veux pas vous tromper, moi, et il faut que vous me connaissiez bien…

 

– Oh ! oh !

 

– Vous me dites que vous m’aimez, je le crois ; mais si vous me trompiez…

 

– Ah ! fi !

 

– Je ne vous le pardonnerais de ma vie.

 

Et une étincelle qui fit tressaillir le baron jaillit de l’œil noir d’Hélène.

 

– Mon Dieu ! oui, fit la jeune fille. Je ne suis pas de noblesse, mon père n’est pas même d’épée, et je n’ai personne d’église dans ma famille. Nous sommes de pauvres bourgeois enrichis, et je conçois qu’un gentilhomme qui daigne nous élever jusqu’à lui se fasse peu de scrupule de tromper une femme de ma condition…

 

– Je vous jure que la pensée en est loin de moi.

 

– Je vous crois encore, monsieur le baron ; mais écoutez : nous ne serons mariés que dans une heure, et il est encore temps de rompre.

 

– Fi ! quelle proposition !

 

– Me jurez-vous d’abandonner l’existence un peu débauchée que vous avez menée jusqu’à ce jour ?

 

– Je vous le jure.

 

– Vous ne me donnerez jamais le droit de ne pas être une honnête femme ?

 

– Oh ! jamais.

 

– Si un jour je prenais un amant, auriez-vous le courage de me tuer ?

 

– Oui, fit résolument le baron.

 

– Me donnez-vous le même droit ?

 

Le baron hésita, mais il jeta un regard à la jeune fille, et la trouva si belle qu’il répondit aussitôt d’une voix ferme :

 

– Oui, je vous le donne.

 

– Et vous me jurez que vous m’aimez ?

 

– Je vous le jure.

 

– Assez, monsieur le baron, dit Hélène ; je serai votre femme devant les hommes dans quelques minutes, je la suis dès à présent devant Dieu.

 

Et elle lui tendit son front d’ivoire, qu’il baisa.

 

Le carrosse s’arrêtait au même instant sous le porche de la vieille église.

 

Le baron descendit de voiture le premier et offrit ensuite la main à sa femme.

 

Elle s’appuya sur son bras avec une noble lenteur, et gravit avec lui les marches du temple.

 

Sur la dernière elle s’arrêta.

 

– Monsieur le baron, dit-elle en le regardant en face, il en est temps encore, voulez-vous que je vous rende votre parole ?

 

– Quelle folie !

 

– Vous tiendrez vos serments ?

 

– Oui.

 

– Prenez garde ! Ils sont lourds pour un homme comme vous.

 

– Ils pourraient l’être avec une autre femme, mais non avec vous. Je vous l’ai dit, Hélène, vous êtes belle… et je vous aime !

 

– Eh bien, dit-elle, tandis que son œil de velours brillait d’une flamme pudique, allons alors, je serai votre femme !

 

 

Le prêtre était à l’autel, les assistants avaient déjà pris leurs places dans le chœur.

 

Simiane et Villarceaux étaient les témoins du baron. Le chevalier de Mirbel et le comte d’O… ceux de la jeune femme.

 

À minuit et demi, la bénédiction nuptiale avait été donnée aux époux, et Hélène Borelli remonta en voiture baronne de Nossac.

 

– Ouf ! murmura Simiane, voilà qui est fait. Le bonhomme Borelli ne me refusera plus les deux cent mille livres que je lui demande à emprunter sur ma terre de Sault, déjà si fort hypothéquée.

 

– Ouf ! murmurait en même temps le baron, on peut à présent annoncer et crier la mort de Mgr le régent, je suis assez riche pour renoncer de bon gré à mon gouvernement de Normandie.

 

– Ouf ! murmurait pareillement le bonhomme Borelli, on ne dira plus que je suis un homme de rien, je m’imagine ! Mon gendre est Nossac, et nous aurons sous peu le gouvernement de Normandie. Encore un gentilhomme encanaillé ! ajouta-t-il avec son gros rire épais et béat.

 

Quant à Hélène, elle se dit bien bas :

 

– Il est beau… et il m’aime… Je suis heureuse !

 

IV 

Le souper et le bal qui suivirent la cérémonie nuptiale furent splendides.

 

La mort du régent n’était point divulguée encore, et le beau monde était venu voir le baron de Nossac s’encanailler. Mais la curiosité universelle fut déçue ; personne, excepté les témoins et les assistants de la messe de mariage, ne vit la nouvelle épouse. Elle avait refusé d’assister à la fête et s’était retirée chez elle.

 

La jeune baronne de Nossac était assise auprès de son feu, la tête mollement renversée en arrière, et dans cette attitude sérieuse et mélancolique de l’attente quand elle est tempérée par une vague frayeur.

 

La jeune baronne avait une larme dans les yeux. L’aimerait-il longtemps ?

 

Elle ne doutait pas, la pauvre enfant, de la sincérité de ses promesses ; mais promettre et tenir…

 

C’est pour songer à tout cela qu’Hélène de Nossac avait voulu être seule quelques heures encore ; c’est pour cela que, tandis que le bal retentissait aux étages inférieurs, elle s’était réfugiée jusqu’à sa chambre de jeune fille, pour y pleurer et rêver à son aise…

 

Au moment où deux heures sonnaient, le baron entra.

 

À sa vue, Hélène se troubla bien fort et cacha sa tête dans ses mains.

 

Le baron alla à elle, la prit dans ses bras et mit un baiser sur son front. Mais tout aussitôt, on gratta doucement à la porte.

 

– Oh ! oh ! fit le baron ; qu’est-ce ?

 

C’était un laquais qui le cherchait dans tout l’hôtel et venait le poursuivre jusque dans la chambre nuptiale.

 

– Monsieur le baron, lui dit-il, il y a un carrosse arrêté à la porte de l’hôtel. Dans ce carrosse est un gentilhomme qui désire vous parler immédiatement.

 

– Son nom ?

 

– Je l’ignore ; mais c’est pour affaire pressée.

 

– Mon dieu ! fit la baronne avec effroi.

 

– Tranquillisez-vous, ma chère enfant, dit M. de Nossac, je reviens sur l’heure.

 

– Oh ! revenez vite…

 

– À l’instant, mon cher ange.

 

Le baron descendit, en se disant :

 

– C’est un de mes créanciers pressé de s’inscrire et qui veut assurer sa dette. Gredin !

 

Et il arriva à la porte de l’hôtel et vit le carrosse arrêté sur la chaussée.

 

– Baron, dit une petite voix flûtée, quand il fut à la portière, j’ai appris votre mariage il y a vingt minutes.

 

Le baron tressaillit et darda un regard au fond du carrosse, où il aperçut la duchesse d’A…, cavalièrement vêtue d’un pourpoint de mousquetaire.

 

– Baron, continua la duchesse, vous m’avez promis ce matin même de me donner vingt-quatre heures, à mon choix…

 

– Oui, madame, murmura le baron pâle et frémissant.

 

– Eh bien, cher, j’opte pour aujourd’hui.

 

– Mais, madame… cela ne se peut.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que… parce que… balbutia le baron, ma femme m’attend…

 

– Eh bien, vous la retrouverez demain.

 

– Mais, c’est ma nuit de noces…

 

– Vous la passerez chez moi. Ça, baron, montez ici près, mettez-vous là.

 

– Madame, s’écria le baron, par grâce !

 

– Vous en avez bien peu, vous, de venir me parler de votre femme. En route, mon bel ami, j’ai votre parole.

 

– Mais au moins faut-il que j’aille prendre mon épée ?

 

– Inutile ; en voici une.

 

– Mon chapeau ?

 

– Inutile encore, nous allons chez vous.

 

– Chez moi !

 

– Sans doute. Rappelez-vous votre serment : Je vous promets de vous suivre partout où vous le voudrez.

 

– Mais on le saura ?

 

– Et vous n’en serez pas déshonoré, mon cher. Je suis assez belle encore pour qu’on m’avoue sans honte.

 

Le baron, lié par sa parole, monta en jurant et maugréant dans le carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

 

– Quelle nuit de noces ! murmura-t-il.

 

– Ce qui doit vous consoler, répondit en ricanant la duchesse, c’est que votre femme n’en passera pas une meilleure… à moins que Simiane…

 

– Madame ! s’exclama le baron avec colère, je vous ai donné ma parole de vous appartenir corps et âme pendant vingt-quatre heures ; je tiens ma parole ; mais je n’entends pas vous donner le droit de m’insulter. L’honneur de ma femme est le mien !

 

 

– Baron, s’écria la duchesse, il est midi : voudriez-vous sonner vos gens et me faire servir à déjeuner ?

 

Le baron était assis, pâle et blême, dans un coin de la chambre, sa tête dans ses mains et le front chargé d’un nuage de colère concentrée.

 

Il se leva lentement et, comme un automate dont les ressorts sont distendus, s’approcha d’un gland de soie qui pendait le long de la glace de Venise placée au-dessus de la cheminée, et le tira violemment.

 

– Tenez, continua la duchesse, voici la clé de votre appartement que j’avais prudemment retirée, de peur que la fantaisie ne vous prît de vous esquiver.

 

– Madame, fit le baron avec colère, ai-je jamais manqué à ma parole ?

 

La duchesse ne daigna point répondre à cette exclamation, mais elle ajouta avec sa raillerie habituelle :

 

– Vous demanderez ensuite votre carrosse.

 

– Pour quoi faire, madame ?

 

– Mais, pour sortir, ce me semble. J’ai une migraine affreuse. Voyons, ajouta la duchesse avec une feinte compassion. Quelle heure est-il ?

 

– Midi, madame.

 

– Quelle heure avions-nous hier soir quand je vous ai emmené ?

 

– Deux heures et demie, madame.

 

– Vous êtes mon esclave pour vingt-quatre heures, baron. Comptez… Neuf et demi et quatorze et demi font vingt-quatre : c’est donc quatorze heures et demie que vous me redevez.

 

– Et vous ne me ferez pas grâce du reste ?

 

– Pas d’une seconde, cher.

 

– Mais c’est une barbarie sans nom ! madame.

 

– Fi ! monsieur. Est-ce donc un supplice que de me tenir compagnie ?

 

– Non, sans doute, ricana M. de Nossac ; mais j’ai une femme… une femme qui m’attend…

 

– Et qui doit être en proie à une cruelle angoisse, n’est-ce pas ? Soyez tranquille, baron, nous allons prendre soin de la rassurer. Tenez, j’aperçois là-bas, sur ce guéridon, du papier et de l’encre… Approchez le guéridon, baron.

 

– Que voulez-vous faire, madame ?

 

– Approchez toujours… Bien… Asseyez-vous, maintenant… Vous sentez bien que ce n’est pas moi qui écrirai à Mme de Nossac.

 

Et un rire fin et moqueur glissa sur les lèvres roses de la duchesse. M. de Nossac prit une plume et écrivit ces deux lignes :

 

Mon cher ange,

 

Le régent est mort la nuit dernière. M. de Bourbon est Premier Ministre, et je vous écris de la Bastille…

 

La duchesse allongea vivement ses doigts effilés vers la lettre, s’en saisit et la lut.

 

– Dieu ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire, le joli mensonge ! Vous mentez donc, mon pauvre cher ?

 

– Mais, balbutia le baron, que voulez-vous donc que je dise pour excuser…

 

– Mais la vérité, baron.

 

– Impossible !

 

– Vous êtes un niais. Croyez-vous que je vous aie enlevé cette nuit pour que, dès ce soir, vous roucouliez aux pieds de votre femme, parfaitement convaincue que vous êtes allé à la Bastille !

 

– Mais que voulez-vous faire ?

 

– Presque rien. Dicter votre lettre.

 

– Oh ! Je n’y consentirai jamais.

 

– Baron, mon cher, vous oubliez une chose importante.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous êtes mon esclave jusqu’à demain matin.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, vous devez avoir pour moi une obéissance absolue et passive. Écrivez, baron ; j’ai votre parole.

 

Le baron rugit de colère, mais il prit la plume, une autre feuille de papier et murmura :

 

– J’attends, madame…

 

– Écrivez, dit la duchesse.

 

Ma belle amie,

 

J’avais promis, avant mon mariage, à une duchesse que je ne nomme pas, vingt-quatre heures d’esclavage. Je tiens toujours ma parole et je l’ai tenue hier. Je vous écris de chez moi, au moment de déjeuner avec ma belle geôlière. Mon majordome a fait frapper le champagne et chauffer un peu le bordeaux. Le menu est délicat. Nous sortirons en carrosse dans la journée, et demain, dès le point du jour, je vous reviendrai, belle amie, un peu pâle peut-être, un peu lassé de ma dernière folie de garçon, mais résigné d’avance à bientôt acquérir ce teint fleuri et ce merveilleux embonpoint qui fut et sera toujours l’apanage des maris.

 

Je vous baise les mains.

 

– Et vous allez envoyer cette lettre ! s’écria le baron, pâle de stupeur et de colère.

 

– Sans doute.

 

– Mais vous ne songez pas aux conséquences fatales qu’elle aura ?

 

– J’essaie, baron.

 

– C’est mon bonheur conjugal brisé à jamais !

 

– D’accord. Pour moi, c’est la satisfaction d’un caprice. Quand on est belle et un peu duchesse, cher, on a le droit d’avoir des caprices coûteux.

 

Le baron regarda fixement son ancienne maîtresse. Il vit son regard froid et hautain, dans lequel brillait une haine implacable ; il comprit que cette femme, qui l’aimait la veille et qu’il avait froissée dans son amour, serait impitoyable, et il se résigna à subir son supplice jusqu’au bout.

 

On gratta à la porte presque aussitôt.

 

Nossac alla ouvrir.

 

– Monsieur le baron est servi, dit un laquais.

 

– Baron, lui dit la duchesse, allez donner un coup d’œil de fin soupeur au menu de votre majordome, et veuillez m’envoyer mes caméristes, qui doivent être arrivées ici. Je vais me faire habiller.

 

Dix minutes après, Mme la duchesse d’A… et M. le baron de Nossac étaient à table.

 

La duchesse suça une aile de perdrix, croqua par-ci par-là un morceau délicat, trempa ses lèvres dans le meilleur cru d’Aï, et égrena du bout de son ongle rose une grenade confite au caramel, et un atome de plumpudding, mets récemment arrivés d’outre-Manche sur les nappes de la cour et de la ville. Puis, quand ce fut fait, elle se leva et dit au baron :

 

– Faites mettre vos chevaux.

 

Le baron donna des ordres.

 

– Maintenant, continua-t-elle, veuillez passer dans votre boudoir et y revêtir un costume complet que votre valet de chambre a préparé d’après mes ordres. Je vais de mon côté, à l’aide de mes femmes, modifier ma toilette.

 

Le baron savait désormais qu’il était bien réellement esclave ; aussi n’essaya-t-il nullement de commenter les étranges volontés de son impérieuse maîtresse. Il se livra aux mains de son valet de chambre, qui le revêtit d’un galant habit de simple garde-française, puis il rejoignit la duchesse, qu’il trouva vêtue en cantinière.

 

Le soldat et la cantinière formaient un couple ravissant.

 

– Où me conduisez-vous, madame ? demanda le baron du ton dont il eût demandé : de quel supplice vais-je mourir ?

 

– Aux Porcherons, mon bel ami.

 

– En carrosse ?

 

– Pour sortir de Paris seulement. Après, nous nous en irons à petits pas, à travers champs, au bras l’un de l’autre, comme un vrai garde-française et une cantinière au naturel.

 

– Et, fit Nossac, dont la voix irritée tremblait dans sa gorge, que ferons-nous aux Porcherons ?

 

– Ce qu’on y fait, baron. Nous nous y amuserons. Nous dînerons sous une tonnelle de cabaret ; nous boirons d’un affreux vin couleur indigo, et nous mangerons une cuisine sans nom, qui vous fera regretter un peu la table future de M. le fermier des gabelles Borelli, votre beau-père.

 

Le baron se mordit les lèvres.

 

– Allons, duchesse, dit-il en lui offrant le bras, venez… j’ai hâte de partir.

 

– Craignez-vous que Mme de Nossac ne vienne vous chercher ?

 

Le baron n’y avait point songé ; mais cette pensée le fit frémir.

 

– Rassurez-vous, cher, lui dit l’implacable duchesse ; si elle vient, elle aura beau faire, je ne vous céderai pas.

 

Ils montèrent en carrosse, sortirent de Paris au galop, puis, arrivés à peu près dans cet endroit où s’élève de nos jours le mur d’enceinte qui sépare Paris des Batignolles, ils renvoyèrent carrosse et laquais et s’en allèrent à pied, sous le bras l’un de l’autre, à travers champs, comme un vrai garde-française et une cantinière au naturel, ainsi que l’avait dit la duchesse elle-même.

 

Aux Porcherons, le baron de Nossac trouva nombreuse compagnie, et son déguisement jeta un lustre de plus sur son équipée. Il fut avéré que M. Borelli était un homme parfaitement joué et roulé, et que Mme de Nossac n’aurait de son mari que le nom… et les créanciers.

 

Il était à peine jour, quand le baron, libre enfin et débarrassé de la duchesse, sortit à pied de chez lui et se dirigea vers l’île Saint-Louis, où M. le fermier des gabelles Borelli avait son hôtel.

 

Malgré l’heure matinale, les domestiques étaient tous sur pied, et les fenêtres grandes ouvertes.

 

« Oh ! oh ! pensa le baron, qu’est-ce que cela veut dire ? ma femme prendrait-elle un second mari ? »

 

Les domestiques s’inclinèrent respectueusement sur son passage, mais aucun ne lui adressa la parole.

 

Dédaignant de les questionner, M. de Nossac monta directement à l’appartement de sa femme.

 

Les portes étaient ouvertes à deux battants, et salles et chambre à coucher complètement désertes.

 

« Ma femme est chez son père », pensa-t-il.

 

Et il se rendit chez le fermier des gabelles.

 

Là, comme chez sa femme, les salles étaient désertes, le lit non foulé.

 

– Diable ! s’exclama le baron, il y a bien du mystère ici.

 

Et il redescendit, et, s’adressant au premier valet qu’il rencontra :

 

– Où est donc M. Borelli ?

 

– M. Borelli est parti hier soir pour sa terre de Normandie.

 

– Ah ! fit le baron, stupéfait.

 

– Il a laissé à son intendant une lettre pour monsieur le baron.

 

– Appelle-moi l’intendant.

 

L’intendant parut, sa lettre à la main.

 

Le baron ouvrit précipitamment la lettre et lut ce qui suit :

 

Monsieur le baron,

 

Vous n’avez épousé ma fille que dans le but de payer vos dettes. Votre but est rempli, vos dettes sont payées. Je joins les quittances de vos créanciers à ma lettre, que je désire voir rester sans réponse. Je vous laisse mon hôtel à Paris et me retire dans ma terre du pays de Caux, où j’espère bien ne point recevoir votre visite.

 

Un homme désolé de vous avoir pour gendre.

 

BORELLI.

 

– Mais, s’écria le baron, où est Mme de Nossac ?

 

– Partie, monsieur le baron.

 

– Avec son père ?

 

– Non, monsieur le baron.

 

– Et où est-elle ?

 

– Sur la route de Bretagne, où elle a un château.

 

– Depuis quand est-elle en voiture ?

 

– Depuis hier soir, monsieur le baron.

 

– C’est bien ! fit le baron avec colère. Allez me chercher des chevaux de poste sur l’heure ; je veux partir à l’instant.

 

Le baron fut obéi avec une admirable promptitude. Vingt minutes après, il montait en chaise et s’écriait :

 

– Je crèverai vingt chevaux, mais je rattraperai ma femme !

 

VI 

Le baron se tint parole à moitié, car…

 

Car à trente lieues de Paris, comme on relayait, un gentilhomme de fort bonne tournure arrive derrière le baron, après avoir accompli, sans nul doute, de semblables prouesses de célérité, et lui dit gravement :

 

– Je me nomme, monsieur, le chevalier de Courceneuille, et je suis, depuis hier, l’amant de la duchesse d’A…

 

– Ah ! fit le baron en reculant d’un pas.

 

– Il paraît, monsieur, que vous avez gravement insulté la duchesse, car elle m’envoie vous provoquer…

 

– J’accepte le défi, monsieur, répondit le baron en mettant sur l’heure flamberge au vent.

 

Le baron avait maintes fois fait des armes avec le régent, qui s’y connaissait, mais cela n’empêcha point qu’il reçût un bon coup d’épée qui le mit au lit pour huit jours, dans l’auberge misérable où relayait sa chaise de poste.

 

Ce qui fit qu’il ne put rattraper sa femme.

 

VII 

Huit jours après, cependant, M. le baron de Nossac fut en état de continuer sa route ; et en quarante-huit heures il arriva dans le Léonais, province où se trouvait le château de sa femme.

 

Au dernier relais, on lui dit que les chemins qu’il allait suivre étaient désormais impraticables aux voitures. Le baron demanda un cheval et se mit en route malgré l’heure avancée ; il chemina toute la nuit et atteignit au point du jour le sommet d’une colline d’où l’on apercevait à l’horizon les tourelles grises du château où il se rendait. C’était une belle matinée d’hiver, dépouillée de ces brumes ternes qui rampent et s’allongent d’ordinaire, au souffle d’une bise froide et pluvieuse, sur les champs dépouillés et les pâturages jaunis.

 

Le baron se sentit un peu de joie au cœur, et pressa son cheval déjà fatigué.

 

Tout à coup, au milieu de ce calme paisible des champs, le son d’une cloche lui arriva lent et mesuré… Cette cloche sonnait un glas funèbre.

 

Le baron tressaillit et donna à son cheval un furieux coup d’éperon.

 

Le cheval reprit le galop et arriva, tout d’un trait, à la grille du château.

 

Le baron entra dans la cour ; la cour était silencieuse et déserte.

 

Il mit pied à terre, gravit le perron, puis l’escalier à balustre d’or et marches de pierres. Perron, escalier étaient vides de serviteurs.

 

Il traversa, guidé par un mystérieux et sinistre pressentiment, plusieurs salles également vides, où sa botte éperonnée retentissait avec un lugubre bruit ; puis enfin il entendit un murmure confus au loin, à l’extrémité des appartements qu’il traversait, un murmure monotone et vague qui ressemblait à des chants d’église, que des moines psalmodieraient au fond d’un cloître, à l’heure nocturne des matines.

 

Guidé par ce bruit, il avança toujours, le cœur frémissant d’émotion et la sueur aux tempes.

 

Il arriva ainsi jusqu’à une porte fermée. Puis derrière cette porte, le murmure qu’il avait entendu était devenu distinct : c’était bien un chant d’église. Le baron sentit ses cheveux se hérisser ; mais, dominant sa terreur, il frappa…

 

Aussitôt le chant s’éteignit, et la porte s’ouvrit à deux battants, criant sur ses gonds avec une sonorité funèbre.

 

Le baron recula et poussa un cri, à la vue du spectacle qui s’offrit alors à ses yeux.

 

Sur son lit de parade était étendue, inanimée, Mme la baronne de Nossac.

 

Au chevet, un prêtre était à genoux et récitait, en surplis, les prières des morts.

 

Autour du lit, les serviteurs pleuraient agenouillés.

 

Sur le guéridon de nuit brûlait un cierge mortuaire. À côté du cierge était un large pli, portant cette inscription :

 

À monsieur le baron de Nossac

 

La baronne de Nossac était TRÉPASSÉE de la veille. C’était son glas funèbre qu’avait entendu le baron.

 

Il marcha droit au lit avec la raideur d’une statue et posa la main sur le cœur de la morte… Le cœur ne battait plus.

 

Il approcha ses lèvres frémissantes de ses lèvres à elle…

 

Les lèvres étaient froides.

 

Il prit dans sa main la main glacée de la défunte, la souleva, puis la laissa échapper.

 

La main retomba inerte. La baronne de Nossac était bien morte.

 

Alors il s’approcha du guéridon, brisa le sceau du pli et le fouilla avidement.

 

Le pli ne contenait que le testament de la défunte, testament conçu en ces termes :

 

J’établis monsieur le baron de Nossac mon légataire universel, à la charge pour lui de se remarier dans le délai de deux ans et d’habiter mon hôtel de l’île Saint-Louis, à Paris, quand il séjournera dans cette capitale

 

BARONNE HÉLÈNE DE NOSSAC,

NÉE BORELLI

 

P.-S. – Si monsieur de Nossac redevenait veuf avant l’expiration des deux années, il serait contraint de se remarier pour ne point voir mon héritage retourner à ma famille.

 

Pas un mot d’amour ou de colère n’était joint à ce testament. Ce silence était-il menace ou dédain ?

 

VIII