La Résurrection de Rocambole - Tome III - Pierre Alexis Ponson du Terrail - E-Book

La Résurrection de Rocambole - Tome III E-Book

Pierre-Alexis Ponson du Terrail

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Beschreibung

Résumé de l'histoire dans le synopsis des aventures de Rocambole.

Das E-Book La Résurrection de Rocambole - Tome III wird angeboten von Books on Demand und wurde mit folgenden Begriffen kategorisiert:
littérature française, Classique, AVENTURES, roman policier, Mystères

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pierre Alexis Ponson du Terrail

LA RÉSURRECTION DE ROCAMBOLETome IIIRÉDEMPTION, LA VENGEANCE DE VASILIKA

Le Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10 juin 1866223 épisodes

E. Dentu Les Nouveaux Drames de ParisLa Résurrection de Rocambole (5 volumes) 1866

 

 

Table des matières

 

RÉDEMPTION

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXXIX

XL

XLI

XLII

XLIII

LA VENGEANCE DE VASILIKA

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

Mentions légales

RÉDEMPTION1 

Il était près de minuit, et l’on causait depuis neuf heures autour d’une table de thé dans le salon de la comtesse Artoff. La comtesse Artoff n’était autre que cette belle et malheureuse Baccarat que l’amour avait poussée au repentir, et qui longtemps, sous le nom de madame Charmet, avait été la providence des pauvres. Un jour, Dieu avait eu pitié de ce cœur brisé, et un dernier rayon d’amour avait réchauffé toutes ces ruines. Le comte Artoff, jeune, beau, intelligent, riche à millions, avait aimé Louise Charmet, déjà purifiée par le repentir ; et il lui avait offert sa main. Il y avait onze ans de cela. Mais le bonheur a le privilège de refaire une seconde jeunesse à ceux dont la jeunesse première s’est passée au milieu des orages de la vie. Baccarat avait quarante ans ; on lui en donnait vingt-huit à peine, tant elle était belle. En vain ouvrait-elle les portes de son salon à toutes les plus belles femmes de Paris. Elle demeurait reine par la beauté, au milieu d’elles. Ce soir-là, une blonde et blanche créature, assise auprès d’elle sur un sofa, rivalisait cependant de beauté, de charme et d’éclat avec madame la comtesse Artoff. C’était la blonde Vasilika Wasserenoff, la femme aux mystérieuses vengeances, l’implacable ennemie de son jeune cousin Yvan Potenieff. La réunion était nombreuse. Il y avait là le comte Kouroff, à qui Vasilika avait promis sa main. Puis trois ou quatre vieux amis de Baccarat, entre autres le vicomte Fabien d’Asmolles, le mari de cette Blanche de Chamery, dont Rocambole avait été un moment le frère. On avait parlé d’abord de ce pauvre Yvan Potenieff.

 

– Il est fou ! avait dit Vasilika.

 

– En êtes-vous bien sûre, madame ? avait répondu la comtesse Artoff.

 

– Certainement, j’en suis sûre. Il est fou à lier. La Madeleine dont il parle n’a jamais existé.

 

Baccarat avait regardé la comtesse d’un air de doute.

 

– N’êtes-vous pas abusée vous-même ? avait-elle dit.

 

Puis elle s’était hâtée d’ajouter :

 

– Votre M. de Morlux, cet homme qui s’est fait l’inséparable de votre cousin et l’a amené en France, ne me revient nullement.

 

– Ah ! fit Vasilika.

 

Et, à la dérobée, elle jeta un regard de haine soupçonneux sur Baccarat. Elle pressentait que la comtesse Artoff l’avait devinée. Mais, tout à coup, il ne fut plus question du pauvre Yvan Potenieff, à qui le docteur Lambert administrait douches sur douches de la meilleure foi du monde. Pourquoi ? C’est qu’un nouveau personnage venait d’entrer et avait prononcé un nom qui avait retenti comme un coup de tonnerre dans la mémoire de la plupart des gens qui se trouvaient là. Ce personnage était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, avocat, commençant à plaider, et qui fréquentait assidûment le Palais, était au courant de toutes les nouvelles judiciaires, et se faisait une occupation et un plaisir de rédiger de vive voix, dans une demi-douzaine de salons, une chronique des tribunaux. Ce jeune homme s’appelait Paul Michelin. Il avait trente mille francs de rente, était joli garçon et plaidait ses causes pour rien. Or, M. Paul Michelin était entré, ce soir-là, chez la comtesse Artoff en disant :

 

– Vous ne savez rien ?

 

– Quoi donc ? lui avait-on demandé en voyant sa mine quelque peu effarée.

 

– Rocambole a été arrêté.

 

À ce nom, Baccarat et Fabien d’Asmolles se regardèrent douloureusement.

 

– Qu’est-ce que Rocambole ? demanda la blonde comtesse Vasilika.

 

– Madame, répondit maître Paul Michelin, Rocambole est un être mystérieux dont on a beaucoup parlé il y a dix ou quinze ans. Il a été le chef d’une bande de malfaiteurs fameux connus sous le nom de Valets de cœur.

 

– Joli nom ! dit la comtesse.

 

– Il paraît que Rocambole, qui avait passé fort tranquillement six années au bagne de Toulon, a éprouvé, un matin, le besoin d’en sortir.

 

– Mais contez-nous donc cette histoire, qui paraît être des plus amusantes, dit la comtesse Vasilika.

 

– Volontiers, madame, répondit Paul Michelin.

 

Il ne se doutait pas qu’il allait parler de Rocambole devant des gens qui, pour la plupart, l’avaient beaucoup connu. Quant à la belle Russe, elle n’était pas fâchée de voir la conversation détournée, et la comtesse Artoff complètement déroutée à l’endroit d’Yvan Potenieff. M. Paul Michelin ne se fit pas prier. Il raconta, dans son meilleur style, l’histoire connue de Rocambole, c’est-à-dire la légende débitée à la cour d’assises. Mais ce qu’il ne put dire, et ce que les tribunaux n’avaient jamais su, c’est que l’ancien chef des Valets de cœur avait été connu de Paris entier sous le nom de marquis de Chamery. Baccarat et Fabien d’Asmolles, qui avaient éprouvé d’abord une vive inquiétude en voyant le jeune avocat se lancer à corps perdu dans le récit, avaient fini par se rassurer mutuellement d’un regard.

 

– Vraiment, dit la belle Russe, cet homme s’est évadé du bagne ?

 

– Oh ! d’une façon merveilleuse.

 

Et l’avocat débita tout d’une haleine le récit de cette évasion qu’il avait lue, sept ou huit mois auparavant, dans la Gazette des tribunaux. Puis il ajouta :

 

– À cette époque, deux versions ont couru.

 

– Voyons, dit la comtesse Artoff avec une indifférence affectée.

 

– Il paraît que Rocambole ne s’est pas évadé seul du bagne de Toulon.

 

– Ah !

 

– Il avait trois compagnons ; au lieu de s’évader à la manière ordinaire, par terre, ils s’étaient évadés par mer en s’emparant d’une chaloupe. La mer était si mauvaise cette nuit-là, que le bruit courut le lendemain que les quatre forçats évadés la veille s’étaient noyés. Cette assertion prévalut longtemps ; mais six mois après…

 

– On eut des nouvelles de Rocambole ? demanda vivement la comtesse Vasilika.

 

– Oui, madame.

 

– Comment cela ?

 

– Il y a six semaines environ, un vol de cent mille francs fut commis au préjudice d’un homme que vous connaissez certainement.

 

– Qui donc ?

 

– Le vicomte Karle de Morlux.

 

– Certainement, nous le connaissons, dit la blonde Vasilika, c’est lui qui a ramené de Russie mon malheureux cousin. Eh bien ! on lui a volé cent mille francs ?

 

– Oui, madame.

 

Un sourire dédaigneux glissa alors sur les lèvres de Baccarat, muette et indifférente jusque-là.

 

– Et on a accusé Rocambole, dit-elle.

 

– Naturellement.

 

– Alors, il ne s’était pas noyé ?

 

– Apparemment.

 

– Comment donc avait eu lieu le vol ?

 

M. Paul Michelin, qui puisait ses renseignements à bonne source, c’est-à-dire dans la Gazette des Tribunaux, raconta ce qu’on avait écrit et imprimé alors sur les portes fracturées, le secrétaire forcé, la trace des pas dans le jardin et l’échelle appliquée contre le mur. Mais alors Baccarat l’interrompit.

 

– Vraiment, mon cher Paul, dit-elle, pouvez-vous de sang-froid nous conter de pareilles sornettes ?

 

– Plaît-il ? fit l’avocat d’un ton piqué.

 

– C’est un vol de grand chemin que vous nous racontez là, mon ami.

 

– Eh bien ?

 

– Et vous l’attribuez à Rocambole…

 

– Son nom a été prononcé alors… Baccarat haussa les épaules.

 

– Mon pauvre ami, dit-elle, Rocambole était un plus habile homme que ça, et il ne se dérangeait pas pour voler honteusement cent mille francs dans un secrétaire.

 

– L’avez-vous donc connu, vous, madame ? demanda Paul Michelin.

 

– Peut-être… répondit Baccarat d’un air mystérieux qui pétrifia d’étonnement le jeune avocat. Et, ajouta-t-elle, je pourrais vous raconter bien des choses… Mais, continuez, mon ami, nous vous écoutons… acheva-t-elle d’un ton qui laissa comprendre qu’elle ne dirait pas un mot de plus.

 

II 

Paul Michelin continua :

 

– Enfin, à tort ou à raison, à cette époque on attribua le vol des cent mille francs à Rocambole. La police se mit en campagne, fouilla Paris et la banlieue ; de Rocambole point.

 

– C’est tout simple, dit Baccarat. Il s’est bien réellement noyé en s’évadant.

 

– Mais, dit la comtesse Vasilika, ne nous avez-vous pas dit tout à l’heure qu’on l’avait arrêté ?

 

– Permettez, comtesse, je ménage mes effets…

 

– Ah ! ah !

 

– Au bout de six semaines, c’est-à-dire il y a trois jours environ, continua Paul Michelin, on a arrêté un certain aventurier qui s’était produit dans le monde sous le nom de major Avatar. Le marquis de B… l’avait présenté au club des Asperges ; il en répondait comme de lui-même. Néanmoins la police a mis la main dessus.

 

– Eh bien ? dit Baccarat, dont le calme et l’indifférence firent place à une vague inquiétude.

 

– Le major arrêté a avoué à l’instruction qu’il était bien Rocambole.

 

– Vraiment ?

 

– Malheureusement, poursuivit le narrateur, la joie de la police n’a pas été de longue durée.

 

– Comment cela ?

 

– Rocambole s’est évadé.

 

– Encore ? dit un des auditeurs.

 

– Comment ? demandèrent tous les autres.

 

Baccarat et Fabien d’Asmolles se taisaient, mais ils étaient visiblement inquiets.

 

– Il s’est évadé ce matin, comme on le ramenait à l’instruction.

 

– C’estassez difficile pourtant, objecta un monsieur.

 

– C’est presque impossible, répondit Paul Michelin.

 

– Rocambole s’est évadé néanmoins ?

 

– Hélas ! oui.

 

– Comment a-t-il fait ?

 

– On ne sait pas, il est entré avec un gendarme dans l’antichambre de l’instruction. Il y avait là un autre gendarme. Après avoir inutilement sonné plusieurs fois, le juge d’instruction s’est décidé à ouvrir la porte de son cabinet et à regarder dans l’antichambre…

 

– Où il n’y avait plus personne, interrompit vivement la comtesse Vasilika.

 

– Pardon, madame.

 

– Rocambole y était ?

 

– Non, mais les deux gendarmes qui ronflaient tous les deux comme des orgues de cathédrale.

 

– Il les avait endormis ?

 

– Et de la belle manière, allez, car on n’a pas pu les réveiller, et un médecin a constaté, au poste où on les avait transportés, qu’ils étaient sous l’influence d’un narcotique très violent.

 

– Voilà une superbe évasion ! fit la comtesse Vasilika.

 

Baccarat ne répondit rien ; mais elle échangea un nouveau regard inquiet avec le vicomte Fabien d’Asmolles. La pendule du salon sonna minuit. C’était l’heure où on se retirait d’ordinaire et tout le monde se leva.

 

– Mon cher Paul, dit la comtesse, qui fit trêve un moment à ses préoccupations, vous nous parlerez de Rocambole un autre jour.

 

La blonde Vasilika, à qui la comtesse Artoff donnait l’hospitalité, se retira la première. Puis chacun sortit à son tour. Mais comme M. Fabien d’Asmolles prenait son chapeau, Baccarat lui dit :

 

– Restez donc un moment, mon ami ; j’ai reçu des nouvelles du comte Artoff, qui est encore en Russie.

 

– Quand revient-il ?

 

– La semaine prochaine.

 

Tout le monde s’en alla, à l’exception de M. d’Asmolles.

 

– Eh bien ! lui dit Baccarat en le regardant fixement, que pensez-vous de tout ce qu’on nous a dit ce soir ?

 

– Je pense que cela pourrait bien être…

 

– Vous croyez à Rocambole ?

 

– J’y crois. Cette évasion porte sa marque de fabrique.

 

– Mon Dieu ! dit Baccarat, j’étais en Russie l’été dernier, quand les journaux ont parlé de l’évasion de quatre forçats du bagne de Toulon. Je n’ai rien su de tout cela ; mais si Rocambole n’est plus à Toulon, prenons garde.

 

– À quoi ? fit M. d’Asmolles.

 

– Mon ami, dit Baccarat, vous savez bien que votre femme n’a jamais rien su de la substitution de son vrai frère à cet imposteur qu’elle aimait si tendrement.

 

– Hélas ! dit M. d’Asmolles, une pareille révélation l’aurait tuée.

 

– Qui vous dit que cette révélation ne se produira pas !

 

– Comment ?

 

– Si Rocambole retombe aux mains de la justice… aujourd’hui tout se sait… on raconte tout… les journaux se distribuent par cent mille. Si Rocambole est jugé à Paris, qui vous dit que notre nom à tous ne sera pas prononcé…

 

– Vous me faites frémir, mon amie, dit tristement M. d’Asmolles.

 

– Cependant, reprit Baccarat, on a tant parlé du faux Rocambole autrefois – car le vrai, nous seuls l’avons connu –, on en a tant parlé, dis-je, qu’il a dû rester comme un fantôme dans le souvenir de tous les gens de police.

 

– Et à l’état légendaire dans les bagnes et les prisons, dit Fabien. On en parle comme d’un être surnaturel.

 

– Qui sait, dit Baccarat, si quelque coquin vulgaire n’a pas eu la vantardise de se faire passer pour Rocambole ?

 

– Je l’espère, dit Fabien ; mais…

 

– Mais quoi, mon ami ?

 

– J’ai de singuliers pressentiments.

 

– Bah !

 

– J’ai même à présent souvenir d’une chose étrange qui m’est arrivée.

 

– Quand ?

 

– Il y a un peu plus d’un mois.

 

– Voyons, mon ami, reprit la comtesse, je vous écoute et je suis tout aussi agitée que vous de vagues pressentiments.

 

Fabien reprit :

 

– Vous savez que depuis que ma femme a perdu sa mère, nous habitons notre hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque.

 

– Oui.

 

– L’hôtel a un vaste jardin.

 

– Aussi grand que le mien, dit Baccarat. Je le connais.

 

– L’enfant joue toute la journée dans le jardin. Quelquefois sa mère va l’y rejoindre. De l’autre côté du mur qui nous borne s’élève une maison dont l’entrée est rue de Surène. C’est une maison à locataires. Un jour, comme j’entrais dans le jardin, j’aperçus à une fenêtre de cette maison une tête pâle, dont l’attention paraissait concentrée sur mon enfant qui courait après un cerceau. Cette tête, en me voyant, se rejeta vivement en arrière et disparut. Mais j’avais eu le temps de la voir… et…

 

– Et ?… fit Baccarat de plus en plus inquiète.

 

– Il m’avait semblé que c’était lui.

 

– Et il y a un mois de cela ?

 

– Oui.

 

– Et depuis lors ?…

 

– J’ai épié… je me suis caché… mais je n’ai jamais revu cette tête pâle, et j’ai cru que j’avais été le jouet de quelque illusion.

 

– Mon ami, dit la comtesse, il est tard. Votre femme est un peu souffrante, m’avez-vous dit. Bonsoir, mais revenez me voir.

 

– Quand ?

 

– Demain. Il faut savoir à quoi nous en tenir. Si je veux des renseignements, j’en aurai de bien autrement particuliers que ceux de ce pauvre Paul Michelin.

 

M. d’Asmolles s’en alla. La comtesse Artoff demeura seule dans son boudoir, oubliant de sonner sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Elle demeura là plus d’une heure, auprès de son feu presque éteint, plongée tout entière dans les souvenirs du passé. Quelque chose lui disait que tout cela était vrai et que Rocambole allait reparaître dans son existence, si heureuse et si calme depuis dix ans. Tout à coup, un bruit singulier la fit tressaillir. Il lui avait semblé qu’on marchait dans le jardin. Elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. La nuit était noire. Le corps de logis en retour sur le jardin, dans lequel habitait la comtesse Vasilika, n’était plus éclairé que par la lueur douteuse d’une veilleuse. La comtesse Vasilika était au lit. Baccarat tendit l’oreille et n’entendit rien. Elle regarda et ne vit rien. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir auprès du feu. Mais tout à coup, le même bruit se reproduisit. Et comme elle se levait, inquiète, une ombre se dessina derrière la croisée. En même temps une vitre fut coupée avec un diamant, une main tourna l’espagnolette, la fenêtre s’ouvrit et Baccarat jeta un cri étouffé. Un homme venait de sauter dans la chambre. Cet homme avait un poignard à la main, et Baccarat l’avait reconnu… Cet homme qui entrait ainsi chez elle avec effraction et escalade, c’était Rocambole ! Baccarat avait été jadis une femme d’une haute énergie. Ce n’était pas elle qui avait tremblé devant Rocambole. C’était Rocambole, au contraire, qui avait tremblé devant elle. Mais il y avait dix ans que sa vie orageuse était devenue calme, dix ans qu’elle était si complètement heureuse, que son âme n’était plus faite à ces revirements subits de la fortune, qu’elle avait éprouvés jadis. Or, un homme était devant elle. Un homme qui avait voulu la tuer, il y avait dix ans, et qui, vaincu par elle, précipité par elle des sommets où il était monté dans l’abîme de la honte et dans l’enfer du bagne, devait avoir médité lentement quelque vengeance épouvantable. Reculer vivement pour saisir un cordon de sonnette fut son premier instinct. Mais, d’un bond, Rocambole fut auprès d’elle, lui prit le bras et lui dit :

 

– Silence ! Je ne veux vous faire aucun mal, n’appelez pas. Baccarat s’arrêta interdite, et l’effroi qui l’avait prise à la gorge se dissipa comme par enchantement. La voix de Rocambole n’était plus la même. Elle n’avait plus cet accent d’ironie mordante qui disait ses instincts sauvages. Elle avait quelque chose de triste, de sourd, de comprimé. Son visage avait perdu son expression d’audacieux cynisme. Entre cet homme qu’on avait ferré devant Baccarat pour le jeter dans un bagne, et celui qu’elle voyait maintenant devant elle, il y avait un monde tout entier de différence. Et cependant, ces deux hommes n’en faisaient qu’un. C’était bien Rocambole.

 

– Madame, dit-il, je vous jure que je ne veux vous faire aucun mal.

 

– Que voulez-vous donc ? lui demanda-t-elle.

 

– Je suis entré chez vous en franchissant le mur du jardin à l’aide d’une échelle ; ensuite j’ai cassé une vitre ; et il est une heure du matin, dit-il.

 

– Que signifient ces paroles ? demanda Baccarat, de plus en plus étonnée de cet accent et de cette attitude.

 

– Une chose bien simple, répondit-il. Je veux retourner au bagne. Tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, vous sonnerez vos gens, vous appellerez au secours ; j’engagerai avec vous une lutte innocente et on m’arrêtera, et je retournerai au bagne d’où je n’aurais jamais dû sortir.

 

– Pourquoi donc en êtes-vous sorti ? dit-elle.

 

Il eut un mélancolique sourire.

 

– Regardez-moi, dit-il, ne me trouvez-vous pas changé ?

 

– Vous avez… vieilli…

 

– Est-ce tout ce que vous remarquez ?

 

– Votre voix n’est plus la même…

 

– Elle couve des sanglots, dit-il tristement.

 

Une révélation de la vérité traversa l’esprit de la comtesse Artoff.

 

– Vous seriez-vous repenti ? dit-elle.

 

Il baissa la tête et se tut.

 

– Pourquoi êtes-vous revenu ? reprit-elle.

 

– Pour accomplir une œuvre au-dessus de mes forces, je le sens.

 

– Parlez…

 

Et Baccarat s’assit et regarda cet homme toujours armé d’un poignard, sans manifester la moindre inquiétude désormais. Rocambole fit un pas vers la cheminée et posa le poignard sur la tablette. Puis il revint auprès de Baccarat et se tint respectueusement debout devant elle.

 

– Croyez-vous au repentir ? demanda-t-il.

 

Elle hésita un moment, le regarda avec plus d’attention, et murmura enfin :

 

– Peut-être…

 

– Madame, reprit-il, il y a un quart d’heure, j’étais dans la rue, en face de votre hôtel, caché dans l’ombre d’une porte. Un homme est sorti de chez vous… Cet homme, je l’ai reconnu, c’est Fabien.

 

– C’était lui en effet, dit Baccarat.

 

– Et… elle ?… dit-il tout bas.

 

Sa voix tremblait si fort, il était devenu si pâle en prononçant ce mot, que Baccarat lui prit la main.

 

– Maintenant, dit-elle, je comprends…

 

Une larme roula brûlante sur la joue de Rocambole.

 

– Elle n’a donc rien su, elle ? dit-il.

 

– Rien, dit Baccarat.

 

– Savez-vous quel est le jour où le repentir est entré dans mon cœur ? c’est celui où je l’ai revue, visitant le bagne, et ne me reconnaissant pas.

 

« Ah ! poursuivit-il d’une voix étouffée, j’avais fini par croire qu’elle était ma sœur !

 

Puis il essuya une larme qui était descendue lentement sur son visage.

 

– Mais, dit-il, ce n’est pas pour vous parler d’elle que je suis venu ici.

 

– Asseyez-vous, lui dit Baccarat.

 

Elle avait pitié de cet homme, dont l’attitude brisée annonçait un morne et profond désespoir.

 

– Non, répondit-il, pas devant vous. Et, demeurant debout, il continua :

 

– Pendant dix années, je n’ai jamais songé à briser ma chaîne. Mourir en paix, sur mon lit d’infamie, était mon seul vœu. Cependant, je songeais à toute heure à celle que j’avais appelée ma sœur, et qui devait me haïr et avoir horreur de moi. Un jour, j’appris que Blanche n’avait rien su, rien appris du drame de Cadix, grâce à vous et à mademoiselle de Sallandrera. Et pendant quelques heures, je rêvai la liberté et me dis : Je m’évaderai, je retournerai à Paris, j’irai me cacher dans quelque maison voisine de la sienne, et là, je la verrai entrer et sortir chaque jour… À partir de ce moment, ce fut en moi une lutte de tous les instants. Quelque chose en moi me disait que je pourrais peut-être racheter mes crimes.

 

– Et vous vous êtes enfin évadé ? dit Baccarat.

 

– Attendez, madame, reprit Rocambole.

 

– Parlez…

 

– J’avais un compagnon de chaîne, un pauvre domestique condamné au bagne injustement, et victime d’une machination abominable.

 

« Cet homme pleurait souvent en me parlant de ses enfants. Je croyais d’abord qu’il était marié et père de famille ; mais, un jour, il s’expliqua. C’étaient les enfants de sa maîtresse morte empoisonnée dont il parlait. Deux pauvres orphelines persécutées et pauvres ; et je me dis que j’avais peut-être un peu de bien à faire, moi qui avais fait tant de mal. C’est alors que je m’évadai.

 

– Votre évasion a-t-elle donc eu lieu comme on l’a raconté ? demanda la comtesse.

 

– Oui, madame.

 

– Continuez… je vous écoute.

 

Alors Rocambole raconta succinctement, mais avec une grande clarté, ses aventures depuis six mois. Comment Milon et lui avaient retrouvé Antoinette et l’avaient fait sortir de Saint-Lazare ; ensuite, l’histoire de Madeleine en Russie ; puis son arrestation au retour, et enfin sa dernière évasion. Il n’avait omis qu’une chose, jusqu’alors, les noms des personnages de cette vaste intrigue.

 

– Mais, lui dit tout à coup Baccarat, vos aventures de Russie ont une singulière ressemblance avec un récit que me faisait hier soir le comte Kouroff.

 

– Ah ! fit Rocambole, avec son mélancolique sourire.

 

– Il m’a parlé également d’une jeune fille cernée par les loups et qui n’avait dû son salut qu’à un miracle.

 

– Madeleine, dit Rocambole.

 

Ce nom fit une vive impression sur Baccarat.

 

– Madeleine ! exclama-t-elle.

 

– Oui, c’est le nom d’une des deux jeunes filles.

 

– Et elle était institutrice en Russie ?

 

– Oui.

 

– Chez le comte Potenieff ?

 

– Justement.

 

– Et le fils du comte, Yvan Potenieff, l’aimait ?

 

– À en mourir.

 

L’œil de Baccarat eut un éclair.

 

– Ah ! dit-elle, comtesse Vasilika, vous jouez un jeu terrible avec moi.

 

Ce fut au tour de Rocambole à se montrer étonné des paroles de Baccarat. Celle-ci reprit :

 

– Maintenant, dites-moi le nom de ce persécuteur qui a juré la mort et la ruine des deux jeunes filles.

 

– Il s’appelle Karle de Morlux.

 

– Je l’avais deviné, dit-elle.

 

Rocambole osa lui prendre la main.

 

– Madame, dit-il, mon œuvre n’est pas achevée, et je n’ai pas le courage de poursuivre ma tâche.

 

– Que dites-vous ?

 

– J’ai songé à vous, qui êtes riche, puissante, et qui m’avez prouvé jadis, d’une façon terrible, ce dont vous étiez capable. Je viens me mettre à vos genoux et placer ces deux enfants sous votre protection.

 

– Mais… vous…

 

– Moi, je veux retourner au bagne.

 

– Pourquoi ? Il baissa la tête.

 

– C’est mon secret, murmura-t-il.

 

Mais elle lui prit la main à son tour.

 

– Si je vous ai écouté, dit-elle, c’est que je vous ai pardonné depuis longtemps, et vous ne devez pas avoir de secret pour moi.

 

Il se prit à trembler comme ces feuilles jaunies que le vent de novembre roule sur la terre gelée, et il continua à garder le silence.

 

– Parlez, je le veux, répéta Baccarat.

 

Il fit un effort suprême et murmura d’une voix pleine de sanglots :

 

– J’aime Madeleine !

 

III 

Il y eut entre Baccarat et Rocambole un moment de silence poignant. Il était là, cet homme dont les mains avaient été souillées de sang et que le repentir avait fini par toucher ; il était là, tremblant, éperdu, semblable à un enfant abandonné par sa mère. De grosses gouttes de sueur inondaient son front livide, et sa bouche crispée annonçait la violence de cette tempête qui bouleversait son âme. Enfin il eut un éclat de rire fiévreux, sardonique, comme celui d’un damné. Et relevant la tête :

 

– Comprenez-vous cela, madame ? dit-il. Moi ! le voleur, le meurtrier, l’assassin ; moi, l’imposteur et le parjure ; moi, dont les épaules ont été meurtries si souvent par le bâton des argousins… j’ai un cœur !… Un cœur qui bat, un cœur dans lequel un rayon de l’amour, cette chose divine, est tombé, comme le soleil éclaire parfois un cloaque immonde. Le jour où ce cœur, que je croyais mort, s’est éveillé, j’ai voulu le percer de ce poignard que je tenais tout à l’heure à la main. Mais j’avais une mission à remplir ! Moi mort, tout était perdu pour ces deux enfants ! Alors j’ai lutté, alors j’ai combattu, alors j’ai eu peur de la défaite. Car je ne suis pas sûr de moi, car je ne réponds pas qu’à quelque moment fatal mon regard ne se lève impur et outrageant sur cet ange…

 

Il s’arrêta un moment, puis il reprit d’une voix sourde :

 

– J’ai alors pensé à vous, madame. La femme qui, jadis, a terrassé Rocambole brisera comme un verre M. Karle de Morlux.

 

– Je le ferai, dit Baccarat simplement.

 

Il eut un cri de joie.

 

– Ah ! je le savais bien, murmura-t-il en s’agenouillant devant elle.

 

Il ouvrit sa redingote et retira de sa poche de côté un portefeuille qu’il tendit à Baccarat.

 

– Vous trouverez là-dedans, lui dit-il, toutes les notes, toutes les indications nécessaires.

 

Baccarat prit le portefeuille.

 

– Mais, dit-elle, il me faut des renseignements de vive voix.

 

– Demandez, madame, je répondrai.

 

– M. de Morlux a un frère ?…

 

– Oui, le père d’Agénor.

 

– Il faut donc épargner celui-là ?

 

– Vous pensez bien, reprit Rocambole, que c’est cette considération qui a dicté ma conduite. Je pouvais, ce matin même, dire au juge d’instruction : Voici les preuves de l’assassinat de la baronne Miller ; saisissez-en la justice et frappez ! Mais c’eût été déshonorer Agénor, c’eût été rendre impossible son union avec Antoinette.

 

– C’est juste, dit Baccarat.

 

– Il faut donc que M. de Morlux soit frappé, mais qu’il le soit sourdement, sans bruit, sans éclat, et par une main qui se substituera un moment à la Providence et à la justice. C’est pour cela que je suis venu à vous.

 

Baccarat fit un signe d’assentiment. Puis elle continua :

 

– M. de Morlux ne sera pas frappé seul.

 

– Qui donc partagera son châtiment ?

 

– Une femme qui vit sous mon toit et qui m’a trompée indignement.

 

– La comtesse Vasilika ?

 

– Oui.

 

Rocambole parut réfléchir.

 

– C’est donc elle, dit-il enfin, qui a fait enfermer Yvan Potenieff comme fou ?

 

– Oui, d’accord avec M. de Morlux.

 

– Vous le délivrerez, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit Baccarat.

 

– Maintenant, madame, reprit Rocambole, voulez-vous faire appeler vos gens et me faire arrêter ?

 

Il disait cela sérieusement, avec son calme habituel, et Baccarat ne put douter de sa sincérité. Aussi répondit-elle :

 

– Je ne ferai rien de ce que vous me demandez.

 

– Vous… ne… voulez pas ?

 

– Non, je ne veux pas que vous retourniez au bagne, dit-elle froidement.

 

Et, comme il faisait un pas en arrière :

 

– Écoutez, dit-elle. Vous, mieux que personne, vous savez ce que j’ai été et ce que je suis. Fille perdue autrefois, je me suis repentie, réhabilitée, et les portes du monde se sont ouvertes pour moi. L’expiation est là et non ailleurs.

 

– Que voulez-vous dire ? fit-il tout tremblant.

 

– Je veux dire, répondit-elle d’une voix solennelle, que ni le bagne ni les tortures que vous avez éprouvées jusqu’ici n’étaient la véritable punition de votre passé. L’expiation véritable, celle à laquelle vous êtes condamné, par laquelle vous mériterez peut-être un jour le pardon de tous ceux qui furent vos victimes…

 

Elle s’arrêta un moment et regarda Rocambole. Rocambole était pâle et frissonnant, et il baissait les yeux comme un condamné à l’heure du dernier supplice.

 

– C’est cet amour que vous ressentez, vous, créature souillée, pour un être d’une pureté absolue.

 

Il eut comme un gémissement et murmura :

 

– Aurai-je donc la force de souffrir ?

 

– Vous puiserez cette force dans le sentiment de votre passé, et vous l’accepterez comme le châtiment suprême.

 

– Ah ! dit-il, j’ai pourtant bien souffert déjà, madame ! Et il joignait les mains en suppliant.

 

Mais Baccarat, inflexible, répondit :

 

– Vous souffrirez plus encore. La douleur est comme le feu, elle purifie !

 

Il releva la tête, et son œil morne et plein de larmes eut tout à coup un éclair.

 

– Vous avez raison, dit-il ; je souffrirai et je continuerai à servir la cause du bien.

 

Baccarat lui tendit la main.

 

– Je vous veux pour allié, dit-elle.

 

Il prit cette main, mais il n’osa la porter à ses lèvres.

 

– Mais savez-vous bien, madame, que je puis être repris un jour ou l’autre ?

 

Baccarat eut un sourire.

 

– Venez avec moi, dit-elle.

 

Elle prit un des flambeaux de la cheminée, ajoutant :

 

– Et ne faites pas de bruit.

 

Alors elle ouvrit une porte dérobée qui donnait sur un couloir conduisant à la serre.

 

– Je vais vous mettre en sûreté, provisoirement du moins, dit-elle en l’entraînant.

 

Au bout du couloir, elle ouvrit une autre porte, et Rocambole se vit au seuil d’une petite chambre d’ami.

 

– Vous allez rester ici, lui dit la comtesse ; vous ne ferez pas de bruit. Demain, vers midi, je viendrai vous voir, et peut-être vous apprendrai-je bien des choses.

 

 

Les lassitudes physiques triomphent souvent des angoisses morales. Il y avait si longtemps que Rocambole ne dormait plus, qu’il se jeta tout vêtu sur le lit que lui offrait Baccarat et s’y trouva bientôt étreint par un lourd sommeil. Le jour ne l’éveilla point. Le soleil passant à travers les persiennes, vint brûler son visage pâli, et ses yeux ne se rouvrirent point. Enfin le bruit d’une clé tournant dans la serrure le tira de sa léthargie. Baccarat venait d’entrer. Elle était en toilette du matin, et on devinait qu’elle était déjà sortie.

 

– Écoutez-moi bien, lui dit-elle.

 

Il se mit debout devant elle et attendit.

 

– Vous pouvez sortir librement, reprendre le nom du major Avatar, aller au club où on vous a présenté.

 

– Que dites-vous ? exclama-t-il avec un étonnement profond.

 

– La vérité.

 

– Mais… la police ?…

 

– Un grand personnage que j’ai mis en jeu a obtenu ce matin même, en répondant de vous, corps pour corps, qu’on vous laissât tranquille pendant un temps donné. Puis, acheva Baccarat, peut-être serez-vous gracié quelque jour.

 

Il tomba à genoux et murmura :

 

– Je crois que je rêve.

 

– Ce n’est pas tout, dit-elle. Écoutez encore… J’ai passé le reste de la nuit à prendre connaissance des notes contenues dans votre portefeuille.

 

– Ah !

 

– Grâce à elles, je suis au courant de tout. Je sais que Milon est innocent.

 

– Et pourtant, murmura Rocambole, il retournera au bagne ; car, à présent que vous avez fait une paix provisoire avec la police, je ne puis plus rien pour lui.

 

– Vous vous trompez, dit Baccarat.

 

Alors elle ouvrit la porte toute grande, et un homme parut sur le seuil. Rocambole jeta un cri. Cet homme, c’était Milon.

 

– À l’œuvre donc, maintenant ! leur dit Baccarat à tous deux.

 

IV 

Le soir de ce jour, il y avait encore une demi-douzaine de personnes réunies chez la comtesse Artoff, et parmi elles, M. Paul Michelin.

 

– Eh bien ! dit la comtesse Artoff en le voyant entrer, nous apportez-vous des nouvelles de Rocambole ?

 

– On le cherche, dit le jeune avocat.

 

– Espérons qu’on le trouvera, dit la comtesse Artoff en souriant.

 

La comtesse Vasilika s’écria :

 

– Mais, qu’est-ce donc que ce Rocambole ? C’est donc le Fra Diavolo moderne, le Cartouche du dix-neuvième siècle ?

 

– Peut-être, madame.

 

– Comtesse, dit la belle Russe s’adressant à Baccarat, vous paraissez en savoir très long là-dessus…

 

– En effet, dit Baccarat.

 

– Vous avez connu Rocambole particulièrement ?

 

– Oui, comtesse.

 

– Ainsi, vous le reconnaîtriez si vous le voyiez, dit Paul Michelin.

 

– À n’en pas douter.

 

M. d’Asmolles était impassible.

 

Baccarat lui fit un signe mystérieux qui signifiait sans doute :

 

– Ne craignez rien.

 

Puis elle dit à Vasilika :

 

– Ma chère comtesse, si vous tenez absolument à ce que je vous dise ce que c’était que Rocambole, je vais vous le dire.

 

– Parlez, parlez, fit-on de tous les points du salon.

 

– Il y a quinze ans, reprit Baccarat, Paris s’éveilla un matin en proie à une terreur vertigineuse ; une bande de malfaiteurs accomplissait les crimes les plus audacieux et les plus inouïs.

 

– Et leur chef était Rocambole ?

 

– Attendez… Ces malfaiteurs s’intitulaient le club des Valets de cœur. Ils volaient et assassinaient les maris ! ils se faisaient aimer des femmes.

 

– Voilà des malfaiteurs galants, en vérité, murmura la comtesse Vasilika.

 

– Le chef de ces bandits ne s’appelait pas Rocambole, comme vous l’avez cru, mais sir Williams. À la suite d’un drame qu’il est inutile de vous raconter, puisqu’il n’est question ici que de Rocambole, le club fut dissous, et sir Williams disparut. Les uns disent qu’il fut tué, les autres qu’on lui infligea un ténébreux supplice et qu’on l’expédia sur un navire qui le transporta, les yeux crevés et la langue coupée, au milieu d’une peuplade anthropophage de l’Australie.

 

– Mais Rocambole ?

 

– Rocambole était son élève, son lieutenant, son alter ego, poursuivit Baccarat. Il se dérobait par la suite au châtiment qui l’attendait, et il emporta dans sa retraite un portefeuille qui avait appartenu à sir Williams. Ce portefeuille contenait, dans une langue hiéroglyphique comprise de Rocambole seul, des documents précieux. Sir Williams, toute sa vie, avait été comme on dit, à la recherche d’une affaire. Voler cent mille francs était pour lui une chose mesquine : c’étaient des millions qu’il lui fallait. Or, poursuivit Baccarat, sir Williams avait découvert qu’un certain marquis de C…, permettez-moi de n’employer que des initiales, avait envoyé son fils aux Indes, à l’âge de huit ans. Ce fils, qu’on n’avait jamais revu, devait, s’il revenait jamais en France, retrouver une mère, une sœur et une fortune de plusieurs millions.

 

– Peste ! fit Paul Michelin.

 

– Un beau jour, cinq ans après la disparition de Rocambole, la marquise de C… et sa fille virent arriver un brillant officier de la marine anglaise qui se jeta à leur cou, les appela ma mère et ma sœur, et leur prouva clair comme le jour qu’il était leur fils et leur frère.

 

– Et c’était Rocambole ?

 

– Justement. Mais attendez…

 

Et Baccarat regarda M. d’Asmolles, qui ne sourcillait pas. Puis elle continua :

 

– Pendant plusieurs années, Paris entier prit cet aventurier pour le marquis de C… Il était élégant, spirituel, brave, beau cavalier, bon joueur. La marquise de C… était morte en l’appelant son fils, mademoiselle de C… l’adorait, et, chose bizarre, il aimait la jeune fille, non point d’amour, mais comme si elle eût été réellement sa sœur.

 

– Je devine la suite, dit la comtesse Vasilika.

 

– Je ne crois pas, comtesse.

 

– Le vrai marquis revint…

 

– Non, pas tout de suite, Rocambole croyait l’avoir tué.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Mais Rocambole, poursuivit Baccarat, ne se contentant pas des millions du marquis de C…, aspirait à la main et à la fortune d’une riche héritière. Ce fut ce qui le perdit.

 

– Comment cela ?

 

– Pour arriver à son but il entassa crimes sur crimes, tua ses rivaux – il en avait plusieurs –, et réveilla la haine assoupie d’une femme qui lui avait presque pardonné.

 

– Quelle était cette femme ?

 

– Une pauvre pécheresse dont il avait brisé la vie, autrefois, en brisant l’amour qu’elle avait au cœur. La pécheresse s’était repentie, elle était devenue une honnête femme : elle rachetait son passé en faisant du bien et en prenant sous sa protection des êtres faibles et victimes. La mauvaise étoile du faux marquis de C… voulut que cette femme le rencontrât de nouveau sur son chemin. Elle reconnut Rocambole. Alors ce fut entre eux une lutte sans trêve ni merci, une lutte longue, acharnée, terrible. La femme échappa souvent à la mort par miracle ; puis elle retrouva le vrai marquis de C… et Rocambole fut vaincu. Sa ténébreuse épopée finit par le bagne.

 

– Mais quelle était cette femme ? demanda la comtesse Vasilika.

 

– Vous tenez à le savoir ?

 

– Oui, oui.

 

– Elle se nommait Baccarat.

 

– Singulier nom !

 

– Elle en a un autre aujourd’hui.

 

– Ah !

 

– Elle s’appelle la comtesse Artoff… Cette femme, c’est moi !

 

Ce fut un coup de théâtre.

 

– Madame, dit Paul Michelin avec respect, vous vous êtes calomniée tout à l’heure. Vous avez toujours été un ange.

 

La comtesse Vasilika ne souffla mot. Elle regardait Baccarat avec une sorte de stupeur, et sentait s’augmenter en elle la vague défiance qu’elle éprouvait depuis que Baccarat avait dit qu’elle ne croyait point à la folie d’Yvan Potenieff.

 

– Mais vous, madame, vous, mieux que personne, vous reconnaîtriez Rocambole ?

 

– Oh ! certainement, moi et une personne qui est ici parmi nous et que je supplie de rester impassible.

 

– Une personne qui l’a connu aussi ?

 

– Oui, qui a vécu dans son intimité pendant plusieurs années, le croyant réellement le marquis de C…

 

– Et cette personne est ici ?

 

– Oui.

 

– Parole d’honneur, murmura le jeune avocat, il y a des romans moins compliqués que cela.

 

Baccarat répondit en souriant :

 

– Celui-ci a été long, en tout cas !

 

– Qui sait, fit M. d’Asmolles, jusque-là silencieux, s’il est fini ?

 

– Mais non, dit Paul Michelin, puisque Rocambole s’est évadé du bagne, et qu’il s’appelle maintenant le major Avatar.

 

Comme il disait cela, un domestique entra, apportant une carte de visite sur un plateau. Baccarat la prit, puis elle poussa un cri d’étonnement si naturel que tout le monde y fut pris.

 

– Ah ! par exemple ! dit-elle, le roman continue.

 

– Plaît-il ? fit la comtesse Vasilika. Baccarat continua :

 

– M. le major Avatar vient de me faire passer sa carte, et il insiste pour être reçu, malgré l’heure avancée.

 

Le nom du major Avatar produisit une commotion électrique.

 

– Rocambole, murmura-t-on.

 

– Si c’est lui, je le reconnaîtrai bien, dit Baccarat, et il est une autre personne ici, comme je vous l’ai dit, qui le reconnaîtrait pareillement.

 

Paul Michelin s’écria :

 

– Et vous allez le recevoir ?

 

– Mais sans doute.

 

Et Baccarat se tourna vers le valet qui, immobile, attendait un ordre.

 

– Faites entrer, dit-elle, M. le major Avatar.

 

Alors tous les regards se tournèrent vers la porte avec une curiosité mêlée d’effroi…

 

Le major Avatar entra. Les gens qui ont une prodigieuse réputation répondent rarement, pour ne pas dire jamais, à l’idée physique qu’on s’était faite d’eux. Il en fut ainsi pour cet homme dont le nom seul éveillait une curiosité des plus grandes. Dans les quatre ou cinq minutes qui s’écoulèrent entre la sortie du domestique et l’apparition du personnage qu’il était chargé d’introduire, chacun, dans le salon de la comtesse Artoff, se représenta Rocambole à sa manière. M. Paul Michelin formula très haut sa pensée :

 

– Ce doit être, dit-il à la comtesse Vasilika, un homme trapu, avec le front bas, les lèvres charnues, l’œil petit et plein de feu.

 

– Moi, répondit la comtesse, je me le figure de taille gigantesque, avec une grande barbe noire et des moustaches en croc.

 

Une autre dame murmura :

 

– J’ai une idée qu’il a les cheveux rouges.

 

– Pourvu qu’il ne soit pas armé ! murmura la comtesse Vasilika.

 

– Fort heureusement, répondit Paul Michelin, nous sommes en nombre respectable.