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Résumé de l'histoire dans le synopsis des aventures de Rocambole.
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littérature française, Classique, AVENTURES, roman policier, Mystères
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Seitenzahl: 396
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Pierre Alexis Ponson du Terrail
LES EXPLOITS DE ROCAMBOLETome IIILA REVANCHE DE BACCARAT
La Patrie – 25 mai au 20 juillet 1859 – 36 épisodes
E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866
Table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
Mentions légales
Environ deux mois après les événements que nous racontions naguère, une chaise de poste, partie d’Orléans la veille à dix heures du soir, roulait, vers cinq heures du matin, en pleine Touraine, sur la route impériale qui conduit de Tours à la petite ville de G… C’était à trois lieues de cette modeste sous-préfecture, située hors de tout rayon de chemins de fer, que se trouvait la terre seigneuriale de l’Orangerie, où la marquise douairière de Chamery, mère de feu Hector de Chamery et de mademoiselle Andrée Brunot, avait rendu le dernier soupir, dix-huit années auparavant.
La chaise, qui allait bon train, emportait deux personnages bien connus de nous : le vicomte Fabien d’Asmolles, le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, c’est-à-dire notre héros Rocambole.
Certes, ceux qui avaient vu quelques mois auparavant le brillant aventurier signant d’une main ferme et le sourire de la fortune aux lèvres son contrat de mariage avec mademoiselle Conception de Sallandrera auraient eu peine à le reconnaître.
Rocambole n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle, le regard morne, le front soucieux, le faux marquis semblait être en proie à une tristesse mortelle. Plongé en une sorte de prostration douloureuse, il regardait autour de lui comme un homme à qui tout est désormais d’une indifférence absolue.
Le vicomte tenait dans ses mains une des mains du marquis et le considérait avec compassion.
– Mon pauvre Albert, disait-il, sais-tu bien que tu m’effraies ?…
– Moi ? fit Rocambole, à qui ces mots arrachèrent un tressaillement nerveux.
Et il essaya de sourire.
– Moi ? répéta-t-il, je t’effraie ?
– Sans doute.
– Comment ?
– Ta tristesse, depuis deux mois, est incompréhensible.
– Elle est cependant facile à expliquer, murmura Rocambole.
– Je ne trouve pas…
– Tu sais que j’aime Conception.
– Eh bien ! tu l’épouseras dans six semaines.
Rocambole hocha la tête.
– J’ai des pressentiments, dit-il tout bas, si bas que Fabien l’entendit à peine.
– Mon pauvre Albert, reprit le vicomte, tu as la faiblesse nerveuse des enfants et tu es sans force aucune contre la fatalité.
– La fatalité ! murmura Rocambole avec un accent de terreur. Oh ! ne prononce pas ce mot… il m’épouvante !
– Cher frère, continua le vicomte avec émotion, je te croyais plus fort, plus courageux, plus à l’épreuve des revers de la vie. Des revers ! comme si l’on pouvait ainsi nommer un événement inattendu, mais, hélas ! bien ordinaire, qui est venu retarder tout à coup ton bonheur et le remettre à six mois. Certes, le hasard a été cruel en frappant d’une apoplexie foudroyante le père de Conception le matin même de ton mariage, en permettant que la pauvre enfant, fiancée la veille, se trouvât orpheline à son réveil et dût changer en vêtement de deuil sa parure blanche de mariée ; il s’est montré rigoureux et terrible en touchant deux cadavres, celui du duc, celui de ton pauvre matelot, victime de l’orage et de sa cécité, sous ce toit où, le soir même, devait retentir le bruyant orchestre d’un bal de noces ; mais est-ce donc là une raison, mon ami, pour que tu perdes ainsi courage ?
Rocambole soupira et se tut.
– Conception ne pouvait pas t’épouser le lendemain des funérailles de son malheureux père, poursuivit Fabien, et il a bien fallu que votre mariage fût retardé, afin de suivre l’usage espagnol. Mais elle t’aime toujours, plus que jamais ; depuis qu’elle est avec sa mère au château de Sallandrera, où elles sont allées conduire la dépouille mortelle du duc, as-tu passé un seul jour sans recevoir d’elle une longue et bonne lettre ?
– Non, dit le faux marquis, toujours triste et rêveur.
– Et cependant tu es sombre, préoccupé sans cesse, tu tressailles au moindre bruit, tu as des rêves agités, des paroles incohérentes t’échappent souvent durant ton sommeil, et il y a des jours où Blanche et moi nous craignons pour ta raison.
– Je souffre… murmura Rocambole.
– Mais tu es fou, mon ami. L’heure de ton bonheur est proche maintenant.
– Qui sait ?
Et dans ces deux mots il y eut tout un poème d’angoisse et de terreur.
Tout à coup, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery releva la tête.
– Tu n’es pas superstitieux, toi ? demanda-t-il, s’efforçant de sourire.
– Moi ? non.
– Tu es bien heureux !…
– Que veux-tu donc dire, mon frère ?
– Écoute, dit Rocambole, qui sembla faire un effort sur lui-même et redevenir l’homme des anciens jours, le bandit audacieux et sceptique, toujours sûr de lui, toujours confiant en l’avenir, toujours dédaigneux des avertissements de la destinée ; écoute, je n’ai point impunément passé ma jeunesse sous les tropiques, parmi des nations superstitieuses. J’ai fini par croire aveuglément à la bonne et à la mauvaise fortune.
– Fou ! dit Fabien en souriant.
Mais Rocambole poursuivit :
– Pendant cette nuit fatale qui a précédé la mort de M. de Sallandrera et durant laquelle mon malheureux matelot Walter Bright s’est précipité, sans doute en marchant à tâtons, du haut de la plate-forme du Haut-Pas, j’ai fait un rêve étrange…
– Et ce rêve ?…
– Je venais de m’endormir. Tout à coup, un bruit étrange m’éveilla. Un homme vêtu de blanc, couvert d’un suaire, vint s’asseoir sur le pied de mon lit. Je reconnus Walter Bright. Non plus celui que tu as connu, ce malheureux aveugle, cette victime de la fureur des sauvages ; mais le Walter Bright d’autrefois, avec sa bonne et franche figure, son regard bleu, son sourire loyal. Le fantôme s’était assis près de moi, et il me dit alors : « Maintenant que je suis mort, je viens t’apprendre l’avenir… » Et sa main me montra le ciel à travers la fenêtre ouverte, et dans le ciel, entre les nuages, une étoile. Cette étoile brilla un moment, puis elle sembla se détacher de la voûte céleste, glissa dans l’espace et s’éteignit.
– Eh bien ? dit Fabien, qui ne put réprimer un sourire, que prouve ce rêve ?
– Cette étoile qu’il me montrait, c’était la mienne.
– Quelle folie !…
– Et j’ai le pressentiment que je n’épouserai jamais Conception.
– Mon pauvre Albert, dit le vicomte, si tu n’étais amoureux, tu serais bien certainement fou à lier. Permets-moi de mettre tes paroles sur le compte du chagrin que tu as éprouvé en voyant ton mariage retardé par la mort du duc. Puis laisse-moi te dire, moi, que j’ai la certitude que tu épouseras Conception et qu’elle sera marquise de Chamery avant deux mois.
Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles de Fabien, qu’elles remirent quelque espoir au cœur de Rocambole.
– Dieu t’entende !… dit-il. (Et il ajouta, riant cette fois :) Après tout, je dois avoir un grain de folie pour me désoler ainsi sans raison.
– Heureusement, la guérison est prochaine. Et, en attendant, tâche donc de te montrer calme et courageux, à mesure que tu te rapproches du but.
– Je te le promets, mon ami. Resterons-nous longtemps à l’Orangerie ?
– Dame !… répondit Fabien, je t’avoue que nous n’avons pas grand-chose à y faire. Nous nous entendons trop bien pour avoir la moindre difficulté au sujet de cette terre encore indivise entre nous. Tu n’y es point encore allé depuis ton retour des Indes, et j’ai prétexté nos affaires d’intérêt pour t’y emmener.
– Ah ! fit Rocambole.
– Mais j’ai suivi le conseil de ton médecin, le docteur Samuel Albot.
Rocambole tressaillit à ce nom.
– Le docteur, qui t’a vu plusieurs fois depuis notre retour à Paris, m’a pris à part l’autre jour et m’a dit que je ferais bien de t’éloigner pendant quelques jours de Paris ; que le changement d’air te ferait du bien, et je t’ai parlé d’un voyage à l’Orangerie comme nécessaire à nos intérêts communs.
– Cher Fabien ! dit Rocambole, en prenant la main du vicomte.
Et puis le faux marquis sembla revenir à sa nature insouciante d’autrefois.
– Après tout, dit-il d’un ton léger, le docteur a peut-être raison ; c’est l’impatience qui me rend malade et me met des idées noires dans l’âme. Mais je veux être plus fort que le temps, et j’attendrai en souriant l’heure de mon bonheur.
– Me le promets-tu ?
– Je te le promets.
– Où sommes-nous donc ? dit le vicomte, qui voulait à tout prix distraire celui qu’il croyait toujours son frère et qu’il aimait tendrement.
Il mit la tête à la portière et Rocambole l’imita.
On touchait alors au milieu d’avril ; il pouvait être cinq heures et demie, il faisait grand jour et le ciel était sans nuages. La chaise de poste roulait au milieu d’une plaine verdoyante, à l’extrémité de laquelle les premières blancheurs de l’aube glissaient sur les toits d’ardoise de la petite ville de S… C’était un samedi, et de plus un jour de foire. La route était couverte de villageois, les uns à pied, les autres dans des charrettes, et d’autres montés sur des chevaux, des mulets ou des ânes. À mesure que la berline de voyage approchait de la ville, cette foule devenait plus serrée, plus compacte et semblait hâter prodigieusement son allure affairée.
On entrait dans la ville par une belle promenade plantée de tilleuls ; cette promenade conduisait au champ de foire ; et, à quelques centaines de mètres de ce lieu, le postillon dut mettre ses chevaux au pas, sous peine d’écraser la foule, qui devenait de plus en plus compacte. Tout à coup, la voiture s’arrêta et le valet de chambre du vicomte dégringola de son siège et vint à la portière.
– Monsieur, dit-il, il est impossible d’avancer davantage.
– Pourquoi ? demanda Rocambole surpris.
– Parce qu’il va y avoir une exécution dans cinq minutes et que toutes les rues sont barrées.
Ce mot d’exécution fit tressaillir et frissonner Rocambole.
– Ah ! dit Fabien, je comprends maintenant pourquoi cette foule. Une foire n’attire pas autant de monde.
Et le marquis et le vicomte, qui regardaient aux portières, jetèrent les yeux devant eux, et, à travers la glace de devant de la berline, ils aperçurent, à cent mètres de distance environ, les deux bras rouges de la guillotine, autour de laquelle, et en dehors d’un cercle décrit par un cordon de gendarmes à cheval, se pressait palpitante, ivre d’émotions, emplie de murmures étranges et sourds, cette foule accourue de toutes parts pour voir tomber une tête.
Fabien donna l’ordre de rétrograder ; mais le valet de chambre répondit :
– Il est trop tard, monsieur. Il y a encore plus de monde derrière nous que devant ; il faut attendre.
– Ah ! dit le vicomte, quelle horrible chose nous allons avoir sous les yeux !
Rocambole, comme un spectre, s’était penché à la portière pour ne point voir l’instrument du supplice, lui qui, jadis, lorsqu’il était le fils adoptif de maman Fipart, se montrait si friand de ce sanglant spectacle. Mais s’il ne voyait pas, il entendait, et une femme qui s’était hissée sur les roues de la chaise de poste pour ne perdre aucun détail de la terrible représentation, une femme disait à une autre femme qui se dressait sur la pointe des pieds :
– Ça ne peut pas tarder, c’est pour six heures.
– Mais qu’est-ce qu’il a donc fait ? demanda un paysan perché sur son âne.
– Il a tué une femme qui lui avait servi de mère !
– Le brigand ! dit une voix dans la foule.
La première femme reprit :
– Il l’a étranglée !… Une pauvre vieille qui n’avait plus que quelques jours à vivre.
Les cheveux du faux marquis se hérissèrent, et son cœur se prit à battre avec violence à ce rapprochement bizarre.
– Quel âge a-t-il, le condamné ? demanda le paysan.
– Vingt-huit ans.
Rocambole se prit à trembler.
– Le voilà ! le voilà ! dit-on tout à coup de toutes parts.
Et en même temps cette foule immense qui trépignait d’impatience, et dont les murmures confus ressemblaient au bruit sourd d’une mer agitée, cette foule se tut, et cet océan de têtes sembla frappé d’immobilité.
En même temps aussi, et tandis que le vicomte Fabien d’Asmolles fermait les yeux et priait mentalement pour le malheureux qui allait mourir, Rocambole, qui avait essayé vainement de l’imiter, se sentit dominé par une force irrésistible, par une attraction étrange qui attira ses regards vers l’échafaud et les y tint cloués, tandis que son cœur cessait de battre, que la sueur perlait à son front et que tout son corps était pris d’un tremblement nerveux.
Heureusement pour lui, le vicomte fermait les yeux.
Rocambole vit alors la plate-forme de l’échafaud, qui tout à l’heure était vide, occupée par deux hommes qu’il était facile de reconnaître. C’étaient les aides du bourreau.
Puis une troisième tête apparut – une tête blonde et pâle, où la jeunesse brillait, en dépit de la terreur – une tête aux cheveux coupés, supportée par un cou blanc et nu.
C’était le condamné, qui montait lentement les degrés de l’échafaud, soutenu par le bourreau et l’aumônier des prisons.
Pendant quelques secondes, l’œil hagard du faux marquis vit ce jeune homme déjà plus près de l’éternité qu’un vieillard comblé d’ans. Il le vit debout, entre ce prêtre qui lui collait un crucifix aux lèvres et lui parlait du Ciel, et ce terrible fonctionnaire qui attendait le moment d’obéir à la loi.
Puis, tout à coup, l’homme debout fut poussé en avant, approché vivement de la planche qui fit aussitôt la bascule et porta sa tête sous le couteau…
En même temps les yeux du marquis furent brûlés par un éclair – cet éclair qui jaillissait du premier rayon de soleil glissant sur la lame polie du couperet. Et tout aussitôt l’éclair sembla se détacher avec le couteau – un bruit sourd retentit en même temps que la foule répondait par un immense murmure, et tandis que la tête tombait, et comme s’il eût été frappé du même coup, Rocambole s’affaissa mourant, évanoui, au fond de la berline de voyage.
Laissons le faux marquis de Chamery dans sa berline de voyage, et, revenant à Paris, rétrogradons de quelques jours.
Un soir, vers neuf heures, la comtesse Artoff était au coin de son feu, rue de la Pépinière, et causait avec le docteur Samuel Albot.
Le docteur paraissait fort soucieux, et la comtesse, qui, depuis quelques minutes, gardait le silence, lui dit tout à coup :
– Eh bien ! docteur, savez-vous qu’il y a aujourd’hui deux mois, jour pour jour, que je suis partie pour la Franche-Comté avec M. Roland de Clayet ?
– Oui, madame.
– Et depuis ce temps, vous avez fidèlement observé la loi que je vous avais imposée de ne me point questionner.
– En effet… votre volonté était pour moi un ordre formel, madame.
– Ah ! c’est que, mon cher docteur, une femme qui, comme moi, a été mêlée à tant d’intrigues étranges et terribles ne peut plus agir sûrement qu’à la condition de se replier en elle-même, de méditer toute seule ses plans de conduite et de ne les confier même aux personnes en qui elle a une foi profonde, absolue, que lorsqu’ils sont arrivés à maturité.
Le docteur s’inclina.
– Aujourd’hui, poursuivit Baccarat, je crois que l’heure est venue de vous dire ce que j’ai fait, ce que je compte faire pour atteindre notre but.
– Je vous écoute, madame.
– Je vais donc vous raconter tout au long mon voyage en Franche-Comté, où notre jeune auxiliaire Roland se trouve encore et où je l’ai, pour ainsi dire, tenu aux arrêts.
La comtesse se renversa dans son fauteuil, et elle fit au mulâtre le récit suivant :
– Vous le savez, nous quittâmes Paris, M. de Clayet et moi, en chaise de poste.
« J’avais, vous vous en souvenez, échangé les vêtements de mon sexe contre un costume masculin. Ce costume me donnait l’air d’un jeune homme de dix-huit ans et je passai tout le long de la route pour le secrétaire de Roland.
« Le château où le chevalier de Clayet venait de mourir en instituant son neveu légataire universel était situé à trois lieues par la route, à une lieue et demie par un chemin de traverse qui passait dans les bois du château du Haut-Pas.
« Nous arrivâmes à Clayet quarante-huit heures après notre départ de Paris.
« J’étais partie sans plan arrêté et munie d’un renseignement unique, mais qui était d’une terrible gravité. Le marquis de Chamery s’était rendu au domaine du Haut-Pas, où se trouvaient déjà le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles, M. de Sallandrera, sa femme et sa fille. J’avais la conviction profonde que Rocambole et le marquis de Chamery ne faisaient qu’un ; mais je n’en avais pas la certitude, il fallait l’avoir à tout prix.
« Dès le soir de notre arrivée, je dis à Roland :
« – Il faut que vous alliez, mon ami, chez M. d’Asmolles.
« – Mais, me répondit Roland, nous sommes très en froid depuis le rôle odieux que j’ai joué.
« – Vous prétexterez des affaires d’intérêt. Votre oncle et lui devaient en avoir.
« – En effet, dit-il, mon oncle lui a, l’année dernière, acheté un moulin qui n’est pas complètement payé.
« – Eh bien ! allez le voir.
« – Dans quel but ?
« – Vous l’amènerez ici avec le marquis. Il faut que je voie cet homme.
« – Mais il vous reconnaîtra ?
« – Non, il ne me verra pas. Je me cacherai. Je le verrai sans être vue.
« Depuis qu’il avait eu la preuve de ses torts envers moi, Roland m’obéissait aveuglément, et ce jeune homme, si léger jusque-là, semblait avoir vieilli de dix années en quelques jours.
« – Je vous obéirai, me dit-il. Quand faut-il partir ?
« – Demain matin.
« Le lendemain, en effet, dès le point du jour, Roland se mit en marche, à pied, un fusil sur l’épaule. Comme il traversait une vaste sapinière qui s’étend entre Clayet et le Haut-Pas, il rencontra un braconnier avec lequel il avait chassé maintes fois.
« – Ah ! monsieur Roland, lui dit cet homme, vous avez manqué une belle chasse.
« – Quand cela ?
« – Avant-hier samedi.
« – Et où donc ? demanda Roland.
« – Au Vallon-Noir. M. d’Asmolles et son beau-frère le marquis de Chamery, avec un Espagnol, un duc, ma foi ! ont chassé un ours.
« – Peste ! dit Roland. Et qui a tué l’ours ?
« – C’est le marquis. Oh ! c’est un crâne, celui-là.
« Et le braconnier raconta l’homérique combat de Rocambole avec l’ours. Puis il ajouta :
« – Aussi le mariage a été décidé.
« – Quel mariage ? fit Roland, qui eut le frisson.
« – Celui du marquis avec la fille de l’Espagnol.
« – Ah ! fit Roland, dont le braconnier ne remarqua point l’émotion subite. Et ce mariage aura lieu bientôt ?
« – Mais, répondit le paysan, on a publié les bans hier à la messe de onze heures, et je crois que c’est aujourd’hui.
« Roland m’a avoué depuis qu’il avait éprouvé, en entendant ces paroles, une émotion si grande, que son fusil faillit lui échapper des mains. Cependant il continua sa route vers le Haut-Pas.
« Seulement, la nouvelle qu’il venait d’apprendre avait complètement modifié ses idées et le plan de conduite que je lui avais tracé la veille.
« – Un misérable comme le marquis de Chamery, se dit-il aussitôt, ne peut pas épouser mademoiselle de Sallandrera. Je n’ai pas le temps de revenir sur mes pas et d’aller consulter la comtesse Artoff ; donc, j’irai seul.
« Il ne savait trop, en marchant d’un pas rapide, comment il s’y prendrait pour empêcher ou du moins retarder ce mariage, qui devait se faire le jour même, mais il compta sur l’inspiration du moment.
« Il était huit heures du matin environ lorsqu’il arriva.
« L’orage de la nuit avait détrempé les chemins. Cependant de nombreuses traces de pas et l’empreinte des fers d’un cheval couvraient le sentier qui conduit d’un bourg voisin qu’on nomme Aulnay au château du Haut-Pas.
« Roland ne put s’empêcher de faire cette remarque que les habitants du château étaient sortis de bien bonne heure et qu’ils étaient sans doute en grande agitation, à cause du mariage.
« Mais comme il atteignait le pied de la colline sur laquelle se dresse le château, il vit venir à lui un cavalier. Ce cavalier était un vieux médecin du bourg d’Aulnay que Roland, enfant du pays, connaissait beaucoup.
« – Comment ! lui dit-il en l’apercevant et allant à sa rencontre, c’est vous, docteur !
« – Bonjour, monsieur de Clayet, répondit le médecin, qui avait une mine fort grave.
« – D’où venez-vous donc si matin, docteur ?
« – Du Haut-Pas.
« – Est-ce que vous y avez des malades ?
« Le docteur secoua la tête.
« – Je suis arrivé trop tard, dit-il.
« – Trop tard !
« – Monsieur le duc est mort.
« – Mort ! dit Roland, le duc ?
« – Oui.
« – Le duc de Sallandrera… ?
« – Sans doute.
« – Mais… comment, de quoi ?
« – D’une apoplexie foudroyante. Quand je suis arrivé, il donnait encore signe de vie ; mais il n’a point tardé à expirer.
« Alors le docteur raconta à Roland ce qui s’était passé durant la nuit.
« – Figurez-vous, lui dit-il, que M. de Sallandrera avait éprouvé avant-hier une forte émotion provoquée par les péripéties dramatiques d’une chasse à l’ours.
« – Tiens ! interrompit Roland, je viens de rencontrer un garde-chasse qui m’en a parlé. Et… cette émotion…
« – À déterminé chez le duc une compression extraordinaire du sang. Cette compression est la cause première de l’apoplexie qui l’a frappé.
« – Mais quand cela ?
« – Cette nuit. Vraisemblablement vers onze heures du soir.
« – Et s’en est-on aperçu tout de suite ?
« – Hélas ! non. Le duc n’a pu appeler à son aide. Ce matin seulement, quand on est entré dans sa chambre…
« – Son valet, sans doute ?
« – Non, le marquis.
« – Quel marquis ? fit Roland, qui oubliait déjà Rocambole.
« – Eh bien ! mais le futur gendre, le beau-frère de M. d’Asmolles, M. de Chamery.
« – Ah ! c’est juste, dit M. de Clayet.
« – Il paraît que M. de Chamery, continua le docteur, qui s’était à demi tourné sur sa selle et causait avec une certaine complaisance, il paraît que M. de Chamery avait fort mal dormi, lui aussi.
« – Ah !… et pourquoi ?
« – Dame ! fit le docteur en clignant de l’œil comme un vert galant sur le retour, cela se comprend… le marquis se mariait le lendemain ; il aimait mademoiselle Conception ; elle est fort jolie, la petite… Enfin, vous comprenez… Donc il avait fort mal dormi. Il s’est levé de bonne heure et, naturellement, comme il n’osait pas entrer chez sa fiancée, il est entré chez son beau-père.
« Le docteur crut convenable de sourire et ajouta :
« – Ce n’était pas tout à fait la même chose, mais… enfin !…
« – Après ? fit Roland.
« – C’est alors qu’on l’a entendu jeter un cri, appeler à lui… On est accouru et on a trouvé M. de Sallandrera qui était tombé de son lit sur le parquet et ne donnait plus signe de vie. M. de Chamery, qui a servi dans la marine et a quelques connaissances de chirurgie, s’est empressé de le saigner ; on a mis un domestique à cheval qui est venu me chercher au grand galop. Je suis arrivé. La saignée pratiquée par le marquis avait été trop tardive, et n’avait eu pour effet que de prolonger de quelques heures le dernier moment. Le duc est mort dans mes bras.
« – Quelle catastrophe ! murmura Roland.
« – Oh ! dit le docteur, vous n’en connaissez encore que la moitié.
« – Hein, que dites-vous ?
« – Je dis que vous ne connaissez encore que la moitié de la catastrophe, répéta le docteur, qui était une variété de Prudhomme et tenait à le démontrer.
« – Je ne comprends pas.
« – Il y a deux morts au château.
« – Comment ? deux morts ?…
« – Oui, le duc d’abord…
« – Et puis ?
« – Et puis, l’autre, l’Anglais.
« – Quel autre ?
« – Cet Anglais aveugle que le marquis avait amené.
« Roland était à cent lieues de songer, mon cher docteur, à ce matelot défiguré auquel vous avez prodigué vos soins.
– Walter Bright ?
– Précisément.
– Et il était mort ?
– C’est ce que le médecin du village apprit à Roland.
– Voyons ? fit Samuel Albot.
Baccarat reprit :
– Le docteur raconta à Roland que, tandis qu’au château on s’occupait de M. de Sallandrera, des paysans qui s’en allaient de grand matin à leurs travaux avaient trouvé, au nord, sous les murs du Haut-Pas, et dans ce vallon qu’on nomme le Val des Morts1, une masse informe et sanglante qui, tombée du haut de la plate-forme, était venue se briser sur les rochers. On l’avait relevé et transporté au château. Là, nouvel émoi, nouvelle stupéfaction douloureuse. Il paraît même qu’à la vue de ce cadavre le marquis s’était évanoui et qu’on avait eu quelque peine à le rappeler à lui.
« – Mais enfin, demanda Roland, comment cette nouvelle catastrophe a-t-elle eu lieu ?
« – L’Anglais était aveugle.
« – Je le sais.
« – Sa chambre donnait sur la plate-forme du château.
« – Bien. Après ?
« – Il aura été incommodé par l’orage qui a été très violent ici cette nuit ; il sera sorti à tâtons, marchant toujours devant lui, et il aura rencontré le parapet et perdu l’équilibre.
« – Le parapet est donc très bas ?
« – Excessivement bas.
« – Tout cela est extraordinaire, murmura M. de Clayet, et il faut que vous me le racontiez…
« – Ah ! mon cher monsieur Roland, dit le docteur, c’est la vérité pure.
« – Je vous crois, docteur.
« Le vieux médecin se remit d’aplomb sur sa selle et tendit la main à Roland.
« – Je m’en vais, lui dit-il. J’ai laissé un malade à l’agonie.
« – Trois morts ! fit Roland en souriant.
« Le docteur ne se fâcha point de l’épigramme, serra la main de Roland et donna un coup d’éperon à sa monture qui partit au petit trot.
« Demeuré seul au milieu du chemin, Roland hésita un moment. Monterait-il jusqu’au château ou rebrousserait-il chemin ?
« Une minute de réflexion lui suffit pour prendre une résolution.
« Que venait-il faire au Haut-Pas ? Engager M. d’Asmolles et son beau-frère à venir à Clayet le lendemain pour y causer d’affaires.
« Mais le moment, on le conçoit, était mal choisi.
« Or, le double événement qui venait de plonger les hôtes du Haut-Pas dans la consternation ajournait forcément le mariage de Mlle de Sallandrera avec M. de Chamery, et nous donnait le temps de réfléchir.
« Roland replaça donc son fusil sur son épaule et fit volte-face. Puis il reprit le chemin de Clayet, où il arriva une heure après.
« J’attendais avec une certaine impatience ; mais je fus fort surprise en le voyant sitôt de retour, et ma surprise, vous le devinez, fut bien autre, lorsqu’il m’eut raconté ce qu’il avait vu et appris.
« Vous comprenez, mon cher docteur, que le récit de Roland donnait matière à réfléchir. M. de Sallandrera était mort – donc le mariage ne pouvait avoir lieu sur-le-champ, et, en admettant que Mlle Conception aimât le marquis jusqu’à l’enthousiasme, elle ne pouvait fouler aux pieds les convenances. Il fallait attendre au moins trois mois.
« – Eh bien ! me dit Roland, que voulez-vous faire ?
« – Rien, répondis-je.
« – Comment ! rien ?
« Roland ouvrit de grands yeux.
« Je lui pris alors la main et lui dis en souriant :
« – Mon cher ami, nous repartons demain.
« – Où allons-nous ?
« – À Paris.
« – Sans voir le marquis ?
« – Ostensiblement, du moins.
« – Je ne comprends pas, me dit Roland.
« – Voyons, lui dis-je, ne peut-il se faire que l’homme à qui Zampa a eu affaire ne soit pas le marquis de Chamery ?…
« – Dame !… fit Roland.
« – Qu’il n’y ait rien de commun entre le beau-frère de M. d’Asmolles et ce bandit du nom de Rocambole dont je vous ai raconté l’histoire ?
« – C’est juste.
« – Eh bien ! mon ami, repris-je, puisque vous admettez cela, laissez-moi supposer encore ceci : c’est que le marquis de Chamery existe et que celui que vous connaissez est un imposteur.
« – Oh ! j’en ai la conviction, madame.
« – Donc, pour démasquer le faux, il faut retrouver le véritable.
« – Vous avez raison.
« – Et, pour cela, il nous faut du temps, beaucoup de temps.
« – Mais… ce temps… l’avons-nous ?
« – Sans doute, puisque le mariage est retardé de trois mois au moins.
« – En ce cas, me dit Roland, expliquez-moi, madame, pourquoi vous voulez voir M. de Chamery.
« – Pour m’assurer qu’il est ou n’est pas Rocambole.
« – C’est juste. Eh bien ! comment faire ?
« – Je ne sais encore, mais nous trouverons.
« Roland avait au château de Clayet une sorte de commensal qui lui avait été laissé par un oncle. Ce commensal était un pauvre diable de paysan boiteux, contrefait, qui courait les fêtes de village, où il jouait du violon, était pêcheur de grenouilles dans la semaine, et joignait une troisième industrie à ces deux premières. Il était chercheur de champignons.
« Jeannet était né au château ; il y avait été élevé, et feu le chevalier, oncle de Roland, l’emmenait avec lui à la chasse. Jeannet, pendant la saison des champignons, courait les bois, remplissait son havresac, et s’en allait vendre le produit de sa journée dans les bourgades voisines et les châteaux des environs.
« Je savais qu’il allait souvent au manoir du Haut-Pas, surtout depuis que le vicomte d’Asmolles s’y trouvait.
« Jeannet était intelligent, de plus il était fort dévoué à Roland, et ce dernier m’affirma qu’il était d’une discrétion à toute épreuve.
« Nous attendîmes le soir. Le soir venu, Jeannet, qui avait passé sa journée dans les bois, revint au château. Roland, à qui j’avais confié mon projet, le fit monter dans sa chambre, où nous nous enfermâmes tous les trois.
« – Jeannet, lui dit M. de Clayet, y a-t-il longtemps que tu n’es allé au Haut-Pas ?
« – Trois jours, monsieur.
« – Ainsi, tu ne sais pas ce qui est arrivé ?
« – Oh ! si fait, répondit le boiteux. Le gros monsieur qui avait acheté les usines est mort ce matin.
« – Comment sais-tu cela ?
« – C’est Nicou, le garde-chasse de M. d’Asmolles, qui me l’a dit.
« – Eh bien ! reprit Roland, il faut aller au Haut-Pas.
« – Quand ?
« – Demain, avec des champignons.
« Le boiteux était intelligent, et comme mes vêtements d’homme lui donnaient complètement le change, il crut pouvoir parler librement devant moi.
« – C’est-y que monsieur voudrait me faire porter un billet à la dame ou à la demoiselle ? dit-il en clignant de l’œil.
« – Non ; mais tu conduiras monsieur.
« Et Roland me désigna.
« Ceci parut l’étonner beaucoup.
« – Jeannet, reprit Roland, tu es l’enfant de la maison, mais je te jure que tu ne remettrais pas le pied à Clayet si tu me trahissais.
« – Ah ! monsieur Roland, fit le boiteux d’un ton de reproche.
« – C’est bien, dit mon hôte, qui comprit à cet accent que Jeannet lui serait dévoué jusqu’à la mort, et il continua, après un moment de silence :
« – Tu partiras demain matin, en compagnie de monsieur.
« – Bien, dit Jeannet.
« – Vous traverserez les bois et vous irez vendre des champignons au Haut-Pas. Tu t’arrangeras de façon que les domestiques du château vous offrent à déjeuner, et tu y resteras jusqu’à ce que monsieur ait pu rencontrer les personnes qu’il désire voir.
« Jeannet ne comprenait pas bien encore. Roland ajouta :
« – Monsieur sera habillé comme un paysan, il se noircira les mains et le visage, et tu le feras passer pour un petit pâtre du Jura. Maintenant, va te coucher et sois prêt à partir vers trois heures du matin.
« Jeannet salua et se retira.
La comtesse fit une pause, puis elle reprit :
– Le lendemain, en effet, et bien avant le jour, j’étais sur pied.
« J’avais fait une petite répétition de mon costume la veille, avant de me mettre au lit, et lorsque Roland entra dans ma chambre, il me trouva habillée. Ma métamorphose était si complète, qu’il ne put se défendre d’un cri d’admiration. En effet, mon cher docteur, j’étais si bien devenue un petit paysan jurassien, qu’il fallait que Roland fût dans le secret pour qu’il eût pu me reconnaître. J’avais bruni mes cheveux blonds et les avais dénoués, ayant soin de les mettre le plus possible en broussaille ; j’avais la figure et les mains noires et mes vêtements se composaient d’un pantalon de laine usé et raccommodé en plus d’un endroit, d’une paire de sabots et d’un sarrau de toile bleue. J’avais, en outre, un bâton à la main, une besace sur le dos et un grand chapeau de paille qui me couvrait la moitié du visage.
« Il était trois heures et demie du matin quand nous sortîmes de Clayet, Jeannet et moi.
« Roland, son fusil sur l’épaule, avait voulu m’accompagner jusqu’à mi-chemin.
« Deux heures après, Jeannet avait rempli de champignons sa besace et la mienne ; Roland avait rebroussé chemin, en chassant, et nous, nous gravissions l’ardu sentier qui mène au manoir d’Asmolles.
« La première personne que nous rencontrâmes, Jeannet et moi, était un vieux domestique né chez les d’Asmolles, qui était une manière d’intendant majordome au château, et précisément celui des serviteurs qui achetait d’ordinaire la chasse ou la pêche du boiteux. On l’appelait le père Antoine.
« – Ah ! mon pauvre gars, dit-il à Jeannet en l’apercevant, tu viens à un mauvais moment, on ne songe guère à manger au château.
« Jeannet prit un air bête et curieux, et dit :
« – Et pourquoi donc qu’on ne mange pas, monsieur Antoine ?
« – Parce que nous sommes d’enterrement aujourd’hui.
« – Qui donc est mort ? demanda-t-il.
« – Ils sont deux, mais on n’en enterre qu’un.
« Et comme Jeannet paraissait de plus en plus surpris, le père Antoine, qui était assez bavard, lui raconta ce que Jeannet savait très bien, à savoir que M. de Sallandrera était mort le matin précédent et qu’un pauvre vieil aveugle s’était jeté en bas des remparts.
« – Et qui donc enterre-t-on des deux, aujourd’hui ? demanda Jeannet.
« – L’aveugle.
« – Et l’autre ?
« – Oh ! celui-là, dit le père Antoine, on va le transporter dans son pays, en Espagne. Le médecin d’Aulnay est revenu hier soir, il l’a embaumé, et demain la duchesse et sa fille partent en poste avec le corps. M. le vicomte les accompagnera.
« Jeannet me regarda du coin de l’œil, mais je demeurai impassible.
« – Alors, dit le boiteux, vous ne voulez pas de mes champignons, monsieur Antoine ?
« – Mais si, petit Jeannet, répondit le vieillard. Va-t-en à la cuisine, tu les donneras à Marion.
« – Y a-t-il un coup à boire, malgré l’enterrement ? demanda le boiteux.
« – Et une assiettée de gaudes, ajouta le père Antoine, qui n’avait fait aucune attention à moi. Allez, mes gars !
« Jeannet, qui connaissait parfaitement les aîtres du château, me fit traverser la cour dans laquelle nous laissâmes le père Antoine, qui fumait sa pipe, assis sur une poutre, et il me conduisit tout droit à la cuisine, où il y avait déjà, en dépit de l’heure matinale, une assez nombreuse réunion.
« Les serviteurs du château, les pâtres, les bouviers, réunis sous le manteau de la cheminée, faisaient leur repas du matin, qui consistait en une écuellée de farine de blé noir, et la conversation roulait, on le devine, sur la double catastrophe de la veille.
« On fit à Jeannet un bon accueil.
« Il me présenta comme un sien cousin de la montagne, et j’eus ma part de l’horrible bouillie, que je fis mine de manger avec grand appétit.
« J’avais, du reste, pris l’attitude niaise et timide d’un jeune garçon qui n’est jamais sorti de ses montagnes et n’ose pas ouvrir la bouche. Mais j’écoutais et j’observais, si bien qu’au bout d’une heure je fus très renseignée sur tout ce qui s’était passé et se passait au château.
« La duchesse de Sallandrera et sa fille étaient dans la désolation ; elles étaient demeurées enfermées toute la journée de la veille dans leur appartement et on les avait entendues sangloter.
« La vicomtesse d’Asmolles était avec elles.
« Quant au marquis, j’appris, sans avoir fait la moindre question, qu’il était dans un état affreux. Cette double mort semblait l’avoir atteint lui-même. Il errait par le château comme un fou, les yeux hagards, le front pâle, silencieux et morne.
« Enfin, le dernier renseignement que je recueillis était évidemment le plus précieux pour moi ; on enterrait l’aveugle à huit heures du matin, et, selon l’usage franc-comtois, on le porterait au cimetière du village, dans une bière non fermée, le visage découvert.
« En outre, on l’avait habillé, et il était exposé dans sa chambre, où tout le monde pouvait le voir et aller lui jeter de l’eau bénite.
« Jeannet, avec lequel j’avais échangé un regard d’intelligence, se hasarda alors à dire :
« – Est-ce qu’on peut voir le mort ?
« – Oui, répondit Marion la cuisinière, mais je ne t’y engage pas, petit Jeannet.
« – Pourquoi donc ça, Marion ?
« – Parce que tu auras peur.
« – Je n’ai pas peur des morts.
« – D’autres, c’est possible… mais de celui-là…
« – Il est donc bien laid ?
« – Oh ! oui…
« – Et puis, ajouta un bouvier, il est en morceaux.
« – Le fait est, dit Jeannet, qu’il a fait un saut un peu rude.
« – Il n’y a que la figure qui est restée la même. Il est tombé sur le dos, dit un troisième serviteur.
« – Mais, ajouta Marion, il était déjà si affreux de son vivant… on aurait dit qu’il avait eu la figure brûlée…
« Ces derniers mots me firent tressaillir.
« – Ça ne fait rien, reprit Jeannet, je veux le voir ; viens-tu, cousin ?
« – Et il me regarda. Je me levai sans mot dire.
« – Bien du plaisir ! nous cria Marion d’un ton ironique. Ce n’est pas moi qui vous y conduirai.
« – Oh ! dit Jeannet en sortant, je sais où c’est… La chambre jaune, au second, sur la plate-forme… Je connais bien le château moi.
« Nous quittâmes la cuisine, et Jeannet me conduisit à la chambre que l’aveugle occupait de son vivant, et dans laquelle on l’avait transporté mort lorsqu’on l’eut trouvé au fond du ravin.
« Un jeune séminariste, fils d’un paysan des environs, avait passé la nuit près du cadavre.
« Je m’arrêtai un peu émue sur le seuil.
« Le cadavre ensanglanté avait été enveloppé de bandelettes, comme une momie, puis on l’avait habillé et il était placé sur le lit, les mains jointes sur la poitrine.
« À côté, deux cierges brûlaient sur une table.
« Auprès, se trouvait un vase d’eau bénite.
« Agenouillé au pied du lit, le séminariste, qui avait un surplis blanc, récitait tout bas les prières des morts.
« Jeannet s’avança le premier sur la pointe du pied, son chapeau à la main, prit de l’eau bénite, en jeta sur le cadavre, le regarda et recula avec effroi, tant le visage était hideux à voir.
« J’étais derrière lui, mes yeux se fixèrent sur le mort, et soudain ce visage couturé, horrible à voir, m’apparut comme une révélation.
« Je reconnus sir Williams !
« Le séminariste n’avait pas levé les yeux.
« Quant à Jeannet, comme j’étais derrière lui, il ne put remarquer le tressaillement nerveux qui m’échappa.
« Je le pris par le bras et l’entraînai hors de la chambre mortuaire.
« Dans le corridor voisin, qui était désert, nous échangeâmes quelques mots à la hâte.
« – L’enterrement aura lieu à huit heures, lui dis-je.
« – Oui, c’est le père Antoine qui nous l’a dit.
« – Je veux y assister.
« – Comme vous voudrez, me dit Jeannet, bien qu’il ne comprît pas beaucoup ce que j’étais venue faire au château.
« Mais j’avais calculé, moi, que le marquis de Chamery ne pouvait se dispenser d’assister aux funérailles de l’homme à qui, sans doute, il devait beaucoup.
« Mon calcul se trouva juste. À huit heures précises, on vit arriver le curé en surplis, suivi de son bedeau et de ses enfants de chœur.
« Le mort fut placé dans sa bière, puis quatre domestiques du château s’emparèrent du cercueil, tandis que le charpentier portait le couvercle, qui ne devait être cloué qu’au cimetière.
« Alors, et comme le cortège s’apprêtait à sortir de la cour, deux hommes parurent : le vicomte d’Asmolles et le marquis de Chamery.
« Tous deux vinrent se placer derrière le cercueil, et ils passèrent devant moi.
« Je m’étais dissimulée au milieu d’un groupe de paysans, et d’ailleurs j’étais si bien déguisée, qu’il était impossible de deviner la comtesse Artoff dans ce petit montagnard en sabots, aux mains noires, qui attachait sur le marquis de Chamery un œil ardent.
« Et de même que dans la mort j’avais reconnu sir Williams, dans ce jeune homme pâle et dont le visage bouleversé fut pour moi une révélation nouvelle, je reconnus son âme damnée Rocambole, et, en même temps, je devinai comment était mort sir Williams. Il était mort assassiné par son élève, qui, au dernier moment, à l’heure du triomphe, avait cru prudent de s’en débarrasser.
« Le cortège descendit à l’église du village, moi je fis un signe à Jeannet, et aux deux tiers du trajet nous nous jetâmes derrière un rocher qui bordait le chemin et nous regagnâmes ensuite les bois.
« Je savais tout ce que je voulais savoir, et je retournai à Clayet.
« – Eh bien ? me dit Roland, en courant à ma rencontre.
« – C’est lui ! répondis-je.
« – Rocambole ?
« – Oui.
« – En êtes-vous bien certaine ?
« – À n’en pouvoir douter une seconde.
« – Qu’allons-nous donc faire ? me dit-il.
« – Vous, rien.
« – Que voulez-vous dire ?
« – Mon ami, vous allez me donner votre parole que vous resterez ici et ne retournerez à Paris que lorsque je vous en aurai donné la permission.
« – Mais…
« – Laissez-moi faire. Je veux savoir ce qu’est devenu le véritable marquis de Chamery.
« – Vous partez donc, vous, madame ?
« – Ce soir, répondis-je.
« Et le soir même, en effet, je remontais en chaise de poste pour revenir à Paris.
Les détails émouvants dans lesquels venait d’entrer Baccarat avaient fortement intéressé le docteur, qui, à ce moment, ne put s’empêcher de s’écrier :
– Grâce à Dieu et aussi à votre habile persévérance, madame, nous allons être délivrés de cet homme, de cet audacieux coquin, qui depuis longtemps abuse de la crédulité de ceux qui l’entourent.
– Patience, docteur, reprit gravement Baccarat ; attendez la fin de mon récit ; car vous comprenez bien qu’il ne suffisait pas d’avoir reconnu Rocambole, moi-même, dans le marquis de Chamery, pour le pouvoir démasquer.
« Un homme de la trempe de ce bandit ne se substitue pas à un autre, n’entre pas dans une famille, ne se fait pas accepter par le monde parisien, sans avoir pris les précautions les plus minutieuses et fait disparaître la moindre trace de son passé véritable. Évidemment, pour que Rocambole fût devenu marquis de Chamery, il avait fallu qu’il se procurât des papiers, des passeports, tout un dossier, en un mot, et que pour cela il eût assassiné ou, du moins, volé celui dont il prenait effrontément le nom.
« À mon arrivée à Paris, je courus chez M. de Kergaz.
« Le comte, à qui je racontai alors tout ce que je savais, tout ce que j’avais vu, le comte, qui était demeuré persuadé que sir Williams était mort en Océanie, fut frappé de stupeur en apprenant quelle fin terrible et bizarre il avait faite dans un vallon de Franche-Comté.
« M. de Kergaz, à qui je venais demander conseil, me dit alors :
« – Ma chère comtesse, la Providence avait ses vues en permettant que le duc de Sallandrera mourût précisément le jour où sa fille allait devenir la femme d’un misérable que nous aurions dû étouffer lorsqu’il était en nos mains et que nous avons eu l’imprudence de laisser vivre. Si elle a permis ce malheur, c’était pour en éviter un plus grand.
« – Je suis de votre avis, monsieur le comte.
« – Or, reprit M. de Kergaz, il ne faut point nous dissimuler une chose, madame : démasquer Rocambole, en admettant que cela nous soit possible, c’est plonger une famille honorable dans la consternation, c’est jeter un scandale épouvantable au milieu du monde élevé, prouver à une jeune fille honnête et pure qu’elle a aimé un assassin, à une femme vertueuse et sainte comme Mme d’Asmolles qu’elle a appelé son frère un homme qui a mérité le bagne, et faire rougir un grand nombre de personnes honorables qui ont reçu le bandit et lui ont si souvent serré la main.
« – Mais enfin, monsieur le comte, m’écriai-je, nous ne pouvons point laisser ce misérable porter impunément le nom de marquis de Chamery !
« – Sans doute, répondit M. de Kergaz ; mais, avant de prendre un parti extrême, il faut savoir ce qu’est devenu celui dont Rocambole a volé le nom.
« M. de Kergaz avait raison, et nos investigations commencèrent sur-le-champ, enveloppées de mystère et conduites avec la plus grande prudence.
« Pour retrouver les traces du véritable marquis de Chamery, il fallait, avant tout, savoir, d’une manière précise, comment Rocambole était arrivé à Paris.
« Quarante-huit heures après avoir commencé nos recherches, nous savions que le prétendu marquis de Chamery était arrivé le jour de la mort de sa mère ; qu’il s’était battu le lendemain avec le baron de Chameroy et que, enfin, il s’était dit le seul passager survivant du brick la Mouette, qui avait fait naufrage en vue des côtes de Honfleur, il y a environ dix-huit mois.
« Quand nous eûmes ces renseignements, M. de Kergaz me dit :
« – Il est assez présumable que Rocambole et le marquis de Chamery se trouvaient tous deux à bord de la Mouette. Il sera, du reste, très facile de nous en assurer, attendu que le marquis revenait des Indes, qu’il avait touché à Londres, que les papiers produits à Paris par Rocambole portaient le visa de l’amirauté anglaise, et qu’enfin il a dû se trouver à Londres des officiers de la Compagnie des Indes qui l’ont connu soit à Bombay, soit à Calcutta.
« – Ceci est d’autant plus probable, me hâtai-je de répondre, que chaque jour il arrive à Londres des navires de la Compagnie des Indes.
« – Or, reprit M. de Kergaz, si le vrai marquis de Chamery a été vu à Londres, ou il était à bord de la Mouette,