Les Exploits de Rocambole - Tome II - Pierre Alexis Ponson du Terrail - E-Book

Les Exploits de Rocambole - Tome II E-Book

Pierre-Alexis Ponson du Terrail

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Beschreibung

Résumé de l'histoire dans le synopsis des aventures de Rocambole.

Das E-Book Les Exploits de Rocambole - Tome II wird angeboten von Books on Demand und wurde mit folgenden Begriffen kategorisiert:
littérature française, Classique, AVENTURES, roman policier, Mystères

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pierre Alexis Ponson du Terrail

LES EXPLOITS DE ROCAMBOLETome IILA MORT DU SAUVAGE

La Patrie – 29 octobre 1858 au 10 avril 1859109 épisodes

E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866

 

 

Table des matières

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

Mentions légales

Le lendemain de l’entrevue de Rocambole avec Conception, et par conséquent de l’arrivée de M. de Sallandrera à Paris, M. le duc de Château-Mailly vit, en s’éveillant, Zampa assis à son chevet.

 

Zampa avait un air mystérieux et plein d’humilité qui intrigua le jeune duc.

 

– Que fais-tu là ? demanda ce dernier.

 

– J’attends le réveil de monsieur le duc.

 

– Pourquoi ? n’ai-je point l’habitude de sonner ?

 

– Monsieur le duc a raison.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! mais, dit Zampa, si monsieur le duc voulait m’autoriser à parler…

 

– Parle !

 

– Et me permettre quelques libertés…

 

– Lesquelles ?

 

– Celle d’oublier un moment que je suis au service de Sa Seigneurie et par conséquent son valet ; peut-être m’exprimerais-je plus clairement.

 

– Voyons ? dit le duc.

 

– Monsieur le duc me pardonnera de savoir certains détails…

 

– Que sais-tu ?

 

– J’ai été dix ans au service de feu don José.

 

– Je le sais.

 

– Et mon pauvre maître, dit Zampa, qui parut ému à ce souvenir, daignait m’accorder quelque confiance.

 

– Je t’en crois parfaitement digne.

 

– Il allait même jusqu’à…

 

– Te faire son confident, n’est-ce pas ?

 

– Quelquefois.

 

– Et… alors ?…

 

– Alors j’ai su précisément bien des choses touchant don José, mademoiselle de Sallandrera sa cousine, et…

 

– Et qui ?

 

– Et vous, monsieur le duc.

 

– Moi ! fit M. de Château-Mailly en tressaillant.

 

– Don José, poursuivit le Portugais, n’aimait pas beaucoup mademoiselle Conception.

 

– Ah ! tu crois ?

 

– Mais il voulait l’épouser, à cause du titre et de la fortune.

 

– Je comprends.

 

– Mais, en revanche, mademoiselle Conception haïssait profondément don José.

 

Ce mot fit tressaillir de joie le jeune duc.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il.

 

Zampa crut devoir jouer l’embarras.

 

– Dame ! dit-il après un moment d’hésitation, parce que d’abord, elle aimait le frère de don José.

 

– Don Pedro ?

 

– Oui.

 

– Et… après ?…

 

– Après, parce que, ayant cessé d’aimer don Pedro, elle aimait peut-être quelqu’un.

 

Ces derniers mots firent frissonner le duc d’une émotion étrange, inconnue.

 

– Et… ce quelqu’un ? demanda-t-il en tremblant.

 

– Je ne sais pas… mais… peut-être…

 

– Achève ! fit le duc avec impatience.

 

– Je ne puis pas prononcer de nom, mais je puis raconter à monsieur le duc certaines circonstances…

 

– Raconte…

 

Le duc était curieux, et il paraissait suspendre son âme tout entière aux lèvres de Zampa.

 

– Un soir, il y a environ six mois, don José m’envoya à l’hôtel Sallandrera, reprit le laquais. J’étais porteur d’une lettre pour le duc. Sa Seigneurie était seule avec mademoiselle Conception. De l’antichambre qui précédait son cabinet, dont la porte était entrouverte, et dans laquelle je demeurai cinq minutes, je pus entendre ces quelques mots :

 

« – Ma chère enfant, disait le duc, votre beauté me met dans un bien cruel embarras. Voici la comtesse Artoff qui sort d’ici et est venue me demander votre main pour le jeune duc de Château-Mailly.

 

« Ce nom et ces mots piquèrent ma curiosité.

 

– Et… ? demanda le duc.

 

– Je regardai au travers de la porte et je vis que mademoiselle Conception était toute rouge.

 

– Ah ! murmura le duc, dont le cœur se prit à battre avec violence. Et que répondit-elle ?

 

– Rien ; le duc poursuivit :

 

« – Les Château-Mailly ont un grand nom, une grande fortune, et rien ne m’a été plus cruel que de refuser ; mais vous savez bien que je ne pouvais agir autrement.

 

– Et, demanda le duc avec émotion, mademoiselle de Sallandrera… ?

 

– Ne répondit rien encore ; mais il semble qu’elle étouffait un soupir, et, de rouge qu’elle était, je la vis devenir toute pâle.

 

Le duc frissonna et regarda le valet.

 

– Prends garde ! lui dit-il, si tu me faisais un conte, si tu me mentais…

 

– Je dis vrai. Il y a un mois, quand j’ai demandé à mademoiselle Conception une lettre de recommandation pour monsieur le duc…

 

– Ah ! c’est toi qui l’as demandée ?

 

Un fin sourire glissa sur les lèvres du Portugais.

 

– J’avais deviné ou cru deviner, dit-il, et alors j’ai été bien sûr que mademoiselle Conception ne refuserait pas la lettre, et que monsieur le duc, peut-être, la prendrait en considération.

 

– C’était assez bien calculé, en effet, dit le duc. Et ensuite ?

 

– Lorsque j’eus prononcé le nom de monsieur le duc, lorsque j’eus dis que je désirais entrer chez lui, mademoiselle Conception devint fort rouge de nouveau ; mais elle ne prononça point un seul mot et me donna la lettre que je lui demandais.

 

– Eh bien ? fit M. de Château-Mailly.

 

– Eh bien ! répondit Zampa d’un air fin, j’en ai conclu que monsieur le duc pourrait bien être celui…

 

– Tais-toi ! dit brusquement M. de Château-Mailly.

 

– Pardon ! dit Zampa. Monsieur le duc me permettra peut-être un dernier mot.

 

– Voyons ?

 

– Don José est mort.

 

– Je le sais.

 

– Mademoiselle Conception est toujours à marier.

 

– Je le sais encore.

 

– Et comme elle vient d’arriver…

 

Le duc fit un soubresaut sur son lit.

 

– Arrivée ! dit-il, elle est arrivée ?

 

– Hier matin.

 

– Avec son père ?

 

– Avec M. le duc et madame la duchesse.

 

Cette nouvelle jeta, un moment, une sorte de perturbation dans les idées de M. de Château-Mailly. Il se leva précipitamment et s’habilla, comme s’il eût voulu sortir sur-le-champ. Mais cette fiévreuse impatience fut de courte durée, la raison revint avec ses froides considérations, et il se contenta de dire avec calme à Zampa :

 

– Comment sais-tu que M. le duc de Sallendrera est de retour ?…

 

– Je l’ai appris hier soir par son valet de chambre.

 

– Ah !…

 

– Et j’ai pensé que monsieur le duc ne serait pas fâché de l’apprendre.

 

– C’est bien, dit le duc brusquement. Laisse-moi.

 

Zampa sortit sans mot dire. Alors M. de Château-Mailly s’assit devant son bureau, appuya sa tête dans ses deux mains, et se prit à rêver.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il enfin, après un moment de silence, si ce valet avait dit vrai ! si… elle m’aimait… mon Dieu !…

 

Et le duc prit une plume, et d’une main fiévreuse il traça la lettre suivante adressée à M. de Sallandrera :

 

« Monsieur le duc,

 

« À l’heure où je vous écris, un mot de la comtesse Artoff vous a peut-être appris quel intérêt, quelle haute importance j’attacherais à un entretien avec vous. Les liens d’étroite parenté qui, paraît-il, nous unissent, me sont un garant de votre bienveillance, et je serais heureux si vous vouliez bien me recevoir.

 

Votre obéissant et respectueux,

 

« Duc DE CHÂTEAU-MAILLY. »

 

Cette lettre écrite et cachetée, le duc sonna.

 

– Zampa, dit-il à son valet de chambre, tu vas porter cette lettre à l’hôtel Sallandrera et tu me rapporteras la réponse.

 

– Oui, monsieur le duc.

 

Zampa prit la lettre et fit un pas vers la porte.

 

– Prends mon cabriolet ou un de mes chevaux de selle pour aller plus vite.

 

Zampa s’inclina et sortit.

 

Comme le duc de Château-Mailly montait ordinairement à cheval le matin, il y avait toujours, dix-neuf heures en hiver et dix-sept heures en été, un cheval tout sellé dans la cour.

 

– Par ordre de monsieur, dit Zampa, qui prit le cheval aux mains du palefrenier et sauta dessus lestement.

 

L’hôtel du duc, on s’en souvient, était situé place Beauvau.

 

Zampa s’élança au galop dans le faubourg Saint-Honoré, faisant mine d’aller à la rue Royale, pour gagner ensuite la place Louis-XV et la rive gauche de la Seine. Mais, arrivé à la rue de la Madeleine, il tourna brusquement à gauche et courut rue de Surène.

 

Rocambole, affublé de sa perruque blonde et de sa polonaise, l’attendait. Zampa lui tendit la lettre. Rocambole la décacheta avec son habileté ordinaire et en prit connaissance. Puis il se fit raconter la conversation du valet avec le duc.

 

– Que faut-il faire ? dit Zampa.

 

– Suivre de point en point mes instructions d’hier.

 

– Cette lettre n’y change rien ?

 

– Rien absolument. Seulement…

 

Rocambole parut réfléchir.

 

– Tu sais, dit-il, où le duc a placé ce joli cahier que tu m’as apporté un soir, qui est écrit de la main de son parent russe, le colonel de Château-Mailly ?

 

– Et, interrompit Zampa, qui lui annonce qu’il est un Sallandrera ?

 

– Précisément.

 

– Quand vous me l’avez rendu, je l’ai replacé dans le secrétaire.

 

– Et il y est encore ?

 

– Non.

 

– Où donc est-il ?

 

– M. le duc l’a serré dans un petit coffret de bois de sandal qui renferme divers papiers et des valeurs, billets de banque ou actions industrielles.

 

– Et ce coffret est dans le secrétaire ?

 

– Non.

 

– Où l’a-t-il donc placé ?

 

– Sur une table qui lui sert pour écrire et qui est à côté de la cheminée de son cabinet de travail.

 

– Très bien, dit Rocambole.

 

Il demeura pensif un moment.

 

– Est-ce que son coffret demeure là habituellement ? demanda-t-il.

 

– Quelquefois. Quelquefois aussi, le duc le remet dans le secrétaire. Mais il est ce matin sur la table et le duc est trop agité pour s’en occuper.

 

– As-tu une double clef du coffret ?

 

– Parbleu !

 

– À merveille !

 

– Que faut-il faire ?

 

– Aller porter cette lettre d’abord, et te jeter aux genoux de mademoiselle Conception, tu sais pourquoi ?

 

– Bien, ensuite ?

 

– Ensuite tu me rapporteras la lettre de M. de Sallandrera à M. de Château-Mailly ; va…

 

Zampa quitta Rocambole, remonta à cheval et fila comme une flèche jusqu’à l’hôtel Sallandrera, laissant Rocambole plongé en une laborieuse méditation. Zampa demanda si le duc était levé, puis, comme on lui dit que M. de Sallandrera s’était couché fort tard et dormait probablement encore, il pria un valet de pied de monter chez mademoiselle Conception et lui demander si elle voulait le recevoir.

 

Conception s’était couchée beaucoup plus tard que son père, mais elle avait mal dormi et s’était levée dès le point du jour.

 

Elle fut si étonnée de s’entendre annoncer la visite de Zampa, qui insistait pour être introduit auprès d’elle, qu’elle ordonna à sa femme de chambre de l’introduire. Conception avait toujours eu, cependant, une sorte d’aversion pour Zampa. Elle le considérait comme l’âme damnée de don José, du vivant de ce dernier, et ce n’avait jamais été sans répugnance qu’elle l’avait vu s’approcher d’elle. Mais un sentiment de curiosité domina chez elle, en ce moment, cette répulsion qu’il lui inspirait, et elle le reçut.

 

Zampa entra humble et rampant, comme toujours, et salua profondément mademoiselle de Sallandrera. Puis il jeta un regard à la femme de chambre, et Conception comprit qu’il désirait être seul avec elle.

 

D’un signe, elle renvoya sa camériste.

 

– Mademoiselle, dit Zampa, lorsqu’il se trouva seul en présence de la jeune fille, c’est un grand coupable que le remords poursuit, et qui vient implorer votre miséricorde et son pardon.

 

Et Zampa se mit à genoux.

 

– Quel crime avez-vous donc commis, maître Zampa ? demanda la jeune fille stupéfaite.

 

– J’ai trahi mademoiselle.

 

– Vous m’avez… trahie ?

 

– Oui, fit-il humblement.

 

– Comment l’auriez-vous pu ? demanda-t-elle avec hauteur… avez-vous jamais été à mon service, par hasard ?

 

– Je servais don José.

 

– Eh bien ?

 

– Et don José m’avait fait l’espion de mademoiselle.

 

– Ah ! fit-elle avec dédain.

 

– J’étais dévoué à mon maître, poursuivit Zampa, je me serais fait hacher pour lui ; ce qu’il m’ordonnait, je l’accomplissais aveuglément.

 

– Et vous m’avez… espionnée ?

 

– Si mademoiselle veut me le permettre, je vais lui expliquer comment.

 

– Dites, fit Conception.

 

– Don José savait que mademoiselle ne l’aimait pas, et que ce ne serait que pour obéir à son père…

 

– Après ? dit la jeune fille.

 

– Il savait, ou il avait cru deviner que mademoiselle en aimait… un autre…

 

Conception tressaillit, se redressa et toisa dédaigneusement Zampa.

 

– Don José, poursuivit le valet, m’avait chargé de rôder, le soir, aux environs de l’hôtel…

 

La jeune fille pâlit.

 

– Il était persuadé que si mademoiselle ne l’aimait pas, c’est qu’elle aimait peut-être M. de Château-Mailly.

 

– C’est faux ! dit vivement Conception.

 

– Or, continua le Portugais, un soir que j’étais sur le boulevard des Invalides…

 

Il s’arrêta, Conception se prit à trembler.

 

Zampa poursuivit :

 

– Un homme descendit de voiture, vers le quai, remonta le boulevard à pied, et s’arrêta à la petite porte des jardins de l’hôtel. Le nègre de mademoiselle l’attendait…

 

– Misérable ! exclama Conception, tais-toi !…

 

– Que mademoiselle daigne m’écouter jusqu’au bout, et peut-être me pardonnera-t-elle…

 

– Après ? dit Conception toute tremblante.

 

– Je vis cet homme entrer, je le vis ressortir une heure après, et…

 

– Et… vous le reconnûtes ?

 

– Non. Ce n’était pas le duc de Château-Mailly, et je ne le connaissais pas.

 

Conception respira.

 

– Le lendemain, poursuivit Zampa, je reportai le fait à don José.

 

– Et don José ?…

 

– Don José me dit : « Eh bien ! tant mieux, puisque ce n’est pas le duc… le duc que je hais de toute mon âme. Je subirais la rivalité de la terre entière plutôt que la sienne. »

 

– Et, demanda Conception, tu n’as pas cherché à savoir…

 

– Quel était cet homme ?

 

– Oui, balbutia Conception.

 

– Non, mademoiselle ; car don José a été assassiné le jour même. Mais…

 

Ici Zampa sembla hésiter encore.

 

– Parle, ordonna Conception, qui se prit à respirer.

 

– Mais, dit Zampa, qui parut faire un effort sur lui-même, je sais qui a assassiné mon pauvre maître…

 

Conception devint livide.

 

– Et j’ai juré de le venger !…

 

Mademoiselle de Sallandrera crut que le sol allait s’entrouvrir sous elle, et elle faillit tomber à la renverse. Ce laquais avait-il donc son secret ?

 

– Celui qui a fait assassiner don José, poursuivit Zampa, c’est M. de Château-Mailly.

 

– Lui ! exclama Conception.

 

Et sans doute elle allait s’écrier : « C’est faux ! ce n’est pas lui !… »

 

Mais parler ainsi, n’était-ce point se perdre elle-même ? n’était-ce point avouer à Zampa qu’elle connaissait le véritable assassin de don José ? Elle courba la tête et se tut.

 

– Du jour où j’ai eu la preuve de ce que j’avance, acheva Zampa, je n’ai plus eu qu’un but, qu’une pensée ardente : venger mon maître !… Et c’est pour cela, mademoiselle, que vous me voyez à vos pieds, à vos genoux, suppliant…

 

D’un geste, Conception ordonna à Zampa de se relever.

 

– Je ne sais, dit-elle, si vous êtes fou, maître Zampa, mais je ne comprends pas quel pardon je puis avoir à vous accorder… Vous ne m’avez point trahie, puisque vous serviez don José.

 

– Non, dit Zampa, mais j’ai osé contrefaire l’écriture de mademoiselle.

 

– Mon écriture !…

 

– Et je me suis présenté chez M. de Château-Mailly avec une prétendue lettre de vous.

 

– Comment ! pourquoi ? dans quel but ? demanda vivement Conception.

 

– Dans le but d’entrer à son service.

 

– Et… il vous a pris ?

 

– Je suis son valet de chambre.

 

Un éclair d’indignation passa dans le regard de la fière Espagnole. Un instant elle fut sur le point de montrer la porte à cet homme et de lui dire : « Sortez ! je vous ferai chasser de chez le duc… »

 

Mais elle se contint. Zampa n’avait-il point une partie de son secret, puisqu’il avait vu entrer un homme le soir, par la porte des jardins de l’hôtel ?

 

Un homme que son nègre avait pris par la main, et qui, on n’en pouvait douter, était attendu par elle.

 

Et Conception ne répondit pas d’abord, et puis elle regarda Zampa et lui dit :

 

– C’est bien, je ne détromperai point le duc, mais que prétendez-vous faire chez lui ?

 

– Venger don José.

 

– Comment ?

 

– En empêchant le duc d’obtenir la main de mademoiselle.

 

– Il y songe donc encore ? fit Conception, qui se reprit à trembler.

 

– Plus que jamais ! dit Zampa.

 

Conception frissonna jusqu’à la moelle des os.

 

II 

Zampa poursuivit :

 

– Le duc de Château-Mailly songe toujours et plus que jamais à obtenir la main de mademoiselle ; et si j’osais raconter…

 

– Osez ! dit Conception avec une énergie subite.

 

– Je pourrais démontrer aisément quelle est l’infamie de cet homme.

 

Conception regarda Zampa avec une sorte de stupeur. Comment le duc de Château-Mailly pouvait-il être un infâme ?

 

Mais le bandit avait su imprimer à sa physionomie un tel cachet de franchise et de bonne foi que la jeune fille en fut frappée.

 

Il reprit :

 

– Au nom du ciel, mademoiselle, veuillez m’écouter jusqu’au bout.

 

– Parlez, dit Conception.

 

– La comtesse Artoff et le duc de Château-Mailly se sont concertés, il y a huit jours, pour trouver un moyen d’arriver de nouveau jusqu’à vous.

 

– La comtesse Artoff ?

 

– Ah ! dit Zampa, c’était avant la catastrophe.

 

– Quelle catastrophe ?

 

– C’est juste, poursuivit Zampa, mademoiselle est à Paris depuis hier et ne sait rien de ce qui est arrivé.

 

– Eh bien ! qu’est-il donc arrivé ? demanda Conception.

 

– Le comte a tout su.

 

– Quoi ! tout ?

 

– La conduite de sa femme, ses intrigues avec M. Roland de Clayet…

 

Ces mots plongèrent Conception dans la stupeur.

 

– Un duel s’en est suivi.

 

– Un duel !…

 

– C’est-à-dire que le comte est devenu fou sur le terrain, tant il aimait sa femme, qui, elle, ne l’aimait pas comme vous voyez, et le duel n’a pas eu lieu.

 

– Mais tout cela est affreux, inouï ! exclama la jeune fille, qui, jusque-là, avait eu la meilleure opinion de Baccarat.

 

– Oh ! attendez donc, dit Zampa, vous allez voir… Il paraît que la comtesse et le duc ont été… très liés… C’était tout simple, le duc et le comte sont amis intimes. La comtesse, en bonne amie qu’elle était, avait voulu vous marier avec le duc… Mais vous allez voir…

 

Et Zampa fit une pause.

 

– Après ? dit Conception avec impatience.

 

– Le comte était un soir chez lui, il y a huit ou dix jours de cela, quand arriva la comtesse, toute seule, bien voilée, pliée dans un grand châle. J’étais dans un cabinet de toilette voisin du fumoir de M. le duc, et je pus entendre leur conversation.

 

– Ah ! que dirent-ils ?

 

– D’abord la comtesse se jeta sans façon dans un fauteuil, se laissa prendre les deux mains, et dit au duc :

 

« – Mon petit, ce matin il m’est venu une assez belle idée…

 

« – Laquelle ? demanda le duc.

 

« – Celle de te faire Grand d’Espagne.

 

« – Bon, tu l’as eue déjà, et tu vois que nous n’avons pas réussi.

 

« – Mais don José vivait.

 

« – C’est juste.

 

« – À présent qu’il est mort, grâce à mon idée, cela ira tout seul.

 

« – Voyons l’idée ?

 

« – Tu as des parents en Russie ; l’un est le voisin du comte. Nous allons supposer une bonne petite lettre venant de lui, te révélant un prétendu mystère de famille et te prouvant clair comme le jour que tu aurais le droit de t’appeler Sallandrera comme le père de Conception.

 

« – Mais c’est absurde cela ! s’écria le duc.

 

« – Nullement. J’ai inventé une belle histoire.

 

« Elle se pencha alors à l’oreille du duc et lui parla longuement, mais si bas, qu’il me fut impossible d’entendre. Seulement, quand cette confidence fut faite, j’entendis le duc qui disait :

 

« – Ta petite histoire est jolie, mais la difficulté sera de trouver une lettre qui n’existe pas.

 

« – Bah !… nous trouverons un paléographe qui s’en chargera.

 

« En ce moment le duc sonna, et je n’entendis plus rien, acheva Zampa.

 

Conception était anéantie et ne répondit pas.

 

– Maintenant, mademoiselle, ajouta le Portugais, si vous voulez avoir confiance en moi, je vous jure que je démasquerai le duc de Château-Mailly.

 

Conception n’eut pas le temps de répondre. Sa femme de chambre entra et dit à Zampa :

 

– Son Excellence M. le duc attend Zampa.

 

– C’est une lettre de mon nouveau maître pour M. de Sallandrera, dit Zampa tout bas à la jeune fille, et dont je dois rapporter la réponse.

 

Zampa s’en alla ; mais avant de sortir il eut encore le temps de glisser à Conception ces derniers mots :

 

– Mademoiselle me reverra.

 

 

– Eh bien ! mon pauvre Zampa, dit le duc, qui venait de lire la lettre apportée par le valet, tu es donc au service de M. de Château-Mailly ?

 

– Provisoirement, monsieur le duc, car Votre Excellence sait bien que… je lui appartiens corps et âme.

 

– Je ferai quelque chose pour toi, répliqua le duc, en souvenir de mon pauvre don José, qui t’aimait beaucoup.

 

Zampa mit la main sur ses yeux et essuya une larme imaginaire.

 

– Mais, reprit le duc, le diable m’emporte si je sais ce que ton nouveau maître veut me dire… Je ne comprends rien à sa lettre. Au reste, voici ma réponse, porte-la-lui.

 

Zampa prit le billet du duc et courut rue de Surène.

 

Rocambole l’y attendait.

 

Le billet du duc fut décacheté par le même procédé avec les mêmes précautions que nous avons déjà fait connaître. Rocambole lut :

 

« Monsieur le duc,

 

« Je n’ai reçu aucune lettre de la comtesse Artoff. Il est probable que si elle m’a écrit, sa lettre est parvenue à Sallandrera après mon départ, et qu’elle me reviendra à Paris. Je ne sais de quels liens de parenté vous voulez parler, et je serais heureux que vous voulussiez bien me donner quelques explications.

 

« Je vous attends et ne bougerai de chez moi.

 

« À vous,

 

« Duc DE SALLANDRERA. »

 

Rocambole recacheta le billet, réfléchit un moment, et dit :

 

– Ton maître est-il habillé ?

 

– Je l’ai laissé en robe de chambre.

 

– Où met-il ses clefs de secrétaire et de coffret ?

 

– Elles sont habituellement dans la poche de son pantalon quand il sort, et sur la cheminée du fumoir avant qu’il s’habille.

 

– Très bien ; je vais te donner tes instructions.

 

– Je les attends.

 

– De deux choses l’une : ou le duc s’empressera de courir à l’hôtel Sallandrera et ne songera point à emporter le fameux mémoire du colonel, son parent, ou il voudra s’en munir comme d’une pièce à conviction.

 

– C’est possible…

 

– Alors tu vas escamoter les clefs. Il les cherchera, ne les trouvera pas et se dira : « Je les retrouverai en rentrant ou je ferai forcer la serrure du coffret. » Et il partira sans le mémoire.

 

– Bien. Et alors ?…

 

– Alors, quand il sera parti, tu détruiras le mémoire.

 

– Comment ?

 

– Par le feu.

 

– Je le brûlerai ?

 

– C’est-à-dire que tu brûleras la table, le coffret, les papiers…

 

– Et les billets de banque ?

 

– Ô vertueux imbécile !… s’écria l’homme à la polonaise. Tu les mettras dans ta poche. Est-ce que la cendre de tous les papiers du monde n’est pas de même couleur ?…

 

– C’est ce que je me disais.

 

– Tu allumeras un commencement d’incendie et tu jetteras le coffret dans le feu.

 

– Parfait, j’ai compris.

 

 

Le duc de Château-Mailly, enveloppé dans sa robe de chambre, se promenait à grands pas dans son fumoir, attendant avec une impatience inexprimable le retour de Zampa.

 

Le duc brisa vivement le cachet de la lettre qu’il lui apportait et lut. Tandis qu’il lisait, le Portugais feignit de ranger divers objets sur la cheminée et fit disparaître dans sa manche le petit trousseau de clefs. Mais le duc ne songea ni à ses clefs, ni au coffret.

 

– Vite ! dit-il, habille-moi, Zampa, et commande mes chevaux.

 

– Monsieur le duc sort ?

 

– Sur-le-champ.

 

Zampa ouvrit la croisée du fumoir qui donnait sur la cour et s’écria :

 

– Le carrosse de monsieur le duc !

 

Puis il habilla son maître, qui piétinait avec l’impatience fiévreuse d’un enfant. En moins d’un quart d’heure le duc fut habillé, descendit, se jeta dans sa voiture de gala et dit au valet de pied :

 

– Rue de Babylone, hôtel Sallandrera.

 

– Ma parole d’honneur ! murmura Zampa lorsqu’il se retrouva seul dans le fumoir de son maître, l’homme à la polonaise est superbe ! Il m’ordonne de jeter le coffret au feu, et il oublie que nous sommes en été et que la cheminée est pleine de mousse… Bah !… la mousse est sèche, elle brûle bien… M. le duc fumait des cigares ce matin ; il a ensuite cacheté une lettre, une allumette est tombée encore enflammée dans la cheminée, la mousse a pris, puis le feu s’est communiqué au tapis, du tapis à la table, de la table aux papiers. Et voilà !…

 

Alors Zampa ouvrit le coffret et le fouilla consciencieusement. Il prit le fameux mémoire, le jeta dans la cheminée, mit dans sa poche une dizaine de billets de banque, laissa les actions de chemin de fer qu’il n’aurait pu négocier sans danger, puis il referma le coffret et le jeta également dans la cheminée. Après quoi, il prit une allumette et mit à la fois le feu à la mousse et aux divers papiers posés sur la table ou jetés dessous dans un panier.

 

Cela fait, il sortit du boudoir et ferma la porte en se disant :

 

– Dans un quart d’heure, je crierai : « Au feu ! » et j’enverrai chercher les pompiers, car il ne faut pas laisser brûler l’hôtel tout entier. Il est assuré, et je ne veux pas ruiner les compagnies contre l’incendie.

 

Quand M. de Château-Mailly arriva à l’hôtel Sallandrera, le duc l’attendait dans une vaste pièce d’ameublement sévère et garnie de quelques portraits de famille, distraits de la galerie du vieux manoir espagnol.

 

Lorsque le jeune duc entra, le gentilhomme castillan se leva avec la dignité majestueuse d’un véritable hidalgo, alla à lui et le salua. Puis il lui indiqua un siège.

 

– Veuillez vous asseoir, monsieur le duc, lui dit-il.

 

M. de Château-Mailly était fort ému.

 

Cette émotion n’échappa point au duc de Sallandrera, qui se hâta de prendre la parole.

 

– Je vous demande mille pardons, monsieur le duc, dit-il, de ne pas m’être rendu chez vous au lieu d’attendre votre visite ; mais le deuil que je porte plus encore au fond de mon cœur que sur mes vêtements m’interdit, pour le moment du moins, de me montrer nulle part.

 

– Monsieur le duc, répondit M. de Château-Mailly, c’était à moi de venir vous voir.

 

Après ces deux phrases banales, les deux gentilshommes se saluèrent une seconde fois. Puis M. de Sallandrera continua :

 

– Vous me parlez d’une lettre de la comtesse Artoff ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Cette lettre m’est parvenue sans doute à Sallandrera.

 

– C’est là qu’elle vous était adressée.

 

– Et elle sera arrivée après mon départ.

 

– C’est probable.

 

– Elle me reviendra donc à Paris ; mais il est probable que vous pourrez me dire…

 

– Ce qu’elle contenait, n’est-ce pas ?

 

– Précisément.

 

– Sans doute, monsieur le duc.

 

Et M. de Château-Mailly raconta cette histoire que nous savons déjà, et qui établissait, au dire du colonel de Château-Mailly, qu’ils étaient Sallandrera en ligne directe.

 

Le duc écouta avec une sorte de stupeur.

 

– Mais tout cela est étrange ! s’écria-t-il enfin.

 

– Étrange, en effet, monsieur.

 

– Et je crois rêver…

 

– Je l’ai cru pareillement.

 

– Monsieur, dit le duc, à Dieu ne plaise que je mette votre parole un seul instant en doute, mais vous comprenez très bien une chose…

 

– Je vous écoute, monsieur.

 

– Êtes-vous bien sûr de n’être point mystifié ?

 

– Par exemple !…

 

– Et qui sait si votre parent, dont je serais curieux, du reste, de lire la lettre, n’a pas voulu se moquer de vous ?

 

– Monsieur, répondit le jeune homme, ce soir, demain au plus tard, l’estafette envoyée à Odessa pour en rapporter les deux pièces dont je vous parle sera de retour à Paris. Quant à la lettre de mon parent, je vous demande dix minutes…

 

Le duc se leva et fut reconduit jusqu’à la porte par M. de Sallandrera.

 

Le jeune homme gagna rapidement sa voiture et dit à son cocher :

 

– À l’hôtel, et ventre à terre ! (Puis il murmura à part lui :) C’est bizarre… le duc n’a pas l’air de me croire.

 

 

En effet, don Paëz, duc de Sallandrera, en proie à une sorte d’émotion subite, s’était laissé tomber dans son fauteuil, après le départ de M. de Château-Mailly.

 

– Tout cela est inouï, bizarre, inexplicable, murmurait-il. Comment ce que le duc avance peut-il être vrai, alors que dans nos papiers de famille, dans nos traditions, rien ne fait mention d’un pareil événement ?… Et cependant, si cela était… si ces deux pièces existent réellement…

 

À cette pensée, le vieil hidalgo se redressa de toute sa hauteur.

 

– Oh ! mais alors, dit-il, Sallandrera n’est pas mort, Sallandrera ne mourra point, et ce noble nom conservera son pur éclat à travers les siècles. Alors, Conception épousera le duc, il le faut, il le faut absolument !

 

Et comme le duc prononçait ces paroles à mi-voix, la porte s’ouvrit. Conception se montra sur le seuil.

 

– Entrez, ma fille, dit le duc d’un ton solennel.

 

La jeune Espagnole tressaillit d’effroi en voyant le visage radieux de son père.

 

– Venez, poursuivit le duc, venez vous asseoir là, près de moi. Je veux vous donner une grande nouvelle, ou du moins un grand espoir.

 

Conception le regarda, étonnée. Le duc la prit par la main et la fit asseoir auprès de lui sur un sofa.

 

– Conception, dit-il, tel que vous me voyez, je viens de rajeunir de vingt années.

 

– Vous, mon père…

 

– Si l’événement prédit se réalise, si on ne m’abuse point…

 

– Eh bien ! mon père ?…

 

– Eh bien ! au lieu de descendre dans la tombe le front pâle et l’âme en deuil, comme un homme qui meurt sans postérité et voit s’éteindre sa race, Dieu m’accordera peut-être une longue vie et me permettra de voir de jeunes héritiers de mon nom, issus de vous et…

 

– Mon père, interrompit Conception, qui, sans deviner toutefois la vérité, comprit cependant que le duc lui avait choisi un époux, vous oubliez que vous êtes le dernier des Sallandrera et que… les femmes…

 

– Vous vous trompez, mon enfant.

 

– Je… me… trompe ?…

 

Et Conception se prit à trembler et regarda son père avec effroi.

 

– Oui, dit le duc, il y a, paraît-il, de par le monde, à Paris même, un homme qui est Sallandrera par le nom et par la race comme vous et moi… Cet homme, s’il peut me prouver notre commune origine, il faudra qu’il soit votre époux, Conception, il le faudra !

 

– Mon père !

 

– L’honneur et la continuation de notre race avant tout, ajouta le vieil hidalgo avec l’égoïsme despotique de l’homme esclave de ses traditions.

 

Conception se sentit défaillir et sa voix tremblante expira dans sa gorge. En ce moment on entendit le bruit d’une voiture entrant au grand trot dans la cour. Une minute s’écoula, des pas se firent entendre dans l’escalier, puis dans les antichambres et un valet ouvrit la porte à deux battants.

 

Un homme se montra sur le seuil.

 

À sa vue, Conception recula, prise de vertige. C’était le duc de Château-Mailly.

 

– Le voilà !… murmura l’hidalgo avec un accent de triomphe.

 

Mais le jeune duc était pâle et défait, et tout en lui trahissait une violente agitation.

 

III 

M. de Château-Mailly était si pâle, si bouleversé, que le duc de Sallandrera pressentit quelque catastrophe.

 

– Mon Dieu ! monsieur le duc, lui dit-il, vous serait-il arrivé quelque chose ?

 

Le duc salua Conception et sentit à sa vue tout son sang affluer à son cœur.

 

M. de Sallandrera fit un signe amical à sa fille.

 

Conception rendit au jeune duc son salut et alla s’asseoir à quelques pas.

 

M. de Château-Mailly, debout et muet au milieu du salon, semblait attendre que M. de Sallandrera voulût bien l’interroger.

 

– Qu’est-ce donc, monsieur le duc ? demanda de nouveau ce dernier.

 

– La lettre est brûlée… balbutia enfin M. de Château-Mailly.

 

– Brûlée !…

 

– Avec tout ce que renfermait un coffret dans lequel je l’avais placée.

 

– Monsieur le duc, dit M. de Sallandrera, veuillez vous expliquer.

 

M. de Château-Mailly fit un effort, retrouva sa présence d’esprit et dit rapidement :

 

– La lettre du colonel de Château-Mailly, mon parent, avait été placée dans un coffret où je serrais d’ordinaire diverses valeurs. Ce coffret était sur une table, auprès de la cheminée, dans un cabinet de travail que j’ai quitté pour accourir ici. À mon retour, j’ai trouvé mon hôtel envahi par des soldats et des pompiers. Le feu s’était déclaré dans ce même cabinet de travail et tous les objets qu’il renfermait étaient déjà la proie des flammes…

 

– Mais enfin, demanda le duc, le feu est-il éteint ?

 

– Oui. Mais que m’importe ! j’aurais préféré que mon hôtel brûlât tout entier plutôt que de voir anéantir…

 

Le duc s’arrêta et essuya son front inondé de sueur.

 

– Achevez, dit M. de Sallandrera.

 

– Plutôt que de voir anéantir ce mémoire, écrit par mon parent, le colonel de Château-Mailly.

 

– Comment ! s’écria le duc, le mémoire…

 

– Brûlé !… avec un coffret dans lequel il se trouvait parmi quelques valeurs industrielles et des billets de banque…

 

Le duc s’exprimait avec un accent de vérité, avec une douleur réelle qui convainquirent M. de Sallandrera.

 

– Eh bien ! mais, dit l’hidalgo, consolez-vous, mon cher duc, le mémoire de votre parent n’est point la lettre de mon aïeul, mort depuis un siècle, encore moins la déclaration de l’évêque de Burgos, trépassé comme lui ; votre parent est encore de ce monde, il peut écrire de nouveau ce qu’il a écrit.

 

– Oh ! certes, dit le duc, dont la poitrine se gonfla de joie et d’orgueil. D’ailleurs, ajouta-t-il, le messager envoyé à Odessa par la comtesse Artoff ne peut tarder d’arriver. Il y a quinze jours qu’il est parti.

 

M. de Sallandrera regarda sa fille.

 

Conception, assise à l’autre extrémité du salon, était pâle, agitée et baissait les yeux. Le noble hidalgo crut à une émotion toute naturelle et bien légitime, en présence de l’homme qui, elle avait dû le comprendre, serait probablement son mari avant peu.

 

Puis il tendit la main à M. de Château-Mailly.

 

– Monsieur le duc, lui dit-il, est-il besoin de vous dire qu’entre gens comme nous une parole échangée…

 

– Mieux vaut, interrompit M. de Château-Mailly, que tous les parchemins du monde.

 

– C’est vrai. Eh bien ! apportez-moi ces deux lettres, ajouta-t-il tout bas, et comme s’il n’eût pas voulu que Conception l’entendît, et…

 

Il s’arrêta et regarda de nouveau sa fille.

 

Mademoiselle de Sallandrera avait toujours les yeux baissés, et paraissait étrangère à la conversation de son père avec M. de Château-Mailly.

 

– Et… ? demanda ce dernier, frémissant d’impatience et d’espoir.

 

– Vous serez mon fils, murmura le duc, qui appuya un doigt sur ses lèvres et se leva en même temps, comme s’il eût voulu indiquer à M. de Château-Mailly qu’il ne devait pas prolonger sa visite.

 

Le jeune duc comprit, salua, s’inclina devant Conception, qui, levant les yeux sur lui, l’enveloppa d’un regard froid et presque dédaigneux, et sortit sur-le-champ.

 

Sans doute le duc de Sallandrera allait s’approcher de sa fille et lui faire ce que, en termes matrimoniaux, on appelle une ouverture ; mais en ce moment la duchesse entra, et avec elle une vieille dame connue dans le monde parisien sous le nom de la baronne de Saint-Maxence.

 

La baronne était très bavarde, très riche, très prude, dame patronesse de toutes sortes de fondations pieuses, et elle venait voir fort souvent la duchesse de Sallandrera.

 

La subite arrivée de ce personnage ferma donc la bouche au duc à propos de M. de Château-Mailly et permit à Conception de respirer, car la pauvre jeune fille était au supplice depuis quelques minutes.

 

La baronne accabla le duc de ses compliments de condoléance sur la perte de don José ; elle parut s’intéresser beaucoup à Conception ; puis, comme cette dernière demeurait froide et réservée, la conversation prit une direction opposée. En un quart d’heure la loquace baronne eut mis la famille espagnole au courant des médisances de salon les plus récentes, des cancans distingués les plus nouveaux ; elle parla du mariage du prince K…, des funérailles du maréchal…, du duel du marquis napolitain F… puis, en chroniqueur qui sait son métier et la valeur d’une anecdote scandaleuse, elle termina sa petite revue des salons par l’histoire du comte Artoff.

 

– À propos, dit-elle avec beaucoup de tristesse et une mélancolie hypocrite, vous savez que ce pauvre comte Artoff est tout à fait fou.

 

– Que dites-vous ? exclama le duc.

 

– Comment ! dit la duchesse, le comte est devenu fou ?

 

– À lier, madame.

 

– Mais comment ? quand ?

 

– Il y a huit jours, à sept heures du matin, dans le bois de Vincennes, au moment où il allait se battre.

 

– Avec qui donc, mon Dieu ?

 

– Avec M. Roland de Clayet.

 

– Qu’est-ce que ce monsieur ? demanda le duc.

 

– C’était son rival.

 

– Le rival du comte ! quelle plaisanterie nous faites-vous donc là, madame ? s’exclama la duchesse, interdite.

 

– Mais, grand Dieu ! répondit la baronne, on voit bien que vous revenez d’Espagne et ne savez absolument rien.

 

– Mais, rien, en effet, dit le duc.

 

– Eh bien ! la comtesse Artoff, cette femme qui nous a tous étonnés, était une abominable coquine.

 

Le duc et la duchesse laissèrent échapper une exclamation d’étonnement, presque d’incrédulité ; mais la baronne, oubliant peut-être un peu trop la présence de Conception, leur raconta l’histoire dans ses moindres détails et les plongea dans la stupeur.

 

M. de Sallandrera surtout paraissait consterné.

 

– Madame, dit-il tout à coup, et au moment où la baronne s’apprêtait à prendre congé, pourriez-vous me dire quel jour le comte Artoff est devenu fou ?

 

– Jeudi dernier.

 

– C’est aujourd’hui jeudi, pensa le duc, il y a donc huit jours. C’est bizarre…

 

Quand la baronne fut partie, Conception, qui était demeurée silencieuse, dit au duc :

 

– Mon père, est-ce que M. de Château-Mailly ne vous a pas dit que la comtesse Artoff vous avait écrit à Sallandrera ?

 

– En effet, dit le duc, qui ne songea point à se demander comment sa fille pouvait être au courant de ce détail. Pourquoi cette question, mon enfant ?

 

– Mais, répondit mademoiselle de Sallandrera, parce qu’il y a quelque chose de fort étonnant dans tout cela.

 

– Quoi donc ?

 

– Il est probable que si la comtesse Artoff vous a écrit pour vous parler de M. de Château-Mailly, elle l’a fait avant jeudi dernier. Il y a donc au moins neuf jours qu’elle vous aurait écrit, et il n’y a que cinq jours que nous avons quitté Sallandrera. Comment n’avez-vous pas reçu cette lettre ?

 

Le duc tressaillit et oublia, tant cette observation concordait avec sa propre pensée, de demander à Conception comment elle savait tant de choses.

 

– En effet, dit-il, c’est bizarre.

 

– Il y a quelque chose de plus bizarre encore, poursuivit Conception avec fermeté, c’est cette coïncidence d’un incendie chez le duc, précisément au moment où il retourne y chercher un papier que le feu s’empresse de dévorer.

 

Cette fois, M. de Sallandrera sentit un doute poignant pénétrer en lui.

 

– Et puis, acheva Conception qui se leva pour se retirer, convenez, mon père, que si la comtesse Artoff est réellement cette femme perdue dont vient de parler madame de Saint-Maxence, ses petites histoires généalogiques qu’elle rapporte de la Russie méridionale pourraient bien être de pures fictions, comme sa haute vertu.

 

Et Conception sortit, laissant le duc de Sallandrera anéanti par ces dernières paroles.

 

 

Une heure après, le nègre de mademoiselle Conception de Sallandrera jetait à la petite poste le billet suivant, adressé au jeune marquis Albert-Frédéric Honoré de Chamery.

 

Ce billet, que Rocambole reçut à cinq heures et demie, au moment où il revenait du Bois, était ainsi conçu :

 

« Mon ami,

 

« Surtout venez ce soir. Un grand danger nous menace de nouveau : un imposteur essaie de capter la confiance de mon père et de lui persuader qu’il a dans ses veines du sang des Sallandrera.

 

« Si vous ne venez à moi, si vous ne me conseillez et ne me soutenez, mon père est homme à obéir à ses préjugés de race et à me sacrifier sans remords.

 

« Venez, venez, venez !

 

« CONCEPTION. »

 

– Tiens ! dit Rocambole à sir Williams, à qui il venait de lire ce billet, il paraît que Zampa s’est acquitté de sa commission en maître. Conception est déjà persuadée que Château-Mailly est un misérable, et ce n’est certes pas moi qui la détromperai.

 

L’aveugle hocha négativement la tête, puis il écrivit :

 

– Vous êtes un niais, mon neveu.

 

– Bah ! que faut-il donc faire ?

 

– Voici vos instructions.

 

L’aveugle écrivit dix lignes sur son ardoise, et les passa à Rocambole.

 

Celui-ci les lut, les relut, parut les méditer, et finit par dire :

 

– Je ne comprends pas ; mais enfin, puisque je suis habitué à exécuter les ordres sans les discuter, j’obéirai.

 

Un sourire de satisfaction effleura les lèvres de sir Williams, et le marquis de Chamery le quitta pour aller demander à dîner à sa prétendue sœur la vicomtesse Fabien d’Asmolles.

 

À minuit, le marquis était au boulevard des Invalides, trouvait le négrillon sur le seuil de la petite porte des jardins, et le suivait, comme la veille, jusqu’à l’atelier de Conception. Cette fois, la jeune fille ne demeura point immobile et clouée par l’émotion sur son siège ; non, le sang espagnol s’était rallumé chez elle à l’imminence du péril, en perspective d’une lutte probable.

 

Rocambole lui trouva l’œil brillant d’une énergie un peu fiévreuse, bien qu’elle affectât un grand calme. Elle courut à lui, prit sa main et lui sourit.

 

– Ah ! venez, lui dit-elle, et vous allez voir si réellement il n’y a pas de vrais misérables en ce monde.

 

– Des misérables ! fit Rocambole surpris.

 

– Oui, des misérables !

 

– Mais… leurs noms ?

 

– Oh ! il n’y en a qu’un… ou plutôt il y a une femme et un homme.

 

– Quelle est cette femme ?

 

– La comtesse Artoff.

 

Conception s’attendait, sans doute, à entendre le marquis lui dire : « Ah ! ne prononcez pas le nom de cette créature. »

 

Mais Rocambole murmura au contraire :

 

– Vous aussi vous l’accusez et croyez à son crime. Pauvre femme !

 

– Comment ! s’écria Conception, vous ne croyez pas, vous ! Vous doutez !

 

– Oui, dit-il avec tristesse, je crois que le monde est souvent injuste et que parfois il condamne un innocent. Mais, ajouta-t-il, comme je ne puis vous fournir aucune preuve de ce que j’avance, dites-moi maintenant le nom de l’homme qui mérite selon vous l’épithète de misérable.

 

– Cet homme, dit Conception, c’est le duc de Château-Mailly.

 

– Lui ! le duc ? exclama le marquis jouant merveilleusement l’étonnement.

 

– Lui ! le duc de Château-Mailly, répéta froidement Conception.

 

– Mais vous n’y pensez pas, s’écria Rocambole, mais vous perdez la tête, Conception !… Le duc est le type le plus pur du parfait gentilhomme. Il a le noble et grand cœur de sa race.

 

Conception interrompit, d’un geste impérieux, cet éloge du duc de Château-Mailly auquel Rocambole allait s’abandonner complaisamment, sans doute par ordre de sir Williams. Puis elle lui dit :

 

– Écoutez-moi, écoutez-moi, sans m’interrompre, jusqu’au bout. Me le promettez-vous ?

 

– Soit. Parlez…

 

Alors Conception raconta naïvement à Rocambole ce que Rocambole savait mieux qu’elle-même, c’est-à-dire l’histoire de la généalogie du duc de Château-Mailly, histoire inventée, selon elle, par la comtesse Artoff, et la lettre de cette dernière, que le duc de Sallandrera n’avait point reçue, et le mémoire du colonel de Château-Mailly, qu’on prétendait avoir été, le matin même, la proie des flammes.

 

Elle s’arrêta un moment à cet endroit de son récit, sans avoir dit encore un seul mot de Zampa, et elle regarda son interlocuteur.

 

Rocambole avait paru écouter avec beaucoup d’attention, et sa physionomie avait tour à tour exprimé l’étonnement, la surprise et une vive douleur.

 

– Mon Dieu ! lui dit-il alors, mais je ne vois dans tout cela qu’une chose, c’est que M. de Château-Mailly, déjà si digne d’obtenir votre main, a maintenant un titre indiscutable et sacré…

 

– Mais, s’écria Conception, l’interrompant vivement, vous croyez donc à cette fable ?

 

– Une… fable… c’est une fable ?

 

– Oui, dit la jeune fille. Écoutez encore, écoutez et vous verrez…

 

Et Conception raconta à Rocambole son entrevue du matin avec Zampa, et Rocambole lui prêta la même attention.

 

Elle s’attendait à voir celui-ci exprimer son indignation en termes énergiques, mais, cette fois encore, elle fut trompée dans son espérance. Rocambole lui dit avec tristesse, mais avec calme :

 

– Qu’est-ce que Zampa ? un valet. Qu’est-ce que le duc ? un gentilhomme. Il se peut que le valet dise la vérité ; mais moi aussi je suis gentilhomme, mademoiselle, et avant de croire qu’un gentilhomme est un imposteur, j’ai besoin d’un témoignage plus honorable que celui d’un laquais.

 

Conception tressaillit, et jeta un regard épouvanté à Rocambole.

 

– Mais tout cela pourrait donc être vrai ? s’écria-t-elle.

 

– Hélas !…

 

– Et si c’était faux ?… si, en effet, le duc est un imposteur ?

 

– Je le démasquerais !…

 

– Mais, murmura-t-elle en baissant les yeux et d’une voix qui tremblait d’émotion, si le valet avait menti ?…

 

Rocambole passa la main sur son front, sembla faire un effort suprême, et puis il répondit :

 

– Tenez, écoutez-moi, Conception, si le duc a dit vrai, s’il est digne de votre main, il faut obéir à votre père…

 

La jeune fille jeta un cri étouffé, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

 

Alors, le faux marquis se pencha sur elle, lui mit un baiser au front, et murmura :

 

– Adieu… à demain… je reviendrai demain encore… et je vous apporterai peut-être le moyen de savoir la vérité… cette vérité dût-elle être mon arrêt de mort…

 

Il étouffa un soupir et sortit, laissant Conception abîmée dans sa douleur et pleurant à chaudes larmes.

 

IV 

Nous avons laissé maître Venture s’esquivant avec précaution de la maison de Murillo la Jambe-de-Bois, qu’il venait de pendre après l’avoir étranglé, dans l’intention bien évidente de faire croire à un suicide.

 

Maître Venture gagna la frontière à pied, marchant d’un pas alerte et sifflotant une ariette, comme un bon bourgeois qui revient du spectacle. Les premiers rayons du soleil l’atteignirent à cette limite extrême des Pyrénées qui séparent la France de l’Espagne.

 

Il franchit le fossé, s’assit sur une pierre française et murmura :

 

– À présent, comme j’ai un passeport bien en règle, au nom de M. Jonathas, je puis me donner du bon temps, et n’ai nul besoin de courir.

 

Venture était vêtu d’un gros paletot marron bien chaud, d’un manteau, d’un pantalon noir, coiffé d’une casquette de voyage et chaussé de grandes bottes fourrées.

 

– Ce costume est beaucoup trop chaud pour voyager à pied, se dit-il, je vais chercher un gîte et attendre le passage de la malle-poste.

 

Venture se souvenait que, la nuit précédente, il avait vu au bord de la route qui descendait en rampes brusques jusqu’à Bayonne une petite maison blanche ayant au-dessus de sa porte la traditionnelle branche de houx qui indique une auberge. Cette maison était à une lieue environ de la frontière.

 

Venture en prit le chemin et y arriva en moins d’une demi-heure.

 

L’auberge était tenue par deux honnêtes montagnards, l’homme et la femme. La femme s’occupait de la maison, donnait à boire et à manger aux voyageurs. L’homme cultivait le jour quelques perches de terre et de vignoble. La nuit il se livrait à la contrebande.

 

Sur les deux versants des Pyrénées, la contrebande est si bien une profession qu’elle est tenue à honneur dans les classes populaires. On aime le contrebandier, autant et plus qu’à l’Opéra-Comique. L’homme lui prête sa carabine même, la femme le cache sous son lit, les enfants lui servent de guide, s’il vient à s’égarer.

 

On hait le douanier. S’il poursuit le contrebandier, on cherche à lui en faire perdre la trace. S’il vient blessé, sanglant, à demi mort frapper à une porte la nuit, on feint de dormir, et on ne lui répond pas.

 

Maître Venture, qui, nous l’avons dit, parlait le français et l’espagnol avec la même facilité, connaissait à fond ces mœurs-là.

 

Il frappa donc hardiment à la porte de la petite auberge.

 

La femme vint ouvrir et fut quelque peu étonnée de voir arriver chez elle, à cette heure matinale, un homme aussi bien et aussi chaudement vêtu. D’autant plus que Venture était à pied et paraissait venir d’assez loin. Mais le bandit posa un doigt sur ses lèvres d’une certaine façon significative, et la femme de l’auberge demeura persuadée qu’elle avait affaire à un contrebandier.

 

Venture entra dans l’auberge.

 

– La petite mère, dit-il à la femme, en espagnol, et jetant son manteau dans un coin, on ne bavarde pas chez vous ?

 

– Jamais, camarade.

 

Et la femme posa à son tour deux doigts sur sa bouche, ce qui était, pour le faux contrebandier, un signe maçonnique.

 

– Amigo ! ajouta-t-elle.

 

Venture ôta son paletot, comme il s’était débarrassé de son manteau. Puis il demanda un rasoir, que la femme se hâta de lui apporter, et il coupa ses favoris et sa barbe. Cela fait, il avisa, suspendues à une poutre, une veste, une culotte et des guêtres en drap brun, telles qu’en portent les paysans basques un peu aisés, et il demanda :

 

– Combien voulez-vous de tout cela, petite mère ?

 

Sans doute la cabaretière était habituée à vendre des vêtements aux contrebandiers qui avaient accroché les leurs aux broussailles, ou éprouvaient le besoin de se transformer complètement pour échapper à la vigilance des douaniers, car elle répondit sans aucune hésitation :

 

– Dix écus de France.

 

– Soit.

 

– Et les vôtres par-dessus le marché.

 

– Soit encore.

 

La cabaretière décrocha les habits et fit signe à Venture de la suivre. Elle le conduisit à l’étage supérieur, où l’on arrivait au moyen d’une échelle, et l’y laissa.

 

Dix minutes après, Venture redescendit vêtu en paysan basque, coiffé d’un béret rouge, et ayant mis dans sa ceinture son argent et la fameuse lettre qui avait coûté la vie à Murillo.

 

– Maintenant, dit-il en langue basque, car le drôle était né sur la frontière espagnole et se trouvait presque dans son pays, mettez la poêle au feu, ma petite mère, faites rissoler votre lard et sautez-moi une omelette dans le premier numéro.

 

La cabaretière alluma ses fourneaux, et bientôt Venture fut à table entre l’omelette au lard, le fromage de chèvre et une vieille bouteille de vin muscat.

 

Le bandit mangea comme un honnête homme qui n’a pas autre chose à faire. Le souvenir de l’infortuné Murillo ne lui arracha ni un soupir ni une larme, la pensée que sir Williams était encore de ce monde ne lui fit pas perdre un coup de dent. Il se fit servir du café, de l’eau-de-vie, fuma d’excellent tabac de contrebande et prolongea son repas pendant plusieurs heures, si bien qu’il était encore à table lorsque des claquements de fouet et le bruit lointain d’une voiture se firent entendre.

 

C’était la malle-poste.

 

Lorsqu’elle s’arrêta devant l’auberge, où postillons et conducteurs avaient coutume de faire une courte halte et de vider une bouteille, maître Venture était sur le seuil, avec l’air honnête et candide d’un brave montagnard qui a des affaires à Bayonne. Il avait un bâton sur l’épaule, et, au bout de ce bâton, un mouchoir noué en quatre, qui paraissait renfermer le léger bagage du voyageur.

 

– Avez-vous de la place ? cria-t-il, toujours en langue basque.

 

– Une, à côté de moi, dans le cabriolet, répondit le conducteur.

 

Malgré sa majestueuse corpulence, Venture saisit assez lestement la courroie qui sert de rampe à ces sortes de voitures, et il se hissa sur le cabriolet, où il y avait déjà un vieil Espagnol, qui portait une barbe grise et le costume de velours noir des artisans de Saragosse.

 

Le conducteur avala un verre de vin, remonta à son tour dans le cabriolet, et la malle-poste repartit.

 

– Eh bien ! dit alors Venture d’un ton jovial, quoi de nouveau, conducteur ? Il n’y a pas de bruit, en Espagne, pas de révolutions, pas d’émeutes ?

 

– Non, dit le conducteur ; mais, en revanche, nous venons de voir un homme pendu.

 

– Hein ? dit Venture.

 

– Un homme pendu, répéta le conducteur.

 

– Sur la route ?

 

– Non ; dans sa maison.

 

– Et où est-elle, sa maison ?

 

– À Corta.

 

– Oh ! je connais bien Corta, allez, fit Venture d’un air naïf, et la preuve, c’est que j’ai soupé, l’année dernière, chez le curé.

 

– Un bon vivant ! dit le conducteur.

 

– Ça ne serait pas lui, au moins…

 

– Oh ! non.

 

– Je connais des gens à Corta, poursuivit Venture. Est-ce que vous connaissez le nom du pendu ?

 

– C’était le directeur de la poste.

 

– Jésus Dieu ! s’écria Venture en se signant d’un air consterné, la Jambe-de-Bois ?

 

– Précisément.

 

– Et… il s’est pendu ?

 

– Cette nuit.

 

– Un si brave homme ! murmura Venture ; mais est-ce que vous êtes bien sûr de ça ?

 

– Très sûr, je l’ai vu.

 

– Mais pourquoi s’est-il pendu ?

 

– Ça doit être de chagrin.

 

– Qui sait ?… dit le bandit avec hardiesse, peut-être qu’on l’a pendu.

 

– Oh ! pour ça non, répondit le conducteur. Si on l’avait pendu, c’est qu’on aurait voulu le voler, et son tiroir était plein d’argent…

 

– Sont-ils bêtes ! pensa Venture. Allons ! décidément, je serai à Bayonne avant qu’on ait rien découvert.

 

Et il continua à s’apitoyer sur le sort de la Jambe-de-Bois, qu’il prétendait avoir beaucoup connu.

 

Quelques heures après, la malle-poste arriva à Bayonne. Venture y prit un potage et continua sa route pour Paris, où il arriva trois jours après, à la tombée de la nuit. Seulement, ce ne fut point en malle-poste qu’il fit son entrée dans la capitale.

 

À Étampes, Venture avait quitté ce véhicule pour un tilbury qu’il loua et qui le conduisit jusqu’à la barrière d’Ivry.

 

Pendant ce dernier trajet, notre homme s’était dit :

 

– Je n’ai pas promis à Rocambole d’arriver un jour plus tard ou plus tôt, et comme j’ai accompli lestement mon voyage, je vais me donner le temps de réfléchir jusqu’à demain. D’ailleurs, ajouta-t-il mentalement, sir Williams serait bien homme à faire surveiller les abords de mon garni, place Belhomme, et rien ne m’assure que je n’y serais point poignardé cette nuit même, à présent que j’ai la fameuse lettre. Sir Williams est homme à faire des économies.

 

Ce raisonnement n’était point dépourvu de justesse. Venture le corrobora par cette deuxième réflexion :

 

– Il est évident que j’ai bien fait, il y a sept jours, d’accepter la mission qu’on me donnait. Je n’avais pas le sou, et une affaire de cinq mille francs n’est pas à dédaigner. Mais ni sir Williams ni Rocambole n’avaient prévu que je trouverais vingt mille francs dans le sac qui renfermait la lettre. Or, vingt mille francs, c’est rond, et je pourrais bien avec cela me mettre à mon compte… Je vais garder la lettre jusqu’à demain.

 

Et Venture était descendu dans une auberge de la barrière, où il s’était fait servir à souper. Mais le bandit n’était pas homme à ne point s’occuper sur-le-champ de mettre ses vingt mille francs en sûreté, et, après son souper, il sortit de l’auberge.

 

– Je suis un peu loin de chez la veuve Fipart, se dit-il. La vieille demeure, depuis qu’elle est chiffonnière, à Clignancourt, derrière le Château-Rouge. Mais je vais prendre par la Villette et me payer un fiacre à l’heure. Elle a du bon, la veuve Fipart, et elle n’aime plus son petit Rocambole depuis qu’il la laisse dans la misère.

 

Venture se rendit à Clignancourt, renvoya son fiacre à la hauteur de Château-Rouge et se dirigea à pied vers un pâté de maisons à un seul étage, construites en vieux plâtras et en charpentes provenant des démolitions de Paris1, un assemblage de huttes malpropres et plus misérables à l’œil que le dernier hameau du plus pauvre pays de montagnes.

 

La veuve Fipart habitait, à l’extrémité de cette petite cité, une sorte de taudis composé d’une seule pièce au rez-de-chaussée. L’étage supérieur était un grenier à fourrages, appartenant à un nourrisseur.

 

Il était environ dix heures lorsque Venture arriva. Une lumière tremblotait derrière les carreaux huilés de la croisée et à travers les ais disjoints de la porte.

 

– La vieille est chez elle, pensa Venture.

 

Venture frappa à la porte.

 

– Entrez, dit de l’intérieur une voix affaiblie, la clef est sur la porte.

 

Venture tourna la clef et entra. La chambre où il pénétra n’avait d’autres meubles qu’une vieille table, deux chaises boiteuses et une sorte de grabat sur lequel une vieille femme était couchée : c’était la mère Fipart. La veuve Fipart, que Venture eût été fort étonné de retrouver dans son lit s’il avait assisté trois jours auparavant à son entretien avec Rocambole sous le pont de Passy.

 

La veuve Fipart ressuscitée !…

 

Mais Venture ne savait rien, et il se contenta de lui dire :

 

– Ah çà, tu es donc malade, toi, la maman ?

 

– C’est-à-dire que j’ai été morte, répondit-elle d’une voix si faible, qu’on eût dit celle d’un trépassé revenant à minuit du cimetière pour implorer les prières des vivants.

 

– Morte, oh ! c’te farce !

 

– Ce n’est point une farce. J’ai été morte deux heures.

 

– Est-ce que tu es folle, la vieille ?

 

– Demande à ce brigand de Rocambole.

 

– Rocambole !… exclama Venture, qui tressaillit des pieds à la tête.

 

– Oui, c’est lui qui m’a étranglée.

 

– Étranglée !…

 

– Et jetée à la Seine.

 

– Foi de Jonathas ! je crois que tu perds la boussole, la vieille.

 

– Je l’ai perdue… un moment, murmura la veuve Fipart, qui crispa ses poings amaigris, mais je l’ai retrouvée.

 

– Tu as donc revu Rocambole ?

 

– J’ai senti ses doigts à mon cou, et ils serrent fort…

 

– Mais où ? quand ?

 

– Il y a trois jours, sous le pont de Passy.

 

Et la veuve Fipart, après avoir raconté à Venture ce que nous savons déjà de sa rencontre fortuite avec le faux marquis de Chamery, continua en ces termes :

 

– Quand le monstre m’a eu serré le cou, j’ai perdu connaissance et il faut présumer qu’il m’a crue morte, puisqu’il m’a jetée à l’eau. Il paraît qu’il y avait une barque sur la Seine, un bachot qui venait de Saint-Cloud et qui m’a repêchée.

 

– Comment ! dit Venture, tu n’es pas allée au fond ?

 

– Non, mes jupons m’ont soutenue d’abord, et puis le froid m’a fait revenir à moi et j’ai crié au secours. Le bachot n’était pas loin ; un homme s’est jeté à la nage et m’a repêchée.

 

– Tu as de la chance ! dit Venture.

 

– Pendant un moment, j’ai été si étourdie que je n’ai pas su où j’étais.

 

– Et puis, interrompit Venture, tu t’es souvenue et tu as dénoncé Rocambole ?

 

– Pas si bête ! dit la veuve Fipart.

 

– Tu l’aimes donc toujours, ce brigand ?

 

– Oh ! non, par exemple.

 

– Eh bien ! alors…

 

– Es-tu simple, mon pauvre Venture !… Puisque Rocambole m’a étranglée, moi, sa mère adoptive, moi, la maman Fipart à son Rocambole chéri, c’est qu’il me craignait, le drôle.

 

– Tiens ! c’est juste.

 

– Et s’il me craint, c’est que je peux lui faire du mal, et que nous pourrions compter…

 

– Eh ! eh ! dit Venture, tu as de la sorbonne, la vieille.