La Disparue de Shamhain - Christelle Rousseau - E-Book

La Disparue de Shamhain E-Book

Christelle Rousseau

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  • Herausgeber: Libre2Lire
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Au décès de son mari, Cassie Nolan retourne chez elle en Irlande, à Inis Mòr, dans l’archipel des îles d’Aran, battu par les vents.
C’est le mois de Samhain. Cette fête marque le début et la fin de l'année celtique, et annonce le début du Temps Noir.
En effet Samhain n'appartient ni à l'année qui se termine, ni à celle qui commence : c'est un jour en dehors du temps qui permet aux vivants de rencontrer les défunts.
Dans la maison familiale, elle va découvrir le journal intime d'une jeune fille, Abby, disparue sans laisser de traces quarante ans plus tôt à la même période. Cassie ne va avoir de cesse de découvrir ce qui est arrivé à cette jeune fille. Cette obsession va la mener à déterrer un secret de famille qui mettra à mal toutes ses convictions.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1974 en région parisienne, mère de trois garçons, Christelle Rousseau habite dans l'Aude depuis près de dix ans. Passionnée par l’écriture, l’Histoire et la Criminologie, elle est passée maître dans l'art de ciseler ses récits dans des romans construits, surprenants et très addictifs…

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Seitenzahl: 310

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Christelle ROUSSEAU

La Disparuede Samhain

Roman

Cet ouvrage a été composé en France par Libre 2 Lire

www.libre2lire.fr – [email protected], Rue du Calvaire – 11600 ARAGON

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN papier : 978-2-490522-53-8ISBN Numérique : 978-2-490522-54-5Dépôt légal : 2019

© Libre2Lire, 2019

UN

Je suis arrivée à Galway sous une pluie battante. Cela fait maintenant plus d’une demi-heure que je tourne dans cette ville que je ne reconnais plus. En plus des trombes d’eau qui s’abattent sur la voiture dans un bruit assourdissant, les essuie-glaces font des caprices et ne parviennent plus à en chasser toute l’eau. Pour arranger le tout, la nuit est tombée et il fait vraiment sombre.

Passablement énervée, j’ai juste envie de crier. Je me gare sur l’une des places de parking qui sont libres et attends que le déluge veuille bien s’arrêter. À l’intérieur du véhicule, je fulmine et donne un grand coup de poing dans le volant ce qui a pour résultat d’actionner le klaxon. Je hurle à pleins poumons. Je n’ai vraiment pas besoin de ça ! Cette tempête m’enfonce encore plus dans mon marasme, dans ma tristesse. Mon attention est soudain attirée par des silhouettes qui se dirigent en courant vers ce qui semble être un pub. Je me masse les tempes, espérant que ce geste calme un peu la tension qui commence à s’accumuler dangereusement depuis les jours précédents. Je crois que je vais suivre l’exemple de ces courageux qui osent braver l’orage. Je n’ai pas d’autre choix si je veux trouver l’endroit dans lequel j’ai loué une chambre pour la nuit. Il est hors de question que je dorme dans ma voiture, surtout après ces dernières heures.

*

Le voyage depuis Paris a été éprouvant. La traversée épouvantable. La mer s’est déchaînée d’un coup. Assise dans l’un des fauteuils du salon du ferry, je regarde les flots avec une sorte de fascination enfantine. J’ai toujours aimé tout ce qui se rapportait à l’océan et son côté sauvage.

Le bateau s’est mis à tanguer dès que nous avons quitté le port, mais je ne m’en suis pas rendu compte immédiatement. Rapidement, les vagues se sont creusées, tapant sans répit sur la coque et les vitres. J’ai vite eu la sensation d’être ballottée de droite à gauche et de haut en bas, comme un vulgaire fétu de paille. Heureusement que j’ai le pied marin ! Le ferry montait et descendait comme s’il se trouvait sur des montagnes russes. J’entendais le sifflement du vent à l’extérieur. J’ai jeté un coup d’œil amusé aux autres passagers. La plupart étaient blancs comme des linges. En fait, je n’exagérerais pas si je disais qu’ils viraient plus vers le gris, légèrement verdâtre. Ils n’en menaient pas large ! Les stewards et les hôtesses faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour rassurer les pauvres voyageurs qui luttaient pour garder leur déjeuner dans leur estomac.

— Vous savez, les tempêtes ne sont pas rares en cette saison. Ne vous inquiétez pas.

Le tout était récité avec ce que j’appelle un sourire commercial collé aux lèvres. Une vraie pub pour dentifrice avec en toile de fond le naufrage du Titanic ! La voix du commandant de bord s’est alors fait entendre, me sortant de la torpeur dans laquelle les remous m’avaient peu à peu plongé. La voix nasillarde a annoncé que la traversée entre Calais et Galway risquait d’être assez mouvementée en raison d’un gros coup de vent. J’ai souri d’un air moqueur. « Non ? C’est vrai ? Nous n’avions pas remarqué ! » Sans m’en rendre compte, j’ai fait le commentaire à voix haute, au moment où une hôtesse tente de remonter l’allée, le plus dignement possible, en évitant au maximum de se retrouver par terre. Elle m’a fusillé du regard. J’ai alors fait mine de ne rien avoir aperçu. Quelques secondes après, un creux de vague m’a fait renverser du café sur mon blouson. Heureusement qu’il était noir ! En râlant, je me suis dirigée vers les toilettes pour nettoyer les dégâts. Plus tard, lorsque la mer s’est enfin légèrement calmée, j’ai décidé de prendre un peu l’air. Cramponnée au bastingage, je regardais le ferry fendre les flots encore bien déchaînés. L’eau était sombre, presque ténébreuse par endroits. Je retournais à Inis Mòr, la plus grande des îles d’Aran d’où j’étais originaire. C’était par ailleurs la période la moins accueillante de l’année.

Je n’y suis pas revenue depuis longtemps, pourtant j’aime cet endroit. Par moments, je me souviens que gamine, je lisais les contes de Grimm assise au pied de l’un des nombreux murets de pierres noires qui couvrent la lande. Le décor se mariait plutôt bien avec ma lecture et j’imaginais sans peine le cortège de sorcières, de spectres que recelaient les histoires, se balader dans le paysage sauvage d’Irlande. Les légendes sont abondantes à Inis Mòr, mais je n’ai jamais cru à ces histoires de bonne femme destinées aux rares touristes qui viennent se perdre pendant la période d’Halloween sur notre île. Ils espèrent souvent se faire des frayeurs, tomber nez à nez avec une faerie ou un leprechaun. Arrivée à Galway, le grain ne s’est pas calmé, bien au contraire. C’est tout le charme de l’Irlande au mois d’octobre.

*

Je soupire tout en faisant la moue. Avec ces trombes d’eau, j’ai l’impression que le pub se trouve à des kilomètres de ma voiture. Il va quand même falloir que je me décide à sortir. Je rabats ma capuche sur ma tête, attrape mon sac à dos et pique un sprint jusqu’à l’enseigne lumineuse. En quelques secondes, je suis trempée jusqu’aux os. Je pousse la porte sans doute un peu trop brusquement, et à mon apparition, tous les clients se tournent d’un coup vers moi. Je vois alors une trentaine de paires d’yeux qui se braquent sur moi. Je me sens devenir écarlate. Moi qui voulais passer inaperçue, c’est complètement raté ! Gênée, dansant d’un pied sur l’autre et dégoulinante d’eau, j’ai la sensation d’avoir fait une entrée fracassante.

— Salut ! Dis-je, en secouant la main droite en guise de bonjour.

Je ne sais pas trop quoi dire de plus intelligent. Je me sens un peu idiote de m’être fait remarquer ainsi. J’essuie mes chaussures sur le grand tapis, frotte mon imperméable pour ôter l’excédent de pluie, puis m’approche du comptoir. Je salue l’individu derrière le bar qui semble être le propriétaire des lieux et commande un thé.

— Dia duit ! Me lance l’homme, qui sert une pinte à l’un des clients.

Le propriétaire est un colosse roux aux épaules larges comme celles d’un bûcheron, mises en valeur par une chemise en denim. D’après ce que je peux voir, il a tout du joueur de rugby. Comme disait ma grand-mère, ce garçon est une véritable armoire normande ! Je le regarde un peu ahurie, alors qu’il pose devant moi une tasse fumante. Je n’ai absolument rien compris à ce qu’il vient de me déclarer.

— Je vous demande pardon ?

Le géant éclate de rire.

— Oh, vous, vous n’êtes pas du coin ! Vu votre accent, je dirai que vous avez quitté le pays il y a un petit moment !
— C’est à peu près ça, oui.

Je ne m’étends pas sur le sujet. Je n’en ai pas vraiment envie et surtout à un parfait inconnu.

— Je viens de vous souhaiter le bonjour en gaélique, m’explique-t-il un sourire moqueur aux lèvres. Si vous comptez rester dans le coin, il va falloir vous y faire. Vous êtes en vacances ? Ce n’est pas la meilleure saison pour ça.
— Non, en fait, je m’installe dans la région, mais pour le moment, je cherche à rejoindre le Black horse. J’y ai réservé une chambre.

Des rires fusent alors dans le pub. Je comprends immédiatement que j’ai encore dû dire une bêtise, assez hilarante, vu les réactions.

— Eh, ma petite dame ! Faudrait voir à vous payer des lunettes !
— Ah ? Et pourquoi ?
— Vous y êtes ! M’annonce le patron en me tendant une boite d’allumettes avec le nom et le logo de l’établissement.

Tout à coup, je me sens vraiment stupide. Les autres consommateurs sont franchement morts de rire. J’ai comme l’impression que mon retour au pays va être plus compliqué que prévu. Si à peine arrivée, je me fais remarquer de la sorte, je vais passer pour la rigolote de service ! Pourtant, ce n’est pas mon état d’esprit en ce moment, je dirais même que c’est tout le contraire.

— Votre nom ?
— Cassie Nolan.
— Et vous vous installez à Galway ?
— Non. Sur l’île d’Inis Mòr.

Un silence de mort remplace instantanément les rires moqueurs. Je jette un regard interrogatif. J’ai la sensation d’avoir fait une bourde, encore une fois. Le patron me considère l’air inquiet.

— Vous avez envie de vous faire peur pour Samhain ?
— Samhain ? C’est quoi ? Une spécialité de votre cuisinier ? Certes, je suis irlandaise, mais le gaélique m’est totalement inconnu.
— Mais vous débarquez d’où ? C’est ce qu’on appelle en général Halloween !
— Merci pour l’info ! Est-ce que je peux avoir ma clé s’il vous plaît ? Ou faut-il que j’attende qu’un farfadet me l’apporte ?

Le géant me fusille du regard, avant de disparaître vers le bureau. Lorsqu’il revient en me tendant le trousseau, je manque de m’étouffer de rire quand je remarque que le porte-clés représente un lutin et son chaudron rempli de pièces d’or.

— Il y a quelqu’un pour m’aider à trouver ma chambre ?

Je sais, c’est culotté, mais pendant que j’y suis, autant continuer à m’enfoncer encore plus.

Paddy, puisque c’est ainsi que l’appellent les autres clients, semble examiner la question d’un air sérieux, tout en tirant une pinte de bière, lentement, avec des gestes précis.

— Pas besoin, ma petite dame. Ici, tout le monde trouve son chemin tout seul !
— Et même bourré ! Lance une voix que je n’arrive pas à situer.

Paddy pose le verre puis reviens vers moi.

— Nous ne sommes pas au Ritz, alors il va falloir vous débrouiller toute seule. Et puis avec ce foutu grain, j’ai pas mal de clients !
— Indiquez-moi au moins où elle se trouve. Je ne vous demande pas non plus de me faire un dessin, mais juste me le dire !

Le patron m’adresse un franc sourire. Je comprends soudainement qu’il n’y a aucune méchanceté, mais qu’il est vraiment submergé de travail.

— Ne vous énervez pas ! Prenez l’escalier, c’est au premier étage.
— Merci. Je suis désolée, je n’aurais pas dû m’emporter. La journée a été très compliquée. Je suppose que vous n’avez rien à manger ?
— Si vous avez la patience d’attendre un peu, je vous ferai un sandwich.

Quelques minutes plus tard, j’ouvre enfin la porte de ma chambre. L’endroit n’est pas très spacieux, mais propre et joliment décoré. Un lit double avec un édredon en patchwork, une coiffeuse en bois surmontée d’un immense miroir. La salle de bains jouxte la pièce Lavabo, cabine de douche, w-c, tout est impeccable. Pas un seul grain de poussière. Je pose mon sac dans un coin. J’ai besoin de me détendre. L’eau brûlante me fait un bien fou. La tristesse est toujours là, bien ancrée dans mon cœur, mais au moins, physiquement, je me sens un peu mieux. J’enfile un survêtement au moment où quelqu’un frappe à la porte. C’est Paddy qui m’apporte mon dîner. Un énorme sandwich à la dinde, une théière pleine et une part de tarte aux pommes. Je le débarrasse en le remerciant sincèrement. Je meurs de faim !

J’attrape mon ordinateur et tout en mordant dans mon casse-croûte, je tape « Samhain » dans le moteur de recherche. Je clique sur un site concernant la mythologie celtique et entreprend la lecture.

« Samhain est une fête celtique qui marque le début et la fin de l’année celtique et annonce le début du temps noir. Ce jour n’appartient ni à l’année qui se termine, ni à celle qui commence. Samhain est un jour à part, hors du temps, qui permet aux vivants de rencontrer les défunts. Il permet aux défunts de retrouver les lieux et les personnes qui leur sont chers. Dans la nuit du trente et un octobre, les fêtes celtes commencent à la tombée de la nuit. On croit que le monde des morts, des fées et des sorcières entre en contact avec celui des vivants. C’est pourquoi on laisse la porte des maisons entrouvertes et une place à table. On met des lanternes sur les chemins pour les guider. Les âmes des défunts reviennent errer autour des maisons des vivants. »

Une petite icône apparaît dans un coin de l’écran. J’ai reçu un mail. Je clique dessus et je prends connaissance du message. Mes yeux se remplissent de larmes. Je referme l’ordinateur et vide ma tasse de thé. Je me ressaisis, fini mon repas et redescends le plateau au bar. C’est tout de même la moindre des politesses. Il est encore tôt, mais je préfère me coucher. Les prochains jours vont être éprouvants et j’ai besoin de dormir.

DEUX

Inis Mòr. Iles d’Aran

La silhouette avance rapidement dans la lande.

La lune est cachée par les lourds nuages qui roulent dans le ciel et charrient des litres d’eau. Le terrain est glissant. Cependant, il continue de progresser aussi vite. En face, les contours imposants du Dun Aengun se découpent dans le noir. Le « fantôme » se déplace droit devant lui, s’éclairant à l’aide d’une puissante lampe torche. Il connaît l’endroit comme tous les habitants de l’île. Néanmoins, il ignorait l’existence des souterrains jusqu’à ce qu’il en entende parler. Bien sûr, les gens en discutaient comme d’une légende, mais sa découverte prouve que tout cela était la pure vérité. Il y a au moins une personne qui était au fait de l’authenticité, vu son implication.

Arrivé devant le fort, il ralentit, aux aguets. L’endroit est dangereux. Un faux pas, un manque d’inattention et il risque de faire une chute vertigineuse du haut de la falaise. La tempête fait rage et il entend distinctement le rugissement des vagues s’écrasant sur les rochers quelques mètres plus bas. Sa poitrine lui fait mal. Un tiraillement désagréable qui lui rappelle ce que le médecin lui a dit. Ménagez-vous. Vous oubliez trop souvent que vous avez le cœur fragile !

Soudain, un frisson lui parcourt l’échine. Il a la sensation que quelqu’un approche. L’homme éteint sa lampe et s’accroupit derrière l’un des nombreux murs qui se dressent autour du monument. Après plusieurs minutes qui lui semblent durer une éternité, il se rend compte qu’il n’y a personne. Pourtant, la présence est toujours là.

— Qui est là ? Il y a quelqu’un ?

Comme il s’en doutait, seuls les hurlements du vent lui répondent. Il rallume sa torche et se dirige rapidement vers la triple enceinte qui entoure le fort. Il s’arrête devant une porte invisible pour qui ne connaît pas les lieux. Il sort un trousseau de clés. Le cliquetis brise le silence et la poterne s’ouvre dans un grincement couvert par le fracas des vagues contre la falaise. L’emplacement est bouclé la nuit afin d’éviter les squatters. Certains choisissaient l’endroit comme un lieu de culte satanique. La municipalité avait donc adopté des dispositions pour fermer le fort le soir, mais son « employeur » avait pris soin de lui fournir un double des clés.

À l’intérieur, l’obscurité est totale. L’homme braque la lampe sur les pierres qui jonchent le sol. Il étouffe un juron. C’est la première fois qu’il met les pieds à l’intérieur du Dun Aengun. Peu de monde connaît l’existence de ces souterrains. Lui l’a appris par hasard, lors d’investigations. La personne qui a fait appel à ses services lui a demandé d’explorer le monument à la recherche d’un endroit où l’on aurait pu cacher un corps. Certes, la requête est un peu extravagante, mais une mission payer rubis sur l’ongle ne se refuse pas, bien au contraire. Il a donc passé de longues après-midi dans les archives d’Inis Mòr et de Galway pour en apprendre le plus possible sur la zone, jusqu’à découvrir l’existence de galeries dissimulées.

Le tunnel est glacé et humide. Il continue d’avancer en tenant sa torche devant lui. Il bifurque sur la droite. Il doit se montrer prudent, le terrain est jonché de pierres. Ses pas résonnent sous la voûte. Il est transi de froid, il grelotte, cependant, il transpire quand même à grosses gouttes. Instinctivement, il sait qu’il touche au but. Soudain, il débouche dans une immense alcôve. Des murs de roche nue, un sol pavé, et au milieu, un sarcophage. Il s’approche doucement, comme pour ne pas déranger l’occupant des lieux. Sur les parois, des inscriptions en gaélique irlandais. Il les prend en photo à l’aide de son téléphone. Il sait qu’il aurait dû prendre son appareil photo, mais ne sachant pas comment les lieux étaient disposés, il n’avait pas voulu s’encombrer inutilement. Il prend également de nombreuses notes, son rapport doit être sans lacunes. Son client s’est montré très exigeant. Une grande croix celtique est gravée sur la dalle supérieure. Il se retient de hurler de joie. Il a enfin trouvé ce qu’il cherchait. Après avoir visité tous les endroits d’un genre identique qu’il y a sur l’île, il en est maintenant certain. Son client va être vraiment satisfait. Il se focalise à présent sur les inscriptions les plus récentes, celles que le temps a le moins érodées. Dès qu’il a terminé, il ressort par le même chemin que celui de l’aller. Il exulte. Non seulement le salaire pour cette mission est largement supérieur à ce qu’il gagne d’ordinaire, mais s’il s’avère qu’il a découvert le bon emplacement qui de plus, semble intact. La prime en sera d’autant plus intéressante. Il remonte à la surface avec un certain soulagement. Certes, il est satisfait de ses recherches, mais se savoir à plusieurs mètres sous terre reste tout de même angoissant. Il accélère le pas et se retrouve enfin à l’extérieur, devant l’entrée du Dun Aengun. Il avale avec délectation une longue goulée d’air frais. L’atmosphère viciée des souterrains lui a laissé un goût amer dans la bouche. Sa lampe de poche s’éteint subitement, l’abandonnant dans l’obscurité la plus totale.

— Eh merde !

Il secoue l’objet dans tous les sens. En vain. Il est dans le noir, sans aucun point de repère, avec d’un côté la lande, et de l’autre, les hautes falaises qui plonge à-pic dans l’océan. Le bruit du ressac est couvert par les hurlements du vent. Impossible de savoir dans quelle direction se trouve le village. Hors de question de s’éterniser dans cet endroit. Il se remet en route, avançant prudemment, espérant être dans le bon sens. De temps à autre, il rallume sa lampe, histoire de voir si elle fonctionne de nouveau. Au bout de quelques mètres, persuadé d’être sur la bonne voie, il presse le pas. C’est le bruit des vagues qui lui fait soudain comprendre qu’il s’est trompé, mais il est trop tard.

Une lumière vive l’éblouit brusquement. Il sent une poussée brutale le projeter en arrière. Le sol se dérobe sous ses pieds. Il n’a pas le temps d’avoir peur. Il ressent juste une violente douleur dans la poitrine, puis plus rien.

TROIS

Paris, une semaine plus tôt.

J’ai donné rendez-vous à ma meilleure amie Charlotte dans l’un des nombreux cafés du quartier de la Huchette. J’ai toujours apprécié ce coin vivant, en mouvement. Bloqués entre Saint-Michel et Saint-Germain des prés, les touristes côtoient les riverains. Les petits restaurants proposent tous des menus plus ou moins exotiques, mais c’est ce qui fait le charme de cet endroit.

Charlotte ouvre d’immenses yeux en entendant la nouvelle.

— Où est-ce déjà ?
— Dans un village, sur l’île d’Inis Mòr, en Irlande.

Mon amie continue d’écarquiller les yeux. Elle semble ne pas comprendre ce que je viens de lui annoncer, avale une gorgée de vin, puis éclate de rire.

— Toi ? Tu vas aller t’enterrer sur une île…

Elle s’interrompt en se rendant compte que le terme qu’elle vient d’utiliser n’est pas vraiment celui qui convenait le mieux.

— Oh pardon Cassie ! Je ne voulais pas…
— Ce n’est pas grave. Ne t’inquiète pas. Effectivement, je retourne chez moi. Tu sais bien que je suis originaire de là-bas !
— Oui, d’accord, je suis au courant et ton petit accent me le rappelle tous les jours. Mais depuis le temps que tu es installée à Paris, te retrouver sur une île perdue au milieu de nulle part et entourée de moutons, ça risque d’être radical comme changement !

Parisienne jusqu’au bout des ongles, Charlotte n’a quasiment jamais quitté la capitale. Pour elle, se rendre dans l’un des départements limitrophes est un peu comme partir pour un safari. Elle est hors de sa zone de confort.

— Je sais ça semble idiot, à première vue, mais comprends-moi. J’en ai vraiment besoin. Il faut que je rentre chez moi.

Noyée dans mon chagrin, je ne me suis pas rendu compte que j’ennuyais Charlotte à lui vanter les vertus de l’air pur de l’Irlande, que la région de Galway est d’une splendeur incroyable, que j’étais heureuse de pouvoir y retourner. Elle a beau être ma meilleure amie, mais pour le coup, elle n’en a vraiment rien à faire. Elle qui ne jure que par ses escarpins et ses tailleurs haute couture, les chemins rocailleux et les moutons dans les pâturages irlandais sont pour elle de l’authentique science-fiction. Charlotte ne vit que pour le côté surfait et totalement superficiel de la Capitale. Les magasins des grands couturiers et les boîtes de nuit à la mode sont toute sa raison de vivre.

N’y tenant plus, mon amie éclate soudainement d’un rire moqueur qui me stoppe net dans mon discours. Je remarque immédiatement à son regard qu’elle n’en a vraiment rien à faire de ce que je lui raconte.

— Si tu as quelque chose à me dire, ne te gênes pas, lui déclare-je d’un air, à la fois peiné et en colère.

Je suis effectivement remontée contre elle, par son comportement. Jamais je ne me serais permis de la traiter avec autant de désinvolture. Même lorsqu’elle me rebat les oreilles avec son prince charmant du moment ou lorsque je la console parce qu’elle vient de se faire larguer. Elle s’apprêtait à porter son verre de vin blanc à la bouche, mais ma remarque semble la choquer. Elle me regarde en papillonnant des yeux de façon innocente puis fait une moue enfantine.

— Mais ma chérie, je… Pourquoi tu le prends comme ça ?

Elle avale une gorgée de sauvignon, histoire de se donner une certaine contenance. Je constate qu’elle a blêmi sous son épaisse couche de fond de teint. Elle semble ne plus savoir quoi dire. Je pense qu’elle s’est rendu compte que son comportement est un peu déplacé au vu des circonstances. Un serveur fait son apparition à quelques tables de la nôtre. Elle s’empresse de lui faire signe pour qu’il s’approche. Elle lui commande un autre verre qu’il lui apporte quelques minutes plus tard et je remarque qu’il en profite pour lui donner un papier sur lequel est inscrit ce qui ressemble à un numéro de téléphone. Charlotte se dépêche de le glisser dans son portefeuille, tout en gratifiant le garçon de café d’un clin d’œil discret. De mon côté, je rumine tout en triturant ma salade à laquelle j’ai à peine touché. Un silence glacial s’est installé entre mon amie et moi. Heureusement que l’endroit est bondé, car sans le brouhaha ambiant, on entendrait une mouche voler ! Après avoir vidé son verre, un peu rapidement, elle me fixe avec un air de chien battu.

— Je suis désolée, mais l’Irlande, dans l’état dans lequel tu es ! Tu penses que c’est réellement une bonne idée. Surtout Inis Mòr ! D’après ce que j’ai vu sur Internet, c’est vraiment perdu au milieu de nulle part. Compte tenu des derniers évènements, tu aurais besoin d’être entouré, tu ne crois pas ?
— Non, je t’assure. Je n’aspire qu’à retourner chez moi et je veux enterrer Andrew chez nous.
— Ça fait combien de temps que tu n’es pas revenu chez toi ? Vingt ans ?

Je m’enfonce dans mon siège, l’air renfrogné.

— Pas tout à fait, plutôt dix en fait, mais je ne vois pas en quoi cela te dérange. Il n’y a pas de date de péremption pour rentrer chez soi à ce que je sache. Et puis, nous y sommes retournés très souvent en vacances !
— Oui, en vacances ! Ce n’est pas la même chose que d’y vivre. Tu as perdu l’habitude. Et puis, qu’est-ce tu vas y faire ? Élever des moutons ?

Je hausse les épaules sans répondre. Je ne comprends pas pourquoi elle me pose la question. Je travaille pour elle, du moins pour l’un de ses journaux. J’écris dans une revue mensuelle, sur les femmes dans l’Histoire, et j’ai également de nombreux projets en cours dont un roman. Charlotte ne peut pas s’empêcher de m’adresser un sourire condescendant et ça me fiche en colère. Non, mais à quoi elle pense ? Que je vais errer seule, à la nuit tombée, dans la lande, en m’éclairant à l’aide d’une lampe-tempête ? Que je vais hurler à la mort tout mon désespoir au milieu de nulle part ou au bord d’une falaise ?

— Je vais enterrer mon époux et ensuite je reprendrais le cours de ma vie, en Irlande. Chez moi, Charlotte, tu saisis. Mais j’ai la nette impression que cela te passe largement au-dessus de la tête.

Je farfouille dans mon sac, en sors mon portefeuille et jette quelques billets pour l’addition. Je me lève tranquillement, en essayant de ne pas m’effondrer en larmes. Me tournant vers Charlotte qui me suit du regard sans comprendre je décide de lui asséner ses quatre vérités.

— Tu es ma meilleure amie, mais j’ai l’impression que tu es coincée dans ton petit univers étriqué. Tu ne vois rien d’autre que le dernier sac à la mode ou les escarpins qu’il faut absolument se procurer. Cependant, si l’on t’enlève tout cela, tu n’as plus rien. Tu es une coquille vide, Charlotte, rien de plus ! Une personne égocentrique, persuadée que le monde tourne autour d’elle.

Au moment où je prononce cette phrase, je remarque qu’elle est vraiment méchante, voire mesquine. Mais franchement, au plus profond de moi, c’est exactement ce que je ressens. Ces derniers jours, je me suis rendu compte que je côtoyais Charlotte pour avoir une amie, pour ne pas être seule afin de ne pas sombrer. Cependant, il faut être honnête. Je n’ai pas trouvé le réconfort dont j’avais vraiment besoin. En fait, son unique préoccupation était de savoir comment j’allais m’habiller pour les funérailles. À l’écouter, j’avais l’impression qu’elle préparait un défilé de mode haute couture plutôt qu’une messe à la mémoire d’Andrew. C’est ce détail qui m’a définitivement convaincu d’enterrer Andrew à Inis Mòr et de m’y installer pour de bon. Cette vie superficielle n’est vraiment pas pour moi.

Je n’attends pas qu’elle me réponde et tourne les talons. Je me dirige vers le boulevard Saint-Michel où je cherche un taxi. Il faut que je rentre. Mais forcément, il n’y en a pas un seul de disponible. À croire que tous les Parisiens ont décidé de prendre ce mode de transport. Pour couronner le tout, une pluie fine se met à tomber, s’ajoutant à mon cafard. J’ai soudainement l’impression d’être espionnée, comme si quelqu’un me suivait depuis le restaurant. Je m’arrête, pivote sur moi-même, prête à sortir ma bombe lacrymogène de son sac. Je sens une crise d’angoisse arriver, lorsque je découvre Charlotte en face de moi.

— Ah c’est toi !

Je ne suis pas franchement heureuse de la voir, mais je n’ai pas non plus envie de faire un scandale en pleine rue. Je suis peut-être Irlandaise, mais je sais me tenir.

— Oui. Écoute, je suis désolée. Je n’ai pas à juger de ce que tu fais de ta vie, surtout en ce moment. Tu veux retourner chez toi, c’est tout à fait normal. Mais comprends-moi, je vais perdre ma meilleure amie !
— Je sais et je te présente mes excuses. Je t’ai dit des horreurs. Je me sens idiote. Je n’aurais pas dû m’emporter ainsi. Ce n’est vraiment pas sympa de ma part. Je reconnais que j’y suis allé un peu fort.

Charlotte se met à rire.

— C’est vrai, tu as légèrement pété les plombs ! Mais dis-moi, tu vas réellement partir ? Tu en es certaine ?
— Oui, c’est inévitable. Ici, je suis coincée. Sans Andrew, je n’ai aucune raison de rester. Financièrement, je suis à l’aise et je ne me sens plus à ma place. Mais ne t’inquiète pas pour ta rubrique. Je peux continuer à bosser depuis Inis Mòr.
— Ce n’est pas le plus important. Je trouverai une autre chroniqueuse s’il le faut. Bien sûr, elle ne sera pas aussi douée que toi, mais je ferai avec !

Je reconnais bien là Charlotte, tenter de faire revenir les gens sur leurs décisions en les culpabilisant.

— Si tu as besoin de te retrouver, de te reconstruire, c’est normal. Alors, prends soin de toi et je ne demanderai qu’une chose.
— Quoi ? Vas-y expliques.

Je dois avouer qu’elle pique un peu ma curiosité. Charlotte n’est pas du genre à solliciter quoi que ce soit, en général elle exige.

— Envoie-moi l’un de ces fabuleux pulls irlandais dont ils ont le secret.

C’est à mon tour d’éclater de rire. Connaissant mon amie, elle serait tout à fait capable d’en faire le dernier article à la mode ! Cependant, je ne suis pas dupe. Je vois bien que son enthousiasme n’est pas entièrement sincère, mais c’est mieux que de se quitter sur une dispute.

— Je t’enverrai des pulls, des tonnes de photos du cottage et des célibataires de la région. Peut-être que tu trouveras un bel irlandais à ton goût !

Un taxi s’arrête à ma hauteur. J’ouvre la portière, embrasse mon amie. Je sais qu’elle va me manquer, mais j’ai besoin de partir.

Je vois Charlotte, suivre des yeux la voiture qui disparaît dans le flot d’automobiles. Je colle ma tempe contre la vitre et laisse mon esprit vagabonder. J’essaie de me souvenir de la maison de Kilronan. Elle est très jolie, cosy, à l’écart du village. Un véritable retour aux sources. Néanmoins, avant toute chose je dois continuer de m’occuper du rapatriement du corps d’Andrew, j’aviserai ultérieurement. Je quitte la France dans trois jours. Le cercueil m’attend à Calais avec le reste de mes affaires. Plusieurs de mes amis, dont Charlotte, ont bien tenté de me dissuader de partir et de vendre le cottage, mais j’ai toujours refusé. C’est dans cet endroit qu’Andrew et moi avons vécu, c’est là que j’ai grandi. C’est ma terre.

QUATRE

Arrivée sur Inis Mòr, je descends d’un pas peu assuré, la passerelle qui conduit jusqu’au débarcadère. Je suis frigorifiée et je serre les bras contre ma poitrine. Mon sac de voyage est posé par terre, à côté de moi. Je m’assois quelques minutes dessus et ferme les yeux. Lorsque je les ouvre de nouveau, je distingue à peine les silhouettes autour de moi. Tout est flou et pour cause. Je suis en pleurs.

Plusieurs personnes s’arrêtent et me demandent gentiment si tout va bien, si j’ai besoin d’aide. Je me sens honteuse de réagir ainsi. Je remercie ces inconnus de leur sollicitude, sèche mes larmes et me lève. Je suis vide, éteinte. Quelques fois j’oublie qu’Andrew n’est plus là et quand je reviens à la réalité, le chagrin s’abat brutalement sur moi. À chaque fois, c’est comme un coup de poing reçu en plein estomac. Ça me plie en deux, me coupe le souffle. Je ne reverrai plus jamais mon mari. Il est mort. Mes larmes réapparaissent dès que tous les passagers sont sortis du ferry et que le cercueil d’Andrew émerge de la soute, porté par quatre hommes d’équipage. Je n’ai pas remarqué l’employé des pompes funèbres qui m’attend à quelques mètres. Il s’approche de moi et après avoir discrètement toussoté afin de signaler sa présence. Il me présente ses condoléances d’un air sincèrement désolé. Je ne pense pas que c’est la mort d’Andrew qui l’afflige après tout, c’est son boulot. Je suis plutôt persuadée que c’est mon attitude de chien battu, mon chagrin incontrôlable qui lui a fait pitié. D’une voix douce, il m’explique que les funérailles auront lieu le lendemain et que le cercueil sera entreposé chez le médecin du village pour la nuit.

Je récupère la voiture que j’ai louée, le temps que la mienne arrive de France, et prend la direction du cottage. Il est déjà tard. Je suis épuisé et la journée de demain risque d’être éprouvante. La maison familiale se situe à quelques kilomètres de la bourgade, au milieu de la lande. Le vent a encore forci et j’ai hâte d’arriver. Les rafales sont si violentes que je sens l’automobile dévier de sa trajectoire. Les mains crispées sur le volant, j’avance au pas. Enfin, au bout de quelques minutes, j’aperçois avec soulagement le cottage apparaître. Je me gare devant la porte d’entrée, attrape mes sacs posés à côté de moi et m’extirpe du véhicule. Je n’ai qu’une envie, me coucher, et dormir. Demain, la journée risque d’être très éprouvante.

À l’intérieur, les volets sont clos, il fait sombre. J’avance doucement, comme si j’avais peur de déranger quelqu’un. Les meubles sont recouverts de draps blancs pour éviter l’accumulation de poussière. Sur la commode, j’aperçois un bout d’un cadre qui dépasse. Je sais qui il représente, cependant, je ne peux m’empêcher d’ôter le linge. Les visages de mes parents m’apparaissent alors. Je sens le chagrin me nouer, encore une fois, la gorge. Sur le cliché, je trône entre les deux. Je devais avoir que huit ou neuf ans, je portais l’uniforme de l’école et mes tresses étaient attachées par deux rubans bleu marine.

Un craquement se fait entendre derrière moi. Un grincement sourd et lugubre qui me fait dresser les cheveux sur la tête. Je me tourne et constate que la porte menant au grenier s’est ouverte et un courant d’air la fait bouger doucement. Je la referme en me grondant d’être aussi trouillarde. J’ouvre les volets pour laisser entrer la lumière. Dehors, une brume épaisse recouvre la lande. Le brouillard est si dense que même le phare de Kilronan a du mal à le percer. J’enlève toutes les étoffes des meubles, dépose mes valises dans ma chambre et vais me préparer un thé. L’endroit est silencieux, horriblement silencieux. Ça m’angoisse presque. Je fouille dans mon sac à main, en sors mon paquet de cigarettes. Je me dirige vers le perron et m’installe sur la première marche pour fumer tranquillement.

*

Dans son linceul, le corps d’Andrew arbore un visage serein, tranquille. Le thanatopracteur a fait un excellent boulot. Je ne sais pas pourquoi, il me vient une telle idée à ce moment précis, mais c’est tout ce à quoi j’arrive à penser. C’est vraiment stupide. Mon mari est allongé, là devant moi, dans son cercueil et moi, je m’extasie sur le travail du croque-mort. Je suis au courant que chacun répond à sa manière à la mort d’un être cher et le médecin m’avait prévenu. Je risquais d’avoir des réactions étranges. C’est un peu comme basculer dans la folie.

Affronter la disparition de l’être aimé de surcroît du jour au lendemain sans qu’on s’y attende peut nous faire chavirer de l’autre côté. Pendant quelques jours, j’en ai voulu à Andrew d’être parti, d’avoir croisé la route de ce chauffard ivre. J’ai eu le sentiment d’avoir été abandonnée. Ensuite, je suis tombé dans une sorte de dépression. Je voyais Andrew partout. J’ai même cru qu’il n’était pas décédé. J’en ai alors parlé à un ami médecin. Il m’a expliqué que c’était une réaction tout à fait normale. Ce n’était que des hallucinations provoquées par le contrecoup émotionnel.

Andrew et moi, nous nous sommes connus bien avant la primaire et nous ne nous sommes jamais quittés. Dès le début, même si nous étions que des enfants, nous savions que nous étions faits l’un pour l’autre. C’était comme si un lien invisible s’était créé entre nous. Les seules fois où nous étions séparés étaient lorsqu’il partait en déplacement pour son travail de journaliste et que je ne pouvais pas l’accompagner. Nous étions réellement indissociables. Même nos disputes n’ont jamais duré très longtemps, nous étions incapables d’être fâchés l’un contre l’autre ou juste éloignés trop longtemps. Jusqu’à ce soir-là.

Le responsable de l’accident avait non seulement trop bu, mais en plus il se trouvait être sous l’emprise du cannabis et conduisait tous feux éteints en pleine nuit. Il a pris l’autoroute en contresens. Andrew l’a aperçu trop tard et n’a pas eu le temps d’éviter le véhicule qui arrivait à toute vitesse. Le choc a été extrêmement violent. Mon mari est mort sur le coup. Le chauffard, lui, est encore en vie, sur un fauteuil roulant, mais vivant. C’est ce détail qui est le plus dur à supporter. Pour être honnête, j’ai même pensé à le descendre. Je ne compte pas le nombre de fois ou en rêve, j’ai moi-même tiré une balle dans la tête de ce pauvre type.

*

Je vis les obsèques d’Andrew comme dans une sorte de brouillard, abrutie par les médicaments et le chagrin. En fait, pour être honnête, je n’ai qu’un vague souvenir de la cérémonie.