Le Croquemitaine - Christelle Rousseau - E-Book

Le Croquemitaine E-Book

Christelle Rousseau

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Beschreibung

Un enfant est porté disparu. Il a été enlevé chez lui en pleine nuit. Un message signé « Le Croquemitaine » est laissé sur place.
Ce sera le premier d'une longue série.
Ce tueur est insaisissable, invisible et n’a rien à envier à son modèle Jeffrey Dahmer, dit « le cannibale de Milwaukee ». Il va semer la terreur dans une petite ville tranquille du lauragais.
Sous la pluie automnale, les esprits s’échauffent et un homme est appelé à la rescousse. Un ancien profiler du FBI devenu professeur de criminologie à Toulouse. Entre lui et Le Croquemitaine s'est installé un jeu du chat et de la souris depuis près de vingt-quatre ans. Cette fois, il doit entreprendre une véritable chasse à l’homme aussi délicate que perverse, pour mettre ce monstre hors d'état de nuire.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1974 en région parisienne, mère de trois garçons, Christelle Rousseau habite dans l'Aude depuis près de dix ans. Passionnée par l’écriture, l’Histoire et la Criminologie, elle est passée maître dans l'art de ciseler ses récits dans des romans construits, surprenants et très addictifs…

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Christelle ROUSSEAU

Le Croquemitaine

Roman Horreur

Cet ouvrage a été composé en France par Libre 2 Lire

www.libre2lire.fr — [email protected], Rue du Calvaire — 11600 ARAGON

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN papier : 978-2-490522-81-1ISBN Numérique : 978-2-490522-82-8Dépôt légal : 2020

© Libre2Lire, Juin 2020

« Les tueurs en série, par leurs actesessayent de nous raconter une histoire. »

(Donato Carrisi, Le chuchoteur, 2010)

PREMIÈRE PARTIEL’OMBRE DU CROQUEMITAINE

UN

1993

Le chemin de halage est semé de trous, de cailloux et de racines d’arbres, mais le gamin n’en a rien à faire. Il file à toute allure. Le môme, sur son vélo tout neuf, fonce à vive allure sur les berges du Canal du midi. Sur sa gauche, les champs défilent derrière une barrière de platanes et de buissons qui apporte une protection bienfaitrice contre le soleil fort de cet été. Le vent, comme souvent, est de la partie. Des rafales chaudes et humides, qui proviennent de la mer, d’où son nom, le marin. Le jeune garçon se dresse debout sur les pédales pour évaluer le terrain. Le chemin devient de moins en moins praticable. La large piste s’est transformée en une étroite bande de terre à peine assez grande pour le passage d’un piéton et encore. Les branches sont basses et touffues. S’il ne fait pas attention, il risque de s’en prendre une en plein visage et là, c’est la chute assurée ! Ce n’est pas pour lui qu’il s’inquiète, il a déjà pris des gadins plus ou moins importants, mais c’est pour son vélo tout neuf, cadeau d’anniversaire de sa maman. Pour l’instant, il gère bien. Grisé par la vitesse, il se sent pousser des ailes. Il file pour rejoindre son coin favori afin d’y jouer tranquillement. Enfin, le sentier s’agrandit. Ce n’est plus de la terre, mais un chemin recouvert de gravillons. Les graviers crissent et giclent sous les roues de la bicyclette. Tim accélère. Le vent fouette son visage, le sang bat entre ses tempes dans un bourdonnement incessant.

⸺ Youyou ! Hurle le garçon qui dévale la pente, les pieds en l’air. Il continue de filer, s’imaginant être dans l’un des films de ses héros préférés.

Au bout de quelques minutes, Tim arrive enfin à destination. Il pose le pied par terre. Il met sa main en visière, au-dessus de ses yeux pour admirer la vue. Le vent souffle encore plus fort que lorsqu’il est parti. Ses cheveux châtain foncé, coupés à la dernière mode, presque rasés sur les côtés, longs sur le dessus et ramenés en arrière sur le haut du crâne se soulèvent en formant une espèce de crête d’iroquois. Il plisse ses yeux marron pour examiner l’endroit. Son nez en trompette supporte une paire de lunettes en plastique bleu marine avec l’Union Jack sur les branches lui donnant un petit air d’intello. C’est ainsi que certains de ses camarades de classe le surnomment gentiment. Son visage aux joues rebondies a encore une apparence un peu bébé, mais reflète cependant une grande douceur. Une expression maline, presque espiègle brille dans son regard. C’est un garçon de huit ans d’un caractère facile, sans histoire. Il apprécie le fait de jouer avec ses copains, mais aujourd’hui, il a envie de passer l’après-midi dans son endroit secret. Il a fouillé ce lieu dans les moindres recoins. C’est ici qu’il aime se réfugier lorsqu’il a besoin d’être seul. L’édifice est condamné depuis plusieurs années. C’est par hasard qu’il a découvert un passage, juste assez grand pour qu’il puisse s’y faufiler. Tim a remarqué que personne ne connaissait l’existence de cette entrée secrète et systématiquement, il s’emploie à la dissimuler. Il se fait une joie d’y retourner. Il ne peut pas y aller l’hiver ou les jours d’école. En plus, il a tellement plu qu’il n’a quasiment pas pu sortir, préférant rester au chaud à la maison à regarder la télé, dessiner ou lire.

L’endroit est vieux, délabré. Les fenêtres sont obstruées par des planches qui ont été clouées afin d’éviter toute intrusion. Les murs en parpaings gris et tristes sont recouverts par endroits de graffitis en tout genre, souvent insultants envers les forces de l’ordre. Ils semblent avoir été tagués il y a un moment déjà. Les couleurs sont ternes, abimées par le temps. À l’origine, cet entrepôt était un baraquement où l’on a pratiqué l’élevage de canards. Fermé depuis une quarantaine d’années, il ne reste rien de l’ancienne activité. Tim longe le mur qui s’effrite par endroits. Quand il arrive à destination, il attache son vélo à un arbre, puis se dirige vers un amas de palettes en bois rongés par l’humidité et les bestioles. Après s’être assuré que personne n’est dans les parages à l’observer, il déblaie assez de planches pour pouvoir s’y glisser. À l’intérieur, le garçon reste quelques minutes, immobile, le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité qui règne. Le sol est défoncé par endroits et il manque de tomber plusieurs fois. Il continue en progressant tranquillement. Un moment d’inattention et c’est la chute. Il se prend les pieds dans une racine et il s’étale de tout son long. Il s’est fait mal, mais Tim serre les dents pour ne pas pleurer. Il s’assoit quelques instants. Il a dû s’écorcher le genou, mais il ne pleurera pas. C’est terminé d’être un bébé ! Tim a décidé de se comporter comme un homme. Il en profite pour regarder autour de lui. Plusieurs trous dans la toiture laissent passer des faisceaux lumineux dans lesquels jouent des milliers de grains de résidus en suspension. Cette source lumineuse est une aubaine pour le garçon. Il fait moins sombre et il va pouvoir continuer sans tomber une nouvelle fois. À certains endroits, il doit escalader un amas de détritus fait de bric-à-brac. Un nuage de poussière s’élève alors. Le garçon se met à tousser et à avoir les yeux qui pleurent. Il fouille dans son sac à dos, en sort une bouteille et se lave le visage à l’eau. C’est étrange. Il ne se souvient pas qu’il y avait autant d’obstacles, la dernière fois qu’il était venu. Il nettoie soigneusement ses yeux sinon ils risquent de devenir tout rouges à cause de son allergie et sa mère lui interdirait de sortir pendant plusieurs jours, le temps que cela se calme. Tim agite ensuite maladroitement les mains pour évacuer les scories qui flottent dans l’air. Arrivé au bout du couloir, il repère les pancartes qu’il a confectionnées en espérant refouler les curieux. « DÉFENSE D’ENTRÉ. DANGÉ !!! » L’écriture est malhabile et l’inscription comporte quelques fautes mais il en est fier. Il l’a faite tout seul, sans l’aide de personne. Malgré l’ardent soleil et les quelques rayons qui entrent à l’intérieur, l’emplacement est sinistre, triste. Pour n’importe qui, cet endroit n’est qu’un dépotoir, tout juste bon à démolir, mais pour Tim, c’est le coin idéal pour jouer au superhéros, prêt à combattre pour sauver la terre. C’est son père qui lui a montré ce coin, un jour qu’ils étaient venus se balader à vélo. Il lui a raconté qu’à l’époque, on élevait des canards qui servaient pour cuisiner le Cassoulet. Cependant, dans la tête du gamin, cela ressemblait plus au quartier général des Justiciers Masqués. Dans son imagination de petit garçon, il est évident que les sous-sols cachent une base secrète !

Il arrive enfin dans son repaire. Son regard est immédiatement attiré par une forme immobile qui gît sur le sol. Une chose morte gonflée et grouillante d’asticots. Et puis il y a cette puanteur. Pestilentielle, méphitique qui le prend à la gorge et lui donne envie de vomir. À la fois fasciné et écœuré, le gamin attrape un bout de bois qui traîne à ses pieds et commence à pousser le machin de couleur rouge-brunâtre, spongieux qui dégage une odeur d’œuf pourri.

⸺ Dégueulasse, chuchote-t-il en repoussant l’amas gluant.

Mais cela n’est pour lui qu’un détail. Tous les aventuriers font ce genre de découvertes. Le môme a une imagination débordante. Il est persuadé qu’en jouant ici, en montrant qu’il n’a pas peur de ce qui semble être un rat mort, les Justiciers masqués, l’accepteront dans leur groupe, comme un membre de leur équipe. Cette idée le fait sourire et il poursuit son exploration. Il fait sombre et il ne voit pas grand-chose. Il se souvient qu’il a son sac à dos. À l’intérieur, il y a une lampe de poche. Un cadeau de son papa pour ses « explorations ». Il braque le faisceau lumineux devant lui et continue d’avancer. Il n’a jamais été aussi loin dans la fouille de l’endroit. Il ne fait pas vraiment attention où il met les pieds. Il bute contre un objet à moitié enfoui dans le sol. Tim tombe lourdement par terre et se blesse.

⸺ Aïe ! Mon genou !

Cette fois, les larmes coulent le long de ses joues, laissant des traînées noires à cause de la poussière. L’articulation déjà égratignée lors de sa chute, quelques minutes auparavant, saigne de nouveau. Il lève sa lampe et la pointe vers le sol. Il aperçoit alors un objet blanchâtre, ovale, à moitié enfoncé dans la terre. Cette forme lui rappelle quelque chose. Armé de son bâton, il se met à creuser autour de sa découverte.

Lorsqu’il a terminé, il est trempé de sueur et couvert de poussière. En face de lui, un crâne lui sourit à pleines dents et le fixe de ses orbites vides et noires. Tout d’abord, Tim pense à un jouet. Son père en a un comme ça dans son bureau, mais quand il le touche, le gamin remarque immédiatement que ce n’est pas un jeu. Il est paralysé par la peur.

DEUX

Novembre 2018

L’image est floue.

Un enfant sans vie. Son corps est dénudé. Ses vêtements sont posés en tas sur l’un des côtés de la pièce. En fait, ce ne sont plus que des loques ensanglantées. Les yeux du gamin sont fermés, mais sa bouche est ouverte dans un cri d’horreur silencieux. Hormis le visage du garçon figé dans une expression d’épouvante, il ne voit rien d’autre.

Il doit recommencer, il le faut, il en a besoin.

Il se réveille en sursaut. Quelques minutes lui sont nécessaires pour pouvoir identifier le bruit. C’est juste le vent qui fait claquer les volets. Il s’assoit sur son lit qui grince sous son poids. Il regarde autour de lui. Sa vision se trouble à nouveau. Le décor change. Il n’est pas chez lui, mais dans une salle d’interrogatoire. En face de lui, un homme en tenue bleu marine de la gendarmerie le dévisage.

⸺ Vous vous sentez bien ? Avez-vous besoin d’un médecin ?
⸺ Non, ça va.
⸺ Vous êtes prêts à parler ?
⸺ Oui, mais uniquement si vous êtes gentil avec moi et que vous acceptez d’écouter tout ce que j’ai à raconter sans me couper la parole.

Le capitaine un peu étonné par la demande, reste quelques secondes sans rien dire, puis en soupirant. Peu importe, du moment qu’il se met à table.

Il acquiesce en soupirant.

*

Novembre 2018, Castelnaudary se réveille avec la gueule de bois, encore tout engourdie par la nouvelle.

La veille au soir, l’annonce a fait l’effet d’une bombe. Le Croquemitaine a été arrêté. L’homme suspecté d’avoir enlevé et tué plusieurs enfants vient d’être appréhendé. Aussitôt, plusieurs groupes de personnes ont convergé vers la gendarmerie et se sont massés devant les grilles du bâtiment, ainsi que sur le trottoir d’en face, afin de tenter d’apercevoir le monstre. Au fil des heures, le rassemblement est si dense, si en colère que le colonel est obligé de mettre en place un cordon de sécurité pour éviter tout risque de débordement. La population veut qu’on lui rende des comptes, qu’on lui explique pourquoi cet individu a enlevé et massacré des enfants sur toutes ces différentes périodes. Petit à petit, les rues autour de la gendarmerie se retrouvent envahies par la foule. Les militaires n’ont jamais vu autant de personnes réunies dans la petite ville chaurienne. Même la victoire de l’équipe de France en finale de la coupe du monde de football n’a pas été aussi fédératrice.

Âgé d’une quarantaine d’années, le Croquemitaine est un homme grand, plutôt sportif. Son visage fin respire l’intelligence, tout comme ses yeux marron. Ses cheveux bruns, ébouriffés lui donnent l’air d’un étudiant. Lorsque les badauds l’aperçoivent, tous sont sous le choc. Qui aurait pu croire que cet homme, que beaucoup connaissent et côtoient régulièrement, se révèle être celui qui a terrorisé la petite ville lauragaise pendant ces longs mois. Il est si élégant, si soigné que beaucoup ont du mal à comprendre qu’il peut être l’auteur de crimes si monstrueux. Et dire qu’il est celui qui a fait frémir l’ensemble de la population en signant ses crimes du nom du Croquemitaine. Il ne semble pas inquiet, au contraire. Il a l’air serein, un peu déconnecté de ce qu’il se passe autour de lui.

*

La petite île de la Cybèle, si tranquille, refuge des canards, oiseaux en tout genre, a aussi été la cachette du tueur en série. Le grand bassin est un endroit apprécié par les promeneurs pour son calme, son charme bucolique, ses levers de soleil dignes d’une carte postale. Mais ce que tout le monde ignore, c’est que le lieu a recelé le pire des prédateurs sans que rien ne le laisse deviner.

À cause d’une erreur stupide, il s’est fait prendre. Sa dernière victime l’a dénoncé. Le gamin s’est montré plus intelligent que lui. Quelques jours de trop… Voilà sa bêtise, il l’a laissé en vie trop longtemps. C’était un morceau de choix et il a voulu en profiter un maximum. Et puis, il a pensé qu’il était mort, mais ce n’était pas le cas. Sous le coup de la douleur, le môme a perdu connaissance. Le jeune garçon, paralysé par la trouille, n’a rien montré lorsqu’il a vu la chose dans son costume qui ne représentait ni un loup ni un ours, mais un mélange des deux, terrifiant. Il s’est juste évanoui au moment où le Croquemitaine s’est saisi d’un énorme couteau et qu’il a commencé à lui entailler la jambe. L’homme a prélevé une bonne portion de cuisse du gamin, qu’il a ensuite fait revenir à la poêle, accompagné de petits oignons, de sel et de poivre. Après son repas, le monstre est parti, gardant le reste du plat pour plus tard. Quand le môme reprend ses esprits, il est seul. Il a horriblement mal à la jambe. Il s’assoit et regarde autour de lui. Son pantalon est coupé jusqu’en haut et il se rend compte avec effarement qu’il lui manque un morceau de chair sur une grande partie du haut de sa jambe. Un rectangle méticuleusement découpé. Il se met à pleurer. Il a peur, est terrorisé même. À travers ses larmes, il constate qu’il a beaucoup saigné. Le vieux matelas sur lequel il est assis et ses vêtements sont couverts de taches rouges. Il tente de se redresser, mais il est pris de vertiges. Il ferme les yeux et respire un grand coup. Dès qu’il se sent un peu mieux, il boite jusqu’à la porte. Il tourne la poignée, priant de toutes ses forces pour qu’elle ne soit pas coincée. Le gamin pousse un énorme soupir de soulagement quand il se rend compte qu’elle n’est pas verrouillée. Avec prudence, il passe la tête pour s’assurer qu’il n’y a personne dans les parages. Il sent soudain un liquide visqueux et chaud suintant le long de sa jambe. Il baisse le regard et voit une longue traînée d’hémoglobine qui contraste avec sa peau blanche.

⸺ Et merde ! lâche-t-il.

Il reste immobile quelques secondes, le pied en l’air, et réfléchit quelques instants. Une idée germe dans son esprit. Il va faire comme dans les films. Il ôte son tee-shirt, le déchire et le transforme en bandage juste au-dessus de la blessure. Il serre le morceau en coton aussi fort qu’il peut le supporter et sort de la cabane en claudiquant. Il fait nuit, mais il reconnaît sans peine les lieux. Il se trouve sur l’île de la Cybèle, dans la fameuse cahute qui le faisait rêver quelque temps auparavant. Il scrute la berge. Pas de barque pour traverser. À onze ans, il sait nager. Même si sa jambe lui fait un mal de chien, il n’a pas d’autre choix. Le dingue peut revenir d’une minute à l’autre. Il faut qu’il atteigne la rive en face de lui, coûte que coûte. Il ne peut pas appeler à l’aide. Il ne semble pas y avoir de monde dehors et les premières maisons sont trop éloignées. Doucement, en essayant de ne pas glisser sur la pente en terre mouillée, il descend jusqu’à l’eau noire. Le froid le saisit d’un coup et il se mord la main pour ne pas hurler lorsque sa blessure entre en contact avec le liquide glacé. Heureusement pour lui, la berge opposée n’est pas trop éloignée. Il utilise ses dernières forces pour se hisser sur le chemin de promenade gravillonné. Il prend juste une minute pour retrouver son souffle et s’assurer que son pansement est toujours en place, puis il continue. La gendarmerie n’est pas très loin, mais à cause de sa jambe, il a l’impression qu’elle se situe à l’autre bout du monde. Se traînant à moitié et s’aidant des murs pour avancer, il finit par apercevoir, avec un immense soulagement, le bâtiment qui se découpe dans la nuit. Encore un effort pour atteindre le portail et son calvaire sera terminé. Bien sûr, il n’a croisé personne. Dans ce quartier c’est courant. À certains moments de la journée, il n’est pas rare de marcher pendant de longues minutes, et de rencontrer aucune âme qui vive. Lorsqu’il arrive devant la grille de la gendarmerie, il lui reste juste assez de force pour appuyer sur l’interphone et attendre qu’on lui réponde.

⸺ Gendarmerie, bonsoir.
⸺ Aidez-moi… Murmure le gamin avant de s’écrouler.

À l’accueil, le militaire devine immédiatement qu’il y a un problème. Il hèle ses collègues à la rescousse puis sort en courant du bâtiment. Devant le portail en métal vert, il découvre le jeune garçon inconscient, qui gît sur le sol. Il fait appeler les pompiers. En les attendant, il prodigue les premiers secours. Massage cardiaque, bouche à bouche, le gendarme met tout en œuvre pour garder le gamin en vie. Pendant ce temps, l’un de ses collègues comprime la plaie qui saigne encore. Le môme reprend brièvement connaissance.

⸺ Croquemitaine, dit-il dans un souffle.

Les militaires se regardent et comprennent tout de suite. Le garçon vient d’échapper au tueur d’enfants qui sévit dans la ville. D’ailleurs la blessure à la cuisse le confirme. Les pompiers arrivent enfin, prennent le relais des gendarmes. Après avoir stabilisé la victime, ils l’emmènent au centre hospitalier de Carcassonne. Le lendemain, en fin d’après-midi, après avoir été opéré dans la nuit, il est entendu par l’adjudant Tatiana Leroux.

La douceur et la patience de la jeune femme le mettent en confiance. Le gamin, à moitié dans les vapes à cause des effets secondaires de l’anesthésie, réussit quand même à lui dire qu’il la trouve jolie, un peu comme les mannequins qu’il voit à la télé.

⸺ Merci ! lui répond Tatiana touchée par le compliment.

Il lui adresse un pauvre sourire et tente de se redresser, ce qui lui arrache un cri de douleur. Le gendarme lui caresse doucement les cheveux pour l’apaiser.

⸺ Chut, reste tranquille. Tu ne dois pas bouger. Écoute, j’ai quelques questions à te poser et après je te laisse dormir. D’accord ?
⸺ OK.

L’enfant lui fait une description détaillée de son ravisseur.

⸺ Il était déguisé en loup-garou, ou quelque chose dans ce genre. En tout cas, c’est un costume noir, sale avec un masque.

Sans comprendre pourquoi, Tatiana ressent un picotement le long de sa nuque, comme une sensation de déjà-vu très désagréable.

⸺ Au début, il m’a dit qu’il allait à une fête costumée, que si je voulais, je pouvais venir avec lui. J’étais trop content. Je n’ai jamais été à une fête alors j’ai dit oui.
⸺ Tu avais demandé la permission à ta maman ?

La mère du garçon se tient assise à côté du lit. Elle lui fait signe que non de la tête.

⸺ Non, mais le monsieur m’a promis que je serais rentré pour l’heure du dîner. Mais quelqu’un qui était derrière moi m’a mis un mouchoir avec un produit qui sentait mauvais. Après je ne me souviens plus de rien.

« Chloroforme » pense le gendarme qui a toujours cette sensation étrange qui lui court le long du dos. Lucas continue en expliquant qu’il s’est ensuite réveillé dans un endroit qu’il ne connaissait pas. L’homme n’avait plus son déguisement. Il l’a immédiatement reconnu. C’est un ami de sa maman qui vient boire le café à la maison de temps en temps. La mère éclate en sanglots et sort quelques minutes pour ne pas gêner l’interrogatoire. Elle se sent si fautive !

⸺ Il m’a dit que j’allais être puni car je n’écoute jamais ma mère. Et aussi qu’il était le Croquemitaine et qu’il allait me punir pour toutes mes bêtises. Il m’a attaché avec une chaîne et il a commencé à me couper un morceau de jambe. Après je me souviens plus.
⸺ Ce n’est pas grave. Tu nous as beaucoup aidés. Maintenant, grâce à toi, on sait qui il est. Maintenant tu te reposes, OK ? Mais il faut que tu me promettes une chose.
⸺ Quoi ?
⸺ Il faut être sage avec ta maman, lui donner un coup de main si elle en a besoin et l’écouter. C’est important.
⸺ C’est promis !
⸺ Bien ! Au fait, en arrivant j’ai donné à ta maman des gâteaux pour toi.

Un grand sourire illumine le visage du gamin.

⸺ Merci Madame !
⸺ De rien bonhomme.

Tatiana rejoint la mère de Lucas qui sèche ses larmes dans le couloir. Quelque chose gêne le gendarme. En fait, elle n’est pas vraiment sûre que la mère soit vraiment choquée par ce qui est arrivé à son fils. Non, cela ressemble plus à un excellent jeu d’acteur. Mais Tatiana ne dit rien. Ce n’est pas son rôle.

⸺ Ne vous inquiétez pas, madame. Il est en sécurité maintenant. Prenez soin de lui et de vous.

Elle pose une main réconfortante sur l’épaule de la femme qui lui sourit en retour pour la remercier. Cependant, un détail dans le comportement de la mère de Lucas sonne vraiment faux. Elle semble soulagée pour elle-même et non pour son fils.

*

Pendant ce temps sur l’île de la Cybèle, les techniciens de l’identité criminelle ont bouclé le secteur. À l’intérieur de la cabane, il fait sombre. Les fenêtres sont obstruées par plusieurs couches de papiers journal. Il n’y a pas d’électricité et à l’extérieur, il fait nuit depuis un petit moment, accentuant l’ambiance lugubre des lieux. Les silhouettes des arbres dénudés se découpent dans le noir comme des ombres menaçantes, étendant leurs rameaux sur la cahute délabrée. Les militaires mettent en route un générateur sur lequel ils branchent de puissants projecteurs. L’endroit se révèle être d’une saleté repoussante. Un bric-à-brac incroyable encombre l’unique pièce. L’odeur des immondices et de putréfaction est insoutenable, même pour des hommes aguerris comme eux. Ce qui dérange le plus est les relents âcres et acides des morceaux de chair en décomposition qui traînent sur le sol. Dans un coin, des yeux morts fixent les enquêteurs. Au départ, ils pensent à des poupées, mais le militaire s’aperçoit rapidement que ce sont de véritables visages humains installés sur des têtes de mannequins, en principe destiné à supporter des perruques. Posé sur un établi de fortune, cet amoncellement ressemble à un autel vaudou ou satanique.

La stupeur passée, les enquêteurs examinent la table. Décidément, tout dans cette affaire sort de l’ordinaire. Derrière eux, sur le sol, traînent des intestins. Le major Meyraud a tout d’abord cru voir un chapelet de saucisses boursouflé en train de pourrir sur place. Mais quand il a réalisé ce que c’était réellement, il a alors eu le sentiment de franchir la porte des Enfers. D’où ils sont, les enquêteurs entendent le brouhaha des curieux réunis à quelques mètres de là. Le cordon de sécurité a été déroulé à l’entrée de la promenade qui longe le grand bassin, tout comme la rue Riquet qui enjambe le canal. Les rares voitures qui circulent à cette heure tardive sont déroutées par le quai du Port. C’est tout le quartier d’ordinaire si calme qui se retrouve bouclé. Une heure plus tard, l’amas gluant de badauds en tout genre a considérablement augmenté et les commentaires vont bon train, chacun y allant de son hypothèse. Pour certains habitants des rues voisines, ils leur semblent avoir déjà entendu des hurlements inhumains, mais ils ont pensé que ce n’étaient que des animaux. Les envoyés spéciaux des chaînes d’info en continu font également leur apparition. La journaliste de l’édition locale est présente elle aussi, mais se contente de prendre de vagues clichés avec son petit appareil numérique et de discuter avec quelques connaissances. Les reporters des autres rédactions s’amusent de sa méthode de travail, mais cela ne les occupe que quelques secondes. Pour eux, le plus intéressant est d’arracher quelques informations aux gendarmes en faction. Les flashs crépitent, les micros se tendent, les cadreurs pointent leurs caméras vers l’île de la Cybèle essayant d’enregistrer le moindre détail. Certes, ils ne font que leur métier, mais il est clair que cette volonté de filmer le décor, voire un peu plus, ce n’est que pour faire du sensationnel à partir du morbide.

Dans la cahute délabrée, Meyraud, incrédule devant une telle horreur, se demande comment les promeneurs et les riverains ont fait pour ne rien remarquer plus tôt. Pendu dans un coin de la pièce, le corps décapité d’un enfant se balance doucement. Il lui manque plusieurs morceaux. Jamais le militaire n’a vu une abomination équivalente et pourtant il a une longue carrière derrière lui et ce n’est pas son premier meurtre. Mais cette fois, tout dépasse l’entendement. Un goût de fiel lui envahit la bouche. Sur une caisse retournée, un bol retient l’attention du technicien de scène de crime. Sa forme se révèle étrange, peu commune. Lorsqu’il se penche, il se rend compte avec un haut-le-cœur qu’il s’agit en fait d’un crâne humain. Il est sculpté, mais il reste les deux trous noirs à la place des yeux et les mâchoires semblent hurler toute la terreur qu’il ressent. Cet endroit est un véritable cabinet de curiosités, non, en réalité, cela ressemble plutôt à un musée des horreurs. Les abat-jours, le plaid qui recouvre l’unique chaise sont en peau humaine. Meyraud a tout d’abord eu du mal à déterminer la matière utilisée pour les fabriquer, mais quand il comprend que c’est bien ce qu’il pense, il est obligé de sortir de ce foutu cloaque. Il se dirige de l’autre côté de l’îlot, et caché des téléobjectifs, il vomit. Des violents spasmes secouent ses épaules, ses yeux pleurent, il hoquette en expectorant la bile qui remonte le long de son œsophage, plié en deux. Au bout de longues minutes qui lui semblent interminables, il s’assoit au pied d’un arbre et tente de retrouver sa respiration. Il crache par terre plusieurs fois, espérant se débarrasser du goût âcre qui lui a envahi la bouche. Un craquement lui fait lever les yeux. Instinctivement, il pose la main sur son arme, prêt à dégainer si nécessaire. Il est soulagé lorsqu’il aperçoit l’un de ses hommes lui apportant une bouteille d’eau.

⸺ Tenez major, je pense que vous en avez besoin.
⸺ Merci.

Meyraud dévisse le bouchon, porte le goulot à ses lèvres. L’eau lui fait du bien. Il se rince la bouche et recrache le liquide un peu plus loin. L’homme regarde autour de lui. Le paysage lugubre semble tout droit sorti d’un conte des frères Grimm. Il se lève et retourne dans l’antre du Diable. Le ronron du groupe électrogène résonne de façon macabre. Le méphitisme qui flotte dans l’air est celui de la mort. Tous en connaissent les relents si particuliers. Un chaudron est posé sur un réchaud à gaz. Une odeur indéfinissable, écœurante qui imprègne les murs, les vêtements, les cheveux et même la peau s’en dégage. L’un des gendarmes éteint le feu. À l’intérieur du récipient bout un liquide d’où s’échappe une écume grisâtre, repoussante. Regrettant presque immédiatement son geste Meyraud attrape un gros bâton et remue la mixture. Il recule vivement et sent une nouvelle fois son estomac se révulser lorsqu’il aperçoit une petite main humaine qui tournoie dans la « soupe ».

Une petite main d’enfant.

Sur le sol traînent des emballages de bouillons cubes. Le major sait à quoi ils ont servi. C’est un vieux truc, bien connu des médecins légistes. Ils ont été utilisés pour masquer l’odeur particulière de la chair humaine qui cuit.

Les TIC ont aspergé l’endroit de Blue Star qui est un réactif révélateur de traces de sang même lavées comme dans cet endroit. Après avoir plongé la cabane dans le noir en éteignant les projecteurs, la pièce s’illumine immédiatement. Une lumière bleue se diffuse peu à peu par le principe de chimie luminescente, laissant apparaître d’immenses taches d’hémoglobine.

⸺ Mon Dieu ! C’est une véritable boucherie ! Mais que s’est-il passé ici ?
⸺ Vous êtes sûr que c’est du sang humain ? demande l’une des jeunes recrues.
⸺ Oui, vu la brillance obtenue il y a peu de doute. Un test HEXAGON OBIT nous le confirmera. Pour le moment, faites tous les prélèvements nécessaires. Vous les envoyez ensuite au labo pour analyse ADN.
⸺ Bien major.

La zone est quadrillée. Tout est fouillé de fond en comble, et les moindres traces et indices relevés, après avoir été photographiés et filmés. Jamais aucun des militaires n’a été confronté à une telle situation, à une telle scène de crime. La multitude de taches de sang qui recouvre les murs et le sol laisse sans peine deviner toute l’horreur des monstruosités commises en ce lieu. À certains endroits, ils savent que les os qui jonchent le plancher ne sont pas ceux d’animaux. Des renforts sont appelés, la tâche qui les guette se révèle beaucoup plus importante que prévu. Cependant, ils se font attendre, comme pour allonger le supplice des enquêteurs et des familles arrivées sur place. Les militaires sont, pour le moment, les uniques témoins des atrocités qui se sont déroulées dans cet endroit. Malgré la foule qui se trouve à quelques mètres plus loin, les gendarmes se sentent seuls au monde. Tout est emballé sous scellés. Lorsqu’au bout de plusieurs heures, les investigations de la scène de crime sont terminées, les hommes de Meyraud pour qui ce n’est pas le premier meurtre sortent de la cabane au bord de la nausée. Ils sont quasiment tous pères de famille et imaginer que cela aurait pu être leurs propres enfants est au-dessus du supportable. Une dernière découverte leur assène le coup de grâce. Derrière un drap cloué au mur, ils mettent à jour les photos des victimes disparues, classées en trois parties « 1993 », « 2005 », « 2018 ».

Une planche sur le sol est sûrement l’endroit où dormaient les pauvres gamins. Les enquêteurs ont remarqué des anneaux plantés dans les cloisons. Il est clair que les mômes devaient être attachés. Pour les gendarmes, tout cela est la confirmation que ce gars est un détraqué de la pire espèce. La cahute n’est pas très vaste, cependant, une grande camionnette est nécessaire pour transporter tout ce qu’ils ont découvert. Bien cachés dans un trou creusé à même le sol, les enquêteurs trouvent un certain nombre de carnets. À l’intérieur, sont écrits le nom des victimes ainsi qu’un petit commentaire sur chacune d’entre elles, concernant la « qualité gustative » de leur chair.

*

À l’autre bout de la ville, pendant que les hommes de Meyraud fouillent l’île de la Cybèle, un second groupe s’occupe du domicile du Croquemitaine. La maison est plongée dans l’obscurité. À l’aide d’une lampe-stylo, Cathy Leprince, à la tête de la seconde équipe de TIC, balaie l’entrée et le couloir. La demeure n’est pas très grande, presque exiguë. Cathy en a vu des endroits glauques, mais là, quelque chose de vraiment malsain se dégage des pièces. Pourtant, ces dernières sont décorées avec goût. Des meubles simples mais élégants. De la cuisine, un « ploc ploc » d’un robinet qui fuit résonne.

Tout semble propre et bien rangé. Au bout du couloir, la militaire débouche sur une grande pièce, le salon. Sur les murs sont accrochées des aquarelles représentant des paysages de bords de mer, de champs de fleurs. Dans un autre contexte, tout cela aurait pu être charmant, mais là, tout est vraiment différent. Ensuite vient la cuisine où flotte un miasme douceâtre et âcre à la fois. Une odeur que les enquêteurs connaissent que trop bien. Cathy s’approche du robinet pour essayer d’arrêter le goutte-à-goutte qui lui tape sur les nerfs, en vain. Hormis ce bruit, il règne dans l’habitation un profond silence… Un silence de mort. Presque sur la pointe des pieds, tous les sens en alerte, la jeune femme continue son inspection. Dans l’unique chambre des photos volées des disparus et d’autres gamins, classées par années. Le dernier cliché de 1993 interpelle la gendarme. Une adolescente grande, blonde, sportive… Cathy a la sensation de connaître cette fille. Un relent flotte dans l’air. Toujours le même. Malgré les nombreux « sapins » désodorisants qui traînent dans la maison, la militaire n’est pas dupe. Il faut juste en trouver la source. En tout cas ce n’est pas un rat crevé ! L’un des hommes du groupe se dirige vers la cuisine, ouvre la porte du réfrigérateur et pousse aussitôt un long hurlement de terreur. Cathy entend le frigo claquer en se refermant et voit son collègue se précipiter vers la sortie. Elle le retrouve dehors, en train de vomir tripes et boyaux. Il lève vers elle de grands yeux larmoyants, il est incapable de parler. Il fait juste signe qu’il y a quelque chose dans la pièce.

Avec précaution et en s’attendant au pire, Cathy ouvre l’appareil et découvre des bocaux avec ce qui ressemble à des cœurs humains et des organes génitaux de jeunes garçons, rangés entre les bouteilles de bière et un pot de cornichons. Du congélateur, elle sort des foies, un autre cœur et des pièces de viande emballés dans des sacs transparents. Elle est à peu près certaine qu’il ne s’agit pas de bœuf. La perquisition de la maison révèle toute l’étendue de l’horreur de la situation. Sur un petit meuble, des bocaux qui recèlent des mains, des pieds ou des morceaux de chairs sont posés comme s’ils contenaient de la confiture. Ce n’est que tard dans la matinée que les TIC et le légiste terminent la fouille méthodique du domicile du Croquemitaine.

À l’extérieur, les journalistes de la presse, de la télévision, s’agglutinent derrière les barrières de sécurité, à l’affût de la moindre image, de la moindre info. À croire que la situation n’est déjà pas assez glauque, tous y vont de leur explication. Les envoyés spéciaux, devant les caméras, n’hésitent pas à extrapoler, juste pour faire du sensationnel et faire exploser le taux d’écoute de leur chaîne respective. C’est une surenchère d’hypothèses, de suppositions et de révélations plus ou moins exactes. Du côté des gendarmes, c’est le silence total. Ils ont reçu l’ordre de ne rien dire sur l’affaire. Les faits seront éclaircis lors d’une conférence de presse, le moment venu.

Que ce soit sur les berges du canal ou devant le domicile du Croquemitaine, d’immenses bâches sont tendues, occultant ainsi la vue des badauds ! Le transfert des pièces à conviction doit se faire dans la plus grande discrétion. Pour l’État-Major, il est hors de question d’alimenter les rumeurs qui courent déjà.

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L’homme est un meurtrier de la pire espèce. Le psychiatre et le criminologue qui ont secondé les gendarmes dans leur enquête l’ont même qualifié de « psychopathe ». Un psychopathe intelligent, difficile à attraper. Il n’a pas forcément de mobile. Ce n’est pas des personnes de son entourage qu’il a visées, mais plutôt quelqu’un ou quelque chose dans son passé. Il n’a jamais laissé d’indices. Il est froid. Son sentiment de toute-puissance sur les personnes plus faibles que lui est impressionnant. Il a un certain plaisir à donner la mort. Cependant, le médecin n’arrive pas à comprendre le fait de manger des gamins et de s’imaginer être le Croquemitaine. Des fous qui se prenaient pour Dieu ou le Diable, il en a rencontré des dizaines pendant sa carrière, mais un personnage de contes pour enfants, c’est une première. A-t-il tué pour le plaisir ou par vengeance ? Lorsqu’il lui pose la question, l’homme assis en face de lui se mure dans un silence glacial.

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L’enquête de proximité ne donne rien. Tous le décrivent comme un homme gentil, aimable qui n’hésite pas à les aider si nécessaire. Régulièrement, il emmène l’une de ses voisines qui n’a pas le permis faire ses courses. Il offre un coup de main à une autre dame qui présente quelques problèmes de santé. Tout le monde le dépeint comme un bon samaritain. Personne ne peut croire et surtout ne veut croire qu’il a pu commettre de telles atrocités. Jamais il ne s’est montré violent envers les enfants, bien au contraire. Les parents des victimes racontent tous la même chose. Ils ont fait connaissance avec cet individu quand il leur a prêté main-forte pour divers travaux. Certains ont sympathisé avec lui à force de le rencontrer et de discuter un peu chaque jour. C’est ainsi qu’il s’est approché au plus près de ses futures proies. Les parents des disparus de 1993 et 2005 ont rapporté la même chose. Un homme serviable, très gentil, qui aidait volontiers les autres. Sa méthode n’a jamais varié en 25 ans.

*

Dès les premières éditions matinales, les chaînes d’informations en continu titrent sur l’affaire du Croquemitaine. Les images volées au bord du grand bassin ainsi que devant le domicile du meurtrier en série défilent en boucle. On y voit les gendarmes faire des allers-retours dans des combinaisons blanches, des sacs en papier kraft dans les mains. Des gros plans sur leurs traits tirés et leurs mines dégoûtées témoignent de l’horreur des découvertes, jouant ainsi sur le sensationnel. Les journalistes y vont de leurs commentaires, de leur analyse. Ils parlent d’actes barbares, voire bestiaux. Tous les superlatifs sont utilisés. En plateau, les spécialistes défilent. Tous racontent ce qu’ils estiment savoir du Croquemitaine, sur son enfance torturée et violente.

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Lagrange, accompagné de Trevor, a procédé à l’interrogatoire du Croquemitaine. Il veut tenter de cerner le personnage, comprendre ce qui l’anime. Surtout connaître les raisons qui le poussent à se prendre pour le monstre du conte pour enfants. Dans sa longue carrière, Lagrange en a croisé des tueurs, mais dans la majorité des cas, ils ont assassiné pour des causes qui leur sont propres bien entendu, mais qui restent censées et compréhensibles pour le commun des mortels. Le Croquemitaine, quant à lui, demeure un mystère. Rien ne permet d’échafauder un semblant d’argumentation logique. Dans la salle d’interrogatoire, Lagrange s’installe en face de l’homme, tandis que le criminologue se maintient en retrait dans un coin de la pièce. Il ne veut pas interférer dans l’enquête. Tranquillement, d’une voix neutre, le gendarme passe un long moment à démontrer au gardé à vue l’intérêt qu’il aurait à tout balancer et expliquer pourquoi il a tué et dévoré des enfants. Non, cela n’allégerait pas la peine de prison qu’il encoure, mais de permettre aux familles de comprendre et de faire leur deuil. Lagrange lui fait aussi remarquer que tout raconter pourrait être un début de thérapie. Le Croquemitaine reste cependant muet. La seule chose qu’il daigne répondre est :

⸺ Vous n’êtes pas assez gentil avec moi. Je ne vous dirai rien !

Il n’a pas envie de reconnaître qu’il n’est rien d’autre qu’un prédateur. Ce n’est qu’un fauve qui traque sa proie jusqu’au moment propice où il lui sautera dessus. C’est d’ailleurs la seule chose qu’il veut bien dire à son avocat qui lui aussi cherche à comprendre.

⸺ Maître, je chasse pour me nourrir. Je suis le Croquemitaine. Je mange les enfants pas sages ! Je suis ce que je fais, un point c’est tout.

L’homme de loi ne sait vraiment pas quoi penser. Son client est mis en examen pour actes de torture, de barbarie, de meurtres sur mineurs de moins de quinze ans, mais il ne semble pas se rendre compte de la gravité de la situation.

Le Croquemitaine ne sourcille pas lorsque Lagrange lui expose les faits. Au contraire, il reconnaît tout. Ce sera l’une des rares choses qu’il dira avant de se taire. Il a juste puni des gamins qui se comportaient mal, même si parfois, ce sont les parents qui sont à blâmer. Après cette explication, il se replonge dans son mutisme.

Lorsqu’il est transféré dans sa cellule, il croise Tatiana. Il la regarde et se met à chanter.

« Qui es-tu ? Le Croquemitaine qui viendra te manger si tu n’es pas sage ! » La gendarme le fixe, comme paralysée, blêmit et s’évanouit. Quand elle reprend connaissance, elle semble déboussolée. Ses collègues qui l’ont transporté dans une salle de repos attendent qu’elle aille mieux et surtout, savoir ce qui lui est arrivé. D’ordinaire elle est plutôt solide et n’a jamais sourcillé devant une scène de crime un peu trop « saignante ». Lorsqu’elle revient à elle, Tatiana ne dit rien, mais paraît effrayée, comme si elle se souvenait de quelque chose de terrifiant. Les hommes se rendent rapidement compte que la jeune femme n’est plus la même.

TROIS

Novembre 2018

Marc Lagrange, capitaine de gendarmerie, appartient à la vieille école. Dès qu’il est devenu gendarme, quarante ans plus tôt, il a fait de sa carrière une priorité. Pour lui c’est un véritable sacerdoce. Il est entré dans la gendarmerie, comme d’autres entrent en religion. Pour cela, il est même resté célibataire, afin de pouvoir s’y consacrer à corps perdu. Il a renoncé à épouser l’amour de sa vie et est parti rejoindre sa caserne à l’autre bout de la France, dans le Sud, sans un mot pour celle qui devait devenir sa femme la semaine suivante. Après avoir passé de longues heures à réfléchir à la meilleure façon de lui annoncer la nouvelle, il a préféré l’abandonner sans laisser d’adresse.

Le gendarme est bien conscient que c’est le comportement d’un lâche et cette décision l’a depuis, hanté chaque jour. C’est une blessure qui ne s’est jamais réellement refermée. Cependant, son but premier est de réussir sa carrière, sans avoir peur de laisser une veuve et des orphelins en cas d’accident. Il ne veut pas avoir à s’inquiéter pour quelqu’un d’autre que lui. Au fil des années, Marc Lagrange est devenu l’un des meilleurs enquêteurs de sa brigade. Faisant preuve d’un flair hors norme, il a été rapidement surnommé « Sherlock » en référence au héros de Conan Doyle, mais il a vite fait comprendre à ses collègues qu’il fallait éviter de l’appeler par ce sobriquet ridicule. La caserne de Castelnaudary est sa dernière affectation. Il en a fait la demande pour finir sa carrière sereinement. Quoi de mieux que la capitale mondiale du Cassoulet pour un gourmet comme lui ? Il habite une petite maison confortable au bord du grand bassin. Propriétaire de cette maison depuis de nombreuses années, cet endroit lui a toujours servi de lieu de villégiature pour ses vacances. Lagrange apprécie le charme tranquille de la bourgade lauragaise. Il s’imagine, le jour de sa retraite arrivé, assis devant son jardin à pécher ou à jeter du pain aux canards.

*

Après une première nuit en garde à vue, le Croquemitaine a décidé de parler. Il veut raconter son histoire, mais à une seule personne, Tatiana Leroux et uniquement à elle.

Cependant la jeune femme n’est pas en état de l’écouter. Depuis qu’elle a croisé le Croquemitaine, son cerveau s’est déconnecté. Lorsqu’elle a repris connaissance, la militaire a semblé ne plus savoir où elle se trouvait. Elle se comporte comme une ado, réclame sa mère. Après avoir été ausculté par un médecin, ce dernier a annoncé qu’elle a fait un choc traumatique et qu’il serait préférable qu’elle soit hospitalisée.

QUATRE

1982

La famille habite dans une masure insalubre, pas très grande. Les quatre pièces de ce logement sont rongées par l’humidité et la moisissure. Les rats et les cafards ont également pris possession des lieux, ainsi que d’autres bestioles tout aussi dégoûtantes.

Ils vivent au bord du canal du midi, à quelques kilomètres de Castelnaudary. Pas de voisins aux alentours. Les seules âmes qui résident aux abords de la maison sont les canards qui prennent leurs quartiers sur le chemin de halage ou les ragondins qui viennent se sécher au soleil. Autour de la bicoque, il n’y a que des champs. En fait, ce lieu est idéal pour qui voudrait insuffler à sa vie une bonne dose de Charles Dickens. Pour les rares visiteurs, il flotte dans l’air comme des miasmes de mort, surtout à cause des cadavres de rongeurs disséminés dans tous les coins. À quoi bon nettoyer puisqu’il y en aura toujours autant dans quelques jours ? La misère semble suinter des murs dont la peinture défraîchie s’écaille à de nombreux endroits. Les pièces sont minuscules et un sentiment d’oppression, de claustrophobie peut vite prendre à la gorge celui qui n’habite pas ici.

La famille vit sous la coupe du beau-père, Jules, natif d’un village voisin. Un rustre sans aucune éducation travaillant par intermittence. Continuellement saoul, il ne parvient pas à garder un emploi. Il est d’une saleté repoussante. L’eau et le savon ne sont pas des choses qu’il utilise souvent. Le peu d’argent qu’il arrive à gagner où qu’il vole passe systématiquement dans les bouteilles d’une mauvaise piquette qu’il descend à longueur de journée, assis sur l’unique fauteuil du salon, devant la télé que lui seul a le droit de regarder. Sa femme Violette est cantonnée aux tâches ménagères et il ne s’approche d’elle que pour assouvir ses pulsions sexuelles, de façon brutale, animale, qui se terminent souvent par des blessures qu’elle ne peut pas faire soigner. Il lui a interdit d’aller chez le médecin.