La Malédiction du Yeun Elez - Christelle Rousseau - E-Book

La Malédiction du Yeun Elez E-Book

Christelle Rousseau

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Beschreibung

La Roseraie, un nom charmant et bucolique pour le domaine que Charlotte Karven « dite Charlie » vient d’acquérir, accolé au marais du Yeun Elez, aussi désigné par les villageois comme la Bouche des Enfers. Loin de se douter que cette grande demeure à l’architecture gothique des châteaux hantés ruisselle de secrets enfouis, Charlie sombrera dans une spirale effrayante qui bouleversera jusqu’à son existence.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Mère de trois garçons, Christelle Rousseau habite dans l'Aude depuis près de dix ans. Passionnée par l'écriture, l'histoire et la criminologie, elle est passée maître dans l'art de ciseler ses récits dans des romans surprenants et addictifs.

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Christelle ROUSSEAU

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique :978-2-38460-059-5

Dépôt légal : Novembre 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

Prologue

C’est un petit coin de lande brumeux et marécageux. Un petit village construit autour de l’église dédiée à Notre-Dame de Breac-Ellis, généralement représentée écrasant un serpent sous son pied. Le reptile évoque la déesse Morgane, divinité païenne liée à la légende d’Arthur. Les anciens racontent qu’elle représente la sorcière du marais, mais personne ne sait pourquoi. C’est le domaine des korrigans et des fées, des démons et de l’Ankou.

Cet endroit est tranquille, enveloppé dans un cocon de brume, du moins en apparence.

Ce matin de 1534, un épais brouillard recouvre le marais, étouffant le moindre bruit. À pas lents, s’étirant en une longue file silencieuse, le groupe de condamnés débouche sur les rives du Youdig, le marais du Yeun Elez. Femmes, hommes, jeunes ou vieux, tous ont le regard vide, résigné. Leur pas est lourd, traînant. Ils savent que leur sort est scellé et sans appel. Ils sont entourés de prêtres qui psalmodient des exorcismes. Leurs soutanes noires se gonflent avec le vent venant de la mer et les étoles violettes des hommes d’Église menacent de s’envoler à la moindre bourrasque. Leurs litanies sont quasiment inaudibles à cause des hurlements du vent qui sifflent sur la lande.

Autour du groupe, des soldats en armes imperturbables face aux supplications de quelques femmes qui les conjurent de sauver leurs enfants les maintiennent en rangs serrés. Les guerriers sont prêts à intervenir à la moindre tentative de fuite. Leurs casques et leurs armures luisent à la lueur des torches. Bien que la plupart de ces hommes aient connu les champs de bataille, certains ne se sentent pas à l’aise à l’approche du Yeun Elez. L’atmosphère pesante de l’endroit entouré d’effrayantes légendes, les prières des religieux et les supplications des condamnés s’ajoutent au temps lugubre et pluvieux. Depuis l’aube, une pluie fine et pénétrante ne cesse de tomber, et une chape de lourds nuages noirs obstrue le ciel.

Les prisonniers savent qu’ils vivent leurs derniers moments dans le monde des vivants. Les pieds traînent dans la boue, vers une fin inéluctable dans le marais.

Le Yeun Elez, c’est la porte des Enfers, le gouffre dans lequel on jette les incroyants.

Tous les prisonniers ont été condamnés pour hérésie, coupables d’être protestants. Le petit groupe stoppe devant l’étendue verdâtre aux relents nauséabonds. Tous ont les mains attachées dans le dos. L’endroit est calme. Seuls les cris des mouettes déchirent le silence, comme des pleurs désespérés. Le Yeun Elez a la réputation funeste d’être la rivière des damnés. L’endroit où les lavandières de la nuit tordent lugubrement leurs linceuls sur ses rives.

L’un des prêtres s’approche du premier condamné.

— Renies-tu ton hérésie ?

L’homme ne répond pas et garde les yeux fixés sur la bouche de l’enfer. Pas un regard, rien qui ne puisse ressembler à une réponse. Sur un signe du religieux, deux soldats attrapent l’homme chacun par un bras et précipitent le pauvre bougre dans les eaux boueuses du Youdig. Le corps s’enfonce dans un bruit de succion qui glace le sang de l’assistance. Les prêtres se signent en récitant une prière muette. À chaque fois la même question, le même silence en guise de réponse, la même mort. Plutôt mourir que renier leur foi.

En à peine une heure, une cinquantaine de corps ont franchi la porte des enfers. Soudain, l’eau se met à bouillonner. Les hommes d’Église et les soldats restent tout d’abord pétrifiés avant de prendre la fuite sans demander leur reste. Arrivés aux abords du village, de furieux aboiements venus du marais résonnent dans la lande. Tous se signent. La meute des conjurés s’est réveillée. On raconte qu’autrefois, les prêtres exorcistes emprisonnaient les démons dans le corps de chiens noirs et les précipitaient dans le marécage. Ce sont ces chiens qui accueillent les nouvelles âmes damnées aux portes du Pandémonium.

Un peu à l’écart quelques badauds sont revenus sur les lieux de l’exécution, une femme habillée en blanc et le visage caché par des voiles pointe le doigt vers le marais. « Cet endroit est maudit. Désormais, il est souillé par le meurtre d’innocents. Ils vont réveiller la sorcière. Plus personne ne trouvera le repos sur cette terre. » Elle répète d’une voix forte, autoritaire, froide qui fait se retourner les personnes encore présentes. La silhouette se tient droite, le bras levé en direction du Yeun Elez. Qui est-elle ? Personne ne le sait. Mais sa présence met tous les témoins mal à l’aise et ces derniers préfèrent quitter les lieux.

Ces exécutions ne font que renforcer la peur que ce coin suscite. Plus personne ne se risque dans ce lieu. Les rares curieux qui osent encore s’y rendre racontent avoir entendu des hurlements de bêtes sauvages, qu’une odeur pestilentielle flotte dans l’air, comme celle des cadavres laissés à l’air libre. D’autres rapportent que les nuits de pleine lune, on entend le grincement d’un essieu, celui d’une charrette.

La charrette de L’Ankou.

Une légende raconte qu’il ne faut pas se promener sur les rives du Yeun Elez lorsque l’âme est triste. La mort rôde dans ces marais. Pour les anciens, le marécage est le passage entre le monde des vivants et celui des morts, les portes de l’Enfer, et la tristesse peut les ouvrir. Depuis la nuit des temps, cet endroit inspire la peur, l’effroi. Personne ne comprend pourquoi la tourbe prend feu spontanément et brûle pendant des mois. Les habitants sont persuadés que ce sont les flammes du purgatoire et que le Diable n’est pas étranger à ce phénomène.

La disparition inexpliquée de personnes, qui s’embourbent dans les marais après s’y être perdues en raison du brouillard tombé subitement ou qui s’enlisent dans un trou d’eau d’une ancienne tourbière, n’arrange en rien la réputation de l’endroit. Le village est même déplacé. Les habitants ne veulent plus de cette promiscuité avec cette terre de malheur. Les maisons sont rasées et reconstruites plus à l’écart, en dehors de la forêt qui jouxte le marais.

*

1670

Un groupe de voyageurs harassés après une longue route arrive au village. Étrangers à la région, ils s’arrêtent pour se restaurer, reposer leurs montures et demander de l’aide aux villageois pour trouver leur chemin. Ils veulent rejoindre Brest. Pour cela, ils doivent passer par le marais, mais à leur grande surprise et pour la première fois depuis le début de leur voyage, on leur refuse cette aide.

Personne ne veut mettre les pieds dans cet endroit. On leur dit que c’est la demeure de l’Ankou. Arrivant de la capitale, ils ne savent absolument pas de quoi les habitants leur parlent. Comprenant qu’ils n’obtiendraient aucune aide, ils prennent donc la décision de repartir. La nuit tombe et le groupe décide de dresser le campement dans une petite clairière, juste à côté du marais. L’endroit est plutôt calme, parfait pour y passer la nuit.

Le lendemain matin aux premières heures du jour, alertés par des chevaux fous qui traversent le village, les habitants comprennent immédiatement que quelque chose de terrible est arrivé aux voyageurs. Surmontant leur peur, un groupe d’hommes armés de faux et de fourches, accompagnés par le prêtre de la paroisse se rend au campement. Durant tout le trajet, le curé récite des Notre-Père et des Ave Maria, repris par les hommes derrière lui. La croix qu’il tient à bout de bras lui semble extrêmement lourde, comme s’il portait tous les péchés du monde sur ses épaules. L’objet vacille dangereusement, menaçant plusieurs fois d’aller s’écraser sur le sol.

Arrivé au campement, le groupe ne peut que constater l’horreur. Plus personne n’est en vie. Juste des corps disposés en pentagramme, étoile à cinq sommets, d’étranges symboles gravés sur les corps nus. Ce ne peut être que l’œuvre du Diable ou de la sorcière. Aucun être humain ne saurait faire preuve d’une telle sauvagerie. Les cadavres sont jetés dans une charrette et ramenés hors de la forêt. Après une brève cérémonie religieuse, les corps sont enterrés à la va-vite, à l’extérieur du village, dans une fosse commune. Les victimes y sont mises les unes après les autres, avant d’être recouvertes de terre. Rien ne marque le charnier, pas même une croix. Peu à peu, la végétation reprend ses droits. Herbes folles et fleurs sauvages recouvrent l’endroit faisant disparaître la sépulture à tout jamais. Cette histoire est, elle aussi, oubliée, reléguée au chapitre des légendes que l’on se raconte le soir au coin du feu. Et il y a l’histoire de la sorcière.

Plusieurs enfants accusent une jeune femme, Eilan, d’être une sorcière. Elle vit à l’écart du village, dans une cabane toute simple, sans confort. Une petite cahute cachée dans la forêt, à l’abri des curieux. En fait de sorcellerie, elle soigne. Elle connaît les plantes, celles qui font du bien et qui soignent tous les maux, des plus bénins aux plus douloureux. Elle sait faire passer une grossesse non désirée. Contrairement aux médecins, elle ne demande pas d’argent. Les gens donnent ce qu’ils peuvent, souvent des provisions. Jamais elle ne va au village. Elle ne veut pas se montrer aux habitants à cause d’une vilaine cicatrice qui lui barre le visage et la défigure. Victime d’une chasse aux sorcières quelques années auparavant, elle a été torturée, mais elle a réussi à s’échapper avant qu’elle ne soit conduite au bûcher. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée à vivre dans une cabane au milieu de nulle part. Elle préfère donc que ses patients la règlent avec un morceau de viande séchée, une grosse miche de pain ou une volaille. Cela lui suffit. Avec le petit potager qu’elle cultive et les quelques poules qu’elle possède et qui lui donnent les œufs dont elle a besoin, elle a tout ce qu’il faut.

Partout dans le village et surtout à qui veut bien l’entendre, les enfants racontent que la sorcière les a emmenés de force dans sa cabane afin de leur faire boire du sang. Cette nouvelle crée un vent de panique parmi les villageois qui décident de mettre fin aux agissements de cette femme. Elle est d’abord amenée au village avant d’être condamnée à mort sans aucune autre forme de procès. Sans attendre, elle est attachée sur une charrette et laissée seule au bord du marais. Cet hiver est particulièrement rigoureux pour la région. Seule au bord du Yeun Elez, les villageois sont certains qu’elle ne survivra pas à un froid pareil. L’Ankou viendra bientôt la chercher. La nuit est si froide que par endroits, le marais gèle.

La sorcière est sûrement morte de froid. Mais les habitants du village se trompent. Le lendemain matin, trois hommes se portent volontaires pour se débarrasser du corps. Le chien qui accompagne les fermiers se met soudain à grogner et montrer les crocs devant la jeune femme à moitié consciente. Ses longs cheveux roux lui tombent sur le visage. Elle est transie de froid, à moitié gelée, mais vivante. L’animal saute à la gorge de la femme. Les hommes armés de bâtons taillés en pointe commencent à la poignarder. Ils y mettent toutes leurs forces et toute leur rage. La sorcière ne s’en tirera pas cette fois. Ils la pendent ensuite à un arbre. La jeune femme se vide de son sang en se balançant du haut de la branche. Le sang rouge sombre s’écoule doucement, goutte à goutte, formant une mare presque noire sur la terre gelée. Les hommes attendent postés dans un coin, priant que l’Ankou ne se montre pas. Après s’être assurés qu’Eilan est bien morte, ils descendent le corps et le jettent dans le marais afin de se débarrasser définitivement du cadavre. Le sol est rougi par le sang de la jeune femme. Avant de partir, il semble aux fermiers qu’un bruit d’essieu approche. Tous se regardent et comprennent immédiatement. L’Ankou approche.

Quelques années plus tard, une petite fille se noie dans le marais. Un accident banal sauf que les rumeurs racontent qu’une main blanche est sortie de l’eau pour attirer la fillette dans les profondeurs du Yeun Elez. Le corps n’a jamais été retrouvé malgré de nombreuses recherches. Seul l’un de ses souliers a été découvert sur la berge.

PREMIÈRE PARTIE

1907-1983

1

1907

Le domaine acquis par Paul de Lavignac est imposant. L’homme a bâti sa fortune grâce à des investissements et à l’entreprise familiale. Le terrain est situé juste à côté d’un marais. Lavignac sait qu’il a fait une bonne affaire. Le prix demandé est dérisoire. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi. L’endroit est idéalement situé, pas trop éloigné des villes de Brest et de Quimper. Il a entendu les histoires qui courent à propos de ce lieu. Quelques personnes ont bien tenté de le dissuader, mais pour l’homme d’affaires, ce ne sont que des ragots de bonne femme. Son objectif est d’agrandir son entreprise, de faire fructifier sa fortune. Son opulence n’est pas assez importante pour lui. Ambitieux, il en veut toujours plus. Mais il lui faut trouver également une compagne.

Paul de Lavignac est un homme de pouvoir, respecté par ses pairs, mais aussi craint. Impitoyable avec ses adversaires, il est admiré par beaucoup de femmes qui rêvent de l’épouser, juste pour la fortune et le statut social. Il est certes bel homme, avec beaucoup de charme, mais tout le monde connaît son penchant pour les maisons closes et les filles de joie des villes avoisinantes. Le mariage n’est pas une priorité pour lui, cependant, pour perpétuer le nom de Lavignac, il a besoin d’un héritier. Il jette son dévolu sur une jeune fille d’une famille aisée de la région, Hélène de Dauxois. Sa famille estissue d’une longue lignée de propriétaires terriens, des aristocrates très influents dans la région. C’est une belle jeune fille de dix-neuf ans, aux traits très fins, de longs cheveux noirs ramenés en chignon voluptueux. La première fois qu’il la croise, il tombe immédiatement sous son charme. Elle a tout ce qu’il recherche. Ce jour-là, il est invité pour le thé chez l’un de ses partenaires en affaires. Quelques personnes influentes de la région sont présentes dont la famille de Dauxois et leur fille. Lorsqu’elle entre dans le grand salon, Paul de Lavignac ne peut détacher ses yeux de la jeune demoiselle. Son corsage à col haut en soie rose, sa jupe également rose recouverte de mousseline de soie écrue et de volants de dentelle font ressortir le noir de ses cheveux et son teint de porcelaine. Discrètement, l’homme la détaille. Il s’attarde sur la taille fine accentuée par une large ceinture, sur les petits escarpins. C’est une jeune fille pleine de prestance. Ses yeux noirs sont pétillants, sa démarche est élégante. Lavignac a trouvé celle qu’il lui faut.

Mais c’est aussi l’une des célibataires les plus courtisées de la région. Il met tout en œuvre pour entrer en affaire avec monsieur de Dauxois et ainsi se rapprocher de la jeune Hélène. Les deux hommes se sont découvert une passion commune, les courses de chevaux. Les grands prix sont des endroits très prisés de la haute société et c’est tout naturellement que Lavignac invite son nouvel associé et ami et sa famille à l’une des courses les plus prisées de la saison. Lavignac profite du déjeuner dans un salon privé dont les grandes baies vitrées permettent de suivre les courses à l’abri du soleil ou des intempéries, afin de faire plus ample connaissance avec Hélène. Il s’avère que la jeune femme est aussi belle qu’intelligente. Parfaite pour être à la tête d’un domaine. Il ne veut pas d’une petite écervelée qui passe son temps à glousser et parler chiffons. Paul a besoin d’une femme qui sache tenir sa maisonnée. Sa décision est prise. Hélène de Dauxois deviendra son épouse.

Un mois plus tard, Lavignac organise une grande réception pour son anniversaire dans son hôtel particulier de Brest. Toute la haute bourgeoisie et l’aristocratie ont été invitées pour l’occasion. Le champagne coule à flots, les mets les plus fins sont servis aux invités. Hélène sait que ce n’est pas uniquement l’anniversaire de Paul de Lavignac qu’ils fêtent ce soir. La jeune femme a surpris une conversation entre ses parents quelques semaines auparavant et a appris que l’associé de son père allait la demander en mariage. Elle est folle de joie, mais fait comme si elle ne savait rien. Ce soir, Hélène est radieuse. Ses boucles noires sont ramenées sur le haut de sa tête et retenues par des peignes de nacre. Sa robe filetée d’or et de cristal en soie moirée et taffetas doré attrape la lumière et la fait miroiter. Son décolleté est mis en valeur par un collier d’ambre dans les mêmes teintes que sa toilette. Après avoir remercié ses invités d’être venus, il demande à l’assistance un moment de silence. Il a une chose importante à faire. Il se dirige vers Hélène et pose un genou à terre. Après une déclaration qui émeut la jeune femme aux larmes, il ouvre un écrin dévoilant un magnifique solitaire. Des murmures d’émerveillement s’élèvent dans la salle de réception. D’un geste de la main, Lavignac réclame le silence. D’une voix douce, il demande à la jeune femme si elle veut l’épouser. Dans un murmure, Hélène, rougissante, prend le temps d’essuyer une larme d’émotion qui coule le long de sa joue avant de répondre « Oui » d’une voix tremblante. Des applaudissements éclatent et tous s’approchent pour féliciter les fiancés.

Quelques semaines après la demande en mariage, certaines mauvaises langues ne se gênent pas pour faire comprendre à la jeune Hélène que la fidélité n’est pas la qualité première de son futur époux. Et alors ? Elle ne peut pas lui en vouloir d’avoir eu une vie avant son mariage ! Hélène sait qu’en l’épousant, elle suscite beaucoup de jalousie parmi les ex-conquêtes de Paul. Beaucoup d’entre elles attendent avec impatience l’échec de son mariage avant même qu’il ait été célébré. Mais elle est déterminée. Ce n’est pas dans son caractère de laisser tomber. Sous ses airs de jeune fille naïve, elle ne se laisse jamais faire et arrive toujours à ses fins.

Le chantier du futur domaine est immense et laisse imaginer l’ampleur du projet et de la future maison. Le manoir dominera le village et sera visible de loin. Lavignac ne souhaite pas côtoyer le « petit » peuple de trop près.

Il n’en doute pas, sa demeure sera le point de mire de toute la région et c’est bien là son intention. Il apprécie aussi le marais qui jouxte le futur parc. C’est un lieu idéal pour la chasse. Lavignac fait venir les matériaux de construction de toute la région, voire d’Europe. Il commande même, sur demande de sa future femme des vitraux en provenance de Venise.

La proximité du marais met mal à l’aise la jeune Hélène. Elle connaît l’histoire du Yeun Elez et est persuadée que ce n’est pas qu’une légende. Elle est convaincue d’avoir déjà entendu le grincement de la charrette de l’Ankou. D’ailleurs, elle évite de se rendre de ce côté-là du chantier. Elle n’a jamais aimé se promener près du Youdig. On apprend aux enfants du coin de ne jamais s’approcher de cet endroit maudit. Lors de ses visites au village, elle entend des promeneurs raconter que parfois, une jeune femme qui porte une vilaine cicatrice sur le visage, surgit hors de l’eau et tente d’attirer les curieux pour les entraîner au fond du marais.

Pour le moment, Hélène regarde les ouvriers s’activer. Pierre après pierre, les murs de l’imposante demeure s’élèvent, et à chaque visite, elle peut se rendre compte de la taille de son futur domicile.

À la joie de son mariage imminent se mêle une crainte sourde, comme cachée au fond d’elle-même. Quelque chose lui dit que son destin sera lié à cette maison, mais qu’il ne sera pas forcément heureux.

Tout le monde dans la région ne parle plus que du manoir Lavignac, mais tous ignorent que de très nombreux incidents entachent la construction de la demeure. Le plus grave d’entre eux est le meurtre d’un ouvrier. Pris d’une crise de folie toute aussi soudaine qu’incompréhensible, le chef de chantier s’empare d’un fusil et tire sur l’un de ses ouvriers qu’il vient de réprimander sur sa façon de travailler. L’homme s’écroule sur le sol boueux. Les autres abandonnent ce qu’ils sont en train de faire et se précipitent vers leur collègue en poussant de grands cris, afin de lui porter secours. Le contremaître, toujours hors de contrôle, pointe son arme vers eux et leur ordonne de reprendre le travail à moins de vouloir finir comme leur compagnon. La tension est palpable et personne n’ose broncher. Chacun retourne à son travail et le corps est enseveli, à l’insu de tous, dans les fondations de l’une des ailes de la maison.

La rumeur ne tarde pas à circuler en ville, mais Lavignac est puissant et l’argent aidant, les ouvriers reprennent le travail sans poser de questions. À partir de ce jour, l’Ankou et la sorcière refont surface. Certains certifient que juste avant le drame, ils ont entendu le grincement d’une charrette, celle de L’Ankou. Il n’y a pas que la sorcière pour influencer les hommes ainsi et faire qu’ils puissent enterrer un mort sous une maison, sans cérémonie religieuse.

Les travaux continuent malgré le drame. Lavignac interdit à quiconque de dire un seul mot à propos de « l’incident. » Comme le salaire qu’il leur verse est plus que généreux, ils oublient rapidement le mort.

Cet endroit ne sera plus jamais le même, Hélène le sait. Le sang a coulé, souillant le sol du domaine.

Deux ans sont passés. Le manoir est enfin terminé. Il se dresse fièrement sur les hauteurs du village. La demeure est imposante. Près de quarante pièces, une dizaine de chambres, une salle de réception, une immense bibliothèque, le tout entouré d’un immense parc qui surplombe le Yeun Elez. Une petite tourelle ceinte d’une balustrade en métal et en bois coiffe le manoir. Au fond du parc, une dépendance a été construite pour y loger les domestiques. Cachée derrière les arbres, elle est invisible aux yeux des visiteurs.

De la terrasse du premier étage, une vue d’ensemble du marais se dévoile. Souvent le matin, des volutes de brumes s’étendent sur l’eau, procurant à l’endroit une atmosphère irréaliste. Un peu comme dans la légende du roi Arthur lorsque les brumes cachent aux yeux des hommes le royaume d’Avalon. Hélène n’ose pas s’approcher de cet endroit. Elle reste persuadée que le malheur rôde dans ces lieux. Elle le sent au fond de son âme, elle ne sera jamais heureuse dans cet endroit.

Le mariage de Paul et Hélène est célébré en grande pompe dans l’église Saint Michel de Brennilis. Les familles des mariés, des membres de l’aristocratie de la région sont présents. Les noms les plus prestigieux de la région sont là. Des maires, des députés, des sénateurs. Il y a aussi des comédiens, des chanteurs et chanteuses d’opéra. Que du beau monde. Toutes les chaises du chœur sont occupées par les invités. Pour les dames en toilettes brillantes, des places spéciales ont été réservées. Au fond de l’église, la foule de curieux se presse afin d’apercevoir le couple de futurs époux.

La jeune femme est magnifique dans une robe à la fois splendide et classique faite de dentelle délicatement travaillée et brodée à la main de perles de nacre et de rubans blancs. La coupe est ample et évasée mettant en valeur sa taille fine. Un voile aussi fin qu’une toile d’araignée recouvre les cheveux de la jeune femme. De longs gants remontent jusqu’aux coudes. Un splendide bouquet de roses blanches, les fleurs préférées d’Hélène, complètent la tenue. La jeune femme fait son entrée et tous les regards convergent vers elle. L’orgue résonne dans l’édifice. L’office commence, Hélène, puis Paul prononcent leurs vœux. Les futurs mariés se promettent fidélité. Les alliances sont enfin échangées. Paul et Hélène sont unis par les sacrements du mariage.

La réception qui suit la cérémonie est aussi le moment choisi par les nouveaux époux pour inaugurer le manoir. Les parents d’Hélène ont tenu à tout préparer. Les invitations ont été lancées en grand nombre. Une immense table pour les mariés, leur famille proche et leurs témoins est dressée dans l’une des salles de réception. D’autres sont disposées dans la salle pour les invités. Les domestiques ont réussi le tour de force d’installer tout le monde sans que personne ne manque de place. Comme le dit Hélène « Henri est un véritable magicien lorsqu’il s’agit de réussir l’impossible. » Les domestiques s’activent comme des abeilles dans une ruche. Les hommes en livrée noire et gants blancs, les femmes en robes noires, tabliers blancs, les cheveux attachés en chignon serré, un petit bonnet blanc en coton bordé de dentelle complète la tenue, chacun s’affaire et fait en sorte que personne ne manque de rien.

Vers dix-neuf heures, les premières voitures s’arrêtent devant l’imposante demeure et les salons commencent à se remplir. Le brouhaha des conversations se mêle aux murmures des violons. Les jeunes mariés reçoivent leurs invités à l’entrée de la galerie qui resplendit de l’éclat des lustres en cristal de Bohème.

L’orchestre joue sans discontinuer. Le vin et le champagne coulent à flots, l’ambiance est festive et les invités dansent jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Les femmes comme les hommes ont redoublé d’élégance. Les robes en satin, en soie, en velours, les guipures côtoient les queues-de-pie, les cravates noires ou blanches. Les officiers ont revêtu leurs uniformes des grands jours. Les toilettes des dames resplendissent autant que les bijoux qu’elles portent. Parures de diamants et de pierres précieuses, scintillent dans la lumière.

Les festivités sont organisées en trois parties. Le souper avec au menu du consommé, des huîtres, du jambon et de la galantine de volaille à la gelée, du filet de bœuf à la Chevet, de la poularde mayonnaise, un Mancini glacé, des petits fours secs, des fruits, des desserts. Le tout est arrosé de Vouvray mousseux. Un concert est ensuite donné et un grand bal clôt la soirée. L’orchestre se compose d’une douzaine de musiciens sous la direction d’un chef venu de Paris.

La maîtresse de maison est fière de sa soirée qui est un franc succès. Le répertoire musical produit un grand effet sur Les spectateurs qui ont été transporté par Mozart, Strauss et Beethoven. Pendant la représentation et le bal, des rafraîchissements, coupes de champagne et petits fours sont servis aux invités. Puis, les valses s’enchaînent ensuite. Les bruissements soyeux des robes accompagnent les violons.

Célébrer le mariage et l’inauguration du manoir en même temps se révèle être une merveilleuse idée. On parlera longtemps de cette soirée. La jeune mariée en est certaine, il n’y aura jamais une autre réception aussi grandiose ailleurs dans la région.

Quatre ans plus tard, Hélène donne naissance à une petite fille, le quinze juillet, qui malheureusement, meurt le vingt-quatre du même mois. Cette perte ébranle le couple et Paul préfère noyer son chagrin ailleurs. Il se met à boire de plus en plus et fréquente assidûment les bordels des villes avoisinantes laissant sa femme seule avec sa peine. Hélène tente désespérément de tomber à nouveau enceinte, mais ses tentatives restent vaines.

Paul décède un an plus tard, laissant la jeune Hélène seule dans cette immense maison. Elle sombre rapidement dans un gouffre d’idées noires et de pensées morbides. Sans s’en rendre compte, elle bascule tout doucement dans la folie.

Elle se retrouve du jour au lendemain à la tête d’une immense fortune estimée à plusieurs millions de francs. Mais elle se moque totalement de cet argent. En fait, elle déteste cet endroit, elle s’y sent mal à l’aise. Souvent lorsqu’elle est seule dans l’une des pièces du manoir, elle a la sensation d’être espionnée, de ne pas être l’unique personne présente. Elle est certaine que des présences invisibles hantent les lieux. Elle entend des murmures venant de nulle part. Au début, Hélène met ça sur le compte du vent qui s’engouffre entre les tuiles et les cheminées du toit, mais il ne souffle pas tout le temps. La jeune femme tente de se convaincre que ces bruits proviennent de la maison. Ce sont sans doute les poutres qui craquent, le bois qui travaille, rien de plus naturel dans une maison.

Mais des phénomènes étranges commencent à se manifester sans qu’elle puisse leur trouver une explication rationnelle. Tout d’abord, une femme, amie de son défunt mari, venue prendre le thé, est prise d’une sorte de crise de folie. Rentrant dans l’immense bibliothèque, elle se dirige comme un automate vers le fond de la pièce. Raide dans son tailleur à jaquette, sa veste longue et cintrée à la taille, sa jupe « trotteur » à fines rayures boutonnée, lui donne l’air encore plus raide. Elle marche d’un pas saccadé comme celui d’un automate. Cela fait frémir les grandes plumes de son chapeau au même rythme. Madame de Manadier se dirige vers le mur opposé à la porte d’entrée et se plante devant un immense tableau. La femme fixe son regard sur la toile représentant une légende bretonne, « Les lavandières de la nuit. »

Cette légende raconte que la nuit, elles viennent laver les suaires des morts dans les lavoirs de la région. Il faut cependant faire attention à ne pas les aborder avant le lever du soleil. Elles vous demanderaient de les aider à porter leurs paniers et vous entraîneraient dans leur domaine, celui de la mort.

L’amie d’Hélène est comme hypnotisée et n’entend pas la jeune femme qui l’appelle. La veuve pose doucement sa main sur l’épaule de son amie. Cette dernière tourne la tête vers son hôtesse qui recule, couvrant sa bouche de la main pour étouffer le cri d’horreur qui monte à sa gorge. La femme a les yeux rougis et un rictus tord ses lèvres dans une grimace hideuse. Mais le pire est son aspect général.

À son arrivée, Madame de Manadier était maquillée à outrance. À présent, sa peau diaphanea un aspect cendreux, sans plus aucune trace de fard. Ses yeux lancent un regard de feu qui a perdu toute raison, habité seulement par la folie. Avant qu’Hélène ne puisse faire quoi que ce soit, son invitée fait demi-tour et sort en courant de la pièce. Elle grimpe quatre à quatre l’imposant escalier, remontant ses jupes jusqu’aux genoux, découvrant des pantalons de coton blanc sans aucune pudeur. Hélène la suit en lui hurlant de s’arrêter, de lui expliquer ce qu’il se passe.

La seule chose que madame de Manadier lui répond, d’une voix rauque, presque étranglée, est qu’elle perçoit le bruit de la charrette de l’Ankou et qu’il faut qu’elle se protège. Hélène ne lui accorde aucune attention et conjure son amie de s’arrêter, de revenir dans le salon. Mais Alice ne l’entend pas ainsi. Elle arrive à la tourelle et son hôtesse ne peut qu’assister, impuissante, au saut dans le vide de son invitée. Prévenue par les domestiques, la police arrive dans l’heure qui suit procède à une rapide enquête. Après avoir écouté le témoignage de madame de Lavignac, le suicide ne peut qu’être constaté. Personne, ni même le mari de la défunte ne peut expliquer son geste. Elle semblait heureuse et rien ne pouvait laisser présager un tel acte.

Après ce tragique accident totalement mystérieux, Hélène commence très vite à croire que la malédiction qui pèse sur le domaine s’est de nouveau réveillée. Pour en avoir le cœur net et sur les conseils de l’une de ses amies, elle décide de consulter un médium. L’homme qui la reçoit doit être âgé d’une quarantaine d’années. Il est grand et extrêmement maigre, ce qui lui donne une attitude rigide. Son visage émacié est accentué par des cheveux de jais mi-longs attachés en catogan. Ses yeux noirs sont enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et crochu fait penser au bec d’un corbeau. Ses lèvres sont si fines qu’elles sont à peine visibles. Toute la physionomie de cet homme fait penser à la mort. Un peu effrayée, Hélène hésite à entrer dans le petit cabinet tendu de tapisseries sombres. Au milieu, une petite table ronde drapée d’un brocart bordeaux était surmontée d’une boule de cristal posée sur un socle en argent. La décoration, franchement inquiétante, ne l’incite pas à entrer.

Voyant l’incertitude de sa cliente, il la met à l’aise et après qu’elle lui ait payé la consultation, il commence la séance. Il entre en transe, renverse sa tête en arrière et des gargouillis étranges sortent de sa gorge. « Les âmes perdues de ceux avalés par le Yeun Elez errent dans le domaine et dans le manoir. C’est le sang qui a payé cette maison. Construisez une maison pour vous et pour ceux qui y sont morts. Agrandissez votre demeure. Tant que vous continuerez les travaux, vous vivrez. Arrêtez et vous mourrez. » Pour le spirite, c’est sans appel. Elle resterait en vie tant que la construction durera.

Elle est à peine sortie de la consultation, su’elle embauche des ouvriers. Elle est terrorisée par les révélations du médium. Ce dernier lui a aussi précisé que ce sont les esprits eux-mêmes qui lui feront parvenir les futurs plans. Il faut juste qu’elle s’isole dans un endroit tranquille et ils communiqueront avec elle.

Alors, chaque soir, elle se retire dans une petite pièce privée qu’elle appelle la « chambre des morts. » Personne n’a le droit d’y entrer, pas même les domestiques. À l’origine, c’était la chambre qu’elle avait préparée pour sa fille. Au décès de celle-ci, la mèreéplorée l’a faite condamner jusqu’à la mort de Paul. Elle a alors eu l’irrépressible envie d’ouvrir de nouveau cette pièce. Elle l’a fait tapisser de noir, malgré sa sainte horreur de cette couleur et les tentatives du décorateur pour l’en dissuader. Une pièce entièrement noire était à son avis du plus mauvais goût et risquerait d’attirer le malheur sur la maison. Hélène ne voulut rien entendre et insista.

Depuis sa visite chez le médium, elle s’y enferme chaque soir, s’installe sur le fauteuil à bascule, seule chose qui se trouve dans cette pièce, et y reste souvent toute la nuit pour attendre les messages des esprits. Elle a ordonné aux domestiques de ne jamais la déranger. Elle ne veut pas qu’ils fassent peur aux âmes des pauvres disparus. Chaque matin, un peu avant le lever du soleil, elle convoque le maître d’œuvre et lui communique les plans.

Au village, les rumeurs vont bon train.

Un après-midi, elle a une subite envie de sortir. Ça fait bien longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Elle erre dans le hameau, à l’abri derrière ses voiles de veuve. Le vent fait voler sa jupe longue plissée sur le devant, découvrant ses bottines noires montantes sur la cheville. La veste elle aussi en laine noire la protège de la fraîcheur de la brise.

Au détour d’une ruelle, elle surprend involontairement un dialogue entre deux femmes, qu’elle connaît. Elles regardent le manoir qui se dresse fièrement en face d’elles, surplombant le village. La jeune veuve se met légèrement en retrait et s’abrite derrière son ombrelle de dentelle noire pour écouter la discussion, même si ce n’est pas très convenable.

— Vous avez entendu parler du meurtre qui a été commis dans cet endroit, vous savez, pendant sa construction ? demande la plus âgée des deux
— Et comment ! Il paraît qu’Hélène de Lavignac a perdu la tête. L’une de ses femmes de chambre a raconté à la mienne que souvent sa maîtresse erre dans les couloirs du manoir en conversant toute seule. Elle semble ailleurs, comme hors de la réalité.
— Je ne comprends pas pourquoi elle reste dans cette maison. Il y a tellement de choses tragiques qui s’y sont déroulées. Et le suicide de cette pauvre madame de Manadier ! Totalement inconcevable !
— Vous êtes au courant qu’Hélène organise un dîner chez elle la semaine prochaine ?

La plus jeune glousse bêtement. Hélène la connaît. C’est une jeune femme qui collectionne les amants, surtout des hommes riches. Son tailleur pêche dont les lignes sont soulignées de noir met en valeur sa silhouette fine. Son chapeau et son ombrelle sont assortis à l’ensemble.

— Oui ! Je remercie le ciel de ne pas y être invitée. J’aurais trop peur de mettre les pieds dans cet endroit. À chaque fois que je me promène devant le manoir, j’ai une drôle de sensation, un malaise inexpliqué qui me donne la chair de poule.

Hélène n’entend pas la suite. Un groupe d’enfants passe à ce moment, courant après un cerceau.

« De toute façon, je n’ai pas l’intention de vous inviter, Alice Breton. Vous avez assez profité de mon époux », marmonne Hélène pour elle-même.

Elle est au courant. La jeune Alice a été l’une des maîtresses de son défunt mari. Elle les avait vus un soir.

Ne parvenant pas à dormir, elle était sortie faire un tour dans le parc et passant devant les écuries, elle avait entendu des bruits qui ne laissaient aucun doute sur ce qu’il se passait. Elle s’était approchée doucement et avait aperçu Paul et Alice Breton dans une position sans équivoque. Hélène était repartie aussi discrètement qu’elle était arrivée, jurant de ne jamais recevoir cette fille chez elle.

Ce dîner sonne comme une renaissance pour les domestiques. Chacun met les bouchées doubles. Même si ce n’est qu’un repas entre amis, un peu de vie dans ce mausolée ne fera que du bien.

Vers vingt heures, tous les invités sont réunis autour de la table joliment décorée pour l’occasion. Les chandeliers en argent reflètent la lumière, un magnifique bouquet de roses blanches orne la table. L’ambiance est conviviale, chacun y va de sa petite anecdote, les plats les plus délicieux les uns que les autres se succèdent : truites à la chair rose et fondante, côtelettes d’agneau sur un lit d’asperges. Les vins rouge et blanc accompagnent les plats et le dessert composé de pâtisseries maison et de café clôt le repas. Seule Hélène semble absente, comme si son esprit était ailleurs. Elle grignote plus qu’elle ne mange, ne semble pas comprendre lorsqu’on lui parle. Soudain, Hélène pousse un petit cri et se cambre sur sa chaise. Tous se retournent vers elle. La jeune femme est comme défigurée par une grimace et ses yeux sont révulsés. D’une voix qui n’est pas la sienne, elle annonce :

La maison n’est pas faite pour les vivants. Elle tue ceux qui l’importunent. 

Après ces quelques mots qui glacent le sang des invités, Hélène se lève et s’écroule sans connaissance. Henri Descott, un riche industriel veuf qui depuis peu essaie de faire la cour à la jeune femme, se précipite vers elle, fait sonner les domestiques. Il demande à la femme de chambre de son amie de la faire transporter dans sa chambre et de faire appeler un médecin. Ne voulant pas laisser la jeune femme seule, il demande au majordome de lui préparer une chambre d’ami et d’envoyer son chauffeur prendre quelques affaires chez lui. Après avoir examiné Hélène, le médecin ne comprend pas. Pour lui, elle a été victime d’une crise « d’hystérie. » Elle a besoin de repos et de calme.

Après avoir pris congé des invités, Henri s’assure qu’Hélène va bien et va se coucher. Il a demandé aux domestiques de le réveiller au moindre souci. Quelques heures plus tard, en pleine nuit, Descott se lève d’un coup, hagard, le regard vide, se dirige, pieds nus et en pyjama, vers la bibliothèque. Il reste un long moment immobile devant le tableau des lavandières, puis s’empare d’un escabeau en bois laissé par les ouvriers ainsi que d’une corde qu’il lance par-dessus une grosse poutre en bois. Il noue l’autre extrémité en nœud coulant qu’il passe autour de son cou. Ses gestes sont ceux d’un automate. Il ne semble pas se rendre compte de ce qu’il fait. Il gravit les quelques marches, fait un pas en avant et saute.

Les yeux lui sortent de la tête, sa figure rougeaude devient subitement bleue. Un craquement sinistre se fait entendre. Le corps tressaute quelques minutes avant de s’immobiliser pour de bon.

Le cadavre est découvert par Hélène, le lendemain matin, alors qu’elle parcourt la maison à la recherche de l’un de ses « esprits. » Ouvrant la porte de la pièce, elle tombe sur le corps ballant, aux yeux déformés, quasiment exorbités qui fixent le portrait de Paul de Lavignac. Un long hurlement déchire le silence de la maison. Tous les domestiques se précipitent et trouvent leur maîtresse à genoux devant le corps sans vie. Elle répète sans cesse « les esprits l’ont tué », tout en se balançant d’avant en arrière. « L’Ankou est venu le chercher. » Marie, la femme de chambre relève Hélène pour la ramener dans sa chambre, tandis que le majordome appelle les gendarmes qui concluent, une fois de plus en quelques jours, au suicide.

Après ce drame, plus personne ne veut venir au manoir, ni même inviter Hélène. Pour ses anciens amis et même pour les habitants du village qui ont eu vent de la mort de monsieur Descott, elle n’est plus que la « folle du manoir. »

De son côté, Hélène est persuadée que c’est la maison qui a tué Henri. Cette demeure est possédée par l’esprit de la sorcière. Elle fait venir le médium quelques jours plus tard, qui lui confirme ses craintes. Pour lui, la sorcière réclame des âmes.

Marie commence à avoir peur de sa maîtresse. Qu’elle parle toute seule passe encore, mais de plus en plus souvent, elle la retrouve debout au milieu d’une pièce ou d’un couloir, les yeux dans le vide, sans réaction lorsque Marie l’appelle. Hélène ressemble à un mort-vivant.

Avec l’avancée des travaux d’agrandissement, Marie a remarqué que plusieurs personnes ont disparu sans laisser de traces : de rares visiteurs, des domestiques. À chaque fois, Hélène a été retrouvée au bord du marais dans une sorte de transe. Lorsqu’elle se réveille, il lui est impossible d’expliquer pourquoi elle se trouvait là.

Le médium vient de plus en plus régulièrement et il est évident qu’il a une grande emprise sur sa cliente. Pour chaque « révélation », il lui demande des sommes indécentes.

Pour les quelques amies qui osent encore rendre visite, très rarement, il faut bien le dire, à Hélène, la jeune fille fraîche et naïve du début de son mariage n’existe plus. Elle est devenue méfiante, très mystique et parfois, elle effraie ses invités en leur demandant s’ils n’entendent pas les esprits leur parler. Lorsqu’ils répondent par la négative, ce qui arrive systématiquement, elle rentre dans une colère noire qui frôle même l’hystérie. Hélène a vieilli prématurément. Ses beaux cheveux autrefois si soyeux sont devenus une masse informe relevée sur la tête, son teint de porcelaine est devenu cireux, ses yeux, autrefois si pétillants semblent sans vie.

Les voix sont de plus en plus présentes dans la vie de la jeune femme et les plans qu’elle fait parvenir à son maître d’œuvre deviennent de plus en plus insensés. Des escaliers qui ne mènent nulle part, sur un mur ou sur un autre escalier qui descend. Des portes s’ouvrent elles aussi sur des murs ou sur le vide. La maison compte toutes sortes d’anomalies et bizarreries. Des chambres sans fenêtres, des escaliers qui n’en finissent pas, montant et descendant sur toute la superficie de la maison.

Au fur et à mesure de l’agrandissement du manoir, Hélène organise des fêtes somptueuses où les convives sont des fantômes. La table est dressée pour tous les invités invisibles. Les cuisiniers préparent des petits plats plus appétissants les uns que les autres qui reviennent intacts aux cuisines et pour cause ! Ce sont les domestiques qui, alors, en profitent.

Les festivités durent tard dans la nuit. Hélène danse avec ses esprits, chante et discute avec eux. Le personnel espionne la maîtresse de maison en pouffant de rire, mais lorsqu’Henri les surprend, il les sermonne en leur rappelant que c’est madame Hélène qui paie leurs gages et les renvoie en cuisine. Mais au fond de lui, il a peur. Sa patronne est en train de sombrer dans la folie. Peu à peu, tout le monde évite le manoir. Les habitants du village ne viennent plus l’admirer comme autrefois. Pour eux, la « Roseraie » est un lieu maudit. Même les domestiques préfèrent démissionner plutôt que rester travailler pour une démente. Pour tous, Hélène de Lavignac a définitivement perdu l’esprit.

Elle a décidé de faire construire une seconde tour. La veuve passe la majorité de son temps à scier, clouer dans le grenier. Les esprits veulent qu’elle fasse certaines choses par elle-même.

Elle a presque fini d’achever l’escalier qui mène à la nouvelle tourelle. Le plus dur est de trouver des ouvriers qui veuillent travailler pour elle. Mais la promesse d’une grosse prime lui permet de trouver quelques courageux. Toutefois, ces derniers ne restent pas longtemps.

2

1920

Hélène vient de fêter la nouvelle année seule dans son immense demeure toujours en travaux. Plus personne ne vient la voir.

L’année précédente, certains de ses anciens amis ont répondu présents à sa réception pour la nouvelle année. En pleines festivités, ils ont vu Hélène monter sur une table en levant jupe et jupons et se mettre à parler à une personne invisible avant de devenir complètement hystérique et bouger de façon totalement indécente. Trois hommes ont été nécessaires pour la maîtriser et un médecin présent a été contraint de lui administrer une forte dose de sédatif pour la calmer.