La graphie de l'horreur - Rachid Mokhtari - E-Book

La graphie de l'horreur E-Book

Rachid Mokhtari

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Beschreibung

Du désastre colonial sont nés les fondateurs de la littérature algérienne, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar ; du chaos du terrorisme islamiste ont surgi Tahar Djaout, Rachid Mimouni, Mustapha Benfodil et tant d’autres romanciers de ce dernier quart de siècle. Roman, nouvelle, poésie, théâtre consignent, dans une « syntaxe de sang », avec ferveur et véhémence, les tragédies d’hier et d’aujourd’hui. Cet essai repose sur une analyse d’un large corpus de productions littéraires de ces trente dernières années. Il interroge en filigrane la notion de « l’écriture de l’urgence » et la figure littéraire du « bourreau ».


À PROPOS DE L'AUTEUR


Rachid Mokhtari est journaliste, romancier, essayiste et homme de radio. Il s’est spécialisé dans la critique littéraire et artistique. Il a publié plusieurs essais consacrés aux œuvres majeures de la littérature et de la chanson algériennes.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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LA GRAPHIE DE L’HORREUR

Essai sur la littérature algérienne

(1990-2000)

Rachid MOKHTARI

LA GRAPHIE DE L’HORREUR

Essai sur la littérature algérienne

(1990-2000)

Préface de Rachid Boudjedra

2e édition corrigée et augmentée

CHIHAB EDITIONS

Du même auteur

– MatoubLounès, LeMatin, 1999.

– Lachansondel’exil :Lesvoixnatales (1939-1969), Casbah éditions, Alger, 2001.

– Cheikh El Hasnaoui : La voix de l’errance, (2e édition 2018),Chihab éditions, Alger, 2002.

– Elégie du froid, Chihab éditions,Alger,2004.

– Slimane Azem, Allaoua Zerrouki chantent Si Mohand U Mhand, APIC éditions, Alger, 2005.

– Le nouveau souffle du roman algérien, Chihab éditions, Alger,2006.

– Les disques d'or du chef d'orchestre : Amraoui Missoum (1927-1967), Hibr éditions, Alger, 2007.

– Imaqar, Chihab éditions, Alger, 2008.

– L’amante, Chihab éditions, Alger, 2009.

– Tahar Djaout, un écrivain pérenne, Chihab éditions, Alger, 2010.

– Mauvais sang, Chihab éditions, Alger, 2012.

– Yamina Mechakra, entretiens et lectures, Chihab éditions, Alger, 2015.

– Moi, scribe, Chihab éditions, Alger, 2016.

© Éditions Chihab, 2018.

ISBN : 978-9947-39 -246-1

Dépôt légal : juillet 2018.

« Àforcedevivredanslesténèbres,

nousavonsfiniparsignerunpacte

aveclesmonstresetleslarves

quiytrouventrefuge. »

MohammedDibin Dieu enBarbarie.

Préface : Le palimpseste du sang

Depuis l’école coranique où il apprend à effacer les sourates en recourant à l’écriture avec de l’argile, pour écrire à nouveau d’autres sourates sur la planchette qui lui sert d’écritoire, l’Algérien sait ce que c’est qu’un palimpseste aussi, avec cet immense Sahara où le sable couvre et découvre les espaces gigantesques au gré des vents ; avec, aussi, la mer inépuisable dont les vagues constituent le sac et le ressac de tout ce qui est emblématique dans ce pays ouvert à tous les vents, à toutes les occupations étrangères et à toutes les générosités émanant d’un caractère faussement abrupt et réellement mélanco­lique. Une mélancolie aux confluences de la géo­graphie et de l’histoire. Une mélancolie comme une généalogie de la bonté. Ce n’est pas par hasard que l’Algérie contemporaine a fondé le roman magh­rébin.

Feraoun, Dib et Mammeri ont installé la moder­nité de l’écriture, avant les autres écrivains maghré­bins. Ils l’ont extraite de l’oralité, de l’exotisme et de la poésie traditionnelle, pour expri­mer l’inquiétude de l’Algérien face à l’Autre. “On écrit parce qu’on est inquiet, parce qu’on doute. Tout le monde n’est pas inquiet. Tout le monde ne doute pas. C’est peut-être pour cette raison que tout le monde n’est pas écrivain.” dit Marguerite Duras dans un livre d’entretiens paru quelques années avant sa mort.

Immense pays qui a toujours été en butte à toutes les convoiti­ses, l’Algérie a toujours douté d’elle-même. Depuis Apulée jusqu’à Kateb Yacine. Du moment qu’on doute, qu’on est quel­que peu perdu, fasciné par ce destin historique plus chaotique qu’ailleurs, on écrit. Quand on est perdu, rongé par le doute, on n’a plus rien à perdre, on se jette alors dans l’écriture. On a vu comment nos écrivains fon­dateurs se sont jetés dans l’écriture parfois avec le talent que l’on sait, parfois avec le génie que l’on ne sait pas toujours, pour contourner le mauvais sort colo­nial, la poisse de cette histoire malheureuse (donc de cette conscience malheureuse) et les ratages autodestructeurs inhérents, quelque part, à cette part maudite de nous-mêmes.

Et tout cela est dit avec une telle finesse, une telle subtilité et beaucoup d’effacement par Rachid Mokh­­tari, dans son livre intitulé si terriblement et d’une façon si émouvante à la fois, et perspicace : La graphie de l’Horreur. Parce qu’entre l’hor­reur coloniale qui a donné Dib, Féraoun, Mammeri et Kateb Yacine, et l’horreur intégriste qui a donné Tahar Djaout, Djillali Khellas, Merzak Baktache, Waciny Laârej, Amine Zaoui, Boualem Sansal, Maïssa Bey et d’autres encore, il y a un lien dia­lec­tique que Ibn Khaldoun avait appelé “La contra­diction dans la complémentation”.

Ainsi, la décennie rouge (1990-2000) ou noire – quelle impor­tance – sur laquelle s’est penché Rachid Mokhtari, avec passion et compassion, fer­veur et rigueur, pertinence et désarroi, a été d’une fécondité incroyable. Et c’est bien que l’auteur réfute – tranquillement – l’appellation de Littérature de l’urgence. Parce qu’on écrit toujours dans l’urgence et que le geste vers l’écriture est une façon de sauver sa peau et celle des autres.

Rachid Mokhtari a su détailler, distiller et réper­torier cette litté­rature 1990-2000, avec une acuité for­midable et une érudition incroyable, tel un lec­teur, à l’affût, derrière ses lunettes et son humilité, à tout ce qui émeut dans l’homme algérien, dans le pays Algérie, dans toute l’histoire algérienne.

Parce que chaque fois que le sang des innocents a été cruelle­ment déversé par la horde sauvage, les écri­vains, si nombreux de cette décennie, l’ont re­cou­vert avec l’écriture, ou plus exacte­ment avec l’encre de l’éc­ri­ture. Et ainsi le mot PALIMPSESTE a tout son sens. Pleinement. Grâce à la ferveur, à la finesse et à la pertinence de Rachid Mokhtari

Rachid Boudjedra

Algerle1erjanvier2002

Préambule : Écrire, encore écrire !

C’estbienconnu, l’enferinspireplusqueleparadis, etlebon­heurestunsujetlittérairebienbanal. Larèglesevérifieaussicheznous : lesévé­nementsquis’inscriventàlaunedenosjour­nauxnesont-ilspasleprincipalmoteurdesvocationslit­té­rairesquiontvulejourcesdixdernièresannées ? Auplusfortdelacrise, laplusterriblequ’aitconnuleurpaysdepuislafindelacolonisationfrançaise, desAlgériens, dontriendansl’itinérairenelaissaitsupposerpourleslettres, sesontmisàécrire, inves­tis­santunespaceoùseule­mentquelquesauteursavaientréussi, endépitdesfourchescaudinesdelacensuredel’Etat, s’imposer. Commesiunefrénésies’étaitemparéed’eux, commesiuneimpérieusenéce­­s­­­­­­­sitéavaitportéleurplume.

Cestextes, irriguésparuneeauquiapournomAlgérie, ancrésdansceterritoire, développentdesthè­­mesintimementliésàuneactualiténationalechar­­­­géed’imageshallucinantesd’horreur. Réelleoumé­ta­phorique, pasuneproductionquin’éludel’Algé­rieetsesidentitésdéchirées. Sesconvulsions. Enfiligraneouaupremierplan, toujourselles ! Surcettetrameenébullition, aprisnaissanceunelit­tératureinscritedansledésenchantement, ladésil­lu­sion, l’exil, lamort. Libresdescontraintesposéesparlepartiuniqueetsonidéologie, loindes’enfermerdanslecerclecalfeutréduromaninti­mistecentrésurlesétatsamoureuxouexis­tentiels, ilspuisent, tous, mêmeceux-làquis’endéfendentetprétendentlecontraire, danscettematièrevivanteetauthentiquepourconstruireleurœuvre, luidonnerconsistanceetlarendreplausible. Etsi, d’aventure, ilyadé­passe­mentoutransgressionduréel, ledéta­che­mentd’aveccematériaunevajamaisjusqu’àlarup­ture. L’empreinteduchaosestencorelà. Mieux, lapro­blé­matiquedelasurvieadonnéunnouveausouf­fleàungenrequicom­mençaitàs’enliser, às’essouffler. Ledramequisejouedanslesarènesdel’histoirealgé­rienneamarquéd’untempsfortlacréationro­ma­nesqueenpro­voquantuneéclosiond’œuvresdeniveauxinégaux, parmilesquellescer­taines, fra­cas­santlestabous, ontoséfairelacriti­quedurégimequiagénérélavio­lenceetdesidéologiesquilapor­tentcommeungermenaturel, oséexprimercequiétaitjusque-làimpossibleàdire : laférocitéetlaturpituded’unsystème, sacorruptionetsesallian­cesoccultesàl’ori­ginedelatragédie.

Danssonpremierroman, BoualemSansalafaitbasculercettedénonciationduterraindupamphletpolitiquedanslechampdelalittérature. Cetau­then­tiqueécrivain, submergéparlachargedesonsujet, àladifférencedecertainsdesescompatriotesquiontessayélaborieusementd’allongerlasauceau­tourd’unsujetéthique, aécrit, lui, plusieursromansenun. Certes, Lesermentdesbarbaresrecèletel­le­mentdepersonnagesdisparates, l’intriguefaittelle­mentdecirconvolutions, dedétours, desinuo­sitésinextricablesparmiunmaquisdesituationsetdefaits, quelelecteurenattrapeletournis. Tropdedi­g­res­sions, mêmesiellesontlesensdeladérision, nuisentlalecture. Néanmoins, l’audaceetl’épaisseurdel’écrituremasquentcedéfautetenfontuntextemajeur. Saforceautoriselacomparaisondesonau­teuraveclesplusgrandsdelalittératuremondiale. Confron­tésàdesemblablesinterrogations, nombredenouveauxauteursontégalementdénoncélestaresetlesdérivesdeleursociétédansunelangueplusprochedesnormes, maistoujoursincisiveetpoé­tique. Jerappellerai, pourmémoireetdansledésor­dre, lemagnifiqueL’AnnéedeschiensdeSadekAïssatquiaouverten1996lecyclesurladécom­positiondel’Algérie ; PeuretmensongesetRosed’abîme, deAïssaKhelladi, d’unedensitékatébiennequinousaentraînésdansununiverskafkaïen ; L’Etoiled’AlgerdeAzizChouaki, toutencascadesetenellipses ; LaPrièredel’absentdel’écrivainLatifaBenMansour, unromaninquietcommeunelongueplainte, “uneincantation” ; LaMaisondelumièredeNouredineSaâdi, untexteauxcouleursdelanostal­gie, quisondelamémoiredespierresetl’âmedesâtrespournousrestituerdespansd’his­toire. SansoublierL’InsurrectiondessauterellesdeH. Bouabdellah, ouencoreLeChiend’UlyssedeSalimBachi. Jusqu’autrèscontroverséY. B.avecL’Explication, beaucoupsontarrivésàlalittératureparlavoiedelapurefiction. Cependant, danstouslescas, ilsjettentunregardsureux-mêmes, leuriden­tité, leurvie, surlemondequileurestacces­sible, celuidanslequelilsontvécu, quilesaforgés. Etc’estainsiquel’onretrouvel’Algérieaudétourdechaqueimage, dechaqueligne, dechaquemot. Chercheraient-ilsàs’endéfaire, s’endélester, qu’ilsnelepourraientpas. Quellethérapiepours’enguérirsinonl’écriture. Écrire, écrire, encoreécrire, commeNinaBouraouiàquiilafalluquatreromansavantdelanommer (Garçonmanqué) etqu’ellesurgissesansmasque. Avantquesonnomenfinprononcébriselesilence.

Laconjoncturedramatiquedanslaquelleceshom­mesetcesfemmessontentrésenlittératureafor­­te­mentimprégnél’appréciationetleregardquel’onjettesurleursécrits. Qu’ilsaientpournomB. Sansal, L. Ben Mansour, A. Chouaki, A. Khelladi, S. Aïssat, D. Bencheikh, F. Assima, L. Merouane, S. Ghezali, Y. Benmiloud, H. Bouabdellah, N. Bou­raoui, S. BachiouM. Bey, ons’estplussouventintéresséàfaireunelecturedesraisonsquilesontpoussésàprendrelaplumeetducontextedanslequelilsontécritqu’àlavaleuretlaqualitédesœuvreselles-mêmes. Quedequestionsposéesàpro­posdeleursmotivations ! Est-cepourrompreleface-à-faceaveclapeuroupourmieuxfaireledeuild’unmondeengloutiparcettelamedévastatrice, oublierousesouvenir, dénonceroutémoigner, ousimplementpoursedélesterd’unechargedoulou­reuse ? Écriturecathartique, libéra­trice. “Maisdequoi ? D’uneillusionperdue, avortéedanslatem­pête, desbarreauxquienserrentlesvies, delamortquirode” ; écrirepourseviderdesterreurspas­sées, cellesdel’enfance, del’adolescence, écrireaussipourtenterderamasserlesmorceauxd’uneidentitééclatée ?

Aulieudefouillerlestextespourtrouverlaréponse, ons’estcontentédesdéclarationsd’inten­tionsdel’auteur, elles-mêmessuggéréesparlesat­tentesdupublicetdel’édition. Car, ilfautbienlereconnaître, aujourd’hui, plusqu’hier, leregaind’in­térêtdulectoratetdel’éditionestsuscitépardesexigencesparticu­lières, dontquelques-unestoutàfaitétrangèresauxprincipesdelacréationartistique. Cesexigencesmultiplesetcontradictoiresnesontpassanseffetsurlescréateurs. Prisdanscefaisceaud’attentes, certains, ententantdesatisfaireauxunsetauxautres, vontdecefaitsortirdeleurrôlenatu­reletrenonceràunelibertéquidoitêtrelaleur.

Jemesouviensqu’en1988, CharlesBonn, lemeilleurdesspécialistesdelalittératuremaghrébine, sedésolaitainsidansundossierconsacréauxécrivainsmaghrébinsdelanguefrançaisedecequeleurs “livrescontinuentd’êtrelusetcommentésenFrance, commedesdocumentsoudestémoigna­gesycompris (etsurtout) parlepublicquiseraitpoliti­quementleplusfavorableaupaysduMaghreb.” CepublicdemandeàRachidBoudjedraunecritiquerépétéedelasituationdelafemmeenAlgérie, limitel’œuvreprodigieusementfécondeetvariéedeMo­ham­medDibauréalismedesespremiersromans. Etpénétréparlabonnevolontéévidentequisous-tendsondésirdedécouvertesderéalitéssocioculturelles, cepublicpasseàcôtédel’essentiel, c’est-à-direletravailsouventtrèsneufdecesécrivainssurl’écri­ture. N’ya-t-ilpasunesortedepaternalisme, der­rièrelabonnevolontépolitique, denepasvoirdanslesécri­vainsmaghrébinsautrechosequedesporte-paroles ? Desoncôté, ajoutait-il,lelecteuralgérien, plusattachéaucontenuidéologiquedel’œuvre, danslaquelleilespèreretrouversespropresidées, qu’àsaforme, chercheunmiroirquiluirenvoiesapro­preimage. Dixansaprès, leschémarestein­changéetleconstattoujoursd’actualité. Maisàpré­sentquelemouvementestamorcé, surquoipeut-ildéboucher ?

Descritiques, craignantdeseprononcerpréma­tu­rément, hésitentàyreconnaîtrelessignesdurablesd’unereconnaissancelitté­raire. Lesplussceptiquesl’assimilentàunfeudepaillesuscitépardescir­constancesparticulières. Dèslors, argumentent-ils, quelebrasierquidévastelepaysretombera, lefeuquiadébloquélesvocationsetdéchaînélesima­ginationss’éteindraégalement. D’autres, inquietsdel’emprisedel’actualitésurcetteproduc­tion, sede­mandentsicetenvahissementnevapasempêcherl’émergenceetlemûrissementd’unelittératureoùlerapportentrel’écritureetl’événementprendraituneautredimension. IlsoublientqueDib, Kateb, Mam­merietFéraounontpuisél’essentieldeleurmatièredansleurcondition “d’indigènes” assujettis, danslesfaitsmarquantsdeleurvie, deleurépoqueetdeleursociété ; etqueleursœuvreslesplusaccompliesn’ontjamaisétédestextesdésincarnés, d’oùl’Algérieétaitabsente. Iln’enrestepasmoinsque, chezlesnouveauxromanciers, éman­cipésdesthèmesdeleursaînésenlittérature, oppressioncolo­niale, guerredeLibération, laquestiondurapportàl’actualitéresteposée : peut-onécriredéconnectédelaréalité, etquoiécrire ?

Alorsquelacontestationcontrel’envahissementdecetteactua­litédansleromangagneduterrain, peudejeunesauteurs – jeparlebienévidemmentdeceuxquiontcommencéàpublieraudébutdesannéesquatre-vingt-dix – sesontrisquésàsortirdececercle. LeïlaMerouanes’yestpourtantaventurée. Publiédansunephaseparticulièrementagitée, sonpremierlivreLaFilledelaCasbahestapparu, auregard “desattentesdumoment” decertainslec­teurs, àdéfautd’êtreuntextesurlaconditionfémi­nine, commeunpurexercicedestyle. DemêmequeLaSoifd’AssiaDjebbar, en1957, auplusfortdelaguerredeLibérationnationale. Ainsi, donc, “com­meilyaquaranteans, l’Algéried’aujourd’huis’ex­primeparetdansledanger” (BenamarMediene), etcedangerdontondécèlelamarquedanstouteslesformesd’expressionseraitl’originedubondquisemanifesteactuellementdanslechamplittéraire. Or, cetteempreinteatellementpesésurlesanalysesvéhiculéesparlesmédiasgrandpublicqu’elleafiniparobscurcirlesjugementsetbiaiserlesgrillesdelecture. Lerésultatenestquel’ensembledelalittéra­turealgériennerécentesetrouveaffublédulabel “littératuredel’urgence” etlesacteursaccusésdesuccomber, quandilsnel’ontpasencorefait, danscequ’onappelle “l’effetsimplifica­teurdel’ins­tant”. L’estampillen’estnineutrenivalorisantepuisque “l’urgencededirel’instanttragique” estenvisagéecommeunetare, dontl’effetessentielseraitdesimplifier, doncderéduire “laréalité”.

Cetteconceptionn’a, heureusement, niralentilemouvementniempêchédesœuvresfortesetbellesetpeut-êtremêmeforgéesdans “l’urgencedel’ins­tant”, quisait ? restituantunpandutragique, devoirlejour. Contretouteattenteetprédictions, lesauteurssemultiplientetlaqualitédestextesestdeplusenplusélaborée. Loind’être, selonM. Kacimi, uneexpressionde “conjonctureexplicativeetdediagnosticquinerésoutrien”, chacundeleurslivresestunecontributionaurenouvellementesthé­tique, deleurspages, unepreuvedemaîtrisedeleurlangued’écriture ; unelanguedontonacherchéàlesdéposséder, qu’ilstravaillentetréinvententsanscomplexe. Ilrestemaintenantcettegénérationdelasurvie, ceshommesetfemmesauxparcoursetauxidéesdissemblables, d’êtrerecon­nusécrivainsàpartentière, bienplusquedesimplesporte-parolesouauteursde “circonstance”. Cettereconnaissanceleurimposedesedébarrasserdesclichésquileurcol­lentàlapeau. Des’extrairedughettodanslequelonchercheàlesenfermer.

Ghania Hammadou

Introduction

Ladécennieécoulée (1990-2000) avul’émer­genced’ungenrelittérairetoutentiermarquéparlatragédieduterrorismeisla­mistequiaétêtélepaysdesesélitessocialesetintellectuellesetsemélamortauseindepopulations : villagesentiersdécimés, mas­sacrescollectifs, égorgements, violsetécartèlementsdejeu­nesfilles, dépeçaged’enfants. L’horreurislamistequiseconju­gueavecledémembrementdupayssurlesplanséconomique, socialetculturels’ap­parente, danssanatureetsesvisées, àl’ordrecolo­nial. Dansl’essaiAlgérieettiers-monde, l’historienessayisteMostefaLacheraf, danslapremièrepartiedel’ouvragerapporte, àpartird’extraitsdelettresd’officiersdelaconquête, lesexpédi­tionsdecolonnesdesoldatsfrançaisauxpremièresannéesdelaconquête, danslescampagnesalgériennes, brûlantlesvillages, décimantlespopulations, poursuivantfemmesetenfantsdansleurfuiteéperdueetlesfauchantàcoupdesabre. Laparentédecesimageshorriblesaveccelles, présentes, duterrorismequiyaprislerelaisestencoreplussaisissante.

Revenantdeleursrazzias, lesofficiersfrançaisrame­naientdansleursacochedesmoignonsdebras, d’oreillesdefemmesportantdesbijoux. Ilsen­voyaientdes “spécimens” àleurépouserestéeenmétropoleouvendaientces “trophées” aumar­chédeBabAzzoun. L’écrivainRachidBoudjedradanssonromanLaVieàl’endroit, sousleperson­nagedeMouradqui, envisitedanssavillenataleBôneportantencorelesstatuesde “gloire” delaconquête, faitlasimilitudeentrelesenfumadescolonialesdesgrottesduZaâtchasparcette “bro­chetted’officiersdelaconquête” etlesmassacresislamistesquiensanglantentlapéri­phéried’Alger. Parmilesnombreuxromansparusaudébutdeladécennieécoulée, peuenfontleparallèle. Leterro­rismeisla­misteestracontédansleslimitesdel’évé­nement, dansunenature “intra-muros” sanslienavecl’histoirepasséeetprésentedupays. L’urgenced’écrirequ’interrogeleprésentessaiest-elleunemarqueaccidentelle, circonstancielledecettelitté­ratureetdoncisolée, voireéphémèreou, aucont­raire, unegraphiedelongueportéedanslamesureoùledramedontelleestnéeestinéditdansl’his­toiresocialeetlittérairedel’humanité ?

Lesauteursdelacinquantained’ouvragesayantétépubliésentre1993et1997sont-ilsseule­mentdestranscripteursdel’horribleislamiste, écrivantsouslacontraintedel’Événementouaucontraire, descon­ti­nuateursd’unprocessusd’écriturequiprendracinedelagénérationdesfondateursduromanmaghrébinmodernenésousladominationcoloniale.

MohammedDib, KatebYacine, MouloudFéraoun, MalekOuarysesontjetésdansl’écriturepourdirelasauvageriecolo­nialechacunavecsasen­sibilité, sesoutilsdetravail, dansunelanguedontilsdéniaient, àjustetitre, àl’occupantlapaternité. Écritdocumentairedanslacélèbretrilogiedibienne, paysagessociologiquesdanslesromansdeFéraoun, écritureéclatéedeNedjmaetpeinturesépiquesd’unmondequisemeurtdansLaCollineoubliéeoudansLeGraindanslameule, touscesécritssefondentsurl’urgencehistoriquedemarquerleterritoirenatalpourl’inscrireainsihorsdelavolontédélibéréedel’effacerdelagéographiephysiqueetsémantiquedumondemoderne. L’urgencededireetdesedires’inscrivaitalorsdansle “palimpseste” l’échelledel’humanité. Cesœuvresfondatricesduromanmagh­rébin, ontpulaissertracedanslalittératuremon­diale, nonplusparleverbemnémonique, incertainetvouéàl’amnésiemaisens’imposant, parmilesgrandsclassiquesdelalittératuremondiale, dansl’es­pritdeleurgraphieayantinscritlatragédieinté­gristedanslesmêmeslettresdesangquelesécri­vainsayanttémoignédel’holocaustejuif.

L’écrivain-vampire

DanssonromanLamortestmonmétierparuaudébutdesannéescinquante, l’écrivainfrançaisRobertMerle, natifd’Algérie, s’estmisdanslapeaudel’undesplusgrandstortionnairesqu’aitproduitle20esiècle : lecommandantnaziducampd’exter­minationd’Auschwitzquiavaitpoussél’ingéniositédumaldansleperfectionnementdestechniquesdu “rendement” desfourscrématoires, dansl’indus­tria­lisationdelamortmassive. Dansceromanécritàlapremièrepersonne, le “Je” parletransfugedeMerle, estentièrementlesubstitutdéictiquedeHoesàtraverslequeliltémoignedesoriginesdel’horreurdontilestpassémaître. Arrêtéaulendemaindelavic­toiredesAlliés, ils’estdonnélamortenprison. AuparavantaucoursduprocèsdeNuremberg, iln’apascachésafiertéd’avoirétéauxordresdeHimmleretdu “Devoirnational” qu’ilmettaitau-dessusdetouteconsidération. Danssacellule, quelquesjoursavantsonsuicide, unpsychologuedel’arméeamé­ricainel’aquestionnésurla “banalitédumal”. LesréponsesduCommandantHoesavaientsurprissonvisiteur. Lesinistreconcepteurdelamo­der­nisationdesfourscrématoireshabitait, avecsapetitefamille, àl’intérieurducamp. Ilétaitauxpetitssoinsavecsonjardin, sonépouseetsesen­fants. Cebonpère, lesoirvenu, s’enfermaitdanssonbureauoùiltraitaitlesrapportsquiluiétaienttrans­misquotidiennementparlesofficierssurle “tauxderentabilité” dechaquefourenfemmeseten­fantspassésà “ladouche”. D’untraitdecrayon, ilcochait, tranquillement, àl’écoutedesesenfantsquidormaientoudesconvivesquerecevaitsafemme, lesfoursdéfaillantsenportantlamention : “Augmentezlerendement !”. Cequipeutrappro­cherceromanfaussementautobiographiquedecette “graphiedel’Horreur”, decettefloraisonderomansalgériensdeladécennie, c’estmoinsletémoignagecrudelatragédiequesesmisesenformeoriginalesd’unromanàl’autre. RobertMerleare­coursàlafonctionimpressivecommesujeténon­ciateurplutôtqu’àladistanciationqu’auraitpriseunnarrateur, pourmieuximpliquersonpersonnagemûdansunesorted’intimitédémoniaque.

Cetteformeénonciativeseretrouve, danslesmêmesprocédésstylistiquesdanslesromansphoto­graphiquesdel’horreurdesgénocidesislamistesdeYasminaKhadra, avecAquoirêventlesloups ?oùlepersonnageNafaparleàlapremièrepersonnedesmassacresqu’ilacommisàlapériphéried’Alger. Laparentédecesdeuxromansdesangsemblejustifierlerecoursàl’usageexclusifdu“Je vampi­ri­que”dontl’identitéestlabarbarie.

Maiscommentdesécrivains, commeRobertMerleouYasminaKhadra, àladifférencedeSansal, peuvent-ilssemettredanslapeaudeleurperson­nagebourreau, dansun “Je” quileurpermetderester, apparemment, horsdeportée, neconcédantàlaphraseaucuneémotivité, aucunetracelisibledel’effroi. L’écrivainquitémoignedel’horreur, pourmieuxlasaisirdanssonimmédiateté, sefraie, pareffraction, uneplacedanslamécaniquedutor­tionnaire. Cephénomènede “vampirisationdel’éc­rivain” estmieuxtraduitdansleromanLedéter­reurdel’écrivainmarocainMohammedKhair-Eddinequi, quêtantsesorigines, semétamorphoseenvampirepourallerprofanerlestombesdesesancê­tres.

Lelecteurretrouvelafonctiondel’écrivain-vam­piredanslesplusrécentsromansdeladécennieécoulée. DansLesChercheursd’osdeTaharDjaout, l’équipéevillageoisefarfouillelaterreaulendemaindel’indépendanceenquêted’ossementspourexorci­serl’obsessiondel’histoiredelaguerredeLibéra­tion. Lepersonnagemythique, MohammedTidjani, duromanépiqueLeSiècledessauterellesdeMalikaMokeddem, parcourtledésertnataletveillejalou­se­mentsurlescrânesdesesancêtresenfouisdanslesable, menacésparlesrazziasdesexpéditionsdel’ar­méedeconquêteauxpremieresannéesdelapéné­trationcoloniale. Arris, deretourauvillagedesesaïeux, dansleromandumêmenomdeYaminaMechakra, devientlevigileducimetièrequ’ildé­pous­­sièreàmainsnuespourretrouverlesossementsma­ter­nels. Àproposdecesmétamorphosesausenskafkaïenduterme, cettegraphiedumacabrecons­truitlalinéaritéhistoriquedutexte.

L’écrivainsudaméricainprixNobel, OctavioPaz, dansuneconférencedonnéeàYaleendécembre1976etreproduitesousl’intituléL’espacemobiledu langagedansl’Anthologiedelapoésielatino-amé­ricainedeGérarddeCortanze, publiéeauxéditionsPublisud (1983) écritavecpertinence : “leslivreshispano-américainsfontcoulerdusangverbal : celuidessubstantifs, desadjectifs, desad­ver­besetdesverbes, lesangincoloredelasyntaxeetdelaprosodieespagnoles. Armédesamachineàécrire, commeillefutd’uncouteaud’obsidienne, l’écrivaindevientl’acteurd’unritesomptueuxetbarbare…”. Onpourraitendireautantdelalit­tératurealgériennedecettedernièredécennie. Lasyntaxedesesromansestnue, réduiteàsesconsti­tuantsimmédiats, commedépossédésd’expansionsadjecti­vales, detoutcepotentieldenostalgiedephra­sesdescriptivestoutenméandrestellesquelless’offrentdansLaCollineoubliéeoudansLeGraindanslameule. MouloudMammeri, MalekOuaryouMohammedDibdelatrilogiehistorique, dansleurspremiersécritsdocumentaires, peignentunmondequ’ilsrevendiquent, duquelilsextraientlesucidentitairealorsqueleurshéritiers, ayantperducesrepères, malaxentlalangue, ladésarticulentetenfontl’objetmêmedeleurquête. Désormais, lelin­guis­tiqueprimesurl’historique. Lemot “gra­phie”, quidésigneune “représentationécrited’unmotoud’unénoncé” semblemieuxconvenirqueletermegénériquede “littérature”. Tantparsamatérialitéqueparlestracesphysiquesqu’ellealaissées, depuislapréhistoire, témoignant, avanttout, dusignehumaindanssonurgencedelasurvie.

Toutlechampsémantiquereposesurundésastredelachairhumaine, corpsdémembrés, crisdessup­pliciés, prêchesincendiairesdesFV (Frèresvigilants) ainsiquelesdésignelepoètesolaireTaharDjaoutdanssonromanposthumeLeDernierÉtédelarai­son. LaréalitéLittérature, ainsiquel’écritOctavioPaz necoïncidejamaisentièrementaveclesréalités “nations”, “État”, “race”, “classe”, “peuple”. Et, àladifférencedel’affirmation “nationaliste” duromanalgériendesannéescin­quantequiadéployétouteslessurviesidentitairesfaceàl’occupant, leromandesécrivainsdelader­nièredécennienefaitpascasdesidiosyncrasiesounationalistes. C’estlegenrehumainquiestmenacédedisparition. C’est, sansconteste, unegraphiedel’universel.

Chapitre I : Des personnages ludico-nationalistes

Pourdirelasauvageriedel’intégrismeislamisteetla “sensure” (lacastrationdusens) dessymbolesactifsdupays, troisœuvresessentielles, LesVigilesdeTaharDjaout, SiDiableveutdeMohammedDibetLaGardiennedesombresdeWacinyLaârej, pro­cèdentd’uneécritureouverteàtouslesstylespourdénoncerlabarbarieislamisteaucœurd’unecapitaledéfigurée, dépossé­déedetoussesespacesvitaux. DesatrilogiehistoriqueàSiDiableveut, MohammedDibestalléloin, surprèsd’undemi-siècled’écriture, dansl’investigationdusignelitté­raire. Lamanièred’appréhenderl’histoiredelaterrealgériennepasse, dansleromanalgérien, desesfondateursauxplusrécents, deladépossessioncolo­nialeàuneautredépos­session, cellede “l’ensau­va­gement” del’in­dé­pendancedupaysquis’exprimedanslediscoursfroidd’unesyntaxeabrupte, dénu­déed’expansions, réduiteàsesconstituantsimmé­diats.

HadjMerzoug, cepersonnagecentraldeSiDia­bleveutasurvécuàlaguerredeLibérationetilnes’estpasrelevédepuispuisque, d’emblée, dèsl’ou­ver­turedurécit, c’estunvieilhommeplacide, assis, quicomptelessaisonsenscrutantlecieletl’histoiredesancêtres. Maisleschiensd’Ibliss, métaphoredudérèglementducyclesaisonnierdesgensdelaterre, quifoncent, parmeutesgriffuessurlesdemeuresd’hommes, lefontseremettredebout. Maispeut-ilvraiment, retrouversesforcescombativesd’antan ? Ilreprend, pourtant, sonattiraildemaqui­sardaveclamêmedéterminationd’ilyaplusd’undemi-siècle. Maislarésistancephysiquelelâche. Pathé­tiquecombatentreunvieillardrescapéd’uneguerretoujoursplaievived’unemémoireetlasauvageriecaninequiassaillelevillagedetouscôtés. Ilaeuraisondequelqueschiens, despluscoriaces, maisiln’apuempêcherqued’autresdéchiquettentlecorpsdelajeuneSafia. Lasymboliquedel’histoiredelaguerredeLibérationcommeobjetrelique (uni­forme, pataugas, armeàfeu, balles) remisenserviceplusd’undemi-siècleaprèsleurusageépique, seredé­­ploie, butinmalheureuxd’unpasséexorcisésanscessealorsmêmequesessymboliqueslesplusactivespartentàvau-l’eau. Onseraittenté, dansunepre­mièrelecture, decomprendrequeDibconvoquelehérosmythiquedelaguerre “sacrée”, réveilleundormantdel’histoirecommel’aadmirablementrenduàl’écran, leréalisateuralgérien, MohammedChouikh, dansYoucefouLalégendedu7edormantpour, dansunultimesursaut, défendrel’honneurduvil­lagedevenupâturedesespropreschiensrendusàleurnaturesauvage. Maisunlecteuraverti, familierdelamétaphoredibienne, verraitdanscepersonnageunesortededonquichottismedanslepathétismed’unrescapédel’histoire, reliquevivante, seul, aumilieud’unechiennerieenfurie, prèsd’unequaran­tained’annéesaprèsl’indépendancedupays. Livre-t-ilsonderniercombatcontreuneautresauvagerieàl’“âmedechien”, expressionpopulairepourdirelarésistancecanineàtouteépreuve ?

Ainsi, lasymboliquedelaguerredeLibérationestmiseaudéfifaceàlabêteassoifféedesang. Cetteengeanced’Iblissétait-elletapiedansl’indépendancedétournée ? DansLeMiroirauxaveu­gles, WacinyLaârejchoisitlasymboliquedel’artistedeAïchaElBakouchapourreprésenterlafinannoncéed’unsystèmepolitiquedégénéréreprésentéparlasculp­tureduchienducolo­nel, monstresaisidansunélanindescriptible, emportant, soussespattes, descorpshumainsdéchiquetés. DemêmequeHadjMerzougreprendàlahâtesesreliquesdeNovembrepourlivrerbatailleauxmonstrescanins, demêmeAmirZawalisevêtets’armeenmaquisardqu’ilfutpouraffronterenhautemerlamouettedesesobsessionsdansunepiroguequiprendl’eau. Lepremierestmémoirepopulaireenracinéedanssonvillageaprèsavoiraccomplisondevoirdepatriotequ’iln’apasmonnayé ; lesecond, totalementengluédanslara­pinedusystèmepolitiquedelapost-indépendance, estvictimedelarançondupouvoir. MenaourZyadapeintparTaharDjaoutdansLesVigilesestcommeHadjMerzoug, unvieuxmaquisarddésen­chantéparlespratiquesmaffieusesdesescom­pagnonsducom­batd’hierqui, aunomdessymbolesdeNovembre, dilapidentlesrichessesdupays. Ilrefuse, dansunsursautd’honnêteté, lacompro­missionaveclesys­tèmedontiln’estsortiqu’isolé, reléguédansunebanlieueanonymeoù, dansledé­lirederetrouveruneanciennejoiedevivreauvillagedesonenfance, sacampagneduchantancestral, sedonnelamort, d’angoisseetdedéprime. Cestroispersonnagesontunpointcommun : leurcombatnationalistequ’ilssententinabouti, trahietqu’ilsviventcommeuneblessureirrémédiable. HadjMerzougetMenouarZyadaviventleurretraitecom­meunjusteretourauxsources. Ilsn’ontdebu­tindeguerrequelaréap­propriationdeleurdignité, deleursterresetdelapro­tectiondessaintstutélaires. Ilsétaientloindepen­­seràcettevilainehistoiredechiensetàcesvigi­lesdefortunesmalacquises. Ilscrurentquel’in­dé­pendanceacquiseétaitunefinensoi, lereposduguerrierquigoûteenfinàlasaveurdessaisons, àlaféconditédelaterreetauretourdesexilés. Certes, commed’instinct, sansseposerdequestions, ilsretrouventl’aplombdesannéesdefeuetbraventlasauvageriesurlepasdeleurporteetdeleurillusion.

Maisquepeuvent-ilsfaire, seulsetvieillis, contrelamalédictiond’Ibliss. Danslatradition, ilsuffisaitdemaudireSatan (khzuchitan) dansdesmomentsdecolère, debrouillepourquelapaixrevînt. Maiscemonden’estplus. MenouarZyada, stérilecommeAmirZawali, vitlasolitudedesesprincipesrigo­ristesdansunepauvrebanlieued’Alger. Ilrêve, dansledésespoir, deretrouversonvillagenatal, lesespa­cesdesonenfance, desoninnocence. Sesancienscompagnonsd’armesontvenduleurâmeàIblisspourdesplaquettesdebeurre, desterrainsàcons­truire, desregistresducommerceàouvrir. Commentnepassesentirdetrop (Zyada – MenouarZyada : unelumièredetrop) danscemondedelarapineetdepasse-droit ? L’indépendancearrachéeadélivréd’insatiablesappétitssurlesrichessesd’unpaysdémembréparceux-làmêmequil’ontdélivrédesgriffescolo­niales. Etlevieuxmaquisardn’enfinitpasdevivresesnuitsblancheshantéesparlechantduterroir. Ilprendalorscons­cience, commeAmirZawali, quelesystèmequ’ilcrutàlahauteurdelanoblemissionachevéel’apiégé. Aucundecespersonnagesn’échappeàlamort-suicidecommeunretoursymboliqueaumondeintra-utérindel’histoirequilesafaitsetdéfaits. Mourad, lejeunejournaliste, personnagecentraldeLaTraversée, der­nierromandeMouloudMammeri, retourneaulieumagiquedeTaâsast, territoiredesenfancesdeLaCollineoubliéeetymeurtaprèssonretourdesim­mensitésduSudalgé­riendevenuprisondesaproprelibertéparlesfersdupouvoirpolitique, làmêmeoùlesenfantstouaregsrêventdegrandsespacesdeliberté.

Auxterritoiresdéfigurésparuneindépendancedémolie, Mouradetlesautresn’ontplusqu’uneéchap­patoire : lerefugevillageois. Ilsréoccupentleterroir, nonparnostalgieoudésenchantement, maiscontraintsparlaviolencequiensanglantelepays. SiHadjMerzougetMenouarZyadaontconservéleurdroituredepaysansmalgréladécrépitudedesidéauxpourlesquelsilssesontsacrifiés, AmirZawali, enre­vanche, réunitdanssonpersonnage, touteslesdérivesdusystème. Ilestpresqueaufaîtedelahiérar­chiedupouvoirenayantservitouteslesbon­nescausesmaisaussitouteslesvilespratiquesma­quil­léesdenationalisme. D’autresperson­nagesdelamêmeveinehistoriquecommeSiMoris, personnageludico-nationalisteduromanLaMalédictiondeRachidMimouni, noientleurdésillusiondel’indé­pendance, sitôtrecou­vréesitôtdétournée, dansl’al­cool. Touscespersonnagesviventreclus, l’isolementphysiqueetpsychologique. Ilssontl’enversduhérosnationalistetraditionneldontlestraitsmorauxsurfaitsontalimentéunelittératurecommémorative. CespersonnagesinspirésdelaguerredeLibérationn’ontplusriendeglorifiant. Ilsontunefonctionnar­­rativeambivalente : ilstiennentdelasymbo­li­quedeNovembrequineleurestplusqu’unereliquedéchuedesessymbolesetmaléfique, enmêmetempsqu’ilsensontexclus. Ainsi, lalittératurealgé­riennedesannéesquatre-vingt-dixneselégitimeplusparlaréférencenationalistemaisparsonanti­no­­miedeladérision. Ellefonctionnedetexteentextecommeunquestionnementsurlebien-fondédelalégitimitéhistoriqueparledévoilementdesesmasquesextra-littéraires.

Chapitre II : Si Diable veut ou l’urgence du retour à la terre natale

Unenouvelleexplorationlittérairedel’Algéries’estmanifestéeaudébutdeladécennieécouléeet, prin­cipalement, àpartirde1993-1994, annéefan­tochedespremiersassassinatsd’intellectuelsetécri­vainsalgériens, augurantlefunestedesseinde “dé­cerveler” lepays. Unecinquantained’ouvra­gesenlanguefrançaise, tousgenresconfondus, ro­mans, chroniques, témoignages, essais, ontsurgicommeautantdegraphiesacérées, brutalesetabrup­tespourdirel’urgencefaceàlaviolenceislamistequiensan­glantetouteslesrégionsalgériennes, desacapi­taleàsesconfinsmontagneux.

Cettelittératurede (sur) l’immédiatsataniqueestleproduitdetouteslesgénérationsd’écrivains, inté­grantdifférentesmodalitésd’écrituresetconfinantlalangue, expurgéedetoutecréationstylistique, àunsimpleoutillinguistiquemêmesi, icietlà, desin­flexionspoétiquesetromanesquess’ymanifestent.

Pourcomprendrecettegraphied’appels, unsur­volthématiqueetformeldequelquesromanslesmieuxinscritsdanscetteproximitédel’horribleper­metdemieuxsituerdanscenouveaucontextepoli­tiquelesdernièresœuvresdupionnierduromanalgérien, MohammedDib, deleurversiondocu­mentaireinitialeàladiversitéducycledelatrilogienordique. Lanuitsauvage (nouvelles, 1995), SiDiableveut (roman, 1998) etL’Arbreàdire (essai, 1999). LesVigilesdeTaharDjaout (1991) etLesermentdesbarbaresdeBoualemSansal (1999) constituentl’ouvertureetlaclôturedeladécennieécou­léemêmesid’importantsécritsontétéproduitsau-delàdel’année2000. Cesdeuxromanssedis­tinguentparunesyntaxefroide, désarticuléeetunerespiration, hachéeetsyncopée (LesVigiles) ; haletanteetessoufflée (Lesermentdesbarbares). Eneffet, cesdeuxromansquiinterrogentlaville, laca­pi­talecommelieudupouvoirpolitique, observentuneoppositionnettedansleurconstructionsyntaxi­querespective.

ChezTaharDjaout, laphraseestréduiteàsescon­stituantsimmédiats, àsonminimumlexicalvital, voiredesurvielangagièrepourrendrelesrétractionsdelavillerongéeparlacorruptionetlacastrationdusensdelavie. Àl’opposé, Lesermentdesbarbaresditlesdérivesanciennesetnouvellementapparuesavecl’intégrismeislamistedontlecontexteconstituelatra­­menarratived’uneapocalypseurbaineàlama­nièredeZolamaisjamaisdécriteavecautantdevervelexicaleetd’ironiedansleromanalgériendelapost-indépendance,avecuneinterminableac­cu­mu­­lationdesegmentsdephrasesconstruitesenméand­resetmarquéesd’inachèvementsenpoints-virgules. Delaphraseminimaledelasurvieàcelle, expansée, d’uneépuisanteénumérationdesdestructionsphysi­quesetsymboliques, uneautrerythmiques’amorce, autrementnuancée, delatrajectoirehistoriqueauxrét­­ractionsdesesvaleursbasiques.

C’estparundécordesang, decarnageques’ou­vrelanouvellequidonnesontitreaurecueilLanuitsauvagequiprécèdelagrandemétaphorecaninequicomposeleromanSiDiableveut :

“Coursesdémentes, fuitesenavantprojetanthommesetfemmes. Ilentombaitcommefauchés, etquies­say­aientencoredeselever, puisretombaient, nebou­geaientplus […] Aprèssondésastre, lafouleavaitvidésonsilence, etildurait, gagnaituneblan­cheurderienquis’em­paraitdelaville, desoncœurdebitume.”

UneautrenouvelledumêmerecueilDéviationmetenscèneuncoupleégarédansunegrossevoi­turesurlessentierscaillouteuxetquifiniraenterrévivantdansunpuitsparsesravisseurs.

Dibrevient, donc, avecSiDiableveut, parcettemalédiction, àlaterrenataleparl’urgencedelasi­tua­tion. Aprèssatrilogieducyclenordique, romansdanslesquelss’effacentlesréférencesgéographiquesdupays, leDibdeNeigedemarbreetdesTerrassesd’Orsolreprendancrageavecl’Algériedansl’espritdesatrilogiehistorique. CenouveauDibs’estsur­toutmanifestéavecleromanSiDiableveut, uneœuvretoutentièreconstruitesurlamétaphorede “l’en­sauvagement” duchiendeTadartUfella. “UnnouveauDibsurgit, écritA. Djeghloul, àl’écritureacérée, brutaleettroublantepourdirelaviolencequiensanglantesonpaysetladénoncer”. Ilconvoqueuneécriturequiemprunteàlamystiquedutextecora­niquelesimageslesplusancréesdanslatradi­tionmaghrébinepourdire, dansuneconstructionméta­phoriquedel’horreur, lecata­clysmebestialdel’intégrismeislamiste. L’histoiresedéroule, pourlapre­mièrefoisdansl’œuvredibienne, dansunvillageberbèreTadartAzruUfernanetsonsaintmausoléeSidiAfalku. HadjMerzoug, dontilne “restequ’unhommeassis” aprèsavoirobtenul’indépendancedesonpays, scrute, danssaplaciditéhistorique, dupatiodesamaison, lespulsionssec­rètesdessaisons, ducieletdesmontagnes.

Ilvit, commelevillage, danssahautesolitude, avecsonépouseLallaDjawhar, aurythmevégétaldessaisons : l’assebaâ (ssbuaâouissemadheniber­ka­nenprécédantYenayer),l’ennisan (leprintemps) etl’an’sara(l’été), saisonsquiconstituentlecadretem­poreldurécitduvieuxcoupledontlesparolesrap­portéespardes “il – elledit” sontproféréestel­lesdessentences, desvéritésgénéralesquitrans­cendentl’événement. Lepatriarchequiditdétenirsontitrede “Hadj” àquelquesbiensfonciers (la ma­jus­culeetlaminusculedu “H” s’alternantdansleurtypographie) estausecretdesgéniesdelaterre. Lesheures, lesjoursdéfilent, givrés, encettefindesaisondel’assebaâquanddeuxévénementsin­at­tendusviennentbousculerlamonotoniedeTadartquisortàpeinedesesengelures. Lepremierromptunritelégendaireetlescroyancesbienche­villéesenlevieilhomme : lechiendel’assebaâestre­venuàTadart. Leseconddérangelerituelsocialduvil­lage : leretourdeYmran, neveudeHadjMer­zoug,enfantd’unebanlieueparisienne. Ilachoisiderent­reraupays. Samère, Zahra, morteenexil, l’asup­pliédanssonagonie, d’yrevenirrendrevisiteauxfiguiersetaumausoléeSidiAfalkupourlapaixdesonâmeégaréeenterreétrangère. Ilrevientdoncàlaterredel’enfancematernelle, maisétrangeràlasociétéféodale, àsestabous, ritesettraditions, ilenagresse, naïvement, lamentalitéfigéeavecsonpre­mieramourduretour, Safia, lafilled’Akli, muezzinduvillageetdeM’loulaqu’ilconfondavecsonamiedelabanlieueCynthia, lafilleauvioloncelle. Auxyeuxduvillagepétrifiédanssatorpeurdesjoursd’at­tentedemoissons, YmranacommisunsacrilègeenembrassantSafiadansl’enceintedumausoléeetilestsomméderéparerl’affrontenl’épousant. HadjMerzoukn’estpasdecesgensdelaDjemaâ : “Parméconnaissance, ilaoffensénotremonde” LallaDjawharquisembleavoirretrouvédel’embonpointavecson “SidnaYoucef” quiluiestrevenu, saitdequoiilretourne. Malgrésonâgeavancé, ellegra­vitleraidillonetvatrouver, auhautdeTadart, M’loulapourluifaireentendreraisonetdemanderlamaindeSafiaàYmranauquel, enprévisiondesno­ces, elleoffreunlitdoréquejamaisdemémoired’homme, levillagen’aconnu.

Deuxévénements, deuxréalitésquipuisentleursymboliquedel’histoired’unpaysouvertàl’exiletoffertenpâtureauxchiensd’Ibliss. Deuxtragédiesenchevêtrées, desconstantesthématiquesdansl’œu­vredeMohammedDib. Ellescumulentdansceroman, plusquedansL’Infantemaure, dontleper­sonnageLilyBel, écarteléentreunpèredesdésertsmaghrébinsetunemèreamnésiquedesfroidsnordi­ques, seréfugiesurunarbredansl’attented’unvoyagesymboliqueaupaysdel’aïeul. MaisL’InfantemauretientdudrameidentitairedeYmran, enfantoubliédesbanlieuesparisiennes, commeLilyBelausabledesrécitspaternels, àTadartoùilrevientpoursonmalheur. Deuxactualités, donc, quirevisitentlamémoireblesséedel’espaceetdutempsdedeuxgé­né­rationsquiserencontrentàAzruUfernan, lieud’enracinementetdedéracinementàlafois, secomplétantettémoignant, chacune, desesdésen­chantements. Maiscen’estpaslasagesseexistentielledeHadjMerzouknimêmel’impétuositéd’Ymranquiredécouvreuneterreassoifféedesamèrequiimportent. Ilyaurgenceenlademeure. Tadartestmenacée. Undangerimminentdontlevieilhommeapourtantprescience, commed’uncielannon­ciateurd’orages, guettelesdemeuresd’hommes.

L’événementréunitlepatriarchequicomptelessaisonsetl’enfantquirenaîtenelles. Mémoiredupasséetdéchiruresduprésent, letextecontinueL’In­fantemaure (1994) surlemoded’expressionsymboliquedibienqui, depuisQuisesouvientdelamer (1962) pousseauxextrêmeslimitesdel’oni­rismequi, dansceprésentromandelaconstructionnarrativedel’horreur, estrendudanslelangageha­gio­graphique. Cequ’écritJacquelineArnaudàpro­posdusymbolismeetdelatentationdel’onirisme, perceptible, ilestvrai, dèslatrilogiehistoriqueetportéeàl’universeldanslesplusrécentesœuvresromanesquesdontL’Infantemaure, éclairecettecons­tructiondel’horreurdeSiDiableveutparlerecoursàlamétaphore “politique” dechiensensauvagésquiprennentd’assautTadartlejourdel’AïdTamuqrant (enberbèredansletexte), affolésparl’odeurdusangdesbêteségorgées : “Dib, écritArnaud, achoisilesymbolisme, rejoignantencelaunetraditiondepeintres, deGoyaàPicasso, deshorreursdelaguerreàGuernica. DemêmequePicassoapeintlapuissancedumalàtraverslesravagesqu’ilfaitenl’hommeetquisemanifestentparsessonges, sesdélires”, MohammedDibaéga­lementchoisil’imagekatébiennedelasauvageriecaninepourdénoncerl’islamismesanguinaireparsonversantterroristeetdontlesindicestextuels, àmesuredelaprogressiondurécit – laprémonitiondumalheurparHadjMerzoug, lesonged’Ymrandanslaforêtetsoncauchemar, laveilledel’attaquedeschiens – sontdisséminésdansunearchitectureprogressive, ascendantedel’horreur.

Lecorpusréférantàcetteconstructiondel’hor­reurmontrequecelle-ciapparaît, d’abord, deloinenloinpour, ensuite, déferlerdanslesruellesduvillage. Nésdelatraditionvillageoise, lessignesavant-coureursdelamalédictiontaraudentl’espritdeHadjMerzoug. Ilss’énoncent, initialement, danslesbouleversementsécologiquesextrêmesdeTadart – onpassed’unhiverdesplusrudesàunétédesplustorrides – puisdanslanoriad’ombresmaléfiquesquitraversentdepartenpartlevillageengoncédansunsilenceblancpour, enfin, prendreformeetgrouil­lerdanstoutesasauvageriesurlevillage. Levieiloracle, guettedesonpatio, depuisl’indépen­dancedupays, ledégeldel’assebaâ, et, commeàsonaccoutumée, estremplidecertitudes :

“Àprésent, c’estl’hiver, l’assebaâ. Nousluiavonsenvoyéundenoschiens, l’undesplusvaillantsdenoschiens, uneécharperougenouéeautourducou. Pourl’affronter. PourledétournerdeTadart.”

Maislefaitd’enparlern’est-ilpassigned’unquel­quechosed’inédit ? HadjMerzoukcroitdurcommeferquelechiensacrifiéàl’assebaâ, commechaqueannéeenpareillescirconstancesmenaçantlesrécoltes, riteinfaillibledepuislanuitdestemps, nepourrarevenir. Quelqu’enfûtlerésultat :

“Legelmorddeplusenpluscruellement. C’estl’épo­quedel’année, l’assebaâquileveut. Leventavancearmédecouteaux. Pourluifairelâcherprise, nousavonscommeilsedoit, expédiécechienaveccechiffonrougenouéautourducouetcertainsmotsajoutés, murmurésàl’oreille. IlappartientàHachemi. Illuiappartenait. LeHachemil’aoffertdebonnegrâce. Celadonneraquel­quechoseounedonnerapas. Onn’ajamaisentendudirequel’uned’ellessoitrevenue. Aussivieuxquej’aivécu, jen’enaipasvuunerevenir, demesyeuxvu. Ellesnereviennentpas.”

Leretourinattenduetimpensabledel’animalsemantledoute, fragilisantlacroyanceensespou­voirs, annonciateurdemalédictions, coïncideavecl’autreretourd’exild’YmranàTadart. Sononcle, HadjMerzouk, estcontentdel’accueillirchezluietYemmaDjawharquineluiadonnéquedesfilles, toutesmariées, n’hésitapasàvoirenlejeunehom­meunSidnaYoucef, cequin’étaitpasdugoûtduvieilhomme, d’autantquelesrevenants “d’outre-essebaâ” neprésagentriendebonetque, àl’ori­gine, lepèredelameute, estduvillagemême. Unjeudemotspermetdedécelercequelaissesuggérerlamétaphorecaninedel’animalensauvagé, surgidesentraillesdelaterre. Ces “chiensquitiennentdel’hor­rible” ontpourtantunvisagehumain, unedes­­cendancehumaine :

“Lediablem’emporteetleshabitantsdeTadartavecmoisij’arriveàmefaireàl’idéequelechiendel’assebaâestrevenu. Lechienquenousnepensionsplusrevoiretquireparaît. Lui-mêmeenpersonne, unrevenant ! Jeleregardaisetjenecroyaispasmesyeux, n’avaisplusconfiance. C’étaitilyaquelquesjours. Ymranvenaitd’arriveretl’animalaémergécommedesprofondeursdelaterre. Aucontrairedenoschiens, ceux-làn’avaientriend’humain. Lepère, àprésent, quiétaitdenouspourtant, nimoinsencoresasmala. Desanimauxquin’ontriend’hu­main ? Balivernes ! Deschiensquitien­nentdel’hor­rible ? Etpourquoipasdeshommesquitien­draientdeschiens.”

ÀmesuredeleuravancéeàTadart, HadjMer­zoug, l’œilauxaguets, nesefaitaucuneillusion. IlestoutrédevoirHachemitenterdeconcilierlespor­teursd’Ibliss, sousprétextequelechefdelameuteluiappartenait. PourHadjMerzoug, iln’yapasd’autressolutionsqued’exterminerlameuteavantl’irrémédiabletragédie. Iln’yapasdedoutepossiblesurl’identitéensauvagéedeces “chiens-loups” etaucunretouràlamorale, àlanormaledecet “ensau­vagement” n’estpossible. HadjMerzoukenestconvaincu :

“Deschiensquiressemblaientdavantageàdeschiens-loups. Maisc’étaitdelesménagerquedelesremettredansledroitchemin. Ilauraitplutôtfalluleslaisserenplace. Hachemiaperdularaison !”

CommentYmran, necomprenantriendecequiarriveàTadartqu’ilredécouvregivrée, perçoitcette “chose” ? Ilseposedesquestionsetileninter­prètel’étrangetéparsonaspectmythique. Ilesthanté, lui, parl’imagedeSafia, dévorante, dontilacruvoirlesyeuxaufondduravinlorsdesonéquipéenocturnedanslaforêt. LesflammesdontilaéchappéensedélivrantdeTawkilt (lasorcière) lepoursuiventetc’estmaintenantleschiensquirem­plissentlanuitdeleurglapissement, deleurs “hur­lements” debêtesférocesquiréveillentenluidesimagesduloup-garouquiontillustréseslec­turesdanssonécolebanlieusarde :

“Commentexpliquerqu’enpleinenuit, concentréeau­tourduvillage, unearméedecesbêtesles (lesha­bi­tants) aitassiégés, réveillantdansleurcœuràtousdevieillesetarchaïquesappréhensions ? Etcetteengeance, d’oùsor­tait-elle ? Créatureséchappéesdel’enfer ?”

Ducoup, Tadartnesereconnaîtplus. Laséche­resseaachevédepomperl’eaudelaterrebrûlée. Lessagesduvillage, devantledésastreetlamenaceca­nine, n’ontdesujet, pourtant, quelaconduitejugéescandaleused’Ymranvis-à-visdelapauvreSafia, métamorphoséeenuneTawkiltdanslemausolée. Iln’yaplusriend’humainauvillage. L’âgedelapro­sopopéeestàl’œuvre. UnvillagehabitéparTseriel (l’ogresse). Leminéral, lapierre, lefeuetl’eau, cetteimaginationdesélémentsdontparleBache­lardetquiremplitlesymbolismedibien, retour­nentàleurchaosprimitif. AAzruUfernan, c’estl’âgedelapierrecommelesuggèresonnomAzru (lapierre). Toutsepétrifieetsemétamorphoseenappâtdechiensbaveux. C’estlerègnedelacon­fusion. Etlesprémissesdel’horreursontauxportesdeTadart : “unmalestàl’œuvre, unefolieestenpassed’in­festerlemonde.”

Maislemacabredeceschiensnesemblepasen­coretenirduvrai. LebruitcourtetlesproposdeHadjMerzougsontémaillésde “dit-on”. Illepensaitsanstropycroire. C’estunpeucommeunmauvaisrêvequis’évapore. Onenparleàmotscou­verts. Deschiensserepaissantdechairhumaine, sepeut-il ? Lelexiquedelasauvageriecanineestdeplusenplusprocheetévocateurdel’horreurisla­miste. HadjMerzougn’apasbesoindetropréfléchirpouralleràl’essentiel, àlavérité. Audouteambiant, faitplace, progressivement, lacertitudedel’hor­reur :

“Cesmeutesdechienserrantsquise sontmisàsemerlaterreurserepaissentdechairhumaine, dit-on. Deschiens, dit-on, retournésàleursauvagerie. Noir, unautresoleilselèvesurcetteterre. Desgenségorgés, dépecés, àTadartnousn’enparlonsqu’àmotscouverts. Pourquoi ? Decrainted’attirerceshor­reurscheznous ? Parcequ’ellesexcèdentlarai­sonParcequel’in­hu­mainestundéfiquineconnaîtpasderéponse ? Deschiens !”

Deschiensquin’avaientjamaisaufondcesséd’êtrecequ’ilssontdevenus. Lamémoireretrouvée, ilsn’ontpluseucommeenvie : allersepresserau­tourdeleur “émir”. C’estcequepenseYmran. “L’ensauvagement” estdenature. Lestermesparles­quelssontdésignéeslesbêtesfontpartiedelaréalitéévénementielledel’horreurislamisteetilsontdéferlédanslesmanchettesdesjournaux : “Égor­gés”, “Dépecés”. Cettesauvagerien’apparaîtpas, ainsiqueladonneàvoirMohammedDib, commeunedévianceparrapportàunenormehu­maine. C’estunjusteretouràl’engeancemaudite. Ymranchercheàcomprendre. Ilveutpercerlemystère. IlaconsciencequesonétreinteavecSafia, latourterellequ’ilnevoulaitpassacrifieraucouteauposéprèsd’elle, lebaiserdeflammesausaintdumausoléen’estpasàl’origine, commelecrientlessages, delamalédictiondeschiens. IlestpourtantmauditauvillageetLallaDjawhar, devantleflotdequestionsdesonjeunelion, hésiteuninstantpuisfinitparluiraconterlalégendeduchiendel’assebaâquiouvrelerécitduvaillantrésistantHadjMerzougdontl’énonciationestdémultipliée (ilsesignaledansletexteàlafoiscommenarrateurdirectetindirect, narrataireetpersonnage). EnparlerportemalheuretLallaDjawharracontenonplusdeslégendesmaiscettefois, desfaits : “Entermesdesécheressed’uneduretéinsolite, l’agression, lesiègeenrègledontTadartauraitétél’objet”.

Deschiens, deschiens, rienquedeschiens, auraitécritleprixNobelguatémaltèqueMiguelAngelAsturias. Lemot, l’image, l’horreurenremplissentlesparolesetsourdentl’atmosphère. Lemotestpar­tout, ilestsuspenduàtoutesleslèvresetestpro­noncésurtouslestons. C’estdevenuuneef­froya­blecertitude. Plusdemotscouverts, chuchotés. Leschiensd’Iblissdéclarentlaguerreauxvillageois. Ilsenveulentauxdemeuresd’hommes : “Ilsnes’ensontpasprisànosbêtes, nondutout ; ilssesontjetéssurlesmaisonset, hurlantàlamort, ilsontdeleursgriffes, labourélesportes, closescommeellesétaient”. HadjMerzougusedel’ironieenexpli­quantàsontourlemystèreàYmran :

“Cesontdeschiensdifférentsdesautres, leschienscivilisésquetuasconnus […] tousgrisetlaminediabo­liquedeloupsoudebêtes, maisquellesbêtes ? Lepère, lamèreetleschiots, ilsétaientlà. Ilsl’ontracontéceuxquilesontvus. Desbêtesquineres­semblaientàrien. Etcequis’estpassélanuitder­nière : liguésavecd’autresetplusqu’àquelques-uns, ilssontrevenusetontattaquéTadart.”

Laveilledel’idTamuqrant, Ymrann’apasdormidanssonlitdoréenattentedesnoces. LallaDjaw­har, venueluimettreduhennédanslapaumedesesmainscrispées, enfutbouleversée. Ilsedé­battaitdanssoncauchemar. Laforêts’estméta­mor­phoséeenunantretentaculairedebêtesim­mondessortiesdelapréhistoire, grouillementdemons­­tresdansd’inex­­­