La Mère et le Fils - Lucie Delarue-Mardrus - E-Book

La Mère et le Fils E-Book

Lucie Delarue-Mardrus

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Beschreibung

« La Mère et le Fils » de Lucie Delarue-Mardrus est un roman poignant qui explore les dynamiques complexes de la relation entre une mère et son fils. Situé dans le contexte de la Belle Époque, ce récit captivant plonge le lecteur dans l'intimité de deux personnages liés par un amour profond mais souvent conflictuel. À travers une écriture riche et évocatrice, Delarue-Mardrus dépeint les fragments de vie de cette famille, révélant les tensions, les espoirs et les désillusions qui jalonnent leur quotidien. Le roman s'articule autour de la figure centrale de la mère, une femme forte et déterminée, dont l'amour pour son fils est à la fois une source de joie et de souffrance. Elle incarne une génération de femmes qui, tout en étant dévouées à leur famille, aspirent à une reconnaissance et une indépendance souvent inaccessibles à leur époque. Son fils, quant à lui, est en quête d'identité et de liberté, tiraillé entre les attentes maternelles et ses propres désirs. À travers une réflexion profonde sur la condition humaine et les liens familiaux, l'auteur nous invite à découvrir les subtilités des relations humaines et les dilemmes moraux auxquels ses personnages sont confrontés. Ce roman classique, empreint de sensibilité et de profondeur, met en lumière la quête de sens et d'identité dans un contexte historique fascinant. Lucie Delarue-Mardrus, avec sa plume délicate et incisive, nous offre une oeuvre intemporelle qui résonne encore aujourd'hui par sa capacité à capturer l'essence des émotions humaines. « La Mère et le Fils » est une lecture incontournable pour les amateurs de littérature française, de romans psychologiques et de récits introspectifs.

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Seitenzahl: 238

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Bois originaux de ROBERT HAARDT

LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l'ouvrage original)

Chapitre premier

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

CHAPITRE PREMIER

Il la regardait dans sa pauvre disgrâce. Il ne recomposait pas l'étrange tableau : la dormeuse noyée dans les draps, l'aspect hanté des murs et des meubles, et, profil attentif, lui, cheveux rejetés, joue lisse, ange de quinze ans assis, dans l'ombre, au chevet d'une malade nocturne.

Dans les demi-ténèbres de la chambre où vacillait cette veilleuse posée à terre, son regard occupé détaillait inlassablement.

La tête pâle qui se renversait sur l’oreiller livrait un cou de femme que l’âge a déjà prise à la gorge, des mèches grisonnantes, des paupières foncées et chiffonnées, et ce nez de belle race et cette bouche sans couleur entre deux plis désolés.

Une main à l’abandon, petite et tachée de rousseur, montrait ses veines exagérées. Leurs mains vieillissent comme leurs visages. La trace de l’alliance ôtée, indélébile anneau, restait enfoncée dans la chair du doigt.

Le sommeil fut agité, les paupières s’ouvrirent.

— Tu es encore là ?... Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ? Je n’ai plus besoin de rien.

— Bon !... Je vous ai réveillée ! Je ne bougeais pas, pourtant !

— Je te sens tout de même. Tu me regardes.

— Je ne vous ai jamais si bien vue ! D’habitude vous parlez, et je suis trop occupé à vous répondre.

— Pour me contredire.

— Voyons... C’est vous qui contredisez toujours !

Elle se redressa. Ses yeux étaient petits et noirs. Elle cessait, réveillée, d’être pathétique. Un énervement saccadé lui retirait de la noblesse.

— Tu trouves que c’est bien de me parler de cette façon-là ?

Il fit un mouvement brusque, mais se tut. Elle le considérait.

— À quoi penses-tu ?

— À rien.

— À rien ? Vraiment. Tu n’en as pas l’air !

— Alors à tout, si vous aimez mieux.

Un silence suivit cette insolence. Il la haïssait pour avoir posé cette question qui prétend violer le mystère de l’âme.

« J’ai le cœur un peu serré, parce que tout est si drôle. C’est comme ça depuis que je suis né. Ce doit être la faute de maman. Je l’ai toujours connue crispée et pleine de reproches. Mes frères avaient fini par me faire comprendre. Se peut-il qu’ils aient eu cette supériorité sur moi d’être nés avant moi, de m’avoir connu quand je ne savais pas encore que j’existais !

« J’ai commencé la vie par un carnaval. Il me fallait représenter Irène, morte à quinze mois, deuil impardonné. Je n’étais pas Irène. J’étais une grande déception.

« Maman ne l'a jamais admis. Elle a fait de moi le faux-semblant, le petit qu’on travestit. Mon nom de baptême, auquel je suis si bien habitué, ne m’étonne que depuis que j’ai saisi : Irénée !

« Cela n’a pas empêché mes gestes, depuis ma naissance, d’être une offense. Il y a des garçons doux comme des demoiselles. J’aurais dû en être, mais je ne suis pas doux du tout. J’étais déjà casse-cou dans mes robes de fille, avec mes longues boucles gardées jusqu’à onze ans, et d’une grossièreté dont, sans le savoir, je faisais tout de suite ma revanche. D’instinct, je n’ai pas marché dans la combinaison. Maman n’a pas eu l’enfant qu’elle voulait ni moi la mère que je voulais.

« Maintenant !... Est-ce que j’ai pour de bon, maintenant, l’absurde et terrible envie de prendre la main qui pend ? Je voudrais... Est-ce que je voudrais vraiment ?... C’est sans doute parce que je vais partir et que je ne la reverrai plus de longtemps...

« Elle s’est rendormie. Elle ne s’en apercevrait peut-être pas... Mais si je la réveille encore, elle dira : « Qu’est-ce que tu as ? » Combien de fois depuis que je suis né ? « Qu’est-ce que tu as ?... À quoi penses-tu ? » Elle ne s’est pas encore aperçue que je ne répondais jamais. »

— Eh bien !... Qu’est-ce qu’il y a encore ? Pourquoi me touches-tu ?... Toujours là ?... Mon pauvre enfant, tu ne pourrais pas aller te coucher ? C’est cruel de me réveiller tout le temps, pour une fois que je dors !

— Maman, je sais bien que c’est cruel ; mais je suis un être impossible, vous l’avez toujours dit. Avant d’aller me recoucher, je voudrais simplement vous demander quelque chose.

— Comme tu choisis bien tes heures !... Qu’est-ce que c’est ?

— Voilà. Si j’avais été d’âge à faire la guerre et si j’avais été tué, moi, au lieu de mes deux frères, m’auriez-vous un peu pleuré tout de même ?

— Quelles idées absurdes, tout à coup, et à une heure pareille. Tu aurais pu me parler d’autre chose, ou ne pas me parler du tout...

— Maman, je vous assure que c’est très important. J’ai besoin de savoir des choses. Vous n’avez plus sommeil, vous voyez, puisque vous pleurez... Ce sont mes frères que vous pleurez, je sais, et le reste vous fait mal aussi : le deuil, la ruine, la maladie, tout à la fois. Et n’avoir plus pour enfant que moi, c’est triste...

— Je te supplie d’aller te coucher ! Aurais-tu bu quelque chose ? Je ne comprends pas tes propos. Je vais appeler Hortense. C’est affreux de tourmenter une malade !

— Je suis affreux. Pourquoi vous étonnez-vous ?... Maman est-ce que c’est vrai que j’ai les mêmes yeux qu’Irène ?... Mes frères me montaient tant de bateaux, et moi je n’ai jamais aperçu qu’une fois le petit médaillon que vous cachez dans vos tiroirs. Ça vous épate, hein ? Je ne vous ai jamais parlé de ça, ni de rien, d’ailleurs ! Nous ne nous parlons que pour nous disputer. Mais vous avez dit à mes frères des tas de choses que vous ne m’avez jamais dites à moi. Pourquoi ?

— Tes frères étaient des hommes, et des hommes raisonnables.

— Pas plus que moi. Vous n’avez pas vu nos jeux à tous les trois, quand ils revenaient de leur filature pour les vacances. À cheval, par exemple, vous n’avez pas idée des bêtises qu’ils me faisaient faire ! Ça vous ne l’avez pas su ! Ils vous racontaient mes folies. Mais ils cachaient que j’étais leur pantin et que c’était eux qui m’excitaient. Je pourrais beaucoup vous parler d’eux, vous savez !

— Je ne veux pas... Je ne veux pas qu’on me parle d’eux !... Laisse-moi !... Tu me fais mal !... Tu vas me redonner une crise ! Laisse tous ces souvenirs où ils sont, mon Dieu ! Va te coucher, je t’en supplie !

— Maman, je suis gentil. Je ne suis à cheval que sur une chaise. Il n’y a pas de quoi avoir peur de moi ?

— Mais c’est horrible ! Je te dis de t’en aller !...

— Pas avant d’avoir tout dit... Maman j’en ai assez d’être un petit garçon méchant et grondé. Ça ne peut plus durer. Vous n’avez pas idée de ce qui peut passer par ma tête, de... je ne sais pas... de la rage que j’ai, de l’envie que j’ai d’être un homme. Un homme qui gagne sa vie — et la vôtre aussi, par la même occasion !

— Il est fou, il est fou ! Gagner ta vie ? Comment ? Tu n’as même pas fini tes études ! Est-ce ma faute si la guerre et les malheurs... Tes oncles...

— Ah oui !... Mes oncles ! Ils veulent me remettre au lycée le mois prochain, n’est-ce pas ? Vous croyez que je ne devine pas tout ?

— Tu pourrais les en remercier, mon petit ! Moi, je n’ai plus les moyens... Et qu’est-ce que tu veux faire dans la vie sans bachot ? Toi, surtout, qui, malheureusement, as déjà tout lu, toi, qui apprends tout si vite et sans te donner de peine !... Tu hausses les épaules ?... Je sais trop bien, hélas, que tu es né anarchiste !

— Maman, vous avez de l’amertume contre moi, je sais pourquoi. Mais moi aussi j’ai de l’amertume contre vous, et je sais aussi pourquoi... Eh bien, oui... je vous fais encore pleurer... Tant pis, après tout !

Quel brusque silence ! On n’entend plus rien que ce sanglot doux.

Au bout d’un long moment, elle put écarter ses mains de son visage.

— Va te coucher ! supplia-t-elle, accablée.

Mais elle s’aperçut qu’il chantonnait.

— Irénée !... Pendant que je pleure ?... Ah ! oui !... Tu fais un poème. Je connais ta manière... Tu m’as dit que, chaque fois que tu chantais... À cette heure-ci ?... Un poème sur quoi, ou plutôt contre qui ?... Tu m’as toujours fait peur avec tes poèmes !

— Avec quoi ne vous ai-je pas fait peur ? Les premiers vers que j’ai écrits, et qui étaient pour vous, vous ont pourtant fait pleurer autant que cette nuit.

— Parce que j’avais cru... Tu étais si petit ! Mais, depuis, ceux que j’ai vus m’ont épouvantée.

— Il ne fallait pas fouiller dans mes papiers ! C’est dégoûtant d’avoir osé faire ça ! Je vous l’ai déjà dit !

— Tu cherches encore une scène, je le vois bien. Ah ! les scènes !... les scènes !... Tu n’as donc aucune pitié dans le cœur ?... Qu’est-ce qu’il te faut donc ?... Tu veux me tuer ?...

— Il vaudrait mieux me tuer, moi. Quel débarras ! Pour une fois que je viens vous soigner, j’aggrave votre état. Je ne suis pas mes frères ! Comme ils seraient charmants pour vous, eux ! Ils sont encore charmants tout morts qu’ils sont. Mais moi !... Je ne suis là que pour vous tourmenter, d’une manière ou d’une autre. Jamais vous n’avez eu la paix. Je ne peux pas, je ne peux pas rester tranquille près de vous, vous comprenez ? Je vous ferai tout le temps, tout le temps des misères... des scènes, comme vous dites. Alors, il vaut mieux que je m’en aille. Je ne vous sers à rien, au contraire. Je mange tant ! Vous avez vos dernières petites rentes pour vivre ici, dans notre maison moisie, bien pauvrement, mais enfin... Voilà la guerre finie. L’armistice est signé... J’ai quinze ans... Je peux bien gagner ma vie. Si j’étais un ouvrier, je la gagnerais déjà depuis longtemps !

— Écoute !... Écoute !... Va me chercher Hortense !... J’étouffe !... Où est l’éther ?...

— Tenez, tenez ! Voilà l’éther. Je m’en vais. Vous allez vous porter bien tout de suite, même sans Hortense... Vous arrachez votre main ?... Je ne voulais pas vous faire du mal... Bonne nuit, maman !

Dans le couloir aux petits verres de couleur, le clair de lune intermittent plaçait des taches fantasques. Il allait vers sa chambre, mais il rebroussa chemin et descendit sans bruit l’escalier, allant du côté du parc noir ravagé d’averses.

L’attendant au bas de l’horizon, sous des amas de mauvais temps, l’aube était jaune et comme infernale.

Ici, la haie qui arrête le parc. De l’autre côté, ce sont les bois qui commencent, — leurs bois, — vendus depuis la guerre.

Ira-t-il jusqu’à la prairie (qui n’est plus à eux non plus) où ses galopades solitaires avaient lieu dans l’aurore ? Au milieu de cette prairie, quand commençaient les séances de voltige, oh ! les cris d’épouvante que poussaient François et Marcel, ces grands couards ! Mais, au fond, ça les amusait de voir Casse-Gueule, dit Irénée, faire le cirque, et rentrer après avec ses boucles dans le dos pour figurer les filles à la maison.

« Tout de même, ils avaient un certain chic, car ils ne m’ont jamais complètement vendu. On ne s’aimait pas tant que ça, pourtant ! Était-ce du chic ? À leur âge, ils avaient la responsabilité de leur petit frère, et maman les aurait blâmés de me monter la tête comme ils faisaient et de m’apprendre tout ce qu’ils n’avaient jamais osé faire eux-mêmes dans les manèges. Si maman avait su ça ! J’avoue que quelquefois, j’allais un peu loin ! Eux ils rigolaient. Et quand, sous le hangar, les jours de pluie, je faisais la roue et le saut périlleux, ou quand je sautais du premier étage, ils se gardaient bien de m’en empêcher ! Il y a eu sur ma tête bien des bosses inexplicables, et j’ai bien souvent caché mes genoux troués, par peur d’avoir des explications à donner.

« Ici... Même à moi-même je ne pourrais dire ce qu’il y avait ici de si épatant. Il ne s’y est jamais rien passé. Mais c’est à cause de la vieille statue et des arbres qui ont trop poussé. À cet endroit-là, tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qu’on n’entend pas, tout ce qui épouvante et tout ce qu’on aime est passé par ma tête.

« M’y revoici sous cette pluie noire. Le grand cheval de plâtre, presque démoli, s’égoutte sur mon dos déjà trempé. Je n’ai jamais su le nom des arbustes qui ont envahi. En été, ils auront des petites boules blanches et molles.

« Allons ! Voilà le soleil qui crève tout, malgré la pluie. La maison va se réveiller... Oh ! ça sent si bon aussi, tout ce printemps englouti sous l’eau ! Tant pis ! Je n’aurai pas le temps d’aller revoir le reste. Et puis, je le connais par cœur.

« Heureusement que j’avais mes frusques de nuit (mes savates sont certainement fichues). Une fois changé de pied en cap, je cesserai sans doute de claquer des dents. »

Il n’avait rien, trois quarts d’heure plus tard, en route vers la gare sous un vieux parapluie, rien que vingt-cinq francs dans sa poche, gardés depuis sa fête, cadeau annuel de ses oncles, et, dans sa poche également, avec la carte de sa mère, cette lettre escamotée l’avant-veille dans le courrier, cette petite lettre bleutée sur laquelle courait, banale, une grande écriture de femme.

CHAPITRE II

Dès qu’elle eut, au coup de sonnette, ouvert la porte de service, la fille fit un geste de recul devant le beau petit monsieur qui se trompait d’escalier.

— Voir madame ?... Monsieur veut-il me donner sa carte ? Je vais faire passer monsieur par ici pour retrouver le salon.

— Mais non, dit Irénée. Je viens pour la place de valet de chambre. J’ai mes papiers... Si Madame veut me voir...

À l’instant, l’autre changea de visage. Son expression fut celle de qui rencontre un compatriote à l’étranger.

— Ah !... vous venez pour la place ? (un petit sourire complice relevait sa lèvre qui portait moustache). Alors, attendez ! Je vais la prévenir.

Il s’assit sur une chaise paillée. La cuisine était importante et belle. Il tira ses papiers de sa poche et les relut à la hâte.

Sur la carte de sa mère, une carte sans adresse, il avait inscrit, d’une toute petite écriture assez bien imitée :

Au moment de partir pour le sanatorium exigé par ma santé, je tiens à certifier que j'ai vu naître le jeune Jules Terrain, et que je réponds de lui. Ses parents sont morts à mon service. Il ne sait pas encore grand'chose, mais il se mettra vite au courant, car il est très intelligent.

Marie DERBOS.

La lettre bleutée :

Chère amie. Il y a des siècles que nous ne nous sommes vues, et la correspondance entre nous est plutôt rare. Avec cette guerre, on ne savait plus où on en était. Mais ça n'empêche pas l'amitié, n'est-ce pas ?

J'espère que vous êtes tout à fait remise de votre grand et double malheur. Deux si beaux garçons... Enfin ! Toute la France est dans le deuil. Dieu merci, voilà le cauchemar terminé.

Moi, je n'ai pas à me plaindre. J'ai trouvé dans mon second mari le vrai rêve de toutes les femmes. Je ne dis rien de plus.

Nous partons pour Buenos-Ayres, où nous vivrons désormais. Me permettrez-vous, avant de prendre la mer, de tenir la promesse formelle que j'ai faite à mes charmants amis Maletier (dont je vous ai peut-être parlé jadis). Sachant que j'avais une amie à la campagne, ils m'ont suppliée de vous écrire pour vous demander si vous ne connaîtriez pas un garçon, ou même une fille, quelque honnête enfant de paysan, qui entrerait chez eux comme domestique. Ils sont à bout de recherches et de fâcheuses expériences, et vraiment désespérés.

Ils seraient disposés à donner jusqu'à 200 francs par mois, sans compter qu'ils sont très faciles à servir, n'ayant pas d'enfants en bas âge.

Enfin c'est une très bonne place pour celui ou celle que vous enverrez, si par bonheur vous avez cela sous la main. Ci-joint leur adresse à Paris.

Je compte sur vous. Veuillez croire, chère amie, à la bien fidèle amitié de votre

LUCIENNE.

Il achevait de cacheter enfin, en la serrant très fort, l'unique enveloppe où les deux papiers étaient contenus.

— Par ici, s’il vous plaît !

Il suivit, son chapeau à la main, sans rien regarder, toute curiosité annihilée par le sentiment de son énorme audace. La dame était debout dans le salon, tailleur correct, coiffure banale et nette, une petite brune, boulotte mais distinguée tout de même, avec de jolis yeux dans un visage quelconque.

— Bonjour !... dit-elle évasivement.

Puis :

— Qu’est-ce qui vous envoie ?

Il achevait de s’approcher. Elle ne vit d’abord que ses yeux, deux grandes places bleues dans du bistre, ses yeux qui ne manquaient jamais leur effet. Au-dessus d’un front d’archange, il avait de brefs cheveux noirs qui ondoyaient dès la racine, emportés par un souffle de tempête. Le reste du visage, nez court et pommettes hautes, conservait intacte, malgré l’énergie des traits, la rose de l’enfance, une rose-thé. On devinait que ses joues sentaient bon. Il était très grand pour quinze ans.

Mme Maletier venait de retenir à temps son exclamation, et le petit fut heureux de se sentir rougir, parce que cela lui donnait l’air timide.

— Voilà !... dit-il en tendant le plus gauchement qu’il put son enveloppe.

Et, tout le temps qu’assez fébrile elle lut les deux papiers, il contempla fixement les fleurs du tapis. Il savait que c’était le grand moment, celui du capital battement de cœur. Cependant, il était irrité de se sentir si calme.

— Eh bien !... dit Mme Maletier, en relevant la tête, cette dame donne de très bons renseignements sur vous. Nous pouvons essayer de nous arranger, peut-être... Quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans, madame.

— C’est bien jeune !... Et vous êtes orphelin ?...

— Oui, madame.

— Pas de frères ? Pas de sœurs ?

— Non, madame.

— Et... vous n’avez jamais servi, je crois ?

— Non, madame... C’est-à-dire... J’ai aidé quelquefois chez Mme Derbos.

— Cette dame dit qu’elle vous a vu naître.

— Oui, madame... Mais elle est malade. Elle est obligée...

Une émotion le coupa.

— J’ai vu ça sur sa carte..., dit plus bas Mme Maletier, observant cette émotion. Mais je crois que vous ne serez pas malheureux chez nous.

Il ne répondit pas, la tête basse. Il revoyait sa malade de cette nuit, dans son lit défait par les agitations de la crise cardiaque.

— Pouvez-vous entrer aujourd’hui même ? demanda Mme Maletier après un petit silence. Cela nous rendrait bien service. Nous n’avons que la cuisinière que vous avez vue, et elle n’en peut plus. La femme de ménage a cessé de venir depuis trois jours.

— Moi je veux bien, madame. D’abord, je ne connais pas Paris... Je ne saurais pas où aller.

— Où sont vos bagages ?

— Je n’en ai pas, madame. Je suis venu comme ça. Mme Derbos est partie et...

Elle fut étonnée, mais essaya de le cacher.

— Bon, bon !... Il y a des livrées ici qui vous iront, je pense... Pour le reste... Enfin, ce n’est qu’un détail. Qu’est-ce que vous demandez comme gages ?

— Mme Derbos m’a dit que c’était deux cents francs. C’est ça qui m’a tenté.

— Deux cents francs ?... Mais vous ne savez pas du tout servir...

— Oh ! ce n’est pas bien difficile, madame !

— Deux cents francs, surtout étant donné que je vous habillerai complètement...

Il esquissa le geste de se retirer. Elle se dépêcha de dire :

— Bon !... bon !... Si ce sont vos conditions...

Puis :

— Qu’est-ce que vous faisiez jusqu’ici ?

C’était le second battement de cœur prévu.

— Je faisais un peu de tout, madame. Du jardinage, du ménage... Je soignais les chevaux... Mme Derbos m’employait à tout.

— Bien... Bien... Et... il y a longtemps que vos parents sont morts ?

— Il y a trois ans que mon père est parti, et ma mère...

Il s’étrangla pour achever :

— ...est morte cette année.

Un instant elle plongea dans le gouffre bleu des yeux largement ouverts sur un rêve.

— Pauvre garçon... murmura-t-elle, gênée.

Il rectifia son attitude. Sa voix n’hésita qu’une seconde pour articuler la formule jamais prononcée encore. Il savait qu’en parlant à quelqu’un, pour la première fois de sa vie, à la troisième personne, il entrait du coup dans la domesticité. Ce ne fut qu’un souffle.

— Alors, madame me prend ?

— Mon Dieu... je suis tellement à court. C’est un peu cher, mais j’espère que vous mériterez vos gages. Les renseignements sont excellents... Vous avez l’air d’un garçon sérieux, malgré votre âge !...

Elle n’ajouta pas : « Et votre figure extraordinaire », mais le pensa certainement.

Alors le battement de cœur qui n’était pas venu quand il l’attendait remplit la poitrine d’Irénée jusqu’à le gêner dans sa respiration.

La folie qui l’avait conduit jusque là, lui apparaissait brusquement tout entière. Il évoqua sa mère, sa maison, toute sa vie ; et ses oncles, hobereaux entichés, il les entendit prononcer dédaigneusement : « Mes gens ! » en regardant par-dessus leur épaule. Mais n’y avait plus à reculer. Il réprima le petit rire qui cherchait le coin de ses sarcastiques lèvres, et proféra :

— Alors, madame veut-elle me mettre tout de suite au courant ?

Et, dès qu’il eut dit ces mots, il sentit qu’un amusement prodigieux commençait pour lui.

— Je vais sonner Albertine !... s’empressa Mme Maletier, en faisant quelques pas. Moi, j’ai à sortir, mais elle va vous expliquer tout.

Albertine parut, haute, maigre. Ses yeux de jais étaient ronds et méchants dans une face blême où la moustache paraissait plus noire.

« Moi, le peu que j’en ai, je le rase ! » pensa le petit.

— Voilà Albertine, la cuisinière ! dit Mme Maletier avec cette sorte d’amabilité condescendante qui, dans la bonne humeur, fait parler les maîtres à leurs domestiques comme à des enfants. Vous voyez, Albertine, nous avons un nouveau valet de chambre. Jules... c’est bien votre nom ? Jules entre tout de suite. Qu’est-ce que vous voulez !... Nous pouvons toujours essayer ! Ce n’est plus possible de rester comme ça... (Un sourire.) Voilà bientôt cinq ans qu’Albertine est chez nous, et je crois qu’elle ne s’y déplaît pas. Nous, nous l’aimons beaucoup (une lueur dans les yeux de jais), et nous espérons la garder toujours... Enfin, voilà !... Oh ! je suis déjà en retard !... Vous pouvez aller avec elle. C’est ça... Dites !... Le déjeuner pour une heure exactement, Albertine ! Monsieur me l’a recommandé. À tout à l’heure !

Il sortit du salon sur les talons de la cuisinière, heureux d’être tombé dans une maison où l’affection semblait régner entre maîtres et domestiques.

Revenus dans la cuisine, Albertine commença par lui offrir une chaise avec l’affabilité que, dans tous les mondes, on réserve aux inconnus.

— Vous devez être fatigué du voyage, dit-elle. C’est pour ça que je vais prendre un verre avec vous.

Un coup de torchon sur la table, une bouteille de Graves et deux verres sortis du placard lui donnèrent l’occasion de montrer qu’elle avait de belles manières. Ce fut, du reste, sa dernière manifestation protocolaire, car, dès qu’elle fut assise :

— Qu’est-ce qu’elle vous donne comme gages ? demanda-t-elle sans chercher ses mots.

Il tâcha de prendre tout de suite le ton. Et, bien qu’une si brusque curiosité de la part d’une servante attachée à la maison comme celle-ci l’était lui parut cadrer mal avec l’attitude de tout à l’heure :

— Deux cents !... répondit-il négligemment.

Un rire fit apparaître sous la moustache tout un jeu de dents gâtées.

— À la bonne heure !... s’esclaffait la fille. Ils en ont, n’ayez crainte ! Ils peuvent y aller. C’est rapiat, mais quand ça ne peut pas faire autrement, ça casque. Deux cents francs ! Bientôt autant que moi !... Je vais demander de l’augmentation dans huit jours.

Il la regardait fixement. Elle ne s’aperçut pas de son silence.

— Moi, poursuivit-elle, excitée, j’ai toujours été trop bête. On a l’honnêteté dans le sang, il n’y a pas d’erreur. Je ne me suis jamais fait beaucoup plus de cinq francs par jour dans mes places. Il y en a qui en feraient bien plus. C’est déjà bien assez d’être chez les autres. Et puis ces gens-là...

— Ce ne sont pas de bons maîtres ?... interrogea-t-il.

— Peuh !... Pas plus mauvais que d’autres ! Comme tous les riches, quoi ! Vous avez vu ?... ma bonne femme n’est pas trop mal, quoique ce soit une sainte nitouche, au fond. Mais lui, c’est une vraie gueule d’empeigne. Vous verrez ça ! Le fils et la fille, c’est de la graine, naturellement.

Plus encore que les paroles, l’expression du visage apprenait à l’apprenti valet, une fois pour toutes, qu’entre les deux classes il n’est pas de réconciliation possible. Il venait d’entrer dans un monde inconnu. Des gouffres s’ouvraient. Avec un peu de vertige, il goûtait le plaisir de se pencher au-dessus. Il ne se savait même pas avide de la chose humaine. Il avait quinze ans et ne croyait vivre qu’une aventure exorbitante.

Elle avança ses coudes et son visage.

— Vous venez de loin ?

— Oui... dit-il, en savourant le double sens de sa réponse.

— Vous êtes encore tout gosse !... remarqua-t-elle, en détaillant son visage étrange.

Comme il ne répondait pas, elle cessa de parler de lui, ce qui n’avait été jusqu’ici qu’une marque de politesse. Le vin blanc l’exaltait peut-être.

— Moi, commença-t-elle avec un peu d’emphase, j’ai quarante ans. Je ne m’en cache pas. Je ne me cache pas non plus d’être vieille fille. J’en suis fière comme je suis fière de ma moustache.

Elle but et continua ses confidences.

— J’ai toujours travaillé. Avant d’aller à l’école je trimais déjà. Je suis l’aînée de sept, vous comprenez ? Ce sont bien des soucis avant l’âge. Haute comme ça, j’avais un gosse sur le bras et deux autres à moucher. Je n’avais mon âge que pour recevoir des gifles.

Ses yeux durs s’immobilisèrent.

— Je continue toujours à envoyer tous les mois à mes vieux...

Sans insister, elle poursuivit :

— Quand je me serai fait assez, je plaquerai la boîte, ici, et je m’installerai chez moi. Oh ! le jour où je ne serai plus chez les autres !... J’aurai un petit logement à Paris, parce que, la campagne, je l’ai assez vue dans le temps. Mais, tous les deux ou trois ans, j’irai faire un tour au pays.

Un silence suivit. Irénée regardait passer, sur le vilain masque, espoirs et souvenirs, vague embryon de poésie qui se faisait jour tout de même à travers tant de vieille atrocité.

Elle dut s’apercevoir enfin qu’il ne racontait rien.

— Vous, vous êtes costaud, malgré votre figure d’amant de cœur. Vous en verrez aussi, d’ici que vous ayez mon expérience. En attendant, vous allez toujours apprendre le service ici. Quand ils vous auront bien mis d’aplomb, vous pourrez aller ailleurs, et gagner plus.

Pas de réponse. Elle dut le juger timide ou sournois. Bougonne, elle se leva.

— Allons !... Il faut que je vous montre, maintenant. Ils diraient encore que je suis une feignante.

Il s’était levé comme elle, et la suivit.

— Voilà la salle à manger. Vous savez balayer ?... Pas plus que ça ?... Je vous montrerai.

Une porte fut ouverte.

— Ça, c’est l’antichambre. Faut que ce soit fait dès le matin. Voilà le salon, que vous connaissez déjà. Là, faut faire très attention, parce que...

Elle expliqua minutieusement, toute gouape abandonnée, fière de prononcer devant le novice des mots qu’elle connaissait et qu’il ne connaissait pas. « Le beau tapis d’Aubusson... la pendule Empire... le vase de Chine... »

— Surtout, dit-elle, près de la fenêtre, faites bien attention de ne pas me froisser mon tulle brodé.

Devant le piano à queue, la haine reparut.

— Je vous recommande de remettre droit ce chameau de machin-là quand vous l’aurez essuyé. Il faut, continua-t-elle avec un rire de rage, qu’il soit sur ce sens-là et pas sur l’autre ; sans ça, ça fera des histoires à n’en plus finir. Ah !... je m’en suis vu pendant plus d’un an, avec ça !

Il examina la belle pièce de vieux Rouen à la corne, dont le décor lui rappelait l’un des trésors de sa famille, cassé par lui, quand il était tout petit. Il ne concevait pas que la bonne eût pu, pendant plus d’un an, poser à l’envers cette jardinière sur ce piano.