La semeuse de mots doux - Frank Andriat - E-Book

La semeuse de mots doux E-Book

Frank Andriat

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Beschreibung

Au fil d’une analyse, Clément tente de comprendre ce qui a dérapé dans sa vie. Il a besoin de reconstituer le puzzle de son existence pour retrouver l’équilibre. Nour, sa fille de quinze ans, est une porteuse de lumière. Elle l’accompagne de sa joie lorsqu’il rencontre Sophie et son petit Enzo. Ensemble, ils vont composer une nouvelle famille, mais, pour réussir ce pari, Clément doit avoir le courage d’affronter Justin, ce père qu’il n’a pas connu et que sa mère lui a toujours présenté comme un monstre. Petit à petit, les secrets se dévoilent et offrent de transformer les orages en éclaircies.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Auteur de nombreux romans, Frank Andriat a aussi publié, chez Desclée de Brouwer, plusieurs textes intimistes qui disent les profondeurs de l'âme humaine.

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Renaissance du Livre

@editionsrl

La semeuse de mots doux

Frank Andriat

Couverture : Emmanuel Bonaffini

ISBN : 9782507055189

© Renaissance du Livre, 2017

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Frank Andriat

La semeuse de mots doux

Pour Maïté,

Nour australienne.

Ne voyons-nous point parmi nous la conscience et l’intelligence vivre longtemps au milieu des erreurs et des fautes, sans les apercevoir, plus longtemps encore sans y porter remède    ?

Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles.

I

« Dans le ventre de ma mère, j’étais courbaturé, blotti contre moi-même, en chien de fusil, j’étais tendu comme une grimace et j’avais peur du monde. » La psy aux cheveux auburn est attentive. Il capte son regard vif, deux photophores en émoi, petites flammes folles dans sa nuit. « J’angoissais, ajoute-t-il, vous n’imaginez pas combien j’avais le cœur noué par une crainte noire que je suis incapable de vous décrire. Je la ressens et elle me bloque : c’était une terrible peur de mourir. Aujourd’hui, à certains moments, je n’en peux soudain plus, tout est gris sale. Il faut que je sorte, que je coure dans la rue, que j’oublie qui je suis, que je me replie. J’étouffe, mais ça finit par disparaître, car vous m’avez appris à respirer dans ma douleur, à la considérer avec une bienveillance de manchot empereur. Pourtant, elle est présente, comme, à l’époque, dans le ventre de ma mère. Je me croyais au bord d’un précipice, j’allais dans le vide tomber, pas tomber dans le vide, dans le vide tomber, parce que j’éprouvais la sensation abyssale du vide qui vous dévore tout entier et ensuite la chute. J’allais dans le vide tomber et je sentais dans mon dos le trou noir et sans merci où la panique indubitablement me pousserait. »

Il ajoute qu’il ne voulait plus vivre. Elle pense : « Alors que vous n’étiez pas encore né » mais elle se tait. Son rôle est d’accueillir tourments, tourmentes et silences. Comme s’il l’avait devinée, il s’interrompt, sourit, murmure : « Alors que je n’étais pas encore né ». Elle dit : « Je le pensais », et lui, tout penaud soudain : « Comment peut-on avoir envie de mourir quand on n’est pas encore sorti du ventre de sa mère ? » Il poursuit : « Ce qui est sûr, c’est que j’avais la trouille, il y avait le vide où je tombais et personne n’était là pour me tendre une main secourable. »

« Je fais souvent ce cauchemar. Je suis debout, au bord du précipice, il y a un vent fou et je sais que je suis incapable de voler. J’éprouve le désir d’être un aigle, de poser dans les airs l’envergure de mes jours, mais j’ai la certitude que je suis un poids, un poids terrible pour les autres, pour leur existence, pour la tranquillité même de celle-ci. Je bascule vers le bas et j’obtiens la preuve de ce que je crains. Pourtant, je ne tombe pas, jamais ! Je me réveille en sueur, ne comprenant pas pourquoi le vent ne m’a pas entraîné. C’est chaque fois un vent dément, mais on dirait qu’il me sauve, c’est lui qui me soulève et me ramène vers la terre ferme, le vent me semble être la main de Dieu, je suis sauvé et réveillé, en transe encore, malheureux de trouille, comprenez-vous quelque chose à ce rêve ? »

Elle sourit, croise les jambes ; il a un œil qui glisse vers ses cuisses dorées. Elle respire profondément, laisse un silence accueillir la question : « Que représente ce rêve pour vous ? » demande-t-elle. Incapable de s’enfoncer dans le fauteuil, toujours sur le bord, prêt à filer en cas d’alerte, il répond que ce rêve est une délivrance qui lui donne l’impression qu’il n’a pas à avoir peur. « Vous le savez, n’est-ce pas, nous nous fréquentons depuis assez longtemps pour que vous le sachiez, je gère mon quotidien avec un certain bonheur et je suis même capable d’apporter aux autres de quoi embellir leur vie, je pourrais donc ne jamais avoir peur, mais sans cesse revient la sensation que j’éprouvais avant de naître dans le ventre de ma mère. »

Il ajoute qu’il aurait dû s’y sentir en sécurité, être roulé en boule comme un ours qui attend le printemps, qu’il aurait dû être un nounours dans la grotte moelleuse de maman, y couler des jours heureux dans la lumière bleue des cieux, qu’il aurait dû téter la vie à pleine bouche et de tout cœur. Et il conclut ainsi : « Un bébé est aux cieux avant d’être sous le ciel, mais il me semble que moi, j’étais déjà en enfer, un petit ange dans les flammes, ce n’est pas normal. »

Elle revient à sa question : « Vous ne m’avez pas dit ce que ce rêve représente pour vous. » Sur les nerfs, il rétorque qu’il n’en sait fichtre rien, que peut-être Dieu nous porte dans sa main aux pires instants de notre existence. Elle sourit, pose ses doigts vernis, un vieux rose parfaitement tentant, sur ses genoux. Cette fois, il ne remarque pas son charme. Il crie : « Je ne suis pas destiné à mourir, j’ai quarante ans, bon sang, je devrais être délivré de ce petit garçon pas né qui crève de trouille, j’ai cherché partout dans les affres de ma vie, mais je sais que le point central est là, dans cette immense sensation de vide qui m’attire vers elle. Je voudrais m’y abandonner, mais le vent me ramène sur la terre ferme. Est-ce moi, plutôt que Dieu, qui me sauve, qui m’empêche de retrouver la peur immense que j’ai fuie alors ? Le bébé pas encore né allait mourir, j’en suis sûr, voyez-vous, j’en ai l’effroyable certitude ! »

Il se met soudain à pleurer.

« Voilà, murmure-t-elle, voilà, c’est bien, voilà. »

Il lève vers elle des yeux mouillés de larmes tièdes.

Il dit : « Il voulait me tuer, il voulait me tuer et je me recroquevillais pour ne pas mourir, j’étais dans le ventre de ma mère, prisonnier, je ne pouvais pas fuir, je savais qu’il ne devait pas me toucher la tête, je me blottissais dans le fond de la grotte et ce qui aurait dû être le paradis du petit garçon qui a envie de naître devenait le camp de concentration du bébé qui a peur d’être exécuté. Une intrusion. Une violation de domicile qui déchire la nuit. Voilà ! J’ouvre tout à coup les yeux et j’ai la certitude que l’on va me tuer. Si jeune, je n’ai pas avalé le Robert, pas plus que le Larousse ou le Littré, et je ne peux rien conceptualiser, je n’ai ni mots, ni phrases, je demeure un petit garçon dans le ventre de sa mère, je vis encore le verbe dans ma chair. »

Elle lui conseille doucement de revenir à son ressenti, de quitter le mental. Il se tait, l’observe, a un léger sourire, se demande comment elle fait pour écouter toutes les misères du monde à longueur de journée et depuis tant d’années. Il n’attend pas la réponse, revient à lui, à ce petit garçon dont il ne s’est jamais libéré. « C’est contradictoire, n’est-ce pas, j’ai peur de tomber dans le vide et c’est cette peur qui m’empêche de vivre pleinement. Le petit garçon en moi a perdu la confiance des jours heureux où le ventre de sa mère était une grotte où il pouvait progresser en paressant. On grandit, grandit, grandit, on se nourrit et tout va bien, on est couvé d’amour. Pourquoi a-t-on cassé la maison du bonheur qu’était le ventre de ma mère ? »

Elle passe les doigts dans sa chevelure auburn, se laisse aller vers l’arrière et, comme si c’était tout naturel, lui demande paisiblement de parler de ce qui s’est déroulé ce jour-là. « Fermez les yeux, laissez-vous aller dans le fauteuil, Clément, mon cher Clément, que s’est-il passé ce jour-là ? »

Il s’enfonce dans le tissu beige. Il sent son dos s’imprimer dans le coussin confortable. Il ferme les yeux.

Il dit : « L’angoisse de ma mère m’a noyé comme un tsunami. On donnait des coups contre son ventre. Elle criait, ses hurlements et ses pleurs me vrillaient le corps comme des pointes de foreuse. »

Elle : « Qui faisait cela ? Qui agressait votre mère ? »

Lui : « Mon père. Il lui donnait des coups de pied dans le ventre. Elle me l’a si souvent raconté plus tard. »

Elle : « Vous en êtes sûr parce que vous le ressentez ou parce qu’elle vous l’a raconté ? »

Lui : « On donnait des coups de pied dans le ventre de ma mère pour que je crève. J’étais un petit ours qui se recroquevillait au fond de la grotte pour ne pas mourir. Je voulais vivre, comprenez-vous, je devais encore vivre tout le bonheur du monde ! »

Elle, tournant les yeux vers l’horloge fixée sur le mur beige : « Clément, le temps passe vite. Laissez tout ça se décanter, se murmurer en vous jusqu’à notre prochaine rencontre. »

Lui : « Je suis certain que mon père voulait me tuer, il voulait me renvoyer au grand vide et j’ai réussi à lui échapper. Je... »

Elle : « Préparez-vous à retrouver le présent, Clément. »

Lui : « C’est vrai, je vous remercie. »

II

Nour a quinze ans et elle est mon étoile. J’aime ses longs cheveux noirs et son regard fleuri de malice lorsqu’elle me rétorque qu’elle n’est plus une petite fille et qu’elle pourra bientôt me manger sur la tête. Je lui réponds que ce n’est pas pour tout de suite. Elle rit en battant l’air comme une mésange. Nour est ce que j’ai réussi de mieux dans ma vie : de moi elle est ce qui est lumineux.

Je la contemple et j’ai peine à le croire : je suis le père de Nour ! Les ombres de ma vie glissent dans la lumière. Jeune adulte, j’avais une crainte immense et un désir tout aussi grand : être père, donner le jour à une perle. Ce fut Nour qui vint. Elle fut ma grande angoisse quand je la tins dans mes mains rudes, fragile et tendre comme un souffle de vent. Elle était chaude encore des neuf mois passés dans le ventre de sa mère. Je songeai, très fort et très piquant comme un coup de couteau : « Je n’ai pas eu de père, comment pourrai-je en être un ? » mais la vie offre, au mendiant qui s’abandonne à elle, la force et les secrets pour donner aux autres ce qu’il n’a pas reçu.

Nour bébé, sa mère et moi. Nour enfant, sa mère et moi. Nour adolescente et moi sans sa mère désormais. C’est une autre histoire. Nour bébé : je la serrais dans mes bras, lui baisais le front, reniflais sa peau de poupée, la lançais vers le ciel d’où elle venait, j’en étais sûr. Elle était mon ange, elle riait, elle criait : « Papa, papa, papa ! », elle revenait vers moi en un éclat de joie comme un carré de chocolat qui craque sous la dent.

Sa mère : « Tu es fou, tu vas la briser ! »

Moi : « Elle a des ailes ! »

Sa mère haussait les épaules d’un air entendu. Même si elle ne disait rien, je devinais son agacement. Je m’en accommodais et, à défaut d’une femme aimante, c’est vers Nour, ma belle, que je tendais mon cœur. Je n’ai pas eu de père, mais elle, elle en a un : « Je t’aime, ma douce, sans être envahissant, je t’aime parce que tu m’offres d’être celui que j’ai tant espéré rencontrer. »

Nour enfant : ce furent d’heureuses promenades dans le parc près de chez nous. Elle me tenait par la main et me posait mille questions. J’avais mille réponses : je rentrais crevé du boulot, mais jamais je ne refusais de lui répondre, encore et encore. Elle demandait : « Papa, pourquoi la Terre est ronde ? » ou encore : « Pourquoi les hommes ne s’aiment-ils pas ? » ou : « Tu m’achètes des bonbons ? » ou : « Un nouveau jeu vidéo, dis, dis oui, dis, papou, oui ! » Je riais, je me baignais dans ses yeux brillants et joyeux. Sa mère ne venait pas se promener avec nous, elle avait du travail à la maison : elle préférait à Nour le rangement et le ménage. Elle nous tançait. Tous ces blablas sans importance, elle ne voyait pas à quoi cela nous servait.

À mieux nous aimer.

Je parlerai plus tard de la mère de Nour. Quand je l’ai rencontrée, nous échangions beaucoup, beaucoup d’amour. Je lui écrivais des petits mots sans importance que je dissimulais sous l’oreiller ou dans sa veste ou même dans ses chaussures. Elle disait : « T’es bête ! » mais elle souriait, et, parfois, j’eus droit à un petit cœur dessiné et à deux lignes griffonnées sur une serviette ou un bout de papier.

À quoi cela nous servait ?

À nous aimer.

Quand elle ne l’a plus fait, je n’ai pas tout de suite compris que notre amour cessait de vivre fenêtres ouvertes, qu’elle avait clos la porte de la joie et des gestes gratuits. Je n’ai rien vu, j’étais si heureux de m’occuper de Nour dès que je rentrais du travail, le week-end et lorsqu’elle était malade.

« Tu es mon papa gâteau ! » chantonnait-elle. Aujourd’hui qu’elle est une jeune fille de quinze ans, une merveilleuse beauté aux cheveux moirés et aux yeux clairs, qui affole les garçons qui la croisent, aujourd’hui, elle dit encore : « Tu es mon papa cadeau. » Elle est en pleine crise d’adolescence, mais je demeure son père. Je suis heureux.

Nour ado : elle est sauvage aussi. Elle a beau m’apprécier, il ne faut pas que j’oublie sa soif de liberté. Lorsque cela m’arrive, ses yeux deviennent flamboyants et elle ressemble un peu à sa mère. Nour, rétrécie par la colère tout à coup : puisque je suis un papa, mais aussi un homme, j’observe avec émotion l’orage qui la traverse et qui la rend belle et inquiétante comme un ciel dévoré d’éclairs.

Je dis : « Nour, ma chérie, il y a des limites à tout et je suis l’adulte qui doit poser des balises. »

Nour ado ricane.

« Papa, je t’aime, ok, mais je ne vais pas faire tes quatre volontés.

— Deux au moins et nous serons quittes.

Elle éclate de rire.

— Tope là ! J’irai donc à la soirée chez Gwénaëlle et au ciné avec Maxime. J’abandonne pour les prépas de maths et pour la mise en ordre de ma chambre. »

Je ris à mon tour. Avec elle, je me fais toujours rouler.

« Mais je t’en aime plus, mon papa cadeau. Sans toi, je serais seule au monde. »

Comment ne pas craquer ?

Nour ne voit que rarement sa mère qui est partie vivre avec un clown à Marseille. Je dis « clown », Nour dit « connard de banquier ». « Pourquoi Séverine t’a-t-elle préféré un connard de banquier ? » J’aime beaucoup son regard lorsqu’elle lâche ça et je suis hypocrite quand je réponds : « Nour, s’il te plaît, reste polie, chacun a ses qualités. »

Elle : « Papa, quand tu compares ce type à un clown, tu insultes les clowns ! »

Évidemment, Nour a raison. Dès lors, pourquoi ne dirait-elle pas « connard de banquier » ? Je prends un air légèrement irrité auquel elle ne croit pas et je lui propose de changer de sujet. « Si nous parlions plutôt de tes résultats au collège ? »

Elle boude, elle se renfrogne, elle se recroqueville dans le fauteuil du salon, elle finit par m’adresser un clin d’œil et elle me demande pourquoi j’ai toujours besoin de jouer mon rôle d’adulte.

« Nous jouons tous un rôle, vilaine ado.

— Tu m’insultes parce que j’ai un bouton sur le nez ?

— Je ne l’avais même pas remarqué.

— Moi, je ne vois que ça depuis ce matin, c’est atroce.

— Tu te souviens quand tu étais petite et que tu as eu la rubéole ? »

Nour, enfant. Sa mère s’en occupait certes, sa mère la soignait, mais c’est moi qui ai toujours été son proche. Les vaccins, c’est maman, les câlins, c’est papa. Ma femme lui faisait des histoires pour un rien et moi je lui en racontais. Lorsqu’elle a souffert de la rubéole, elle fut au désespoir, blottie dans son lit, pleureuse, parfaitement malade, honteuse de cette forêt de bourgeons qui dessinait le printemps sur son corps. Je m’assis auprès d’elle.

« Nour, je vais t’inventer une fable. D’accord ? »

Un minuscule petit oui.

« Il était une fois un petit garçon dans le ventre de sa mère. Hummm, il se sentait bien dans la chaude maison qu’était le ventre rond de sa maman. Il dormait, il rêvait, il écoutait le monde à travers la fine paroi de peau tendue qui le gardait au secret. Quand sa maman parlait, quand sa maman bougeait, quand sa maman pleurait, quand sa maman s’énervait, le petit garçon éprouvait des émotions intenses. Parfois, sa mère chantait : c’étaient les moments que le petit garçon préférait. Un jour, un grand jour, alors que le matin n’avait pas encore posé son étole de lumière perlée sur le monde, le petit garçon entendit un cri. »

« Nour ? »

Elle s’était endormie, elle n’avait plus peur de rien. Sa main était posée dans la mienne. J’étais assis à côté de son lit. Ses longs cheveux noirs dessinaient sur l’oreiller des chemins mélangés. Je n’osai pas bouger et elle dormit pendant trois heures. Sa mère était partie au bureau et moi, j’avais appelé mon boss pour lui expliquer que ma petite fille était fort malade, que je devais rester à la maison. « Papa poule ! » m’avait-il lancé au téléphone, mais je savais qu’il comprenait : Patrick est un homme juste dont le cœur gonfle quand il parle de son fils. Les plis de son visage se détendent et ses yeux rient lorsque son Jérôme habite son discours. Il pouvait donc comprendre et c’est pour ça que je travaille pour lui. Nour dormait et je la veillais. Je passai, main dans sa main, la plus belle journée du monde : tout accordé à son sommeil, j’avais oublié ce cri que le petit garçon avait entendu depuis le ventre de sa mère, j’avais effacé cette histoire qui me faisait si peur et que je ne pouvais aborder que comme s’il se fût agi d’un conte, un conte de fées dont je ne connaissais pas la fin heureuse. Qu’aurais-je donc raconté à Nour ? J’aurais trouvé ceci : le cri est celui d’une petite fille émerveillée devant le ventre rond de la dame qu’elle croise dans la rue, un matin quand l’aube soulève ses paupières, une petite fille scotchée par la mappemonde que la mère portait devant elle, avec bonheur et fierté. « Madame, vous êtes la Terre Mère ! » Voilà, je m’en serais tiré avec une pirouette. Si elle avait été éveillée, Nour aurait ri : « La petite fille, c’est moi, papa ? » J’aurais répondu oui, mais je n’aurais pas avoué que le petit garçon, c’était moi, son papa, moi, son papa qui avait peur du petit garçon dans le ventre de sa mère parce que le petit garçon avait vécu un événement terrible dont le papa ne voulait pas se souvenir.

De la poche de son jeans, Nour sort un minuscule miroir, observe avec horreur le bouton sur son nez, me répond :

« Oui, papa, je me souviens de ce jour-là. Quelle terreur, cette rubéole ! Et ton histoire, c’est celle du petit garçon dans le ventre de sa mère ?

— Tu te souviens donc ?

— Comment oublier ta bonté ? »

Nour adolescente avec un bouton sur le nez est une perle rare. Il y a entre nous deux un grand amour et un profond respect. Malgré nos divergences, malgré ses colères parfois, nous finissons toujours par nous entendre.

« Papa, ne m’en veux pas, je fais ma crise. Tu sais qu’il est difficile d’entrer en opposition avec un père comme toi ! Tu ne t’imagines pas ce que mes copines me racontent. Tu m’aimes trop ! »

Qu’une adolescente ait une telle conscience d’elle-même me laisse sans voix. Je ne réponds pas. C’est elle la plus forte. Elle le comprend et elle conclut en souriant :

« Ne t’en fais pas, papa ! Je te préfère plein d’amour que plein d’humeurs. »

III

Il se prénomme Clément. Il vient de fêter ses quarante ans. Il travaille dans une entreprise éditoriale où il est correcteur. Patrick, son boss, l’appelle « le rayon laser », car Clément repère des coquilles où les autres ne les voient pas. Lire un texte est pour lui une tâche de haute définition dont il sort toujours gagnant. Les erreurs ne lui résistent pas, il est patient, il les débusque, il les harcèle, il les démasque, même celles roulées en boule dans un coin, en bas de page. Clément est consciencieux, discret, efficace. Il est rarement absent et il ne rechigne pas à prester des heures supplémentaires quand l’urgence l’exige.

Il vit seul avec sa fille de quinze ans. Lorsqu’il en parle, ses yeux s’allument. Lorsqu’il en parle, finies les coquilles et les fautes d’accord ! « Elle s’appelle Nour », commence-t-il, et pour les autres, il entame un conte des mille et une nuits.

Un style classique : pantalon noir, veston de toile, chemise unie au col ouvert. Il est à l’aise, légèrement sportif. Look passe-partout, sans extravagance et sans fioriture. Un homme séduisant sans être séducteur : cheveux noirs, peau légèrement hâlée. Ces tons du sud lui viennent d’Ornella, sa mère, qui est en partie italienne. Nour, sa fée, a repris pour elle les caractéristiques ensoleillées de sa grand-mère, car, de sa mère, pâle comme un fromage de chèvre, elle ne porte rien qui se remarque. Le nez peut-être, droit et fin, les lèvres, oui, un petit peu. Clément déclare, avec fierté : « Ma fille a tout de moi, mais en plus beau. »

Depuis qu’elle l’a quitté, Clément ne parle plus de sa femme et, au boulot, on a compris qu’il valait mieux éviter le sujet. « Elle est partie, point à la ligne, que raconter de plus ? » a rétorqué Clément à son boss et à la secrétaire de celui-ci, la pétillante Valérie, qui s’inquiétait de savoir comment il allait s’en sortir. Un homme seul avec une petite fille de dix ans, cela posait question, mais Clément ne leur a donné aucune réponse. La page était tournée et il lui était offert de vivre avec une petite fille merveilleuse. Il n’y avait rien à préciser de plus. Quelques-uns ont tenté de l’amadouer, de l’aider peut-être, mais Clément l’affable s’est montré cinglant :

« Il n’y a rien à dire, vous comprenez ! »

Son pote Alex le dragueur a joué son va-tout avec son assurance habituelle :

« Et les femmes ? Parce que ta meuf t’a quitté, c’est le désert dans ton lit ? »

Clément l’a toisé :

« Ça te concerne ? »

Alex, sans peur et sans reproche :

« T’as quand même pas la queue en berne parce que cette connasse...

— S’il te plaît !

— Ben quoi ?

Et Clément, surprenant :

« Sois pas si pressé, Superman ! Tout vient à point à qui sait attendre. »

Alex est resté coi. Son amitié pour Clément s’est effilochée ; quand on ne comprend pas un pote, on le perd un peu. Il l’a planté dans le couloir, pas loin de la cafétéria. « Tout vient à point à qui sait attendre », « ben merde ! » marmonnait Alex entre ses dents. La vie passe et elle est derrière toi avant que tu ne t’en rendes compte.

Ce n’est pas parce que Séverine l’avait quitté que Clément éprouvait le besoin de la remplacer comme on va au supermarché pour acheter un vase, exemplaire identique à celui qui est tombé de la cheminée. Une femme, c’est toujours un cadeau et il est hasardeux de se précipiter sur la première venue.

Au bureau, il y en avait.

Camille, du service facturation. Jolie minette au teint de pêche et au sourire pâte dentifrice. Et un cul de pouliche qui fait frémir ceux qui la croisent dans les couloirs.

Alice, du service production. Trente ans, célibataire, un petit garçon de trois ans, des mini-jupes affriolantes et des cuisses fermes qu’on a envie de pétrir plusieurs fois par jour. Un antidépresseur sur pieds que les regards des hommes consomment sans retenue.

Safia, la belle Kabyle du service communication, une vraie jument sauvage avec dans le regard toute la profondeur d’une nuit au Sahara, avec un corps parfait, ourlé comme une dune, avec de longues jambes pour galoper vers l’oasis, et, sur les lèvres, des rêves d’eau hardie qui désaltère.

Clémence, solitaire aux archives. Clémence et Clément, cela aurait été marrant, non ? Même si Clémence sent un peu le vieux papier et l’édition originale dont on n’a pas vendu dix exemplaires.

Et les autres, mariées et en passe de ne plus l’être, qui auraient bien pris le séduisant Clément contre elles dans le local à photocopies ou à cheval dans les toilettes. « Viens, vas-y, viens vite, chaud, chaud, allez ! »

Ce matin-là, Clément avait reconnu la voix perçante d’Amélie qui, même quand elle gémissait de désir, était reconnaissable entre toutes. Dans les toilettes hommes, deuxième porte à droite. Il avait pissé en vitesse, était sorti sans se laver les mains, un peu gêné : avec qui était-elle, Amélie, dont Clément connaissait le mari ? La curiosité avait finalement été la plus forte et, mine de rien, il était resté à traîner dans les parages avec un dossier factice sous le bras. Bingo, cinq minutes plus tard. Son pote Alex sort des toilettes : « Salut, ça boume ? » comme si de rien n’était. Clément : « Hum, hum… » et Alex : « J’y vais, j’ai du pain sur la planche ! » Clément, pince-sans-rire : « S’agira de bien le pétrir… » Alex : « De quoi tu causes ? » et, à cet instant, comme une apparition, la rousse Amélie et sa voix haut perchée : « Vous allez bien, les garçons ? » et Clément : « Hum, hum… » et Alex, comme s’il ne le savait pas : « Qu’est-ce que tu fous dans les toilettes hommes ? » et elle, menteuse impénitente : « Il n’y avait plus de papier chez les filles. »

Clément aurait donc pu oublier Séverine en plongeant sa pagaye dans des eaux poissonneuses. Accueillantes et soufrées.

Il ne l’a pas fait.

Pas au bureau.

À Alex, qui, une autre fois, s’étonnait, voire s’inquiétait de ne pas le savoir avec quelqu’une alors qu’il n’avait qu’à lancer son hameçon, Clément a envoyé un texto : « Pas question que mon boulot de chercheur de coquilles parte en couille. Pas de q au travail ! » Alex a réceptionné le message devant la machine à café ; il a ri si fort qu’il a renversé le gobelet en plastique contenant un cappuccino bas de gamme sur sa chemise ocre.

Pas au bureau, donc, mais Clément est un homme.

Même si Séverine avait un physique de top model, ce n’était pas le top niveau quand il s’agissait de prendre son pied. La blonde de magazine frigide comme un frigo. Clément est un homme courtois qui n’a jamais rien reproché à son épouse. Le contact physique qui passait mal entre eux créait sans doute ces circonstances sans peps. Séverine râpeuse comme une courgette. Le banquier avec qui elle est partie l’a peut-être transformée en mangue.