La story - Tome 1 - Brice Depasse - E-Book

La story - Tome 1 E-Book

Brice Depasse

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Beschreibung

David Bowie, Bob Dylan, Beatles, Rolling Stones, Françoise Hardy, Serge Gainsbourg, Jane Birkin, Michel Polnareff, Renaud, Christophe, William Sheller, Roxette, Lenny Kravitz, Téléphone, Elton John, Police, R.E.M., Telex... Découvrez sous un autre jour les artistes qui ont marqué les dernières décennies ! Avec beaucoup d’histoires méconnues ou inédites : Quand Bob Dylan fait fumer aux Beatles leur premier joint ; Comment David Bowie trouve son pseudonyme en regardant Fort Alamo avec John Wayne ; L’enregistrement de I’m not in love de 10cc ; Quand Billy Joël premier rockeur à jouer avec un groupe en URSS chante le premier soir... sans micro ; Quand Genesis donne son premier concert à l’étranger, en Belgique, dans une ferme et loge chez l’habitant ; Les petites nymphes des années 90 (Natalie Imbruglia, Alanis Morrissette, Meredith Brooks...) ; Woodstock, une affaire d’argent ; Quand Michael tente d’organiser un contre Live Aid ; Quand Michel Polnareff débarque à l’improviste en pleine émission du Grand échiquier ; Brice Depasse réalise depuis 2001 "La Story", la chronique musicale de référence de Nostalgie à laquelle s'est ajoutée, en 2010, une seconde séquence quotidienne, "Pop Culture". Fort d'une expérience passée sur une chaîne du câble, il réalise et présente également pour Nostalgie des émissions et séquences vidéos.

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La Story

Brice Depasse

La Story

LE MEILLEUR DE LA LÉGENDE

Brice Depasse

La Story

Le meilleur de la légende

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Renaissance du Livre

@editionsrl

couverture : philippe dieu (extra bold)

photo de couverture : © david lucas

isbn : 978-2-507-05483-0

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

Nous avons besoin de nouveaux héros.

Laissez-moi vous raconter leur histoire.

À Marc Vossen, CEO

du groupe NRJ-Nostalgie qui m’a poussé

il y a des années à écrire

et qui était alors le seul à y croire.

À mon épouse et mes enfants qui, depuis,

prennent leur mal en patience

le soir et les week-ends.

« Savoir où l’on va n’est pas tant savoir où l’on va mais savoir de mieux en mieux d’où on vient. »

Philippe Sollers

« Il ne faut pas toucher aux idoles.La dorure en reste aux mains. »

Gustave Flaubert

« L’origine d’une chanson importe peu. Ce qui compte,c’est là où elle vous emmène. »

Bob Dylan

première partie

Les idoles des sixties et après

« Les sixties nous ont ouvert les yeux sur les opportunités et les responsabilités que nous avions tous. Ce n’était pas LA réponse mais juste un aperçu. »

John Lennon

« Dans les années soixante, tout le monde est devenu célèbre. Mon colocataire, c’était Terence Stamp. Mon coiffeur, Vidal Sassoon. David Hockney était le chef du restaurant où j’allais manger. Je n’ai connu aucun anonyme qui ne soit pas devenu célèbre. »

Michael Caine

« Le succès et la gloire ne nous griseront jamais que les tempes. J’ai tout réussi sauf ma vie. »

Serge Gainsbourg

Si le rock’n’roll est né au milieu des années cinquante, l’aventure de la première Pop Generation à laquelle nous appartenons tous désormais commence véritablement dans les sixties.

Cette décennie que nous qualifions de dorée a vu la musique populaire s’affranchir de son caractère désuet. En d’autres mots, les artistes anglo-saxons sont passés du statut d’interprète de chansons d’amour à celui d’auteur de textes sérieux et poétiques.

Au cours de cette décennie, l’Angleterre ravit à l’Amérique sa domination du marché de la musique grâce aux Beatles puis aux Rolling Stones. Londres est beaucoup plus proche de nous que New York et Los Angeles : nous n’allons pas tarder à nous en apercevoir.

C’est au cours de cette décennie, enfin, que la jeunesse va avoir droit à ses propres magazines, émissions de radio, qu’elle se met à acheter des millions de 45 tours avant de se rendre seule à des concerts qui lui sont réservés. L’adolescence devient une culture et un marché pour l’industrie de la musique et du cinéma. L’adolescence se trouve des idoles, des héros loin des modèles transmis par des traditions morales, religieuses, nationalistes ou guerrières.

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David Robert Jones,dit David Bowie

(Londres, 8 janvier 1947 - New York, 10 janvier 2016)

Where are we now ?

David Bowie est mort.

Dans vingt ans, on parlera sûrement de ce lundi 11 janvier 2016.

« J’étais dans ma voiture, j’étais au bureau, je déjeunais dans la cuisine quand j’ai entendu la terrible nouvelle : David Bowie est mort. » Des millions de larmes ont perlé au coin d’autant de paires d’yeux : le choc collectif a été particulièrement percutant car inattendu.

David Bowie réunissait toutes les générations dans leur jeunesse respective : un poster de Ziggy Stardust dans une chambre d’adolescent, Heroes qui tourne sur la platine du grand frère, un clown aperçu dans un clip à la télé, l’album Christiane F. acheté, histoire d’être dans le coup, un irrésistible Let’s Dance joué par un juke-box, un beau blond crevant l’écran au Live Aid, inutile de continuer plus loin l’énumération.

David Bowie, c’est cinquante ans de carrière atypique au cours de laquelle il a vendu 140 millions d’albums sans avoir fait de concessions artistiques au marché malgré une irrésistible envie de plaire.

David Bowie incarne à lui seul l’image de la star du rock décadente, du chanteur folk anglais, du bluesman raté, du roi du top 50, du prince du rock underground, du comédien insaisissable, du champion de la provocation et du marketing. Il a été tour à tour tous ces personnages et pourtant le public ne s’est jamais égaré, ne l’a jamais abandonné. Car à travers tous ces masques, toutes ces démarches artistiques radicalement différentes, nous n’avons jamais perdu de vue cette personnalité écrasante, charismatique (à qui nous avons pardonné quelques petits écarts bien humains), et qui a un jour fait dire à Mick Jagger :« Faites attention à tout ce que vous faites devant lui. Si David Bowie aime vos chaussures, il va non seulement acheter les mêmes mais, surtout, les porter beaucoup mieux que vous1. »

Wild eyed boy from freecloud2

Je vous donne rendez-vous début 1947 à Brixton. Ce nom vous est sans doute familier puisqu’il s’agit d’un des quartiers du grand Londres. Nous ne sommes vraiment pas loin du centre, juste de l’autre côté de la Tamise, au sud de Big Ben.

À la grande époque victorienne, Brixton est le quartier résidentiel de la bourgeoisie, comme en témoigne Electric Avenue, une rue commerçante devenue célèbre non pas parce qu’elle a été chantée par Eddy Grant3 mais parce qu’elle fut la première avenue éclairée à l’électricité.

Cependant, le 8 janvier 1947, quand le petit David Jones voit le jour, Brixton est vraiment le pire endroit pour vivre et surtout pour grandir. Car si Londres a croulé sous les bombardements allemands pendant la guerre, Brixton est le quartier qui a le plus souffert. Tout n’y est plus que ruines qu’il faudra des années pour nettoyer, restaurer et reconstruire.

Des milliers de familles d’origine indienne s’étant installées dans ces quartiers désertés, la grande commune riche et commerçante se transforme en ghetto, désespérément sombre et ravagé par les cicatrices de la barbarie nazie.

David Jones passe donc les premières et plus marquantes années de sa vie dans un immense coron de petites maisons à un étage où il vit avec ses parents. Maman est ouvreuse dans un cinéma. Papa travaille dans une grande institution caritative qui veille au bien-être des enfants.

À l’école, les instituteurs qualifient le petit David de doué et prometteur.

– Votre fils est un enfant qui sait ce qu’il veut, Mr Jones.

En cela, David tranche avec son demi-frère, Terry, de cinq ans son aîné, beaucoup plus instable vu qu’il souffre de schizophrénie. Mais vous verrez que tant son goût pour le jazz que sa maladie vont avoir une influence déterminante sur l’inspiration de l’artiste que David deviendra plus tard.

Pour l’heure, ses parents décident qu’ils ne peuvent rester plus longtemps à Brixton et s’éloignent du centre de la titanesque capitale de l’Empire britannique. En 1953, ils déménagent vers le sud-ouest pour s’établir à Bromley, la patrie de H.G. Wells, héros national puisqu’il estentre autres l’auteur de La guerre des mondes, La machine à remonter le tempset de L’homme invisible. Les habitants, et encore moins le personnel enseignant des écoles de Bromley, n’imaginent pas un instantque le jeuneDavid Jones sera plus tard autant cité (si pas plus) que Wells parmi les personnages historiques de leur commune. Aussi, en 1958, lorsqu’il échoue, de peu, à l’examen d’entrée de la grande école, David se retrouve dans l’enseignement secondaire technique.

Il s’agit d’une école où on pratique encore un système strict de récompenses et de punitions et où on porte toujours l’uniforme. Mais ne vous y trompez pas : on n’y trouve pas le genre de professeurs qui torturent moralement des élèves comme Roger Waters (futur Pink Floyd)au point qu’il en écrira un jour The Wall. Au contraire, le directeur, un certain Owen Frampton, est très attentif aux prédispositions de ses élèves. Ainsi encourage-t-il David dans la voie de la musique, tout comme il le fait à cette époque pour son propre fils, Peter.

Peter Frampton, ça ne vous dit rien4 ?

Changes

En 1962, David Bowie voit sa vie basculer, bêtement, dans la cour de récréation.

Il se dispute avec un de ses camarades, George Underwood, à propos d’une fille. Le ton monte encore et encore. Soudain, un coup de poing vole, puis un autre en retour. Mais George porte une bague au doigt. Il blesse David à l’œil. La blessure est sévère et l’affaire tourne au drame.

À l’hôpital, le diagnostic des médecins qui l’examinent est terrible : David va perdre son oeil. Ses parents sont effondrés.

On tente toutefois une opération, puis une autre, puis encore une autre. Après plusieurs mois d’hospitalisation et d’opérations de la dernière chance, l’œil de David est sauvé mais sa pupille restera irrémédiablement dilatée. Du coup, David ne perçoit plus très bien l’espace et, quand il ferme celui resté valide, il voit le monde en brun. Pourtant il n’en tient pas rigueur à George. Au contraire, il joue avec lui dans un groupe de bal nommé les Konrads. Ayant abandonné le saxophone pour la guitare, David passe sur le devant de la scène. Avec sa grande pupille noire, les gens sont impressionnés par ce qu’ils croient être deux yeux de couleur différente alors qu’il n’en est rien.

Cette nouvelle expérience est vraiment enrichissante. David décide dequitter cette école pourvoyeuse d’ennui pour la scène, tellement exaltante. Il en fait part à ses parents qui lui trouvent cependant un travail d’aide électricien parce que « bon, la musique c’est bien mais ce n’est pas ça qui fait vivre son homme. Il faut avoir d’autres ambitions dans la vie ! »

Quelques mois plus tard, la jeunesse anglaise est atteinte d’une nouvelle maladie : le blues boom. Le virus se répand à partir de quelques branchés qui achètent des disques par correspondance aux États-Unis. Et lorsqu’ils se mettent à imiter la musique de leurs aînés américains, on commence à entendre parler de Jeff Beck, d'Eric Clapton et des Rolling Stones.

Le jeune David Jones tente aussi de se faire un nom avec un groupe nommé les King Bees, une référence évidente au blues5. Ayant noté que le patron d’un magasin d’électroménagers de Liverpool a lancé les Beatles6, il écrit à un certain John Bloom qui vient de faire fortune avec des machines à laver.

« Faites avec nous ce que Brian Epstein a fait avec les Beatles et vous serez millionnaire comme lui. »

Bloom ne lui répond pas. Nous en restons au stade de l’anecdote révélatrice cependant du culot qu’affichera l’artiste au cours de toute sa carrière.

En effet, Bowie s’est assez vite trouvé un manager qui arrange la sortie d’un 45 tours pour les King Bees7. Un échec. Moins d’un mois plus tard, David quitte le groupe pour les Manish Boys. Il rêve de devenir leur Mick Jagger mais le single qu’il enregistre avec eux est un nouvel échec8.

Because you’re young

Depuis 1964, le quartier de Soho où David évolue est en pleine effervescence. Tous les groupes sont convaincus d’être les nouveaux Beatles ou les nouveaux Stones et bientôt les nouveaux Who.

On voit alors apparaître à la BBC le jeune David Jones qui y défend l’association qu’il vient de fonder, « La société de prévention contre la cruauté envers les longs cheveux ». « Vous n’imaginez pas à quel point il est pénible de se faire appeler ma chérie quand on porte les cheveux longs », déclare-t-il.

David a aujourd’hui dix-sept ans. Il ne sait pas où et avec qui il jouera de la musique ce soir dans des pubs. C’est là qu’il se lie d’une indéfectible amitié avec un certain Marc Feld qui deviendra dans quel­ques années une immense star sous les pseudonymes de Marc Bolan et T-Rex, lançant la mode du glam rock dont Bowie s’inspirera lui-même pour devenir star à son tour9.

L’insuccès du 45 tours des Manish Boys marque la fin de sa collaboration avec eux : le voilà maintenant, en 1965 toujours, avec les Lower Third. Même si le disque qu’il publie10 ne marche pas non plus, faisant de David Jones le champion du bide à répétition, nous le retrouvons cette année-là sur la scène du Marquee Club déjà renommé grâce aux Rolling Stones.

David a capté l’attention d’un manager qui est aussi le correspondant américain du New Musical Express, le plus grand journal musical anglophone au monde. Ce dénommé Ken Pitt convainc David de changer de nom.

– Tu comprends, tu ne peux pas porter le même nom que le chanteur des Monkeys.

Les Monkeys sont très célèbres aux États-Unis car une maison de disques nationaliste s’est mise en tête de créer des concurrents aux Beatles afin que le bon peuple américain se détourne de ces envahisseurs britanniques11.

Fin 1965, David Jones disparaît définitivement au profit de David Bowie.

Mais où David est-il allé pêcher un nom pareil ?

Au cinéma, dans un film de et avec John Wayne intitulé Fort Alamo12.

Un des personnages principaux interprété par Richard Widmark appartient en effet à la légende du Far West : Jim Bowie. Porter le nom d’une figure chère aux patriotes américains (et qui a donné son nom au célèbre couteau recourbé) devrait l’aider à percer outre-Atlantique, pense le chanteur toujours en quête d’un premier succès.

Quand un journaliste anglais lui demandera bien plus tard pour quelle raison il a choisi le nom de Bowie, le chanteur répondra :

– Parce que c’est un couteau qui coupe des deux côtés13.

All the young dudes

Ainsi armé, l’artiste en herbe espère après ces quatre bides consécutifs que les choses vont à présent changer pour lui. Son nouveau groupe se nomme The Buzz et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne le fait pas,le buzz. Do Anything You Say, leur single, n’a trouvé preneur ni chez les disquaires ni dans la presse. Dommage car il s’agit de la première chanson signée David Bowie à paraître en disque.

Pour assurer le coup, David joue également dans un autre groupe, Riot Squad, avec qui il fait encore plus fort puisqu’aucun de leurs enregistrements n’est commercialisé : un vrai bonheur pour les futurs collectionneurs.

Aujourd’hui, vous ne trouveriez plus personne pour s’occuper de vous après six fours consécutifs. Mais dans les années soixante, il y a toujours quelqu’un pour croire en vous. Bowie, se disant que les groupes qui l’ont accompagné jusque-là sont à la base de ses échecs, décide de se lancer dans une carrière solo. Son argument convainc Deram, le label pop des disques Decca. Bowie abandonne le rock pour se diriger vers unevariété pop, grand public mais dans laquelle, il faut bien l’avouer, il n’excelle pas. Son premier album, intitulé simplement David Bowie, paraît en 1967 sans faire beaucoup de vagues. Il faut bien admettre que son look psychédélique emprunté aux Beatles, Deep Purple et autres Pink Floyd (qui tiennent le haut du pavé cette année-là) est à des lieues de la musique qu’il propose.

Papa et Maman Jones avaient donc bien raison de dire que la musique populaire ne nourrit pas son homme. Dégoûté, désabusé, David Bowie jette l’éponge et se consacre entièrement à l’art dramatique. Il va se faire oublier pendant presque deux ans.

Où est-il passé ? Dans la troupe d’un ancien disciple du mime Marceau, Lindsay Kemp. Durant cette période, David Bowie joue dans des spectacles mêlant le mime à la poésie et la danse. Un apprentissage qu’il va abondamment utiliser dans ses années de gloire.

Au contact de ce milieu plus raffiné, Bowie découvre et s’intéresse beaucoup au théâtre et à la littérature d’avant-garde : Jean Genet, Antonin Artaud l’impressionnent beaucoup. On le voit même tourner dans un court métrage.

En 1968, nous le retrouvons au café-théâtre. C’est là qu’il s’exprime maintenant en chantant du cabaret à la manière de Brecht. Il y a beaucoup de vulgarité dans les personnages de bas-fonds qu’il incarne, notamment dans leur accent. Bowie s’en servira lorsqu’il interprétera Ziggy Stardust.

Son manager, Ken Pitt, qui ne désespère pas de lancer un jour celui que la presse considère comme un éternel jeune artiste qui se cherche toujours, décide de tourner un film dont le titre, Love You till Tuesday, est emprunté au « demi-petit » succès de David Bowie en 1967, juste avantqu’il ne raccroche du showbiz. David y interprète une chanson étonnante qu’il a écrite après avoir vu le film de Stanley Kubrick, 2001 : L’odyssée de l’espace. Malheureusement, Love You till Tuesday ne sera vu par personne car aucun diffuseur n’en veut.

Invité à la soirée de lancement du premier album de King Crimson dont on annonce qu’ils vont révolutionner la musique, David rencontre lors du cocktail une jeune femme qui flashe sur lui. Bowie vient de rom­pre. Sa compagne Hermione, avec qui il se produisait sur scène, et lui, c’est terminé. Il est libre. Enfin, il entretient une relation avec une autre femme avec qui il a organisé un festival folk dans un parc de Londres qui a fait un flop, encore un, mais rien de sérieux.

Angela Barnett, elle, c’est du sérieux. Cette Américaine a tout de suite vu en lui la star qu’il deviendra si on le pousse dans la bonne direction. Elle présente David à un dirigeant de maison de disques qui se déclare prêt à lui donner une nouvelle chance.

Aussi ressort-il cette fameuse chanson inspirée de 2001 : L’odyssée de l’espace. Space Oddity raconte l’histoire du Major Tom, un astronaute tellement ébloui par la beauté de la Terre et de l’espace qu’il décide d’y rester et de ne plus redescendre, au grand désarroi du Ground Control.

Le trait de génie de la firme de disques : elle lui associe comme producteur un jeune fou de musique à qui on doit déjà quelques coups d’éclats avec Eric Clapton, Ten Years After et surtout les Zombies :Gus Dudgeon14. Sa première contribution déterminante est de convier les meilleurs musiciens de l’époque dont le jeune Rick Wakeman qui va bientôt rejoindre Yes et connaître une gloire mondiale. Wakeman y joue du mellotron, l’ancêtre du synthétiseur, un son venu d’ailleurs qui va marquer un producteur de la BBC.

En effet, Space Oddity sort en avril 1969. Quelques semaines plus tard, le monde entier retient sa respiration devant son écran de télévision pour regarder Apollo XI accomplir l’exploit extraordinaire du premier voyage sur la Lune. À chaque retransmission, la BBC diffuse Space Oddity dans le but d’installer une ambiance particulière. David Bowie sort de l’ombre et connaît enfin son premier numéro un en Grande-Bretagne. Une étoile est née, grâce à une mission de la NASA. On aurait voulu le faire exprès qu’on n’aurait pas fait mieux.

New killer star

1970. Une nouvelle décennie commence. Nous y mettons tous nos espoirs et particulièrement David Bowie qui, s’il a enfin connu un succès en Grande-Bretagne avec son Space Oddity, a vite déchanté car l’album15, lui, est resté dans les bacs. Mais à qui la faute ? Pas au public qui, attiré par cette chanson exceptionnelle, aérienne et électrique, n’y a trouvé que des morceaux assez ternes malgré quelques perles16.

Les années septante ne se présentent pas très bien pour David Bowie. Son demi-frère Terry a été interné en hôpital psychiatrique et David ne peut s’empêcher de craindre de subir le même sort. Pire que tout, son père meurt : une lourde perte, difficile à surmonter.

Au fond du trou, il lui reste heureusement l’essentiel : sa jeune compagne Angela qui, elle, croit fermement en lui. Les deux tourtereaux se marient alors qu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps.

Une nouvelle fois en route pour la réussite, l’artiste fait donc table rase de son passé : il vire son manager au profit d’un avocat américain mégalomane, Tony De Fries par qui, heureusement, (je peux l’écrire, vous connaissez la fin du film) tout va arriver.

Changement radical de style, le nouvel album de David Bowie est résolument rock. À l’heure où les Beatles sortent Let it Be, le The Man Who Sold the World de Bowie a des lieues d’avance : l’avant-garde, c’est lui. Fortement inspiré par des groupes américains que peu de gens con­naissent, le Velvet Underground et les Stooges, David Bowie met à sa sauce leur rock froid et incisif. Un peu trop même puisque c’est un nouvel échec commercial. Mais il marque cependant des points : les critiques sont très bonnes.

Bowie a de plus réuni autour de lui ces derniers mois les musiciens avec lesquels il va enfin réussir. Ils se sont tous inventé un look et un personnage sur scène. Du jamais vu. Quant à Bowie, il n’y va pas de main morte puisqu’il apparaît sur la pochette de l’album allongé sur un canapé, portant les cheveux très longs et une robe, pour homme,précise-t-il. Et je ne vous raconte pas la hauteur des talons de ses bottes. Dans trois ans, cet accoutrement sera devenu banal. Mais pour l’heure, il est choquant et c’est David Bowie qui ouvre le bal.

Aux États-Unis, ses tenues vestimentaires passent encore plus mal qu’en Angleterre. Pour éviter tout problème, la firme de disques arenoncé à cette pochette provocatrice au profit d’une photo en noir et blanc beaucoup plus classique. Une initiative heureuse car se promenant dans les rues de New York, Bowie se fait traiter de tous les noms par des passants. La partie est loin d’être gagnée et pourtant, l’homme est sûr de lui. L’album suivant, Hunky Dory, qui paraît fin 1971, est une réussite totale, un des meilleurs qu’il ait produit dans sa carrière. Cependant son manager dépense des fortunes aux États-Unis en panneaux publicitaires pour le lancer, rien n’y fait. Même si des titres comme Changes ou Is There Life on Mars ? sont destinés à devenir d’énormes classiques, le grand public reste sourd à sa musique. Le disque se vend bien sans être le succès majeur qu’il faudrait pour rentabiliser l’investissement publicitaire. Il va falloir autre chose pour briser la glace et exciter les foules.

En attendant, la presse reconnaît unanimement la qualité de Hunky Dory. David Bowie voit pour la première fois, de son propre aveu, des gens venir vers lui pour le féliciter.

À propos de félicitations, David Bowie devient papa. Celle qui est actuellement la femme de sa vie vient de lui donner un fils qu’il prénomme Zowie mais que nous connaîtrons plus tard sous son vrai nom :Duncan Jones. Papa Bowie est tellement touché qu’il a composé et enregistré une merveilleuse chanson pour bébé, Kooks. Vous voyez que même dans le milieu branché rock, l’amour fait tomber les masques.

Rock’n’roll star

Nous sommes en Angleterre, en 1972.

Il y a une petite dizaine d’années, le pays était saturé par les cris des jeunes filles qui se ruaient sur les Beatles puis plus tard sur les Rolling Stones à chacune de leurs sorties. Ces derniers n’avaient d’ailleurs le choix que de courir entre un immeuble et leur voiture. Le mot fan venant de fanatique portait tout son sens car la frénésie de ces premiers fans, surtout féminins, était violente. On se souvient du concert des Stones au Royal Albert Hall écourté par les dizaines de fans avaient grimpé sur la scène et sauté sur les musiciens.

Depuis 1967, tout cela a bien changé. Les Beatles, les Stones et tous ceux qui ont poussé dans leur sillage, qu’ils jouent du psychédélique, du blues, du hard rock ou du folk, s’adressent maintenant à un public de jeunes adultes. Aux États-Unis, c’est pareil. La guerre du Vietnam et Mai 68 ont filé la gueule de bois aux teenagers d’après-guerre.

Et nous alors, les gamins des années septante ? Qu’est-ce qui nous reste ? Écouter les chansons des grands frères et des grandes sœurs, c'est bien, mais on préférerait un truc de maintenant, pour nous.

C’est alors que surgissent de nulle part de joyeux lurons qui parlent notre langue d’ados prépubères ; ils sont anglais et se nomment T-Rex ou Slade. C’est une vraie déferlante qui s’abat sur les médias et le mondedu disque, trustant les number one au fil des 45 tours qui sortent à un rythme infernal. Au milieu de ce joyeux charivari très spontané se trouve un type de 25 ans qui désespère depuis 1964 de trouver enfin la reconnaissance du public. Il acompris ce qui se passe. Et comme il a tout vécu, il en propose la synthèse à la jeune génération.Son nom :David Bowie. Cet artiste va tout rafler sur son passage.

Pour incarner sa musique et son univers mais aussi pour cacher sa timidité,Bowie invente un personnage de rocker extraterrestre décadent :Ziggy Stardust. On est loin des gentils Beatles en costard cravate tout sourire d’il y a dix ans. Il est question de drogue, de hard rock, d’alcool, de cabaret berlinois d’avant-guerre et de bisexualité.

Sur scène, le spectacle est total. Dans la salle et aux alentours avant et après concert, c’est l’hystérie. Les teenagers hurlent aussi bien le nom de Bowie que de Ziggy : ils s’identifient à ce personnage dont ils voudraient partager un instant de sa vie : il est tellement différent… tellement… tout… enfin, ils ne savent pas mais en tout cas, ils l’aiment à la folie.

À une époque où Internet n’existe pas, les tournées affichent complet en quelques heures. Et il y a souvent plus de monde dehors qu’à l’intérieur.

Le phénomène prend une telle ampleur qu’il faudra des années avant qu’on ne puisse apprécier à leur juste valeur les extraordinaires singles et albums que David Bowie va produire en l’espace de deux ans. Il mettra fin très vite à l’aventure Ziggy Stardust, en 1973. Parvenu à la célébrité, Bowie peut se permettre tout et devenir une légende. Grâce à lui, la musique ne sera plus jamais pareille.

Starman

David Bowie est incontestablement l’artiste le plus en vue du show-business en 1972. Son album Ziggy Stardust ne quitte pas les hit-parades anglais et américains.

Quelques mois plus tard, arrive déjà l’album suivant Aladdin Sane.Musicalement parfait et résolument avant-gardiste, c’est le premier 33 tours de Bowie à atteindre le fameux numéro un avec des titres comme The Jean Genie. Mais c’est sur scène que la mue est la plus spectaculaire. Caché derrière ce personnage de Ziggy, Bowie y pousse en effet la théâtralisation et la provocation à outrance. Il est tellement dans son trip que même aux conférences de presse, ce n’est plus David Bowie qui répond aux questions mais Ziggy Stardust.

Vu les antécédents psychiatriques dans sa famille, Bowie se met alors à redouter la schizophrénie qui a valu l’asile à son demi-frère.

Aussi, au terme de la tournée anglaise, annonce-t-il son retrait définitif de la scène, suscitant l’hystérie dans la salle le soir même puis dans la presse le lendemain. Personne n’a compris que Bowie venait simplement de tuer son personnage, de remettre la marionnette dans le placard avant qu’elle ne le détruise.

Un dernier album, de reprises cette fois, sur lequel il apparaît encore en Ziggy, nouveau numéro en single et en long playing et exit la création de David Bowie.

Quand un chanteur atteint une telle notoriété, tout ce qu’il a touchédevient de l’or. Les trois albums précédents de Bowie, de Space Oddity à Hunky Dory, sont ressortis et bien sûr se vendent désormais par palettes. Sa maison de disques republie également de vieux 45 tours avec succès.

Mais la machine Bowie ne s’arrête pas là. Maintenant qu’il est une star, il se met à produire certaines stars américaines qu’il a eues pour modèle. Et il commence par Lou Reed, en complète perdition depuis qu’il a quitté le Velvet Underground. Son premier album solo, pourtant de bonne facture, est passé complètement inaperçu. Repris en main, David Bowie lui offre ses plus grands succès en produisant des titres comme Walk on the Wild Side et Perfect Day.

Pour que le disque soit une réussite commerciale, Bowie a tout prévu. Organisant un week-end avec la crème de la presse mondiale, Bowie déballe le grand jeu afin de marquer les esprits. Le climat hystérique qui règne dans l’hôtel atteint son sommet quand Lou Reed tente de se défenestrer, sauvé in extremis par un Bowie qui l’embrasse sur la bouche. Cette opération de communication d’un nouveau genre est un succès : la carrière de Lou Reed repart avec, ne l’oublions pas, un excellent album. Car il est avant tout de musique.

Bowie ne s’arrête pas là puisqu’il va rechercher au fin fond du gouffrele groupe d’Iggy Pop. Là, c’est une autre affaire, les dernières nouvelles desStooges remontant à 1970, lors de la parution de leur deuxième album, Fun House. Les quatre membres du groupe sont du genre barrés, du style à revendre le matériel de la tournée pour pouvoir s’acheter de la drogue. Et comment faire pour jouer sans matériel ?

Bowie convient avec eux de produire leur nouvel album après trois ans d’absence. Une éternité à l’époque. Et rebelote. Averti par un coup de fil que Iggy et les Stooges ont dépensé une partie du budget et bâclé l’enregistrement, David rapplique dare-dare en studio et découvre la catastrophe qu’il tente de remixer tant bien que mal.

Quarante ans plus tard, le Raw Powerd’Iggy Pop et les Stooges est toujours considéré comme un classique du punk, celui qui a probablement le plus influencé la génération à venir.

Enfin, Bowie se fait un dernier plaisir. Il offre une chanson à Mott The Hoople, un groupe anglais dont il était fan, trois ans plus tôt. Ce sera pour eux le plus grand hit de leur carrière et aux États-Unis, un véritable hymne que tous les Américains chantent encore aujourd’hui.

Bien sûr, comme un certain Serge Gainsbourg, David Bowie reprendra All the Young Dudes dans son répertoire, sur scène uniquement, car il aura la délicatesse de ne pas en faire une nouvelle version studio. Gentleman.

Blackout

Nous sommes en 1974.

David Bowie a cassé son groupe The Spiders from Mars et quitté l’Angleterre pour s’établir à New York. Il n’y reste pas longtemps et s’établit finalement sous le soleil de la Californie, à Los Angeles. Enfin, le soleil… Ça fait longtemps qu’il ne le voit plus. Le monde de la nuit lui appartient.

C’est la nuit qu’il enregistre en studio, la nuit qu’il joue sur scène aussi.Puis ce sont les restos, boîtes de nuit et retour au petit matin, le corps imbibé d’alcool et le nez bourré de coke.

Ça marche un temps pour l’inspiration quand on fait du rock décadent mais ce n’est pas avec ça qu’on garde la forme.

Les talk-shows sont déjà très populaires aux États-Unis. On y voit donc souvent Bowie puisque l’Amérique est désormais son nouveau pays. Il y apparaît le visage émacié et le teint blême. Physiquement, ce n’est pas la grande forme. L’ambitieuse tournée qu’il entreprend le con­firme. Bowie souhaite l’appeler David Bowie is alive and well and living only in theory17, jeu de mots intraduisible puisque alive signifie à la fois en vie et en public. Lorsque le double album enregistré sur la tournée sortira, la maison de disques raccourcira le titre en David Live. Il rencontrera un immense succès tout comme le single, une reprise rock du titre soul Knock on Wood.

Changement de continent et de culture, changement de look mais aussi de musique. David Bowie adopte les costumes et la musique des jeunes Noirs nommés Isaac Hayes et Billy Paul.

La mue se produit progressivement sur l’album Diamond Dogs qui reste à cheval entre le rock et la soul mais se prolonge par un autre album Young Americans, essentiellement tourné vers la black music. S’il provoque la stupeur et l’horreur parmi les fans du David Bowie - Ziggy Stardust, il permet à Bowie de conquérir le grand public américain. En tout cas, une évidence s’impose :Young Americans est un immense album bourré de trouvailles et de génie.

Au rayon 45 tours, un domaine dans lequel Bowie excelle, on notera son duo avec John Lennon, Fame, qui lui vaudra un autre numéro un des deux côtés de l’Atlantique.

À l’écoute de ce disque brillant et tellement sensuel, dans lequel Bowie se montre le seul Blanc depuis Elvis Presley à dominer la musique noire, on a de la peine à deviner que la star se porte très mal. La drogue le rend paranoïaque. Il vire ainsi successivement deux managers et s’empêtre dans des procès-fleuves où on se bat à coups de millions de dollars. Au plus mal mentalement, il s’enferme durant une semaine dans le grenier de sa maison où on l’entend parfois hurler.

Et pourtant la machine continue à rouler à toute vapeur. Son nouvel album, Station to Station, fait suite au film The Man Who Felt to Earth18 dans lequel il tient le premier rôle. La tournée dans laquelle il incarne un nouveau personnage inspiré du film, le mince duc blanc, est un triomphe.

Mais David Bowie continue à déraper. « L’Angleterre gagnerait à avoir un dirigeant fasciste », déclare-t-il à un journaliste de Stockholm. Plus tard, il se fait arrêter à la frontière russo-polonaise pour détention d’objets nazis. Tout cela fait d’autant plus tache que de retour à Londres, il se fait photographier en train de faire le salut nazi à la foule qui l’acclame.

Bowie tente de se disculper :« La fatigue et le surmenage, je ne fais plus bien la distinction entre le personnage que j’incarne sur scène et moi-­même. » La vérité est ailleurs. Bowie le confessera bien plus tard, la drogue le rend à moitié dingue. Accro à la cocaïne, il est victime de plusieurs overdoses en 1976.

Son déménagement en Suisse où il se retire dans un chalet sur les hauteurs du lac de Genève n’arrange rien à sa consommation de drogues. Bowie lit beaucoup de livres, regarde des films, fréquente les galeries d’art contemporain et fait mal la part des choses à cause de tout ce qu’il ingurgite. Il est temps d’arrêter les dégâts.

A new career in a new town

En 1976, le monde de la musique est tiraillé entre la mode disco et la vague punk. David Bowie y a-t-il encore sa place ? Pas sûr. Son image en a pris un coup avec ses dérapages nazis.

Mais l’homme n’est pas mort. Après avoir produit deux albums pour son ami Iggy Pop19, il revient en Europe, en France, où il entame le processus de sa résurrection. Affranchi de la drogue, il retrouve ses idées claires et enregistre l’album qui va faire de lui l’artiste culte des années septante :Low.

Une face de chansons, une face d’instrumentaux. Des chansons ultracourtes aux sonorités étonnantes, une face de longs titres joués aux synthétiseurs façon Klaus Schulze20. La démarche est culottée et risquéepour une star confirmée de la chanson dont on entend d’ailleurs à peine la voix sur le 45 tours Sound & Vision.

David Bowie habite à présent Berlin. Quelques mois après Low, il publie déjà un nouvel album nommé Heroes présenté sur le même canevas : chansons et instrumentaux mais avec cette fois plus de rythme et de vie. C’est un nouveau chef-d’œuvre bien que les ventes ne suivent plus. Bowie est devenu un artiste pour initiés, le prince de l’underground comme le confirme le superbe album live (Stages) en 1978 et le 33 tours Lodger en 1979.

Magnifiquement coiffé, habillé comme un dandy et clean comme un bambin, Bowie est devenu l’artiste préféré des étudiants mais s’est fait oublier du grand public des deux côtés de l’Atlantique.

Et lorsqu’il termine son nouvel album en 1980, Bowie compte l’appeler Glamour, en référence à la chanson Fashion qui doit terminer la première face du 33 tours. Mais une pièce de théâtre à laquelle il assiste va le faire changer de thème et de titre. La pièce se nomme Elephant Man. Elle raconte l’histoire d’un malheureux enfant au visage déformé par la maladie et montré dans toutes les kermesses et foires de l’Angleterre victorienne. Bowie, séduit par l’histoire, va la monter et l’interpréter avec succès à Broadway.

Il rebaptise du coup son album Scary Monsters (and Super Creeps), des monstres effrayants qui vont faire un triomphe puisque deux des 45 tours qui en sont issus, Fashion et Ashes to Ashes, sont les premiers numéros un de Bowie depuis près de cinq ans.

Changes

Fin 1981, David Bowie se plaint de ses compatriotes de Queen lors d’une interview. Ces derniers auraient sorti en 45 tours une chanson dont ils avaient jeté les bases, un jour où après un dîner passablement arrosé en compagnie de Freddie Mercury, David avait poussé la voix sur deux titres que son groupe n’arrivait pas à finir.

Mais il ne reste pas fâché longtemps : en effet, Under Pressure est numéro un en Grande-Bretagne et un grand hit à travers le monde.

Pour les fans de Bowie, par contre, la pilule est amère car cette chanson est bien éloignée de l’univers sombre, froid et urbain dans lequel il les plonge depuis maintenant quatre ans. Un Bowie très discret sur la scène internationale ces dernières années. Il n’est pas monté sur scène depuis 1978 et n’a pas publié d’album en cette année 1981.

En fait, personne ne le sait mais on n’est pas près de voir sortir un nouvel album de lui. En effet, Bowie voudrait quitter RCA, sa firme de disques, et préfère attendre le terme de son contrat, fin 1982, avant de passer à autre chose. Le seul à être mis au courant, c’est Freddie Mercury à qui il a demandé de lui présenter un responsable chez EMI. Les négociations s’engagent, un contrat record s’apprête à être signé entre EMI America et David Bowie.

Son absence est d’autant plus remarquée que les chanteurs et musiciens de la nouvelle génération se revendiquent tous de lui. Musicalement, nous avons à droite les Simple Minds, Orchestral Manœuvres et autres Ultravox, visuellement nous avons à gauche des Boy George, Adam Ant et autres Annie Lennox d’Eurythmics. Le modèle de la new wave est clairement David Bowie, que ce soit sa période Ziggy Stardust ou berlinoise.

Et pendant tout ce temps-là, le maître n’y est pas. Il nous livre bien un 45 tours par-ci, par-là : un single de Noël en duo avec Bing Crosby dont on se serait bien passé, un double 45 tours où il chante Baal de Bertolt Brecht (on l’écoute une fois et puis on le range), un autre duo, cette fois avec Giorgio Moroder, le roi du disco, pour la chanson d’un film d’épouvante vaguement sexy et qui se démodera très vite21. On a aussi droit en 1982 à un 33 tours bizarre intitulé Rare. Composé de faces b de 45 tours de toutes les époques, avec une version de Space Oddity en italien et un Heroes en allemand, le principal intérêt du disque réside dans sa pochette, sur laquelle on ne peut manquer, en pleine page, ce visage souriant (oui vous avez bien lu) d’un David Bowie portant les cheveux blonds, courts et laqués. Quant à la tenue vestimentaire, c’est du Lacoste et compagnie.

Pour ne pas avoir à rembourser l’avance monumentale qu’il a reçue par contrat d’EMI America, Bowie sait qu’il va devoir vendre en un an ce qu’ila vendu au cours des dix années précédentes. Et pour cela, une seule recette : passer du statut de vedette à celui de star.

Let’s dance

Avril 1983. Nous n’en croyons pas nos oreilles. Le nouvel album de David Bowie s’appelle Let’s Dance. Et il est produit par Nile Rodgers, la moitié de Chic, celui qui a ressuscité Diana Ross, Sister Sledge et même produit Sheila.

Si c’est un rêve, ce n’est pas pour autant un cauchemar :Nile Rodgers, on l’adore et on le respecte. Cependant, Bowie ne cadre pas vraiment dansl’univers du Studio 54 à Manhattan ou du Palace à Paris. Et pourtant, ce Let’s Dance est de loin l’album le plus original et novateur de 1983. Car Rodgers est un guitariste avant tout. Il va réaliser l’album de guitare qui manquait à Bowie depuis Ziggy Stardust. La recette : il remplace la rythmique rock par un groove basse batterie funky. Let’s Dance est le disque de l’année.

Un miracle car, lorsque David Bowie arrive en studio à New York fin 1982, il n’a que cinq chansons originales dans ses valises. Pour le terminer, il compte faire trois reprises, vite fait.

Comment tout cela est-il arrivé ?

Bêtement.

Quelques semaines plus tôt, Nile Rodgers et Billy Idol sont au Continental, un bar de Manhattan. Billy est bourré, il a fait des mélan­ges et tout à coup se met à vomir. Pour éviter le jet, Nile fait un brusque pas de côté. Réflexe salutaire. Il balaye aussitôt l’assistance des yeux. Tous les regards sont rivés sur lui y compris un immédiatement reconnaissable : celui de David Bowie.

Nile est du genre très liant. Il s’approche de Bowie et engage immédiatement la conversation. Très vite, les deux artistes se mettent à parler musique, de toutes les musiques : de Henry Mancini à Alice Cooper. « J’ai joué avec lui », dit Nile. Et quand David parle de son ami Iggy Pop, il surenchérit d’un « mais on est super potes, j’ai fait la première partie des Stooges. »

Quelques jours plus tard, Bowie demande naturellement à son nouveau et célèbre copain Nile Rodgers de lui produire son album. Les deux hommes s’isolent pour travailler. Bowie lui joue Let’s Dance à la guitare acoustique et demande à Rodgers d’en faire un tube. En 19 jours, ils vont enregistrer huit titres.

Pour assurer les solos de guitare, Bowie a ramené un jeune bluesman improbable, un Texan nommé Stevie Ray Vaughan. Où a-t-il déniché cet inconnu ? Peu importe, il fait des miracles.

Mais les deux hommes vont malheureusement s’affronter lors desrépétitions. Printemps 1983, Vaughan est accompagné de sa copine.Celle-­ci n’arrête pas de venir lui parler, d’intervenir, d’interromprejusqu’au moment où Bowie, d’ordinaire patient et courtois, craque etl’engueule. Comme les relations sont déjà tendues pour des raisons d’argent, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. À quelques jours de la première date de la plus grande tournée mondiale jamais entreprise par Bowie et qui doit avoir lieu à Forest National, il renvoie Stevie Ray Vaughan.

Dommage car l’association de ces deux musiciens aurait pu encore donner des merveilles. La chanson Blue Jean aurait sans nul doute sonné autrement l’année suivante.

Under pressure

Septembre 1984, l’événement est de taille : le nouvel album de David Bowie est arrivé. Après le succès colossal de Tonight, on peut dire que celui-ci est très attendu.

Bizarre, il n’est pas produit par Nile Rodgers, le premier surpris que David ne lui ait rien demandé. Mais est-ce si étrange, après tout ? À y regarder de plus près, celui des deux qui possède le plus de numéros un à son actif est Nile. Son coup de maîtreréalisé, Bowie star aurait ainsi tourné immédiatement la page pour garder la main sur son succès.

Retourne-t-il près de Tony Visconti, son fidèle producteur depuis près de quinze ans ? La chose est exclue. Ils se sont disputés l’été dernier. Motif ? Malgré le fait que Bowie l’ait trahi en allant chercher Rodgers pour enregistrer Let’s Dance, Visconti accepte de venir mixer les répétitions et les premiers concerts à Forest National. Bowie étant ravi du son exceptionnel réalisé en live par ce génie, il lui demande de mixer toute la tournée.

– Ah non, impossible, je pars en vacances avec mes enfants.

Cette réponse pourtant prononcée par un père divorcé qui tient à ses gosses passe mal auprès d’un Bowie qui maintenant superstar ne comprend pas qu’on puisse lui refuser une telle proposition. Les deux hommes ne vont plus se parler avant quinze ans.

Alors, comme Bowie sait qu’il ne peut pas écrire de chansons pendant une tournée, qu’il en sort toujours éreinté et que celle-ci sera exceptionnellement longue, il prévoit un album live qu’il enregistre sur plusieurs représentations. Le disque mixé par un autre génie du genre, Bob Clearmountain, s’annonce canon.

Mais voilà, EMI, son nouveau label, n’en veut pas. Un double livese vend toujours moins qu’un studio. « Il faut des nouveaux tubes pour capitaliser sur ton statut de star, tu comprends. » Et Bowie commet une des rares erreurs de sa carrière qu’il ne pourra pas réparer, il accepte de rentrer en studio avec Hugh Padgham, un gars avec qui il n’a jamais travaillé mais qui a fait des merveilles avec Police, Genesis ou encore Human League.

C’est Padgham qui propose le plan du studio près de Montréal. Enfin, près, plutôt un trou perdu dans lequel Bowie s’ennuie. Ce qui n’est pas bon pour son inspiration. Même la venue de son ami Iggy Pop ne parvient pas à le remettre sur les rails. Bowie n’arrive pas à finir certaines très bonnes chansons qu’il a commencées chez lui, il n’est pas prêt et cela s’entend sur l’album à sa parution : il lui manque l’étincelle pour mettre le feu. Numéro un éphémère en Angleterre, Tonight redescend très vite dans le classement. Blue Jean est un tube international mais le clip n’y est-il pas pour beaucoup ? En tout cas, rien à comparer avec Let’s Dance.

Heureusement que les projets sont nombreux. Tout le monde veut désormais travailler avec Bowie. Quelques mois plus tard, sort un 45 tours qui est la chanson d’un film obscur22 : Bowie y est associé avec un guitariste jazz talentueux et le résultat est miraculeux. En cette fin d’hiver 1985, This Is Not America tourne sur les platines de la bande FM et dans tous les juke-box. Ce tube vient rassurer un David Bowie que l’échec de son dernier album a rendu frileux. Ainsi quand Midge Ure d’Ultravox lui a demandé l’automne dernier de participer à son Band Aid, il lui avait répondu « Il y a qui d’autre ? »

– Eh bien, Bono (U2 émerge à peine, à l’époque) mais surtoutBananarama, George Michael de Wham, Duran Duran.

– Ouh là là, non, je ne veux pas être assimilé à eux.

Bowie refuse donc de chanter ce qui lui est proposé, à savoir les deux premiers vers de Do They Know It’s Xmas Time ?, loupant ainsi le plus gros tube de l’année en Angleterre, rien de moins, alors que le disque qu’il sort de son côté fait un flop total.

Bien qu'il fasse un petit hit en duo avec Pat Metheny quel­ques mois plus tard, David Bowie a perdu beaucoup de fans acquis grâce à Let’s Dance et presque tous ceux de la première heure pour qui il a vendu son âme au diable de la pop. Aussi quand Midge Ure lui demande d’être à l’affiche du Live Aid, il accepte sans hésiter. Il s’agit cette fois de repren­dre la main. Bowie rappelle les musiciens de la tournée de Let’s Dance23 et répète avec eux d’arrache-pied : cela fait quand même des mois qu’ils n’ont plus joué ensemble.

Et quand le 13 juillet, Bowie arrive sur la scène de Wembley, il fait un malheur tout comme Queen, devant un milliard et demi de téléspectateurs. Un passage d’autant plus marquant qu’à la fin de son set, il revient seul et fait une annonce qui va frapper le public. Rappelant que comme tous les autres artistes, il est là pour défendre une cause, Bowie lance un reportage sur la famine en Éthiopie qui interpelle la terre entière.

Si on ajoute à ça le duo qu’il interprète ce jour-là avec Mick Jagger, le carton est plein.

Pourtant là encore, c’était mal parti. Quelques semaines plus tôt, alors qu’il enregistre Absolute Beginners, Bowie annonce à ses musiciens :

– Il faut qu’on finisse à 18 heures car Mick arrive pour enregistrer la bande-son du spot pub pour le Live Aid.

Mais ils ne savent pas encore quoi chanter et il est cinq heures de l’après-midi. « Et si on reprenait Dancing in the Street ? »

La répétition qui a lieu dans l’urgence est, paraît-il, un vrai désastre. On dirait un orchestre amateur et encore, pas le meilleur. Puis Jagger arrive. Il entre dans la cabine son où Bowie enregistre seul et voilà que tout le monde se réveille d’un coup. Les deux stars se galvanisent l’une l’autre, communiquant leur état de grâce aux musiciens : la première prise est la bonne.

La reprise fonctionne tellement bien que du spot TV on passe vite à un 45 tours qui monte dans le top 5 de tous les pays du monde et termine sa course en tête des hits anglais et australien.

Never let me down

Fort de cette nouvelle expérience, David Bowie se sent prêt à enregistrer un nouvel album qu’il écrit chez lui en Suisse, début 1986, aidé par son ami Iggy Pop. Ce nouveau disque s’annonce plus centré autour des guitares et d’un groupe cohérent comme à l’époque de Scary Monsters.Le résultat n’est cependant pas artistiquement à la hauteur. L’effort fourni par l’artiste pour revenir à un rock plus nerveux est évident mais la production, trop foisonnante, en fait un disque inégal, pas assez percutant, en tout cas sans âme particulière. Si Never Let Me Down fait illusion lors de sa sortie en se vendant très bien les premières semaines, il s’effondre rapidement dans les classements. La tournée devrait cependant relancer les ventes. Le spectacle monté par David Bowie est gigantesque et théâtral, l’artiste s’offrant son premier show en plein air, à la mesure de la frustration que lui avait causée l’abandon deDavid Live, en 1974.

Cette tournée des stades est-elle la goutte qui fait déborder le vase ? À son terme, alors que David Bowie se montrait impatient de vouloir retourner en studio tant son inspiration était foisonnante, le voilà qui annonce vouloir disparaître, ne plus être que le chanteur d’un groupe dont le nom est Tin Machine. Expérience intéressante mais peu probante, à mi-chemin entre le heavy metal et le rock garage américain, Tin Machine ne convainc personne, même les fans irréductibles.

Après deux albums, David Bowie revient à son public avec un Best of en CD et une tournée de grandes salles, nous étions peut-être ensem­ble cette année-là à Forest National.

En 1992, David Bowie se remarie. L’heureuse élue est un top model qui se prénomme Iman. Il a enfin trouvé la femme de sa vie et cela s’entend sur l’album suivant Black Tie White Noise, sans doute le disque le plus positif et lumineux de sa carrière.

Et puis, en 1995, c’est le come-back inattendu, inespéré. Avec son nouvel album 1. Outside, Bowie retrouve ses marques et renoue avec son public époque Ashes to Ashes. Bonne musique et innovation font à nouveau bon ménage. Un ménage qui, comme dans la vie privée, est parti pour durer.

Deux ans plus tard, David Bowie fête ses 50 ans avec une prestation impériale sur la scène de Madison Square Garden en compagnie de quel­ques amis, anciens et nouveaux. Son nouvel album Earthling est une totale réussite mêlant un rock efficace à la musique d’avant-garde.

Six ans plus tard, Bowie tient toujours la forme, remplissant les stades lors d’une tournée mémorable, longue succession de shows parfaits, qui passe d’ailleurs par chez nous, à l’hippodrome d’Ostende.

Et puis tout à coup.

David Bowie a fait un malaise. Il est hospitalisé. La fin de la tournée est annulée.

Le silence.

Près de dix ans de silence.

Enfin, en 2013, David Bowie remet le couvert sur la grande table à la surprise générale : il accumule les numéros un comme jamais auparavant avec l’album The Next Day et le single Where Are We Now ?

Si on reparle un temps de maladie, la succession de simples et de vidéos fait disparaître le spectre du crabe dans notre esprit. On s’attend, on espère même, une tournée : les rumeurs circulent.

La sortie de Blackstar mais aussi l’organisation particulière des deux compilations, soit huit CD en tout, juste avant sa disparition, nous apparaissent désormais comme un testament, des publications post mortem anticipées, orchestrées par l’artiste lui-même. Oui, décidément David Bowie aura été grand et inégalable jusqu’au bout puisqu’il s’est même organisé pour disparaître sans laisser la moindre trace photographique. Et même si sa collection d’art moderne a été vendue aux enchères, sa mémoire restera éternellement vivante, figée comme il l’avait esquissée.

David Bowie n’était pas seulement un grand musicien ni un chanteur surdoué, il était simplement le plus grand artiste du XXe siècle dont il incarne l’image.

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Robert Allen Zimmermandit Bob Dylan

(Duluth, 24 mai 1941)

« Écoute ça, Robert Zimmerman

J’ai écrit une chanson pour toi

Sur un jeune homme étrange appelé Dylan

Avec une voix de sable et de colle

Ses mots d’une vengeance sincère

Peuvent nous clouer au sol

Emporter quelques-uns d’entre nous

Et flanquer la frousse à beaucoup d’autres »

(David Bowie, Song for Bob Dylan, 1971)

The times they are A-changing

Je vais vous raconter quelques mois de la vie de Robert Zimmerman.Quelques mois durant lesquels sa vie a changé, durant lesquels il a chamboulé la musique populaire. Quelques mois durant lesquels il va payer très cher son ouverture au rock, découvrant en pleine innocence de sa jeunesse qu’il ne s’appartient plus, que sa notoriété a créé un Bob Dylan sur lequel ses fans et la presse folk ne lui reconnaissent aucun droit si ce n’est d’être des leurs et de le rester. Ce qui lui fera dire un jour de 1986, lors d’une conférence de presse :

– Je ne suis Dylan que lorsqu’il le faut.

– Et le reste du temps ? rebondit un journaliste.

– Je suis moi.

Times are changing

Janvier 1965. Le monde de la musique a changé. Vraiment.

Aux États-Unis, les Beatles ont balayé Elvis Presley et tous les pionniers du rock des années cinquante. Elvis est à Hollywood où il tourne dans des comédies musicales, Buddy Holly est mort et les autres sont soit chez eux, soit engagés dans des tournées ringardes.

L’Amérique n’a trouvé qu’une seule réponse à ces Anglais qui l’ont envahie, elle, et le reste du monde :Bob Dylan. Et encore, quand je dis qu’elle s’est trouvé une réponse, Bob Dylan n’a rien d’un produit préfabriqué. Il s’est fait tout seul et n’en fait qu’à sa tête, jouant de la guitare et de l’harmonica sur les quatre premiers albums qu’il a enregistrés en l’espace de trois ans et qu’on s’arrache désormais partout.

Bob Dylan, tout le monde l’adore, tout le monde l’imite. Le folk américain lui doit une notoriété maintenant mondiale. Même les Beatles sont fans de lui. Ils se sont rencontrés en août dernier et il leur a même fait fumer leur premier pétard. En Angleterre, il aura bientôt un clone nommé Donovan : retour à l’envoyeur, la boucle est bouclée.

Et donc, le 13 janvier 1965, Dylan entre en studio pour réaliser son prochain album. Il enregistre toutes les chansons, seul, comme à son habitude. Cependant personne n’entendra ces versions avant les fameux Official bootlegs. En effet, les jours suivants, une sacrée brochette de musiciens vient électrifier une partie de ces chansons. Bob Dylan joue désormais du rock’n’roll. Il va même troquer sa guitare acoustique contre une électrique.

« Les temps changent », a-t-il crié sur un de ses précédents disques. Lui aussi. Et pourquoi ne le ferait-il pas ? Dylan est un artiste et n’a jamais calculé ce qu’il faisait ou entreprenait. Il joue ce qu’il veut comme il le souhaite et n’entend personne lui dicter sa conduite, et encore moins sa musique. Les professionnels du disque, les journalistes, il s’en moque. On est d’accord. Mais le public, ses fans ?

Ainsi s’ouvre une des plus incroyables pages de l’histoire de la musi­que populaire. Alors que les Beatles chantent Help !, Bob Dylan révolutionne un rock’n’roll américain qui n’est plus nulle part en publiant trois albums en l’espace de quatorze mois.

De Tombstone Blues à Like a Rolling Stone en passant par I Want You, il va pondre une impressionnante série de classiques qui seront repris par des centaines d’artistes. Il va surtout inspirer la prochaine génération de musiciens américains comme Bruce Springsteen, Billy Joel, Neil Young et les Eagles mais aussi anglais tels David Bowie ou les Clash.

Pourtant, cet intense moment de créativité se fera dans l’adversité la plus totale des fans de Dylan qui vont le conspuer au cours de ses tournées. Une histoire de fou.

Qui sont-ils, ces fans, ceux à qui il a vendu des centaines de milliers de disques, principalement des 33 tours, depuis 1962 ? Ils se divisent en deux catégories : ceux qui aiment les chansons à texte d’une part et d’autre part des puristes qui refusent le carcan commercial de l’industrie du disque. Et ce qui est commercial pour les Américains blancs de 1965, c’est le rock’n’roll importé par ces sales étrangers d’Anglais qui n’ont pas la même culture qu’eux.

Le Festival folk de Newport est leur grand-messe annuelle. Chaque été, des dizaines de milliers de folkeux se retrouvent dans cette station balnéaire pas très loin de New York (à condition de ne pas s’y rendre à pied). C’est là qu’a réellement débuté la carrière de Bob Dylan puis­qu’il est la révélation de l’édition 1963 lorsque Joan Baez le convie à la rejoindre sur scène.

Entre parenthèses, n’allez pas imaginer un festival comme aujourd’hui Tomorrowland, Rock Werchter ou encore les Francofolies. Newport se résume techniquement à une scène en bois à ciel ouvert, éclairée le soir par un ou deux projecteurs, face à une prairie inclinée sur laquelle s’assoient les spectateurs. Cela dit, quand, en 1964, Bob y revient avec sa guitare et son harmonica et qu’à la fin de son Tambourine Man, des dizaines de milliers de jeunes lui font une standing ovation, ça le fait plus, question adrénaline, que Jimi Hendrix à Woodstock cinq ans plus tard.

Donc, au printemps 1965, Dylan sort un album révolutionnaire. En effet, sur la première face de Bringing All Back Home, il joue non plus du folk mais du rock’n’roll. Ce cinquième disque entre pour la première fois de sa carrière dans le top 10 américain. Mieux encore, le nouvel album qu’il est déjà en train d’enregistrer est encore plus rock comme en atteste son tout nouveau single Like a Rolling Stone.

À l’heure qu’il est, loin encore d’imaginer qu’il vit un moment légendaire, Dylan décide en ce 23 juillet qu’il en a ras-le-bol de l’extrémisme folkeux des organisateurs. Lorsqu’il entend l’un de ceux-ci railler un groupe de blues qu’il présente sur scène, genre « on va voir ce qu’ils valent ! », Bob Dylan se dit « qu’ils aillent se faire voir : demain, je jouerai avec un groupe. »

Et en effet, après avoir répété la veille au soir avec quelques musiciens recrutés sur place, Dylan monte sur la scène du Newport Festival. Ce véritable moment de bonheur et de génie n’est pas du goût d’une bonne partie des cent mille spectateurs qui, après un fabuleux premier Maggie’s Farm, le huent copieusement.

Après le second titre, ça siffle et ça hue toujours.