I.
II.
III.
I.
Ma paroisse est une paroisse
comme les autres. Toutes les paroisses se ressemblent. Les
paroisses d’aujourd’hui, naturellement. Je le disais hier à M. le
curé de Norenfontes : le bien et le mal doivent s’y faire
équilibre, seulement le centre de gravité est placé bas, très bas.
Ou, si vous aimez mieux, l’un et l’autre s’y superposent sans se
mêler, comme deux liquides de densité différente. M. le curé m’a ri
au nez. C’est un bon prêtre, très bienveillant, très paternel et
qui passe même à l’archevêché pour un esprit fort, un peu
dangereux. Ses boutades font la joie des presbytères, et il les
appuie d’un regard qu’il voudrait vif et que je trouve au fond si
usé, si las, qu’il me donne envie de pleurer.
Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant
d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y
pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera,
nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps
avec ça.
L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies
fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au
ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu
brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de
novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air
de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre
bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma
paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle,
je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître…
Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je
n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à
ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le
petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras,
mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers
l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre
aussi – sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans
la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque
inimaginable asile.
Oh ! je sais bien que ce sont des idées folles, que je ne puis même
pas prendre tout à fait au sérieux, des rêves… Les villages ne se
lèvent pas à la voix d’un petit écolier, comme les bêtes. N’importe
! Hier soir, je crois qu’un saint l’eût appelé.
Je me disais donc que le monde est dévoré par l’ennui.
Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça
ne se saisit pas tout de suite. C’est une espèce de poussière. Vous
allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous
la buvez, et elle est si fine, si ténue qu’elle ne craque même pas
sous la dent.
Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre
votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour
secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s’agite beaucoup.
On dira peut-être que le monde est depuis longtemps familiarisé
avec l’ennui, que l’ennui est la véritable condition de l’homme.
Possible que la semence en fût répandue partout et qu’elle germât
çà et là, sur un terrain favorable. Mais je me demande si les
hommes ont jamais connu cette contagion de l’ennui, cette lèpre ?
Un désespoir avorté, une forme turpide du désespoir, qui est sans
doute comme la fermentation d’un christianisme décomposé.
Évidemment, ce sont là des pensées que je garde pour moi. Je n’en
ai pas honte pourtant. Je crois même que je me ferais très bien
comprendre, trop bien peut-être pour mon repos – je veux dire le
repos de ma conscience. L’optimisme des supérieurs est bien mort.
Ceux qui le professent encore l’enseignent par habitude, sans y
croire. À la moindre objection, ils vous prodiguent des sourires
entendus, demandent grâce. Les vieux prêtres ne s’y trompent pas.
En dépit des apparences et si l’on reste fidèle à un certain
vocabulaire, d’ailleurs immuable, les thèmes de l’éloquence
officielle ne sont pas les mêmes, nos aînés ne les reconnaissent
plus. Jadis, par exemple, une tradition séculaire voulait qu’un
discours épiscopal ne s’achevât jamais sans une prudente allusion –
convaincue, certes, mais prudente – à la persécution prochaine et
au sang des martyrs. Ces prédictions se font beaucoup plus rares
aujourd’hui. Probablement parce que la réalisation en paraît moins
incertaine.
Hélas ! il y a un mot qui commence à courir les presbytères, un de
ces affreux mots dits « de poilu » qui, je ne sais comment ni
pourquoi, ont paru drôles à nos aînés, mais que les garçons de mon
âge trouvent si laids, si tristes. (C’est d’ailleurs étonnant ce
que l’argot des tranchées a pu réussir à exprimer d’idées sordides
en images lugubres, mais est-ce vraiment l’argot des tranchées ?…)
On répète donc volontiers qu’il ne « faut pas chercher à comprendre
». Mon Dieu ! mais nous sommes cependant là pour ça ! J’entends
bien qu’il y a les supérieurs. Seulement, les supérieurs, qui les
informe ? Nous. Alors quand on nous vante l’obéissance et la
simplicité des moines, j’ai beau faire, l’argument ne me touche pas
beaucoup…
Nous sommes tous capables d’éplucher des pommes de terre ou de
soigner les porcs pourvu qu’un maître des novices nous en donne
l’ordre. Mais une paroisse, ça n’est pas si facile à régaler
d’actes de vertu qu’une simple communauté ! D’autant qu’ils les
ignoreront toujours et que d’ailleurs ils n’y comprendraient rien.
L’archiprêtre de Baillœil, depuis qu’il a pris sa retraite,
fréquente assidûment chez les RR. PP. Chartreux de Verchocq. Ce que
j’ai vu à Verchocq, c’est le titre d’une de ses conférences à
laquelle M. le doyen nous a fait presque un devoir d’assister. Nous
avons entendu là des choses très intéressantes, passionnantes même,
au ton près, car ce charmant vieil homme a gardé les innocentes
petites manies de l’ancien professeur de lettres, et soigne sa
diction comme ses mains. On dirait qu’il espère et redoute tout
ensemble la présence improbable, parmi ses auditeurs en soutane, de
M. Anatole France, et qu’il lui demande grâce pour le bon Dieu au
nom de l’humanisme avec des regards fins, des sourires complices et
des tortillements d’auriculaire. Enfin, il paraît que cette sorte
de coquetterie ecclésiastique était à la mode en 1900 et nous avons
tâché de faire un bon accueil à des mots « emporte-pièce » qui
n’emportaient rien du tout. (Je suis probablement d’une nature trop
grossière, trop fruste, mais j’avoue que le prêtre lettré m’a
toujours fait horreur. Fréquenter les beaux esprits, c’est en somme
dîner en ville – et on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui
meurent de faim.)
Bref, M. l’archiprêtre nous a conté beaucoup d’anecdotes qu’il
appelle, selon l’usage, des « traits ». Je crois avoir compris.
Malheureusement je ne me sentais pas aussi ému que je l’eusse
souhaité. Les moines sont d’incomparables maîtres de la vie
intérieure, personne n’en doute, mais il en est de la plupart de
ces fameux « traits » comme des vins de terroir, qui doivent se
consommer sur place. Ils ne supportent pas le voyage.
Peut-être encore… dois-je le dire ? peut-être encore ce petit
nombre d’hommes assemblés, vivant côte à côte jour et nuit,
créent-ils à leur insu l’atmosphère favorable… Je connais un peu
les monastères, moi aussi. J’y ai vu des religieux recevoir
humblement, face contre terre, et sans broncher, la réprimande
injuste d’un supérieur appliqué à briser leur orgueil. Mais dans
ces maisons que ne trouble aucun écho du dehors, le silence atteint
à une qualité, une perfection véritablement extraordinaires, le
moindre frémissement y est perçu par des oreilles d’une sensibilité
devenue exquise… Et il y a de ces silences de salle de chapitre qui
valent un applaudissement.
(Tandis qu’une semonce épiscopale…)
Je relis ces premières pages de mon journal sans plaisir. Certes,
j’ai beaucoup réfléchi avant de me décider à l’écrire. Cela ne me
rassure guère. Pour quiconque a l’habitude de la prière, la
réflexion n’est trop souvent qu’un alibi, qu’une manière sournoise
de nous confirmer dans un dessein. Le raisonnement laisse aisément
dans l’ombre ce que nous souhaitons d’y tenir caché. L’homme du
monde qui réfléchit calcule ses chances, soit ! Mais que pèsent nos
chances, à nous autres, qui avons accepté, une fois pour toutes,
l’effrayante présence du divin à chaque instant de notre pauvre vie
? À moins de perdre la foi – et que lui reste-t-il alors, puisqu’il
ne peut la perdre sans se renier ? – un prêtre ne saurait avoir de
ses propres intérêts la claire vision, si directe – on voudrait
dire si ingénue, si naïve – des enfants du siècle. Calculer nos
chances, à quoi bon ? On ne joue pas contre Dieu.
Reçu la réponse de ma tante Philomène avec deux billets de cent
francs, – juste ce qu’il faut pour le plus pressé. L’argent file
entre mes doigts comme du sable, c’est effrayant.
Il faut avouer que je suis d’une sottise ! Ainsi, par exemple,
l’épicier d’Heuchin, M. Pamyre, qui est un brave homme (deux de ses
fils sont prêtres), m’a tout de suite reçu avec beaucoup d’amitié.
C’est d’ailleurs le fournisseur attitré de mes confrères. Il ne
manquait jamais de m’offrir, dans son arrière-boutique, du vin de
quinquina et des gâteaux secs. Nous bavardions un bon moment. Les
temps sont durs pour lui, une de ses filles n’est pas encore
pourvue et ses deux autres garçons, élèves à la faculté catholique,
coûtent cher. Bref, en prenant ma commande, il m’a dit un jour
gentiment : « J’ajoute trois bouteilles de quinquina, ça vous
donnera des couleurs. » J’ai cru bêtement qu’il me les offrait.
Un petit pauvre qui, à douze ans, passe d’une maison misérable au
séminaire, ne saura jamais la valeur de l’argent. Je crois même
qu’il nous est difficile de rester strictement honnêtes en
affaires. Mieux vaut ne pas risquer de jouer, serait-ce
innocemment, avec ce que la plupart des laïques tiennent non pour
un moyen, mais pour un but.
Mon confrère de Verchin, qui n’est pas toujours des plus discrets,
a cru devoir faire, sous forme de plaisanterie, allusion, devant M.
Pamyre, à ce petit malentendu. M. Pamyre en était sincèrement
affecté. «Que M. le curé, a-t-il dit, vienne autant de fois qu’il
lui plaira, nous aurons du plaisir à trinquer ensemble. Nous n’en
sommes pas à une bouteille près, grâce à Dieu ! Mais les affaires
sont les affaires, je ne puis donner ma marchandise pour rien. » Et
Mme Pamyre aurait ajouté, paraît-il : « Nous autres, commerçants,
nous avons aussi nos devoirs d’état. »
J’ai décidé ce matin de ne pas prolonger l’expérience au-delà des
douze mois qui vont suivre. Au 25 novembre prochain, je mettrai ces
feuilles au feu, je tâcherai de les oublier. Cette résolution prise
après la messe ne m’a rassuré qu’un moment.
Ce n’est pas un scrupule au sens exact du mot. Je ne crois rien
faire de mal en notant ici, au jour le jour, avec une franchise
absolue, les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie
d’ailleurs sans mystère. Ce que je vais fixer sur le papier
n’apprendrait pas grand-chose au seul ami avec lequel il m’arrive
encore de parler à cœur ouvert et pour le reste je sens bien que je
n’oserai jamais écrire ce que je confie au bon Dieu presque chaque
matin sans honte. Non, cela ne ressemble pas au scrupule, c’est
plutôt une sorte de crainte irraisonnée, pareille à l’avertissement
de l’instinct. Lorsque je me suis assis pour la première fois
devant ce cahier d’écolier, j’ai tâché de fixer mon attention, de
me recueillir comme pour un examen de conscience. Mais ce n’est pas
ma conscience que j’ai vue de ce regard intérieur ordinairement si
calme, si pénétrant, qui néglige le détail, va d’emblée à
l’essentiel. Il semblait glisser à la surface d’une autre
conscience jusqu’alors inconnue de moi, d’un miroir trouble où j’ai
craint tout à coup de vair surgir un visage – quel visage : le mien
peut-être ?… Un visage retrouvé, oublié.
Il faudrait parler de soi avec une rigueur inflexible. Et au
premier effort pour se saisir, d’où viennent cette pitié, cette
tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l’âme et cette
envie de pleurer ?
J’ai été voir hier le curé de Torcy. C’est un bon prêtre, très
ponctuel, que je trouve ordinairement un peu terre à terre, un fils
de paysans riches qui sait le prix de l’argent et m’en impose
beaucoup par son expérience mondaine. Les confrères parlent de lui
pour le doyenné d’Heuchin… Ses manières avec moi sont assez
décevantes parce qu’il répugne aux confidences et sait les
décourager d’un gros rire bonhomme, beaucoup plus fin d’ailleurs
qu’il n’en a l’air. Mon Dieu, que je souhaiterais d’avoir sa santé,
son courage, son équilibre ! Mais je crois qu’il a de l’indulgence
pour ce qu’il appelle volontiers ma sensiblerie, parce qu’il sait
que je n’en tire pas vanité, ah ! non. Il y a même bien longtemps
que je n’essaie plus de confondre avec la véritable pitié des
saints – forte et douce – cette peur enfantine que j’ai de la
souffrance des autres.
– Pas fameuse la mine, mon petit !
Il faut dire que j’étais encore bouleversé par la scène que m’avait
faite le vieux Dumonchel quelques heures plus tôt, à la sacristie.
Dieu sait que je voudrais donner pour rien, avec mon temps et ma
peine, les tapis de coton, les draperies rongées des mites, et les
cierges de suif payés très cher au fournisseur de Son Excellence,
mais qui s’effondrent dès qu’on les allume, avec un bruit de poêle
à frire. Seulement les tarifs sont les tarifs : que puis-je ?
– Vous devriez fiche le bonhomme à la porte, m’a-t-il dit. Et,
comme je protestais :
– Le fiche dehors, parfaitement ! D’ailleurs, je le connais, votre
Dumonchel : le vieux a de quoi… Sa défunte femme était deux fois
plus riche que lui, – juste qu’il l’enterre proprement ! Vous
autres, jeunes prêtres…
Il est devenu tout rouge et m’a regardé de haut en bas.
– Je me demande ce que vous avez dans les veines aujourd’hui, vous
autres jeunes prêtres ! De mon temps, on formait des hommes
d’église – ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de
vous calotter – oui, des hommes d’Église, prenez le mot comme vous
voudrez, des chefs de paroisse, des maîtres, quoi, des hommes de
gouvernement. Ça vous tenait un pays, ces gens-là, rien qu’en
haussant le menton. Oh ! je sais ce que vous allez me dire : ils
mangeaient bien, buvaient de même, et ne crachaient pas sur les
cartes. D’accord ! Quand on prend convenablement son travail, on le
fait vite et bien, il vous reste des loisirs et c’est tant mieux
pour tout le monde. Maintenant les séminaires nous envoient des
enfants de chœur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler
plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça
pleurniche au lieu de commander. Ça lit des tas de livres et ça n’a
jamais été fichu de comprendre – de comprendre, vous m’entendez ! –
la parabole de l’Époux et de l’Épouse. Qu’est-ce que c’est qu’une
épouse, mon garçon, une vraie femme, telle qu’un homme peut
souhaiter d’en trouver une s’il est assez bête pour ne pas suivre
le conseil de saint Paul ? Ne répondez pas, vous diriez des bêtises
! Hé bien, c’est une gaillarde dure à la besogne, mais qui fait la
part des choses, et sait que tout sera toujours à recommencer
jusqu’au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne
changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu. J’avais
jadis – je vous parle de mon ancienne paroisse – une sacristaine
épatante, une bonne sœur de Bruges sécularisée en 1908, un brave
cœur. Les huit premiers jours, astique que j’astique, la maison du
bon Dieu s’était mise à reluire comme un parloir de couvent, je ne
la reconnaissais plus, parole d’honneur ! Nous étions à l’époque de
la moisson, faut dire, il ne venait pas un chat, et la satanée
petite vieille exigeait que je retirasse mes chaussures – moi qui
ai horreur des pantoufles ! Je crois même qu’elle les avait payées
de sa poche. Chaque matin, bien entendu, elle trouvait une nouvelle
couche de poussière sur les bancs, un ou deux champignons tout
neufs sur le tapis de chœur, et des toiles d’araignées – ah, mon
petit ! des toiles d’araignées de quoi faire un trousseau de
mariée.
« Je me disais : « Astique toujours, ma fille, tu verras dimanche.
» Et le dimanche est venu. Oh ! un dimanche comme les autres, pas
de fête carillonnée, la clientèle ordinaire, quoi. Misère ! Enfin,
à minuit, elle cirait et frottait encore, à la chandelle. Et
quelques semaines plus tard, pour la Toussaint, une mission à tout
casser, prêchée par deux Pères rédemptoristes, deux gaillards. La
malheureuse passait ses nuits à quatre pattes entre son seau et sa
vassingue – arrose que j’arrose – tellement que la mousse
commençait de grimper le long des colonnes, l’herbe poussait dans
les joints des dalles. Pas moyen de la raisonner, la bonne sœur !
Si je l’avais écoutée, j’aurais fichu tout mon monde à la porte
pour que le bon Dieu ait les pieds au sec, voyez-vous ça ? Je lui
disais : « Vous me ruinerez en potions » – car elle toussait,
pauvre vieille ! Elle a fini par se mettre au lit avec une crise de
rhumatisme articulaire, le cœur a flanché et, plouf ! voilà ma
bonne sœur devant saint Pierre. En un sens, c’est une martyre, on
ne peut pas soutenir le contraire. Son tort, ça n’a pas été de
combattre la saleté, bien sûr, mais d’avoir voulu l’anéantir, comme
si c’était possible. Une paroisse, c’est sale, forcément. Une
chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le grand jour du
Jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus
saints monastères, par pelletées – quelle vidange ! Alors, mon
petit, ça prouve que l’Église doit être une solide ménagère, solide
et raisonnable. Ma bonne sœur n’était pas une vraie femme de ménage
: une vraie femme de ménage sait qu’une maison n’est pas un
reliquaire. Tout ça, ce sont des idées de poète. »
Je l’attendais là. Tandis qu’il rebourrait sa pipe, j’ai
maladroitement essayé de lui faire comprendre que l’exemple n’était
peut-être pas très bien choisi, que cette religieuse morte à la
peine n’avait rien de commun avec les « enfants de chœur », les «
va-nu-pieds » qui « pleurnichent au lieu de commander ».
– Détrompe-toi, m’a-t-il dit sans douceur. L’illusion est la même.
Seulement les va-nu-pieds n’ont pas la persévérance de ma bonne
sœur, voilà tout. Au premier essai, sous prétexte que l’expérience
du ministère dément leur petite jugeote, ils lâchent tout. Ce sont
des museaux à confitures. Pas plus qu’un homme, une chrétienté ne
se nourrit de confitures. Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions
le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or, notre pauvre
monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies
et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche
aussi de pourrir. Avec l’idée d’exterminer le diable, votre autre
marotte est d’être aimés, aimés pour vous-mêmes, s’entend. Un vrai
prêtre n’est jamais aimé, retiens ça. Et veux-tu que je te dise ?
L’Église s’en moque que vous soyez aimés, mon garçon. Soyez d’abord
respectés, obéis. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à
longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va
l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans
l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la
veille – la nuit appartient au diable.
– La nuit, ai-je dit (je savais que j’allais le mettre en colère),
c’est l’office des réguliers ?…
– Oui, m’a-t-il répondu froidement. Ils font de la musique. J’ai
essayé de paraître scandalisé.
– Vos contemplatifs, je n’ai rien contre eux, chacun sa besogne.
Musique à part, ce sont aussi des fleuristes.
– Des fleuristes ?
– Parfaitement. Quand nous avons fait le ménage, lavé la vaisselle,
pelé les pommes de terre et mis la nappe sur la table, on fourre
des fleurs fraîches dans le vase, c’est régulier. Remarque que ma
petite comparaison ne peut scandaliser que les imbéciles, car bien
entendu, il y a une nuance… Le lis mystique n’est pas le lis des
champs. Et d’ailleurs, si l’homme préfère le filet de bœuf à une
gerbe de pervenches, c’est qu’il est lui-même une brute, un ventre.
Bref, tes contemplatifs sont très bien outillés pour nous fournir
de belles fleurs, des vraies. Malheureusement, il y a parfois du
sabotage dans les cloîtres comme ailleurs, et on nous refile trop
souvent des fleurs en papier.
Il m’observait de biais sans en avoir l’air et, dans ces
moments-là, je crois voir au fond de son regard beaucoup de
tendresse et – comment dirais-je ? – une espèce d’inquiétude,
d’anxiété. J’ai mes épreuves, il a les siennes. Mais il m’en coûte,
à moi, de les taire. Et si je ne parle pas, c’est moins par
héroïsme, hélas, que par cette pudeur que les médecins connaissent
aussi, me dit-on, du moins à leur manière et selon l’ordre de
préoccupations qui leur est propre. Au lieu que lui, il taira les
siennes, quoi qu’il arrive, et sous sa rondeur bourrue, plus
impénétrable que ces Chartreux que j’ai croisés dans les couloirs
de Z…, blancs comme des cires.
Brusquement, il m’a pris ma main dans la sienne, une main enflée
par le diabète, mais qui serre tout de suite sans tâtonner, dure,
impérieuse.
– Tu me diras peut-être que je ne comprends rien aux mystiques. Si,
tu me le diras, ne fais pas la bête ! Eh bien, mon gros, il y avait
comme ça de mon temps, au grand séminaire, un professeur de droit
canon qui se croyait poète. Il te fabriquait des machines
étonnantes avec les pieds qu’il fallait, les rimes, les césures, et
tout, pauvre homme ! il aurait mis son droit canon en vers. Il lui
manquait seulement une chose, appelle-la comme tu voudras,
l’inspiration, le génie – ingenium – que sais-je ? Moi, je n’ai pas
de génie. Une supposition que l’Esprit-Saint me fasse signe un
jour, je planterai là mon balai et mes torchons – tu penses ! – et
j’irai faire un tour chez les séraphins pour y apprendre la
musique, quitte à détonner un peu, au commencement. Mais tu me
permettras de pouffer de rire au nez des gens qui chantent en chœur
avant que le bon Dieu ait levé sa baguette !
Il a réfléchi un moment et son visage, pourtant tourné vers la
fenêtre, m’a paru tout à coup dans l’ombre. Les traits mêmes
s’étaient durcis comme s’il attendait de moi – ou de lui peut-être,
de sa conscience – une objection, un démenti, je ne sais quoi… Il
s’est d’ailleurs rasséréné presque aussitôt.
– Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune
David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne
l’a pas préservé du péché. Je sais bien que les pauvres écrivains
bien pensants qui fabriquent des Vies de saints pour l’exportation,
s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y
trouve au chaud et en sûreté comme dans le sein d’Abraham. En
sûreté !… Oh ! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de
grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir,
et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les
saints, les vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une
fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par
supplier qu’on leur gardât le secret : « Ne parlez à personne de ce
que vous avez vu… » Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte
d’être des enfants gâtés du Père, d’avoir bu à la coupe de
béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Pour rien. Par
faveur. Ces sortes de grâces !… Le premier mouvement de l’âme est
de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la
parole du Livre : « Il est terrible de tomber entre les mains du
Dieu vivant ! » Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur
de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du
triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de
monter sur l’estrade, on te donne un Stradivarius et on te dit : «
Allez, mon garçon, je vous écoute. » Brr !… Viens voir mon
oratoire, mais d’abord essuie-toi les pieds, rapport au tapis.
Je ne connais pas grand-chose au mobilier, mais sa chambre m’a paru
magnifique : un lit d’acajou massif, une armoire à trois portes,
très sculptée, des fauteuils recouverts de peluche et sur la
cheminée une énorme Jeanne d’Arc en bronze. Mais ce n’était pas sa
chambre que M. le curé de Torcy désirait me montrer. Il m’a conduit
dans une autre pièce très nue, meublée seulement d’une table et
d’un prie-Dieu. Au mur un assez vilain chromo, pareil à ceux qu’on
voit dans les salles d’hôpital et qui représente un Enfant Jésus
bien joufflu, bien rose, entre l’âne et le bœuf.
– Tu vois ce tableau, m’a-t-il dit. C’est un cadeau de ma marraine.
J’ai bien les moyens de me payer quelque chose de mieux, de plus
artistique, mais je préfère encore celui-ci. Je le trouve laid, et
même un peu bête, ça me rassure. Nous autres, mon petit, nous
sommes des Flandres, un pays de gros buveurs, de gros mangeurs – et
riches… Vous ne vous rendez pas compte, vous, les pauvres noirauds
du Boulonnais, dans vos bicoques de torchis, de la richesse des
Flandres, des terres noires ! Faut pas trop nous demander de belles
paroles qui chavirent les dames pieuses, mais nous en alignons tout
de même pas mal, de mystiques, mon garçon ! Et pas des mystiques
poitrinaires, non. La vie ne nous fait pas peur : un bon gros sang
bien rouge, bien épais, qui bat à nos tempes même quand on est
plein de genièvre à ras bord, ou que la colère nous monte au nez,
une colère flamande, de quoi étendre roide un bœuf – un gros sang
rouge avec une pointe de sang bleu espagnol, juste assez pour le
faire flamber. Allons, bref, tu as tes ennuis, j’ai eu les miens –
ce ne sont probablement pas les mêmes. Ça peut t’arriver de te
coucher dans les brancards, moi j’ai rué dedans, et plus d’une
fois, tu peux me croire. Si je te disais… Mais je te le dirai un
autre jour, pour le moment tu m’as l’air trop mal fichu, je
risquerais de te voir tomber faible. Pour revenir à mon Enfant
Jésus, figure-toi que le curé de Poperinghe, de mon pays, d’accord
avec le vicaire général, une forte tête, s’avisèrent de m’envoyer à
Saint-Sulpice. Saint-Sulpice, à leur idée, c’était le Saint-Cyr du
jeune clergé, Saumur – ou l’École de guerre. Et puis, monsieur mon
père (entre parenthèses, j’ai cru d’abord à une plaisanterie, mais
il paraît que le curé de Torcy ne désigne jamais autrement son père
: une coutume de l’ancien temps ?), monsieur mon père avait du foin
dans ses bottes et se devait de faire honneur au diocèse.
Seulement, dame !… Quand j’ai vu cette vieille caserne lépreuse qui
sentait le bouillon gras, brr !… Et tous ces braves garçons si
maigres, pauvres diables, que même vus de face, ils avaient l’air
toujours d’être de profil… Enfin avec trois ou quatre bons
camarades, pas plus, on secouait ferme les professeurs, on
chahutait un peu, quoi, des bêtises. Les premiers au travail et à
la soupe, par exemple, mais hors de là… des vrais diablotins. Un
soir, tout le monde couché, on a grimpé sur les toits, et que je te
miaule… de quoi réveiller tout le quartier. Notre maître de novices
se signait au pied de son lit, le malheureux, il croyait que tous
les chats de l’arrondissement s’étaient donné rendez-vous à la
Sainte Maison pour s’y raconter des horreurs – une farce imbécile,
je ne dis pas non ! À la fin du trimestre, ces messieurs m’ont
renvoyé chez moi, et avec des notes ! Pas bête, brave garçon, bonne
nature, et patati, et patata. En somme, je n’étais bon qu’à garder
les vaches. Moi qui ne rêvais que d’être prêtre. Être prêtre ou
mourir ! Le cœur me saignait tellement que le bon Dieu permit que
je fusse tenté de me détruire – parfaitement. Monsieur mon père
était un homme juste. Il m’a conduit chez Monseigneur, dans sa
carriole, avec un petit mot d’une grand-tante, supérieure des Dames
de la Visitation à Namur. Monseigneur aussi était un homme juste.
Il m’a fait entrer tout de suite dans son cabinet. Je me suis jeté
à ses genoux, je lui ai dit la tentation que j’avais, et il m’a
expédié la semaine suivante à son grand séminaire, une boîte pas
trop à la page, mais solide. N’importe ! Je peux dire que j’ai vu
la mort de près, et quelle mort ! Aussi j’ai résolu dès ce moment
de me tenir à carreau, de faire la bête. En dehors du service,
comme disent les militaires, pas de complications. Mon Enfant Jésus
est trop jeune pour s’intéresser encore beaucoup à la musique ou à
la littérature. Et même il ferait probablement la grimace aux gens
qui se contenteraient de tortiller de la prunelle au lieu
d’apporter de la paille fraîche à son bœuf ou d’étriller l’âne.
Il m’a poussé hors de la pièce par les épaules, et la tape amicale
d’une de ses larges mains a failli me faire tomber sur les genoux.
Puis nous avons bu ensemble un verre de genièvre. Et tout à coup il
m’a regardé droit dans les yeux, d’un air d’assurance et de
commandement. C’était comme un autre homme, un homme qui ne rend de
compte à personne, un seigneur.
– Les moines sont les moines, a-t-il dit, je ne suis pas un moine.
Je ne suis pas un supérieur de moines. J’ai un troupeau, un vrai
troupeau, je ne peux pas danser devant l’arche avec mon troupeau –
du simple bétail – ; à quoi je ressemblerais, veux-tu me dire ? Du
bétail, ni trop bon ni trop mauvais, des bœufs, des ânes, des
animaux de trait et de labour. Et j’ai des boucs aussi. Qu’est-ce
que je vais faire de mes boucs ? Pas moyen de les tuer ni de les
vendre. Un abbé mitré n’a qu’à passer la consigne au frère portier.
En cas d’erreur il se débarrasse des boucs en un tour de mains.
Moi, je ne peux pas, nous devons nous arranger de tout, même des
boucs. Boucs ou brebis, le maître veut que nous lui rendions chaque
bête en bon état. Ne va pas te mettre dans la tête d’empêcher un
bouc de sentir le bouc, tu perdrais ton temps, tu risquerais de
tomber dans le désespoir. Les vieux confrères me prennent pour un
optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de ton espèce pour un
croquemitaine, ils me trouvent trop dur avec mes gens, trop
militaire, trop coriace. Les uns et les autres m’en veulent de ne
pas avoir mon petit plan de réforme, comme tout le monde, ou de le
laisser au fond de ma poche. Tradition ! grognent les vieux.
Évolution ! chantent les jeunes. Moi, je crois que l’homme est
l’homme, qu’il ne vaut guère mieux qu’au temps des païens. La
question n’est d’ailleurs pas de savoir ce qu’il vaut, mais qui le
commande. Ah ! si on avait laissé faire les hommes d’Église !
Remarque que je ne coupe pas dans le moyen âge de confiseurs : les
gens du XIIIe siècle ne passaient pas pour de petits saints, et si
les moines étaient moins bêtes, ils buvaient plus qu’aujourd’hui,
on ne peut pas dire le contraire. Mais nous étions en train de
fonder un empire, mon garçon, un empire auprès duquel celui des
Césars n’eût été que de la crotte – une paix, la Paix romaine, la
vraie. Un peuple chrétien, voilà ce que nous aurions fait tous
ensemble. Un peuple de chrétiens n’est pas un peuple de
saintes-nitouches. L’Église a les nerfs solides, le péché ne lui
fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face,
tranquillement, et même, à l’exemple de Notre-Seigneur, elle le
prend à son compte, elle l’assume. Quand un bon ouvrier travaille
convenablement, les six jours de la semaine, on peut bien lui
passer une ribote, le samedi soir. Tiens, je vais te définir un
peuple chrétien par son contraire. Le contraire d’un peuple
chrétien, c’est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu me diras
que la définition n’est pas trop théologique. D’accord. Mais elle a
de quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent â la messe du
dimanche. Bien sûr qu’ils bâillent ! Tu ne voudrais pas qu’en une
malheureuse demi-heure par semaine, l’Église puisse leur apprendre
la joie ! Et même s’ils savaient par cœur le catéchisme du Concile
de Trente, ils n’en seraient probablement pas plus gais.
« D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparait si
doux, si rayonnant. » Un gosse a des peines comme tout le monde, et
il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie !
L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes
épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre
impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa
joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu ? Présent, passé,
avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce
regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait
laissés faire, nous autres, l’Église eût donné aux hommes cette
espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas
moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la
jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable
dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de
Dieu, voilà le miracle ! Il aurait vécu, il serait mort avec cette
idée dans la caboche – et non pas une idée apprise seulement dans
les livres, – non. Parce qu’elle eût inspiré, grâce à nous, les
mœurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu’aux
plus humbles nécessités. Ça n’aurait pas empêché l’ouvrier de
gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou
même l’ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes.
Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du cœur d’Adam
le sentiment de sa solitude. Avec leur ribambelle de dieux, les
païens n’étaient pas si bêtes : ils avaient tout de même réussi à
donner au pauvre monde l’illusion d’une grossière entente avec
l’invisible. Mais le truc maintenant ne vaudrait plus un clou. Hors
l’Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple
d’enfants trouvés. Évidemment, il leur reste encore l’espoir de se
faire reconnaître par Satan. Bernique ! Ils peuvent l’attendre
longtemps, leur petit Noël noir ! Ils peuvent les mettre dans la
cheminée, leurs souliers ! Voilà déjà que le diable se lasse d’y
déposer des tas de mécaniques aussi vite démodées qu’inventées, il
n’y met plus maintenant qu’un minuscule paquet de cocaïne,
d’héroïne, de morphine, une saleté de poudre quelconque qui ne lui
coûte pas cher. Pauvres types ! Ils auront usé jusqu’au péché. Ne
s’amuse pas qui veut. La moindre poupée de quatre sous fait les
délices d’un gosse toute une saison, tandis qu’un vieux bonhomme
bâillera devant un jouet de cinq cents francs. Pourquoi ? Parce
qu’il a perdu l’esprit d’enfance. Hé bien, l’Église a été chargée
par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d’enfance,
cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n’était pas l’ennemi
de la nature, mais le christianisme seul l’agrandit, l’exalte, la
met à la mesure de l’homme, du rêve de l’homme. Je voudrais tenir
un de ces savantasses qui me traitent d’obscurantiste, je lui
dirais : « Ce n’est pas ma faute si je porte un costume de
croque-mort. Après tout, le Pape s’habille bien en blanc, et les
cardinaux en rouge. J’aurais le droit de me promener vêtu comme la
Reine de Saba, parce que j’apporte la joie. Je vous la donnerais
pour rien si vous me la demandiez. L’Église dispose de la joie, de
toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez
fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. Est-ce que je
vous empêche, moi, de calculer la précession des équinoxes ou de
désintégrer les atomes ? Mais que vous servirait de fabriquer la
vie même si vous avez perdu le sens de la vie ? Vous n’auriez plus
qu’à vous faire sauter la cervelle devant vos cornues. Fabriquez de
la vie tant que vous voudrez ! L’image que vous donnez de la mort
empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle
décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que
votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde
une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses
vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l’explosion des feux
d’artifice. Mais attendez, attendez le premier quart d’heure de
silence. Alors, ils l’entendront, la parole – non pas celle qu’ils
ont refusée, qui disait tranquillement : « Je suis la Voie, la
Vérité, la Vie » – mais celle qui monte de l’abîme : « Je suis la
porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la
perdition. »
Il a prononcé ces derniers mots d’une voix si sombre que j’ai dû
pâlir – ou plutôt jaunir, ce qui est, hélas ! ma façon de pâlir
depuis des mois – car il m’a versé un second verre de genièvre et
nous avons parlé d’autre chose. Sa gaieté ne m’a paru fausse ni
même affectée, car je crois qu’elle est sa nature même, son âme est
gaie. Mais son regard n’a pas réussi tout de suite à se mettre
d’accord avec elle. Au moment du départ, comme je m’inclinais, il
m’a fait du pouce une petite croix sur le front, et glissé un
billet de cent francs dans ma poche :
– Je parie que tu es sans le sou, les premiers temps sont durs, tu
me les rendras quand tu pourras. Fiche le camp, et ne dis jamais
rien de nous deux aux imbéciles.
« Apporter de la paille fraîche au bœuf, étriller l’âne », ces
paroles me sont revenues ce matin à l’esprit tandis que je pelais
mes pommes de terre pour la soupe. L’adjoint est arrivé derrière
mon dos et je me suis levé brusquement de ma chaise sans avoir eu
le temps de secouer les épluchures ; je me sentais ridicule. Il
m’apportait d’ailleurs une bonne nouvelle : la municipalité accepte
de faire creuser mon puits, ce qui m’économisera les vingt sous par
semaine que je donne au petit enfant de chœur qui va me chercher de
l’eau à la fontaine. Mais j’aurais voulu lui dire un mot de son
cabaret, car il se propose maintenant de donner un bal chaque jeudi
et chaque dimanche – il intitule celui du jeudi « le bal des
familles » et il y attire jusqu’à des petites filles de la fabrique
que les garçons s’amusent à faire boire.
Je n’ai pas osé. Il a une façon de me regarder avec un sourire en
somme bienveillant, qui m’encourage à parler comme si, de toutes
manières, ce que j’allais dire n’avait sûrement aucune importance.
Il serait d’ailleurs plus convenable d’aller le trouver à son
domicile. J’ai le prétexte d’une visite, son épouse étant gravement
malade, et ne quittant pas la chambre depuis des semaines. Elle ne
passe pas pour une mauvaise personne et même était jadis, me
dit-on, assez exacte aux offices.
… « Apporter de la paille fraîche au bœuf, étriller l’âne… », soit.
Mais les besognes simples ne sont pas les plus faciles, au
contraire. Les bêtes n’ont que peu de besoins, toujours les mêmes,
tandis que les hommes ! Je sais bien qu’on parle volontiers de la
simplicité des campagnards. Moi qui suis fils de paysans, je les
crois plutôt horriblement compliqués. À Béthune, au temps de mon
premier vicariat, les jeunes ouvriers de notre patronage, sitôt la
glace rompue, m’étourdissaient de leurs confidences, ils
cherchaient sans cesse à se définir, on les sentait débordant de
sympathie pour eux-mêmes. Un paysan s’aime rarement, et s’il montre
une indifférence si cruelle à qui l’aime, ce n’est pas qu’il doute
de l’affection qu’on lui porte : il la mépriserait plutôt. Sans
doute cherche-t-il peu à se corriger. Mais on ne le voit pas non
plus se faire illusion sur les défauts ou les vices qu’il endure
avec patience toute sa vie, les ayant jugés par avance
irréformables, soucieux seulement de tenir en respect ces bêtes
inutiles et coûteuses, de les nourrir au moindre prix. Et comme il
arrive, dans le silence de ces vies paysannes toujours secrètes,
que l’appétit des monstres aille croissant, l’homme vieilli ne se
supporte plus qu’à grand-peine et toute sympathie l’exaspère, car
il la soupçonne d’une espèce de complicité avec l’ennemi intérieur
qui dévore peu à peu ses forces, son travail, son bien. Que dire à
ces misérables ? On rencontre ainsi au lit de mort certains vieux
débauchés dont l’avarice n’aura été qu’une âpre revanche, un
châtiment volontaire subi des années avec une rigueur inflexible.
Et jusqu’au seuil de l’agonie, telle parole arrachée par l’angoisse
témoigne encore d’une haine de soi-même pour laquelle il n’est
peut-être pas de pardon.
Je crois qu’on interprète assez mal la décision que j’ai prise,
voilà quinze jours, de me passer des services d’une femme de
ménage. Ce qui complique beaucoup la chose, c’est que le mari de
cette dernière, M. Pégriot, vient d’entrer au château en qualité de
garde-chasse. Il a même prêté serment, hier, à Saint-Vaast. Et moi
qui avais cru bien manœuvrer en lui achetant un petit fût de vin !
J’ai dépensé ainsi les deux cents francs de ma tante Philomène,
sans aucun profit, puisque M. Pégriot ne voyage plus désormais pour
sa maison de Bordeaux à laquelle il a tout de même passé la
commande. Je suppose que son successeur tirera tout le profit de ma
petite libéralité. Quelle bêtise !
Oui, quelle bêtise ! J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer
ma pensée qui se dérobe toujours aux rares moments où je puis
réfléchir un peu. Dans mon idée, il devait être une conversation
entre le bon Dieu et moi, un prolongement de la prière, une façon
de tourner les difficultés de l’oraison, qui me paraissent encore
trop souvent insurmontables, en raison peut-être de mes
douloureuses crampes d’estomac. Et voilà qu’il me découvre la place
énorme, démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits
soucis quotidiens dont il m’arrivait parfois de me croire délivré.
J’entends bien que Notre-Seigneur prend sa part de nos peines, même
futiles, et qu’il ne méprise rien. Mais pourquoi fixer sur le
papier ce que je devrais au contraire m’efforcer d’oublier à mesure
? Le pire est que je trouve à ces confidences une si grande douceur
qu’elle devrait suffire à me mettre en garde. Tandis que je
griffonne sous la lampe ces pages que personne ne lira jamais, j’ai
le sentiment d’une présence invisible qui n’est sûrement pas celle
de Dieu – plutôt d’un ami fait à mon image, bien que distinct de
moi, d’une autre essence… Hier soir, cette présence m’est devenue
tout à coup si sensible que je me suis surpris à pencher la tête
vers je ne sais quel auditeur imaginaire, avec une soudaine envie
de pleurer qui m’a fait honte.
Mieux vaut d’ailleurs pousser l’expérience jusqu’au bout – je veux
dire au moins quelques semaines. Je m’efforcerai même d’écrire sans
choix ce qui me passera par la tête (il m’arrive encore d’hésiter
sur le choix d’une épithète, de me corriger), puis je fourrerai mes
paperasses au fond d’un tiroir et je les relirai un peu plus tard à
tête reposée.