Le sacre et le couronnement de Napoléon - Frédéric Masson - E-Book

Le sacre et le couronnement de Napoléon E-Book

Frédéric Masson

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Beschreibung

Parce, qu'il avait été sacré par le Pape, Napoléon a considéré qu'il était revêtu d'un caractère ineffaçable, qu'il était devenu un souverain égal à tous les souverains, qu'il ne pouvait point être discuté comme tel, qu'il était l'oint du Seigneur, et que, si son empire n'avait point reçu une institution divine, il s'en fallait de peu. On ne saurait dire qu'il le crût, mais il prétendait au moins le faire croire, et, en vérité, des illusions qu'on donne à celles qu'on prend, le pas est si vite franchi qu'on peut se demander si ici il ne l'a pas été. Tout au moins, dans la foi qu'il avait placée en sa destinée, n'avait-il pas, quoiqu'il s'en soit défendu, admis une part de fatalisme qui devait le rendre plus apte qu'homme au monde, à subir l'impression qu'il avait été désigné, qu'il remplissait, qu'il accomplissait une mission. Certes, de cela, il ne s'explique point, ou il s'explique confusément. Mais cette croyance dont il peut être presque inconscient, qu'il ne raisonne point, qu'il essaie de réfuter, se fait jour par quantité de phrases échappées. Ainsi, lorsqu'il écrit à Joséphine : Toute ma vie, j'ai tout sacrifié, tranquillité, intérêt, bonheur, à ma destinée ; lorsqu'il lui écrit : Je dépends des événements ; je n'ai pas de volonté ; j'attends tout de leur issue ; et encore : Plus on est grand, et moins on doit avoir de volonté ; l'on dépend des événements et des circonstances ; qu'est-ce que la Destinée, si elle n'est point providentielle, que, valent les événements s'ils ne tiennent qu'au hasard ? Qui parle de sa destinée, entend bien qu'il est prédestiné. De la désignation, l'institution divine n'est qu'une conséquence et comme une confirmation, mais n'est-ce pas que devant les yeux de celui qui la reçoit, cette institution devient effective et valable, s'impose à l'esprit, l'obsède et le conquiert ? Ce n'est point à dire que Napoléon, dans la suite de ses actes, se crût (jusqu'en 1810) moins obligé de faire effort. Il ne manque pas dans l'histoire de souverains, fort convaincus de leur droit divin, qui besognent à leur gouvernement, et ont le sentiment fort net que leur action continue y est nécessaire. Mais on les reconnaît pour des croyants, à des phrases, à des mots ou des gestes. ll semble bien que ces phrases ; ces mots, ces gestes, se trouvent chez Napoléon à partir du Couronnement. Cet ouvrage revient sur les enjeux politiques et secrets de ce couronnement pour mieux comprendre le destin tragique du premier empereur des Français.

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Seitenzahl: 359

Veröffentlichungsjahr: 2021

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Sommaire

INTRODUCTION

I. — DE TOULON À NOTRE-DAME

II. — LES RAISONS DU SACRE

III. — LA NÉGOCIATION DU SACRE

IV. — LES APPRÊTS DU SACRE

V. — LA VEILLE DU SACRE

VI. — LE JOUR DU SACRE

VII. — LE LENDEMAIN DU SACRE

VIII. — LA RANÇON DU SACRE

IX. — LES BÉNÉFICES DU SACRE

INTRODUCTION.

Pour mettre à la portée des amateurs un des chefs-d'œuvre de l'art français au temps de Napoléon, et surtout, l'avouerai-je, pour satisfaire une envie déjà très ancienne de bibliophile passionné, j'avais entrepris l'an dernier, de concert avec mon collaborateur et ami M. Manzi, de reproduire à quelques exemplaires, sous un format maniable, les dessins originaux d'Isabey, de Fontaine et de Percier qui ont formé le Livre du Sacre. Je comptais joindre à ces gravures un texte fort bref et uniquement descriptif. — C'est pourquoi j'ai écrit ce volume où les descriptions sont rejetées aux pièces justificatives, et où il est question de religion, de politique et de beaucoup d'autres choses. On croit faire un livre et c'est un autre. Le sujet nous mène et les documents nous commandent.

C'est que, en abordant les études préliminaires. En revoyant mes notes, en constatant les lacunes et en travaillant à les combler, j'ai été amené à prendre du Sacre une idée tout autre que celle courante. Une telle surprise est ménagée d'ordinaire à quiconque étudie d'un peu près un fait d'histoire et essaie d'en approfondir les causes, mais ici plutôt qu'ailleurs elle était inattendue. Tant d'écrivains avaient raconté les négociations avec la cour de Rome, les aspects et les formes, de la cérémonie, les fêtes qui l'avaient précédée et suivie. Cela semblait le sujet le plus rebattu et sur lequel il fut le moins utile d'écrire, en admettant qu'écrire puisse jamais l'être. Moi-même, n'avais-je point, dans un de mes livres, essayé de dégager l'idée qu'on pouvait prendre du rôle joué par Joséphine, et, dans un autre, exposé ce que j'ai cru surprendre des cabales formées par la mère, les frères et les sœurs ? Sur tout cela, je n'ai point à revenir et je n'y reviens que par des allusions. Bien ne m'a fait voir que je me fusse trompé sur les points que j'avais abordés. Mais je n'avais vu que les comparses, je n'avais point assez regardé l'acteur principal. Je ne m'étais, demandé ni pourquoi il avait voulu être sacré, ni dans quelles conditions il avait obtenu de l'être, ni par quelles incertitudes il avait passé, avant, pendant et après la cérémonie, ni de quel prix il avait cru la payer, ni de quelle conséquence elle avait été. Tout me sembla à trouver et tout à dire. Les documents d'archives fournissaient le détail qu'on peut souhaiter sur l'extérieur des choses, restait l'âme des êtres et leurs mobiles ; restait l'enchaînement, et le déroulement des actes, restait la raison d'être de ces actes. Le Sacre, n'était-ce point de la part de Napoléon une tentative pour substituer au droit démocratique qui l'avait investi, une façon de droit divin ? N'était-ce pas le point de départ du malentendu entre l'Empereur et la Nation, de la lutte entre le Sacerdoce et du triomphe en France des doctrines ultramontaines ? En même temps, des phénomènes d'impulsivité, inexplicables pour qui est tenté de croire que, chez Napoléon, tout est médité et raisonné ; (les sautes brusques d'opinion, des arrêts et des changements dans des desseins en apparence immuables ; des retours en arrière, des ruptures qui semblent tenir au dégoût ou à la désillusion ? J'en arrivai à penser que le nombre des pensées et des actes qui venaient du Sacre, qui se rattachaient au Sacre, qui l'avaient pour cause directe ou médiate, était infiniment plus grand que je ne l'avais supposé, que de là partait une manière nouvelle d'envisager les êtres et les choses et qu'aux éléments de connaissance qu'on avait de Napoléon, celui-ci, nouveau, apportait une contribution importante.

***

Parce, qu'il avait été sacré par le Pape, Napoléon a considéré qu'il était revêtu d'un caractère ineffaçable, qu'il était devenu un souverain égal à tous les souverains, qu'il ne pouvait point être discuté comme tel, qu'il était l'oint du Seigneur, et que, si son empire n'avait point reçu une institution divine, il s'en fallait de peu. On ne saurait dire qu'il le crût, mais il prétendait au moins le faire croire, et, en vérité, des illusions qu'on donne à celles qu'on prend, le pas est si vite franchi qu'on peut se demander si ici il ne l'a pas été. Tout au moins, dans la foi qu'il avait placée en sa destinée, n'avait-il pas, quoiqu'il s'en soit défendu, admis une part de fatalisme qui devait le rendre plus apte qu'homme au monde, à subir l'impression qu'il avait été désigné, qu'il remplissait, qu'il accomplissait une mission. Certes, de cela, il ne s'explique point, ou il s'explique confusément. Mais cette croyance dont il peut être presque inconscient, qu'il ne raisonne point, qu'il essaie de réfuter, se fait jour par quantité de phrases échappées. Ainsi, lorsqu'il écrit à Joséphine : Toute ma vie, j'ai tout sacrifié, tranquillité, intérêt, bonheur, à ma destinée ; lorsqu'il lui écrit : Je dépends des événements ; je n'ai pas de volonté ; j'attends tout de leur issue ; et encore : Plus on est grand, et moins on doit avoir de volonté ; l'on dépend des événements et des circonstances ; qu'est-ce que la Destinée, si elle n'est point providentielle, que, valent les événements s'ils ne tiennent qu'au hasard ? Qui parle de sa destinée, entend bien qu'il est prédestiné. De la désignation, l'institution divine n'est qu'une conséquence et comme une confirmation, mais n'est-ce pas que devant les yeux de celui qui la reçoit, cette institution devient effective et valable, s'impose à l'esprit, l'obsède et le conquiert ? Ce n'est point à dire que Napoléon, dans la suite de ses actes, se crût (jusqu'en 1810) moins obligé de faire effort. Il ne manque pas dans l'histoire de souverains, fort convaincus de leur droit divin, qui besognent à leur gouvernement, et ont le sentiment fort net que leur action continue y est nécessaire. Mais on les reconnaît pour des croyants, à des phrases, à des mots ou des gestes. ll semble bien que ces phrases ; ces mots, ces gestes, se trouvent chez Napoléon à partir du Couronnement.

Qu'il ait eu la ferme confiance que, au souverain investi par le vote populaire, la consécration religieuse apporte une dignité supérieure qu'il ait considéré que par là seulement, par le Sacre et le Couronnement, il devient véritablement le souverain, qu'il est revêtu dès lors d'un caractère indélébile que tous les autres souverains sont tenus de respecter, c'est ce qui résulte de l'effort qu'il fit, en janvier 1813, pour obtenir que le Pape sacrât et couronnât son fils. S'il eût regardé le Sacre et le Couronnement comme une solennité de nature seulement à déployer des pompes majestueuses et à impressionner les badauds, eût-il été tenté de la renouveler pour son fils ? Eût-il, au lendemain des désastres de Russie, offert au Pape ce qu'il lui offrait — c'est-à-dire en fait l'abandon de tous les desseins qu'il avait suivis depuis 1807 — en échange d'aussi minces avantages ? Il était convaincu que du sacre du Roi de Rome découlerait pour les rois d'Europe l'obligation de le maintenir sur le trône et que par là sa dynastie vivrait. Tout ce travail dont j'ai rendu compte ailleurs n'est explicable que si Napoléon est parti d'une donnée presque mystique, de la conviction que le sacre imprime à celui qui le reçoit le caractère de souverain ; que, par là seulement, il est mis au-dessus des autres hommes. — Et cette conviction où l'aurait-il puisée pour en appliquer les effets à son fils, s'il ne l'avait éprouvée directement et personnellement. Combien de fois cette plainte ne revient-elle point à Sainte-Hélène ! Combien de fois, contre les tortionnaires anglais, n'élève-t-il point le Sacre et le Couronnement qui l'ont mis hors du commun des hommes, qui l'ont élevé à un rang d'où nul ne saurait le faire descendre !

Y a-t-il là une part d'affectation ? Est-ce un rôle qu'il joue ? Croit-il ce qu'il dit ? Pourquoi pas ? Ne voit-on pas avec quelle rapidité l'homme s'habitue aux situations les plus extraordinaires, comme il en prend vite le ton et l'esprit ? Il n'est même pas besoin que le titre soit authentique pour que celui qui s'en est paré en connaisse l'orgueil et qu'il en jouisse délicieusement. Les armoiries qu'il porte sont usurpées, il le sait ; mais il n'en est pas moins satisfait. Il trouve tout naturel qu'on lui donne du Prince, et l'Altesse, tout court, lui semble maigre. Qu'est-il pourtant ? Rien de ce qu'il affecte d'être, mais sa mentalité est devenue telle qu'on l'étonnerait singulièrement et qu'on le blesserait au vif, si on rappelait doit il vient et comme on doit le nommer. Une déformation d'un genre, particulier s'est opérée dans son esprit ; il a cessé sur un point d'être conscient des réalités ; il a pris pour valables les mensonges qu'il s'est forgés ; il marelle dans son rêve et rien ne saurait l'en éveiller. Si telle sur un homme qui par aucun côté ne rappelle Napoléon la griserie devant un verre vide, pourquoi sur Napoléon qui a bu ces coupes pleines de gloire, l'ivresse serait-elle moins profonde ? Pourquoi de toute cette vie it prodiges Napoléon n'aurait-il point acquis et gardé l'impression qu'il est un prodige' ? Pourquoi l'homme qui croyait la Destinée ne se serait-il pas formé la conviction que cette destinée providentielle a été reconnue par l'interprète de la Divinité et que le Sacre en a été l'affirmation ?

Dès lors, comment ne pas voir que Napoléon, convaincu qu'il est souverain, qu'il a acquis, par le sacre, le caractère et l'état de souverain, se tient ù égalité-avec les souverains, perd la notion qu'il ne saurait être pour eux que l'ennemi, pour prendre celle qu'il peut non seulement vivre en paix avec eux, mais entrer dans leurs alliances, pénétrer dans leurs familles, qu'il est leur frère. La Révolution d'où il sort, dont il est le produit, est abolie par le Sacre : la France a renouvelé sa dynastie : après les Capétiens, les Napoléons. N'est-il point en Europe des souverains dont la dynastie est presque aussi neuve, qui doivent la couronne à une suite d'assassinats et dont les titres consistent dans l'acclamation de quelques régiments soudoyés ? Pourquoi eux et pas lui Quelle différence d'eux à lui ? Pourquoi seraient-ils recherchés plutôt que lui ? S'il faut des victoires nouvelles pour abaisser leur superbe, il en gagnera, mais, ensuite, aucune raison pour ne point marcher de pair et ne point entrer en amitié — car il croit à cela.

On peut penser que de telles impressions dérivent en même temps que du Sacre qui en fut la consécration, de l'Impérialité qui en est le principe, du sentiment inné chez Napoléon qu'il est né pour commander, mais, sans le Sacre, au moins en ce qui concerne la parité d'origine, elles n'eussent point atteint un tel développement. Quant à la parité d'autorité, l'erreur est semblable, mais elle est inverse.

Napoléon a la conscience de son pouvoir impérial ; il se sait, se sent dictateur, il agit comme tel dans son absolutisme, il dispose de toute la force et de toutes les ressources de la nation. Il n'a point pour sa politique de conseils à prendre ; comme il le dira : Il n'a pas à s'excuser d'aucune faute sur autrui, n'ayant jamais suivi que sa propre décision... Il s'en est toujours tenu à son propre jugement. De cette conception de l'autorité, qu'il n'applique pas seulement à celle qu'il exerce, mais à celle qu'exercent des hommes revêtus d'un lifte semblable on analogue à celui qu'il porte, dérivent la plupart des erreurs qu'il a commises dans sa politique extérieure. Il a traité tête à tête avec le Pape ; il a obtenu du Pape à Paris des concessions d'un certain ordre — telles que le Pape, à Rome, les avait refusées. Il est demeuré convaincu qu'il exerce sur le Pape une influence décisive et que, désormais, le Pape marchera dans ses voies. Le Pape lui apparaît comme un souverain absolu tel qu'il est lui-même dans son empire, qui n'a qu'à parler pour être obéi. Ces résistances qu'il a éprouvées durant, la négociation du Sacre, il les retrouve pourtant telles après le retour du Pape à Rome, telles à tous les moments de sa querelle avec Pie VII — sauf lorsque, à Fontainebleau, en janvier 1813, il peut de nouveau traiter tête à tête avec lui, mais deux mois après, le Pape renie sa signature et se dément devant le monde. C'est que ce souverain absolu est en réalité le prisonnier du Sacré Collège ; c'est que les cardinaux sont ses maîtres, qu'il hésite et tremble devant eux et que, de son infaillibilité prétendue, il n'a l'exercice que si elle sert les passions, les haines et les superstitions d'une camarilla qui se transmet, à travers les générations, le secret des bonnes doctrines. Et de même à Tilsit et après Tilsit, avec l'empereur Alexandre, qu'il croira un souverain absolu, parce qu'Alexandre prend le titre d'autocrate ; de même, après le mariage autrichien, avec l'empereur François, la Sacrée Majesté Impériale. Que ce soit ici le Collège des Cardinaux, là l'ensemble des éléments familiaux et aristocratiques, peu importe, le souverain est en lisières ; il n'a que l'apparence de l'autorité même si sincèrement il voulait, il dépend de ceux qui ne veulent point et, de gré ou de force, il les suit. Napoléon a cru traiter avec un pareil à lui, et il n'a traité en réalité qu'avec le représentant irresponsable et peut-être inconscient des oligarques : ceux-ci poussent en avant le mannequin couronné, lui font échanger des signatures et des serments, mais qui ne comptent point. Les souverains d'Europe — qu'ils soient pape ou empereurs — sont les agents d'une aristocratie qui, selon les États, varie en ses procédés, mais qui partout suit le même dessein : l'abaissement de la France et l'abolition de l'œuvre révolutionnaire. De cette œuvre, Bonaparte, quoi qu'il fasse, reste le principal artisan : donc, avec lui, mille entente possible ; d'un côté comme de l'antre, l'entente serait l'abdication et le suicide. Napoléon peut tenter de s'agréger aux rois, d'entrer dans leurs familles, d'y greffer son frère, son fils adoptif, les petites parentes de Joséphine, lui-même ; il ne saurait s'agréger aux aristocrates. Ils, engagent des valets, qu'ils payent pour des services patents ou occultes, condition qu'ils leur trouvent l'âme qu'il faut. Ils ne subissent point un maître et c'est un maitre qu'est Bonaparte. Que leur importe à eux que Bonaparte ait ou non été sacré par le Souverain Pontife des catholiques ? Ils n'en sont point à une religion près : catholiques à Rome et à Vienne, luthériens à Berlin, orthodoxes à Pétersbourg, anglicans à Londres, ils ne tiennent à aucun dogme, à aucune morale, certains à aucune patrie. Ils constituent une fédération qui, dans l'Europe continentale au moins, échange des alliances, entretient des parentés, maintient des liaisons par-dessus les frontières dont elle ne se soucie point et en dépit des travestissements que revêtent à quelques moments certains de ses membres. Peu importe : elle les retrouvera au moment venu, et d'ailleurs, ne la servent-ils pas toujours ? Ce sont des espions qu'elle a dans le camp ennemi, et que l'ennemi paye : double bénéfice. Jusqu'à l'avènement de Napoléon, on peut croire à des coalitions de souverains et de gouvernements. Les souverains ont demandé la paix, les gouvernements ont Entité d'alliances. C'est donc fini : point du tout : jamais les aristocrates ne feront la paix avec la Révolution, jamais ils ne s'allieront à Bonaparte. Il le leur faut, non pas vaincu, mais terrassé et enchaîné, lion captif devant la cage duquel leurs haines promèneront leurs dérisions.

Rien de ce qui fut signé, promis, juré par lés rois, les empereurs, le pape ne vaut ni ne tient sans le contreseing des aristocrates : jamais ils ne le donneront. Et celui-là qui, parce qu'il est souverain, a cru que les autres souverains étaient pareils à lui, que leur parole valait, que leur autorité existait, qui s'est lié à l'une et à l'autre, celui-lit, c'est la dupe désignée, et la première des duperies, dont il s'est lui-même rendu la victime — c'est le Sacre !

***

Dans ce Sacre, que de contradictions, que d'hésitations, que de manœuvres avortées ! Vainement cherche-t-on le pourquoi de certains actes. Y a-t-il un pourquoi ? Ainsi, le sacre, le couronnement de Joséphine. C'est un caprice. Que Napoléon ait voulu l'aire pièce ù ses saurs et ù ses frères, qu'il ail prétendu, ayant des torts vis-à-vis de sa femme, les racheter en l'associant é sa gloire, ce ne sont point des raisons. Il n'y en a aucune — pas même un prétexte historique. Si Napoléon avait ouvert l'histoire de France, il y aurait vu que le couronnement des reines était inusité depuis deux siècles. Au XIIIe et au XIVe, quelques reines furent couronnées, de Blanche de Castille, épouse de Louis VIII, à Jeanne de Bourbon, première femme de Charles V ; ensuite, durant deux cent cinquante ans, de 1364 à 1610, plus de couronnement de reine. Seule, Marie de Médicis, et cet unique exemple n'est point engageant. En admettant même qu'elle n'eût pris aucune part au drame de la rue de la Ferronnerie, la coïncidence était trop frappante pour qu'on ait eu, les Bourbons régnant, le goût de revenir à de telles cérémonies : point de couronnement donc pour Anne d'Autriche, pour Marie-Thérèse d'Autriche, pour Marie Leczinska, pour Marie-Antoinette. Et celle-ci assiste, sans y participer, au sacre de Louis XVI. Donc, l'excuse même manque du rétablissement d'une des cérémonies traditionnelles par qui Napoléon cherchait il établir un lieu entre l'ancien et le nouveau régime.

La contradiction est encore plus décidée entre les deux états qu'il propose ù Joséphine : il l'a couronnée, mais il entend ne pas l'épouser. Un des liens est-il moins puissant que l'autre ? Pour que le Pape fasse le sacre de Joséphine, il faut qu'il ignore qu'elle n'est point mariée. Que le Pape l'apprenne avant le couronnement, quel soufflet ! Après, quel scandale ! Et Napoléon n'y pense pas ! Certes il a établi des rapports entre Joséphine et le Pape, et il y a mis de l'adresse. Ils s'écrivent des lettres et des brefs, échangent des cadeaux, se gracieusent par écrit. Mais il y a loin d'une cheminée ou d'un chapelet, à un sacrement. Le Pape est scrupuleux ; ne le serait-il point, il a des obligations de bienséance ; souverain pontife des catholiques, il ne peut enfreindre, en connaissance de cause, une des lois fondamentales de la discipline catholique. Le tromper ? — Outre que cela est dangereux, cela est oiseux. A quoi cela mène-t-il ? En législation et en politique, Napoléon subordonne tout à ces deux propositions. Cela est-il juste ? Cela est-il utile ? Dans les deux cas ici, la réponse est négative. Même, comment ne se rend-il pas compte que s'il est périlleux de tromper le Pape et s'il en peut résulter de graves inconvénients, au cas qu'on y réussisse, le succès, ainsi gagné par une fourberie, ne portera pas moins préjudice à lui, Napoléon, et à Joséphine ? A lui, car, de cette façon, au lien du mariage religieux qu'il aura esquivé sera substitué le lien du couronnement — et lequel est le plus fort ? Qu'il acquière à quelque moment la preuve qu'il peut avoir des enfants, qu'il veuille, par politique, contracter un mariage auquel sa destinée l'habilitera, ses obligations vis-à-vis de Joséphine auront changé de caractère ; elles seront bien plus étroites ; elles l'obligeront à des démonstrations toutes différentes. Et Joséphine même ? A ces sommets où il l'a entraînée, elle est à la vue de tous, et, malgré que la société qui a traversé la Révolution ne soit guère difficile, tout de même, elle n'a pu se défendre de jaser sur ce qu'a fait Joséphine ; de ses amants d'avant 1786 on est mal renseigné, cela fut obscur et échappa aux nouvellistes. On a su la séparation avec Beauharnais et c'est tout ; mais, depuis 1788, ses aventures ont eu bien plus d'éclat, elle a fréquenté un personnel sur qui l'attention était attirée ; elle a vécu avec des hommes connus, célèbres, même illustres — en même temps qu'elle a traversé des amours vulgaires et qui dégradent. Pour peu qu'on cherche dans son passé, on verra s'y lever d'étranges malandrins avec qui elle a en toutes sortes d'affaires. N'est-ce pas la plus étonnante et lit plus inutile bravade de présenter une telle femme à la nation dans la plus auguste des cérémonies, de la sacrer et de la couronner ? Napoléon, s'il n'est pas au courant de toute cette vie, en commit assez, en a assez souffert pour n'avoir point de doutes au moins sur les dernières histoires. A tant d'inimitiés qu'il accumule, à tant de critiques qu'il néglige, à quoi bon joindre un ridicule qu'il se donne ? Car ainsi prouvera-t-il combien il ignore le monde et même le demi-monde ; ainsi, par l'apothéose d'une aventurière, dont tout Paris connaît la carrière, provoquera-t-il la risée de ceux à l'opinion desquels il parait tenir davantage. Qu'il se plaise à étonner l'univers, cela est bon, mais faut-il qu'il s'ingénie à le braver ? Sur sa gloire qui produit de l'admiration, du dévouement, de la haine, mais dont nul n'est tenté de rire, il greffe un scandale qui égaie. Pourquoi ? Sans doute qu'il n'a point le sens du ridicule. Il ose tranquillement ce que nul Parisien, nul Continental n'oserait. Dès que la femme lui plaît et qu'il l'a choisie, c'est assez : il ignore le respect humain et ne se soucie point de l'opinion. On comprend qu'il ne recule pas à la couronner, mais pourquoi la couronne-t-il ?

Vis-à-vis du Pape, des contradictions de nature analogue, aussi inexplicables. Qu'il ait souhaité très vivement la venue de Pie VII à Paris, qu'il ait employé toutes les formes de promesses pour décider son voyage, nul doute ; peut-être les inférieurs ont accentué et exagéré ses paroles, mais il les a dites. Il n'est point homme à laisser partir de telles notes de Talleyrand sans les avoir corrigées ; à recevoir de telles lettres de Fesch sans les avoir lues. Ce qui entre au ministère des Relations extérieures va tout droit à son cabinet. Il n'ignore rien et les subalternes ne se risquent point à des amplifications sans ses ordres. Donc, il a désiré le Pape ; il a pris avec lui des engagements ; or, ceux qui sont de forme et d'étiquette, qui, s'il les remplissait exactement, lui permettraient d'enfreindre les autres, il n'en tient compte et, comme de 'parti pris ; les viole, tandis qu'aux autres il s'attache et il les remplit. On dirait qu'il met une sorte de vanité à donner clans sa cour des désagréments à ce pape qu'il y a amené, qu'il s'efforce de le rabaisser, de l'humilier, de le mettre en posture d'inférieur. À chaque occasion, il prend le pas sur lui — et il est son hôte. Il lui offre des divertissements qu'interdirait la plus simple bienséance ; il le fait dîner, le Pape ! avec sa famille, en bourgeois qui recevrait son curé ; il lui donne ses chevaux de retour sur la route d'Italie, et il arrête l'itinéraire qu'il suivra de façon à lui interdire de se trouver dans une grande ville au moment des fêtes de Pâques. On dirait qu'il le brime, mais il l'aime bien tout de même et Croit l'avoir conquis — ce qui peut être vrai. S'il demande au Pape de le sacrer, c'est sans doute qu'il le tient pour le représentant de la plus haute des autorités religieuses, il devrait donc, pour rehausser le prestige du Sacre, placer le Pape qui confère le sacre, au-dessus de tous les mortels, en faire un envoyé de Dieu, descendu tout exprès des sept collines. Il devrait d'autant plus lui prodiguer les honneurs, l'entourer de respects et d'adorations. Cela serait politique, outre que cela ne créerait pas de précédent, pourrait se passer à la Cour, hors de la vue des peuples, permettrait, sous des prétextes de dignité à sauvegarder, d'empêcher les contacts trop fréquents entre le Pape et les fidèles. Il ne pense à rien de cela. Le séjour du Pape l'ennuie et le fatigue : il le témoigne ; la préséance à donner au Pape offusque son orgueil ; il prend le pas ; selon qu'il a affaire de lui ou non, il le requiert ; il n'a pas un moment le sens de ce qu'il lui doit comme empereur, ayant reçu de lui le sacre, le sens de ce qu'il lui doit comme fidèle — et le sacre ne vaut pourtant que s'il est catholique. Mauvaise éducation, manque d'usage ? Peut-être ; pourtant il s'en instruit s'il faut ; caprice plutôt et foucade ? Au moins pour une part. Chez d'autres de la Famille, celte tendance s'accusa et se précise bien mieux : le brusque lâchage dans les traits, la lassitude invincible, la rupture immédiate du dessein, l'impossibilité de se contraindre. Chez lui, moins, mais pourtant, à des époques tragiques de son histoire, n'en voit-on pas quelque chose, qu'on excuse, qu'on explique, mais qui, en réalité, vient peut-être de ce fond-là ?

Et en même temps, de ce pape qu'il traite ainsi, comme un verre qu'on brise-après l'avoir vidé, il attend beaucoup, il espère quantité de grandeurs prochaines et il s'étonne qu'on les lui refuse, qu'on ne vienne pas au-devant de ses désirs, qu'on se dérobe ou qu'on s'insurge.

Ah ! l'étrange homme ! A proportion qu'on l'examine et qu'on l'étudie, il multiplie les énigmes. Ne serait-ce pas que, où l'on cherche des raisons profondes et des desseins médités, il faudrait souvent trouver l'exercice, d'un tempérament impulsif qu'entraînent l'affection, la colère, le dépit et qui mêle des actes spontanés et irréfléchis à des déterminations pesées et raisonnées ? Peut-être même est-ce à un des côtés les plus séduisants de son génie — et non pas le moins instructif : seulement, comment faire le départ de ces actes et comment les discerner ? Pour quelques-uns, on arrive à des vraisemblances, mais le plus souvent, au moment de conclure et de formuler une opinion, on hésite et l'on se reprend. Dans cette forme d'histoire qui s'efforce de dégager les causes, et qui envisage les faits comme des éléments d'enquête sur certains esprits, le tâtonnement est perpétuel ; l'erreur fréquente et la victoire obscure. Du moins s'ennoblit-elle à l'étude de' tels hommes et devient-elle après qu'on en a savouré les fallacieuses délices, l'unique obsession de l'écrivain altéré de vérité.

Frédéric MASSON.

2 Décembre 1907.

I. — DE TOULON À NOTRE DAME.

Un petit capitaine d'artillerie, maigre et hâve, résolu d'hier à adopter la nationalité française, pourvu que la France lui rapporte ce qu'il en attend, débarque de Corse à Marseille aux premiers jours de juin 1793. Dans son île natale, son ambition a subi un échec qui la tourne vers quelque point plus favorable ; sa jeunesse a déplu ; son outrecuidance a choqué, son passé a paru suspect. Calculant mal ses forces, il a cru tout emporter par l'audace et, partout, il a trouvé des adversaires plus réfléchis, plus subtils et plus puissants. Une dernière sottise d'un de ses frères l'a contraint à quitter la place. Le voici en France : il y est jeté en pleine guerre civile.

De quel côté se rangera-t-il ? Qui va l'emporter : Paris ou la Province, les Montagnards ou les Girondins, les violents qui, asservissent la France aux caprices de leur tyrannie, préparent, dans l'anarchie grandissante, on ne sait quel gouvernement sur qui ils sont si peu d'accord qu'ils s'extermineront les uns les autres avant de le réaliser ; ou les prétendus modérés, qui, en possession du. pouvoir, ont provoqué d'eux-mêmes, par ambition, par inconscience pu par rancune, toutes les mesures contre les conséquences desquelles ils s'insurgent à présent ? Ils ont favorisé la faction parisienne, se flattant de la conduire et menés par elle ; ils ont mis en accusation, sur de mensongers prétextes, les ministres leurs prédécesseurs ; ils ont accompli l'avilissement de l'autorité ; ils ont ouvert la persécution religieuse ; ils ont préparé la chute de la Royauté ; ils ont toléré, sinon encouragé les massacres dans les prisons ; ils ont coopéré à la condamnation du Roi ; ils ont accédé à toutes les lois destructrices des garanties individuelles, et ces prétendus libéraux ont été à la fois les plus lâches des gouvernants et les pires ennemis de la liberté. Puis, un jour que l'arbre planté par eux portait ses fruits, destitués de leur pouvoir et craignant pour leur vie, ils ont tenté la résistance. Mais la faction dont ils avaient encouragé l'usurpation, dont ils avaient applaudi le triomphe, dont ils avaient amnistié les crimes, prend l'offensive contre cette garde départementale dont ils ont décrété la formation et qui n'est encore qu'une ombre. La faction a la force, elle en profite, impose à la Convention épeurée la proscription des chefs mêmes de la majorité, remet la puissance suprême à la minorité, sa complice et sa servante. Dans les départements où, parles administrations, ils sont encore les maîtres, les prétendus modérés provoquent l'insurrection. Soixante-treize départements y adhèrent. La faction alors, attestant l'unité qu'ils rompent, l'indépendance qu'ils compromettent, la nationalité qu'ils mettent en péril, appelle à son secours l'armée qui, malgré certains de ses chefs, lui répond et lui obéit.

Et l'armée a raison : car, de républicaine et de nationale qu'elle était à ses débuts, l'insurrection dite fédéraliste a tourné au royalisme, et de là, par une pente fatale, elle a roulé dans la boue des complicités étrangères. Entre Français qu'on dispute, jusqu'aux coups, c'est le droit des partis, mais dès que l'étranger s'en mêle, il n'y a qu'à faire front et tomber dessus. Quiconque ne marche point est traître, car il est complice.

Si devant Lyon insurgée l'on doutait ; si devant Caen et Marseille révoltées, l'on hésitait, devant Toulon, tout scrupule tombe. Le drapeau blanc y flotte, grâce à l'étranger, Anglais, Napolitain, Espagnol, et par lui. Et a lui sont livrés la flotte et l'arsenal. Dès lors, plus d'insurrection légitime, plus de guerre civile ; c'est la guerre nationale où l'intégrité du territoire est en question, où, pour triompher « des hordes étrangères » et des traîtres à la patrie, leurs complices, quiconque est patriote — et c'est l'armée entière — marche sans hésiter. Pas un soldat n'a suivi Dumouriez ; pas un ne rejoint Wimpffen ou Précy, pas un ne s'agrège à l'armée fédéraliste des Bouches-du-Rhône, pas un ne se jette dans Toulon. Il y a là le plus spontané et le plus significatif mouvement de l'Ame nationale. Ces hommes, moins de six mois auparavant, tenaient tout en leurs mains, disposaient de tout ; ayant déclaré la guerre à l'empereur et à l'empire, ils passaient pour les patriotes par excellence ; ils avaient choisi les généraux ; ils avaient composé de leurs amis les administrations des départements ; ils formaient la majorité dans la Convention et ils y portaient les lois à leur gré. L'insurrection contre- eux de la faction parisienne était criminelle et le pays légal tout entier la réprouvait. Il a suffi qu'un soupçon s'élevât que rien ne justifiait encore ; il a suffi qu'on pensât que l'unité nationale serait menacée, que l'étranger se mêlerait à ces querelles, qu'il en profiterait ; leur pouvoir s'est écroulé, leur autorité a disparu, leurs forces se sont dissipées. En présence de la faction parisienne et de la minorité delà Convention assumant à présent tout entière la résistance nationale, reste seul debout le Royalisme, avec son alliée, la Coalition.

Quand Bonaparte débarque de Corse, les événements n'ont pas encore amené cette évolution, ni imposé aux patriotes une direction formelle. On est encore entre Français, entre républicains de droite et de gauche, et l'hésitation est licite. Pourtant, lui ne doute pas. Il voit, d'un côté, l'énergie, la cohésion et l'offensive ; de l'autre, l'hésitation, le dispersement, la défensive parlementaire. Toutefois, il raisonne ses idées, les rédige et les publie. Dans ce Souper de Beaucaire où il s'efforce d'exposer les opinions contradictoires d'un Nîmois, d'un militaire, d'un Marseillais, d'un fabricant de Montpellier, il presse ses interlocuteurs de son inflexible logique, il démontre vers quel abîme courent, sans y croire, les fédéralistes marseillais, il affirme l'unité nationale et conclut à la nécessité de se rallier à la Convention. Et après avoir écrit, il marche.

Ce sont là ses premiers actes eu France. Ainsi, d'abord la plume ; d'abord, un écrivain, un pamphlétaire dont les représentants du peuple trouvent la brochure assez convaincante et assez utile pour la réimprimer deux fois en Avignon, afin de la répandre dans tout le Midi. Ils n'ont pas tort : cela est net, vigoureux, dépouillé de rhétorique ; cela va au but et s'adresse à tous. L'homme qui a écrit ces pages a l'esprit géométrique : d'une proposition, il tire les conclusions, démontre et prouve. Sa conviction naît du raisonnement. C'est par raisonnement qu'il est partisan de la Convention ; par raisonnement aussi, on n'en peut douter, que de Corse il s'est fait Français. Tout porté qu'il est à écrire, à publier ce qu'il écrit, car il est né journaliste et il le restera toute sa vie, il n'a garde d'en l'aire sa carrière. Ecrire, c'est, pour lui, une façon d'agir ; que d'autres façons s'offrent, il les saisit, mais il garde sa plume en réserve comme une épée de chevet : nul ne s'en servira comme lui ; nul comme lui ne maniera la verve, la subtilité, l'ironie, l'injure, l'éloquence, mais à son heure et pour son but.

A présent, ce n'est plus le journaliste, c'est l'artilleur qui est en scène. Amené devant Toulon, il se trouve, par les circonstances, le manque de chefs, la confiance d'un compatriote représentant du peuple, mis à la bonne place ; il se distingue, s'établit en officier d'avenir, franchit trois grades en quatre mois, est nommé général de brigade ; il est le victorieux, mais il est des victorieux. Nationalisée par sa résistance contre l'étranger, par son triomphe sur les représentants légaux de la nation devenus des rebelles, la faction, en ce qui louche sa manière de gouverner, n'est que pire par les procédés qu'elle emploie, par le personnel qui applique ses décrets, les provoque ou les prévient. Bonaparte, quoiqu'il soit général et qu'il ait conservé l'esprit militaire, n'en est pas moins eu liaison avec les Conventionnels montagnards, lesquels règnent et gouvernent, avec les comités de surveillance révolutionnaire, par ces deux armes, la délation et la terreur. Si avant est-il dans le parti, que Robespierre le jeune pense à lui pour un grand rôle et que, dans la réaction de Thermidor, peu s'en faut qu'il ne soit confondu avec les complices de l'Incorruptible. Il s'en tire, grâce encore à des Montagnards, mais ceux-ci adversaires de Maximilien, grâce à quelque Corse — car les Corses dans toute cette partie de sa carrière jouent un rôle considérable. Seulement, on ne le laisse pas dans le Midi, on l'appelle dans l'Ouest, pour y faire une guerre sans éclat, sans combinaison, guerre de fossés et de chemins creux, ou à chaque pas, les chefs, surtout d'artillerie, risquent, outre leur vie, leur réputation sans nulle espérance de gloire, ni même d'honneur. Changer d'arme, descendre à commander une brigade de fantassins, lui artilleur, fi ! Il atermoie, diffère, cherche à s'embusquer, même dans un bureau, pense aller ailleurs chercher sa fortune, très loin, aux Echelles ou en Turquie, comme jadis en Russie.

Soudain, les gouvernants, Conventionnels et Montagnards, ont besoin d'un soldat qui soit à eux, sous la main et qui, trop bas placé pour devenir redoutable, ait prouvé des talents qui les rassurent. En Thermidor, contre Robespierre et ses amis rembuchés à l'Hôtel de ville, contre le général Henriot galopant sa soûlerie par les rues sans y trouver un gueux qui le suive, il a suffi de paroles, de décrets, du spectre de la loi, d'un général tel que Barras, et d'un gendarme. Sans le gendarme, qui sait ?... Mais, à présent, l'aventure est plus grave. Ce qui reste des Conventionnels, après trois années de dictature où ils se sont entre-tués, présente à la nation une constitution qui est acceptable, toute constitution n'étant ni bonne ni mauvaise et ne valant que selon qu'on l'applique. Mais les Conventionnels prétendent en même temps faire voter à cette nation des décrets accessoires qu'ils ont rendus, par qui ils conservent, pour un an au moins, le pouvoir législatif, pour trois l'exécutif. Paris veut bien de la constitution, pas des Conventionnels. Avec Paris qui, pour la première fois depuis le mois d'août 1791, résiste à la faction et lui lient tête, la nation presque entière est prête à se solidariser. Les départements voisins adhèrent aux délibérations de ses assemblées électorales ; le mouvement de réaction qui s'est violemment produit contre les terroristes, et s'est tourné parfois en massacres ou en assassinats, trouve cette issue légale et porte les électeurs à réclamer la liberté de leur suffrage. Tout Paris est eh armes, les bataillons de toutes les sections marchent et quoi leur opposer ? On a réarmé à la hâte les Terroristes désarmés par décrets ; on a équipé à la diable des officiers réformés venus pour solliciter, comme Bonaparte, d'être réintégrés ou replacés. On a quelques soldats, mais tiendront-ils et que feront leurs chefs qui parlementent avec les rebelles, s'apprêtent à changer de parti ou refusent de commander et se dérobent ? On a distribué des fusils et des cartouches aux Conventionnels qui, dans les Tuileries cernées, se sont apprêtés h recevoir, autrement que jadis Louis XVI, l'assaut du peuple souverain — non pas à celte fois du peuple marseillais ou brestois, mais du peuple parisien. Est-il le peuple souverain, dès qu'il cesse d'être l'auxiliaire de la faction ?

Et point de chef encore, car le général Barras, le dictateur Barras, cela est bon pour des Journées comme en Thermidor ou pour des promenades militaires, mais à un combat sérieux ou pouvant devenir tel, il ne se risque pas ; non qu'il ne soit brave, il a fait ses preuves, mais, de ses campagnes aux Indes et même à Toulon, il n'a rapporté que le goût des aides de camp, la passion des plumets et le ferme propos de se faire appeler général : il ne se fait pas au moins d'illusion sur ses talents militaires. Au 12 germinal an III, quand on crut au péril jacobin, il présidait la Convention. La Convention l'adjoignit à Pichegru, mais lui-même avait fait nommer Pichegru commandant général. S'il a été ensuite chef de la force armée pour protéger les arrivages de subsistances, ce fut une dictature bien plus civile que militaire, et il ne s'agissait point de stratégie, mais de farines. Ici la crise est autrement violente, la responsabilité autrement lourde. Il faut de la décision, de l'activité, des manœuvres ; il faut un soldat. Barras se récuse. Mais les généraux que leur grade ou leurs services désigneraient font grève : alors, plusieurs Conventionnels en même temps pensent à ce polit Buona-Parte : des Corses d'abord, puis, certain qui l'a vu à l'Armée d'Italie et dont la femme distingua ce sauvageon, enfin Barras lui-même qui l'a connu sous Toulon et a contribué à l'avancer.

Acceptera-t-il, lui, ce que tous les autres refusent ? Osera-t-il, pour la première fois depuis 1701, s'opposer au peuple souverain ? Prendra-t-il sur lui d'employer les armes qu'il faut ? Pourquoi pas ? Il n'a point la superstition de l'insurrection parisienne ; il ne la tient pas pour invincible. Il trouve une occasion de sortir du rang, de marquer sa place, de se rendre l'homme nécessaire, de s'employer ; en même temps, de dissiper le prestige par qui, depuis six ans, la France se laisse opprimer par les Parisiens — pourquoi pas ? de prendre la revanche du soldat sur le civil.

Quatre années auparavant, il a vu, du Carrousel, la plus vile canaille assaillir le château. Si Louis XVI se fût montré à cheval, la victoire lui fût restée, a-t-il écrit le soir même à Joseph. Que, par une inspiration qui eût paru divine ou par un de ces hasards que la fortune réserve à ses favoris, Louis XVI eut appelé ce petit lieutenant d'artillerie qui, des fenêtres du magasin de prêt sur gages tenu par Fauvelet-Bourrienne, regardait les préparatifs du combat, le lieutenant fût venu de fort bonne grâce, et il eût sauvé la Royauté, comme à présent il va sauver la Convention. Même y aurait-il eu moins de mal : Le Roi, a-t-il écrit, avait assurément pour sa défense au moins autant de troupes qu'en eut la Convention au 13 vendémiaire et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. Plus que d'agir, il s'agissait d'oser vouloir, et il sut vouloir. Le problème pose, qui était de vaincre, il ne vit plus que la solution, et ne s'embarrassa ni de scrupules, ni de ménagements. En une heure, tout changea de face : les ordres volèrent ; la résistance, jusque-là civile, se fit militaire ; l'insurrection fut vaincue, non pas parce que des gardes nationaux assaillants furent mitraillés autour de Saint-Roch, à la rue Nicaise, au Pont royal, mais que, sur Tordre de ce petit général, des canons furent disposés aux bons endroits et que, sur son signal, des artilleurs osèrent approcher la mèche des lumières de ces canons.

De là, l'essor. Mais si, victorieux au Dix août, Bonaparte se fût trouvé et tenu engagé avec la Royauté, victorieux au Treize vendémiaire, il se trouva et se tint engagé avec les hommes de la Convention qui l'avaient deviné, avancé, grandi, qui devaient lui fournir les moyens d'appliquer son génie militaire et, dès le premier jour, de montrer sur le terrain l'homme de guerre qu'il était. Il n'avait d'ailleurs aucune autre liaison à Paris, aucune occasion de s'engager ou de se lier avec un autre parti. Il ne connaissait qu'eux. Barras l'avait tiré du néant, fait général en second, puis général en chef de l'Armée de l'intérieur, promu général de division, marié à sa maîtresse, Joséphine de Beauharnais, appelé au commandement de l'Armée d'Italie. Chez Joséphine, même société, Barras, Tallien, les témoins de son mariage ; peut-être quelques ci-devant, ralliés à la République, certaines femmes qui pensaient d'abord à s'amuser, et cherchaient l'amant riche ; du demi-monde que le petit Corse émerveillé prenait pour le vrai monde ; tout cela courtisant la puissance nouvelle dont on se disputait la protection et les faveurs, et dont on n'avait garde de médire.

En Italie, durant les campagnes où il établit sa gloire, où il attache à son nom une renommée universelle, où il se présente en conquérant et en libérateur, il n'est pourtant qu'un officier général aux ordres de ceux qui, en France, exercent le pouvoir exécutif ; sans doute, ils hésiteraient à le destituer ; mais, s'ils le destituaient, il faudrait bien qu'il obéît. Il sait qu'on a besoin de lui ; aussi, menace-t-il de sa démission à chaque contrariété qu'on lui donne ; mais c'est l'unique arme qu'il ait. S'il rend service aux Directeurs, et s'il les soutient, moralement et matériellement, il dépend d'eux. Sa fortune est liée à la leur ; ses ennemis sont les leurs. En vendémiaire an IV, il a triomphé au nom des Conventionnels et à leur profit ; près de deux années plus tard, lorsque les ex-conventionnels se trouvent de nouveau en péril, c'est lui encore qu'ils appellent à la rescousse.