Les sorcières de Saint-Amant - Pascal Dague - E-Book

Les sorcières de Saint-Amant E-Book

Pascal Dague

0,0

Beschreibung

Été 1935 à Saint-Amant : Quand les sorcières de villages croyaient encore gouverner nos campagnes, façonner les destins des uns et des autres… Sabrina, entrainera sa meilleure amie Luba au bal de la Saint-Jean, une rencontre inattendue va bouleverser sa vie. Un amour naissant, entre passé et présent, entre peurs et désirs, un sort maléfique jeté sur nos deux héros commence à agir, mais ils ne se doutent pas de la menace qui pèse sur eux. Magie contre magie, ils amorcent un plan de combat contre la magie noire. Drames, enquêtes et fiançailles… Pascal Dague, vous donne rendez-vous entre les sortilèges et les manipulations de ce nouveau thriller, de jadis.




À PROPOS DE L'AUTRICE

La « plume » de Pascal Dague, caresse le papier comme la feuille de rose excite par ordonnance la page blanche. Cela vous étonne ? D’aucuns pensent sûrement qu’il fut un homme insensible et froid, l’auteur est tout le contraire… Pour preuve le prix d’Excellence reçu en octobre 2020 par Bibliotheca Universalis et Horizon Littéraire Contemporain, dû au chantre d’amour de ses textes. Depuis plus de quarante ans, Pascal Dague cultive cette dichotomie entre la raison et la passion dans le seul but de découvrir la vérité ; de tout homme qui se cherche. Et revendique que quelque part, l’écrivain est un flic, un flic sentimental qui traque l’information jusqu’à satisfaire sa curiosité. Rien n’est simple, rien n’est écrit d’avance, la liberté se sculpte avec le temps. Faut-il encore le prendre pour lui donner toute son importance.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 731

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éditions Encre Rouge

®

CC Salvarelli – 20218 PONTE-LECCIA

Mail : [email protected]

ISBN : 978-2-37789-492-5

Dépôt légal : Avril 2024

 

 

 

PASCAL DAGUE

 

LES SORCIÈRES DE SAINT-AMANT

 

L’amour surpasse toujours la haine

 

 

 

 

 

  

– PASCAL DAGUE –

 

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les "copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les "analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information", toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

Au bon souvenir de monsieur Marcel Pagnol : je dédie ce livre à Manon, « belle sauvageonne », qui n’a d’autre idée en tête, depuis qu’elle a découvert les circonstances qui ont conduit son père à la mort, que de se venger d’un village qui a préféré les secrets à la vérité !

 

 

 

 

C’était un beau samedi de juin 1935, ensoleillé et chaud, quelque part dans la campagne auvergnate jouxtant les monts du Forez. Un après-midi qui s’étirait en langueur paresseuse, près d’une ferme isolée, blottie dans un vallon. L’heure de la sieste pour les salers qui ruminaient à l’ombre des châtaigniers et des noyers, paisibles, tout juste dérangées par un bourdon un peu trop pressé, ou par le vol d’une alouette. Pourtant, la vieille maison, aussi assoupie que le bétail, sous son toit de tuiles fauves, semblait vibrer d’une agitation inhabituelle. Claquements de portes, voix qui, tour à tour, suppliaient et grondent, tourbillons de jupes, éclats de rire, cheveux blonds et bruns qui se poursuivaient. Sur un coin de fourneau dans la cuisine, une lessive de draps terminait de bouillir. Les deux jeunes filles qui s’agitaient dans la cuisine, armées de torchons, empoignèrent chacune une anse du cuveau brûlant et le posèrent au sol pour le mettre à refroidir, avant d’essorer le linge. L’heure était à l’orage, à l’affrontement. Et la jolie blonde, les yeux fixés sur son amie, dédaignant le visage fermé de celle-ci, insista :

⸺ Luba, je t’en prie, viens avec moi. Ne me laisse pas manquer la Saint-Jean !

⸺ Mais rien ne t’empêche d’y aller avec tes cousines !

⸺ Ces bêcheuses toujours en train de m’espionner dès que je passe une minute hors de leur champ de vision ? Merci bien ! Jolie soirée en perspective !

Luba sourit à cette remarque et répliqua :

⸺ Tu sais pourtant te tirer d’affaire chaque fois qu’une corvée t’est confiée, si mes souvenirs sont bons ! Qui m’a laissé un tombereau de vaisselle le soir du banquet de Saint-Éloi pour aller jeter des pétards chez la mère Rougier, il y a six ans ? Qui a confié à sa grand-mère la réparation de la nappe d’autel de l’église pour aller faire un tour de charrette avec Juju l’an dernier ? Sabrina, voyons ! Nous savons toi et moi que si tu veux t’isoler, tu trouveras toujours un moyen de le faire, cousines ou pas !

Vexée, son amie haussa les épaules.

⸺ Peut-être… Mais sans toi, la Saint-Jean n’est pas une vraie fête. Ça fait cinq ans que tu n’y viens plus. Cinq ans que nous n’avons plus fait les folles et que je traîne comme une âme en peine à ce bal.

Luba serra les poings et son regard brun et velouté se détourna pour contenir l’émotion qui la submergeait.

⸺ Tu sais très bien pourquoi je n’y viens plus.

⸺ Écoute, tu ne vas pas porter le deuil de ton père toute ta vie ! Zut ! Assister à un bal n’est pas un crime ! Tu as le droit de prendre du bon temps une fois dans l’année !

⸺ Je n’en ai pas envie. Surtout ce jour-là.

⸺ Parce qu’il s’est pendu durant les feux de la Saint-Jean ? Mais tu n’en es pas responsable !

⸺ Je sais, mais j’aurais peut-être pu empêcher son geste si j’étais restée à la maison. Et les vieux du village le croient aussi. Ils disent que je porte malheur, que je tiens ça de ma mère sorcière, que je finirai comme elle… Je n’ai pas envie de supporter leurs regards de dégoût, leur haine, leur mépris. Mon père les a déjà subis suffisamment quand maman est morte accidentellement dans la voiture des Bergheaud. Je n’ai pas envie de prêter plus le flanc aux racontars.

⸺ Et tu crois que te cloîtrer résoudra le problème ? Mais c’est justement le contraire ! Plus tu te caches, plus les commères inventent des histoires à dormir debout.

⸺ Raison de plus pour m’abstenir de toutes ces fêtes.

⸺ Mais tu ne vas pas les laisser continuer de t’insulter ?

⸺ Écoute, je ne vais peut-être au village que deux fois par semaine, pour le marché, mais c’est amplement suffisant pour me rendre compte de la méchanceté des gens à mon égard. S’il ne me fallait pas vendre les œufs, le beurre, le miel et les fromages de la ferme, je me passerais fort bien de tout contact avec eux.

Sabrina soupira :

⸺ Pourquoi tu ne te défends pas ?

⸺ Parce que je n’ai pas envie de gaspiller du temps et de l’énergie ! Je n’ai rien à dire à ces gens, c’est tout !

Luba, les sourcils froncés, attrapa les draps qu’elle avait rincés puis essorés dans une bassine et sortit derrière la maison pour les faire sécher au soleil. Sabrina la suivit en silence, et pendant qu’elles tendaient et défroissaient le linge sur la corde, elle crut bon de piquer la curiosité de son amie, comme on abat sa dernière carte :

⸺ Pourtant… Mais inutile de te dire ça, ça ne te fera pas venir de toute façon, ronchonna-t-elle.

Un soupir d’agacement lui répondit derrière un drap de toile. Luba détestait les insinuations et les bouderies de son amie. Mais inquiète, ne voulant pas envenimer leur dispute par du mépris, elle interrogea :

⸺ Pourtant… quoi ?

Sabrina sourit. Luba, même retranchée de la vie du village, aimait la gazette qu’elle lui contait régulièrement sur les habitants et les événements les plus cocasses de Saint-Amant. Et la jeune fille en était sûre : c’était peut-être le meilleur moyen de persuader son amie, au moins par curiosité, de venir à la fête. Avec une mine gourmande de conspiratrice, elle commença :

⸺ Tu te rappelles la maison de monsieur Bergheaud, le maréchal-ferrant ? Un Parisien y habite depuis presque deux mois aujourd’hui.

⸺ Ah… Et alors ?

⸺ Et alors ? C’est un homme qui, quand il te regarde, te déshabille littéralement. Enfin, si tu es une dame, bien sûr ! Il doit avoir trente ou quarante ans, au plus. Pas vraiment beau, mais des yeux, une prestance… Oh là là ! Je donnerais cher pour danser avec lui et je crois que je ne suis pas la seule ! Mais je n’oserai jamais si tu n’es pas là…

Luba sourit, amusée. Sabrina, décidément, avait le don de dire les choses.

⸺ Donc, en résumé, si tu me fais cette comédie depuis une heure, c’est pour que je vienne et tienne la chandelle ce soir !

⸺ Oooooh, tout de suite les grands mots !

Luba pouffa, achevée par tant d’aplomb et de mauvaise foi et elle répliqua avec malice :

⸺ Déjà quand nous étions petites, tu n’aurais jamais laissé filer un garçon ! À vingt ans, tu ne changes pas ! Rien que d’imaginer la tête de tes tantes en te voyant valser avec un bel inconnu, ça me fait rire !

Les yeux de Sabrina brillèrent à cette remarque.

⸺ Alors, ça veut dire que tu viens ?

Luba soupira. Elle regardait la mine suppliante de son amie, partagée entre l’envie de lui faire plaisir et la trouille d’assister à la fête. En un éclair, elle entrevit la possibilité de seulement regarder le bal depuis la place des marronniers et, rassurée, elle sourit à sa compagne :

⸺ Juste pour voir leurs mines déconfites et après, je file.

⸺ Enfin ! s’écria Sabrina tout heureuse, en sautant au cou de son amie. Enfin, je te retrouve ! Et puis, qui sait si tu ne lui plairas pas, au nouveau ? ajouta la jeune fille en plantant deux baisers sonores sur les joues de Luba.

⸺ Ne rêve pas ! Une fille de pendu et de sorcière, ce n’est pas le genre de pedigree qui attire un homme. Et de toute manière, je n’irai pas danser.

⸺ Même avec moi dans un petit coin de rue sombre ?

⸺ Toi, tu seras tellement occupée avec l’homme de tes rêves que tu ne penseras même pas à moi !

⸺ Arrête de dire des bêtises et va plutôt préparer une robe pour ce soir !

Luba haussa les épaules.

⸺ Je garderai celle-ci. Personne ne me verra. Et ma robe des dimanches a besoin d’une nouvelle pièce de tissu sur les avant-bras : je n’ai pas encore trouvé de satin pour la réparer.

⸺ Oh non, tu ne vas pas porter du noir comme une grand-mère un jour pareil ! Ta mère avait de jolis vêtements accrochés dans la penderie de sa chambre : pourquoi tu n’irais pas regarder si quelque chose ne pourrait pas te convenir ? Tu sais que je suis bonne couturière, je t’arrange ça dans l’après-midi.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Voilà les filles ouvrant le grand placard de chêne de la chambre parentale qui fleure bon la lavande et compulsant la garde-robe de la défunte, soigneusement alignée sur des cintres et conservée sous un large drap de lin. Luba, émue, convoquait un à un ses souvenirs :

⸺ Celle-ci, maman la portait toujours à Noël. Et cette autre, mon père la détestait. Il disait qu’elle avait l’air déguisée avec.

⸺ Et celle-là, elle serait parfaite pour le bal ! s’écria Sabrina en sortant une robe d’été bleu clair parsemée de petits œillets rouges.

Un instant, Luba revit sa mère la portant, riant aux éclats tandis qu’un homme poussait la balançoire sur laquelle elle était assise. Un trouble insidieux la gagna et, repoussant l’idée, elle secoua la tête.

⸺ C’est une robe trop… Non, je ne pourrais pas la porter.

⸺ Pourquoi ? Elle n’est ni guindée ni inconvenante. Elle est jolie, simple, légère et je suis sûre qu’elle t’ira bien. Il faut juste que je la reprenne un peu à la taille et que je la remette plus au goût du jour. Comme ça, tu auras l’impression que c’est une nouvelle robe, et plus du tout que c’est une vieillerie de ta mère. Allez, essaie-la, et cesse de tergiverser ! dit Sabrina en lui tendant la robe.

Luba, à regret, obéit. Dans l’armoire, elle n’avait pas vu d’autre robe pouvant lui convenir. Elle déboutonna son chemisier, dégrafa sa jupe de coton noir et se laissa couler dans le crêpe bleu, avant de jeter un œil dans la grande glace un peu ébréchée et poussiéreuse de la chambre. La robe, à manches ballons et large encolure ronde, donnait à la jeune fille un air de jeunesse oublié sous le deuil et les soucis. La taille droite jusqu’en bas des cuisses, comme la mode des années 1920 le voulait, s’arrondissait en minces volants successifs jusqu’à mi-mollet. Et lorsque Sabrina lui demanda de tourner, la robe gonfla joliment, faisant voir le jupon de dentelle.

⸺ J’en étais persuadée ! Elle est parfaite. Je vais juste te faire deux petites pinces dans le dos pour ajuster la taille, t’enlever quelques étages de volants inutiles, chercher un ruban rouge pour tes cheveux et tu seras prête pour le bal. Tu as toujours tes souliers à talons ?

⸺ Oui, mais…

⸺ Ne discute pas, tu les mets ce soir. Tu n’aurais pas le cran de mettre tes galoches, quand même !

⸺ C’est beaucoup plus pratique, pourtant.

Sabrina fusilla son amie du regard, tout en fixant quelques épingles.

⸺ Parfois, Luba, je ne sais pas si tu ne fais pas exprès de me contredire.

⸺ J’avoue que si, un peu, admit malicieusement la jeune fille. Mais tu sais que je t’aime comme une sœur.

⸺ C’est vrai ! C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que nous sommes toujours amies. Bon, tu peux remettre ta jupe : je file te coudre ça à la maison, chercher le ruban et je repasse ce soir vers neuf heures pour t’emmener. Ça te va ?

Luba acquiesça. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle sentait une vague inquiétude l’envelopper. Peut-être l’habitude de vivre seule et de ne se mêler aux autres que par nécessité.

***

Sabrina était contente. Sur le chemin qui la ramenait à la ferme de son amie, elle se disait qu’enfin Luba avait fini son deuil et qu’elle allait recommencer à vivre. Il serait peut-être un peu difficile de la faire danser ce soir, mais au moins, elle serait là, comme autrefois, à rire près d’elle. Et puis, c’était tellement rassurant de la savoir présente pour se sentir à l’aise en flirtant ! Elle espérait que le nouveau serait là et la ferait valser. Déjà à l’église, il l’avait toisée d’un air qui n’avait rien d’indifférent. Sabrina se savait jolie, ses cheveux blonds et bouclés moussant autour de son visage, de grands yeux bleus rieurs et deux adorables fossettes lorsqu’elle souriait lui donnaient un air mutin que les garçons du village adoraient. La jolie robe blanche à passementerie rose qu’elle avait choisie, complétée par des souliers fins immaculés, augmentait le charme de la jeune fille. Mais l’homme dont elle recherchait l’attention était peut-être moins facile à séduire que les villageois : le Parisien devait être habitué à des femmes bien plus hardies et élégantes… Elle réfléchissait à cette éventualité, en prenant garde de ne pas se tordre les pieds sur le sentier herbeux qui menait à la ferme. Luba, bien que timide, avait un sens de l’observation et de l’analyse très poussé, et certainement lui donnerait des conseils pour ne pas commettre d’impair. Cette pensée acheva de la rassurer, et ce fut avec énergie qu’elle poussa la barrière blanche et toqua à la porte.

⸺ Luba, c’est moi ! Tu es là ?

⸺ Entre, je cire mes chaussures.

Sabrina retrouva son amie dans la cuisine, armée d’une brosse, lustrant ses chaussures à boucles. Elle paraissait nerveuse et maugréait :

⸺ Je ne sais pas pourquoi je fais cela, personne ne me verra !

⸺ Moi, je te verrai et je n’ai pas envie que ma meilleure amie soit moins jolie que moi ! Allez, quitte vite cette vilaine jupe noire ! Je veux te voir dans la robe de ta mère !

Et elle lui tendit le paquet qu’elle avait apporté en ajoutant :

⸺ Je te l’ai même repassée avant de partir. Et crois-moi, ça n’a pas été simple avec les deux rangs de volants que j’ai laissés en bas, sans parler de maman qui râlait parce que je n’arrivais pas pour le dîner !

Luba la remercia chaleureusement et enfila la robe.

⸺ Je te replace le décolleté, voilà… Tourne maintenant, que j’attache les boutons dans le dos… Magnifique ! On va dans ta chambre pour te coiffer et te faire une beauté ?

⸺ Laisse, j’ai apporté tout ce qu’il faut ici.

Et elle lui tendit un peigne et une brosse. Sabrina fit la moue.

⸺ Tu ne veux pas que je te maquille ?

⸺ Ah non, je n’aime pas ça !

⸺ Luba, un peu de rose aux joues… ça ne va pas te manger !

⸺ Tu es exaspérante !

⸺ Oui, mais n’empêche, j’ai l’œil pour la toilette ! riposta malicieusement Sabrina en brossant énergiquement la longue chevelure brune de son amie.

Luba soupira.

⸺ Il fera nuit et je ne vais rencontrer personne.

⸺ Comme tu veux. J’ai trouvé dans mes affaires un ruban du même rouge que les œillets de la robe. Je vais te retenir les cheveux avec : ils sont si beaux que ce serait un crime de te faire un chignon ! Voilà… Tourne-toi… Oui, c’est très joli, mais il manque quelque chose… Je sais ! Attends deux secondes.

Et Sabrina courut à l’étage. Elle redescendit très vite et tendit un bracelet et une paire de boucles d’oreilles en or à son amie.

⸺ Voilà une occasion de les mettre.

⸺ Les bijoux de maman ?

⸺ Luba, je suis sûre que ta mère serait très fière que tu les portes !

⸺ Si tu le dis…

Elle céda, plus pour le souvenir de sa mère qu’autre chose, puis enfila ses chaussures. Elle était fin prête.

⸺ Un petit peu de sent-bon et on part ?

⸺ Alors je vais dans ma chambre ! Comme ça, je verrai à quoi je ressemble !

La psyché lui renvoya l’image d’une jeune fille élégante en robe fleurie, tellement loin de la fermière endeuillée sans âge dont elle avait l’habitude qu’elle eut un sursaut de frayeur. Sa métamorphose d’un soir lui faisait réaliser soudain combien elle se contraignait au quotidien. Un instant, elle fut tentée de retrouver ses vieux vêtements et d’oublier la fête. Mais de crainte de fâcher son amie, elle se força à sourire et s’aspergea d’un peu d’eau de toilette, mélange d’iris et de rose, avant de redescendre. Sabrina l’attendait dans l’entrée, manifestement très impatiente.

⸺ Allez, viens vite, on va manquer le départ du feu !

***

Le soleil lançait ses derniers rayons quand elles arrivèrent aux premières maisons du village, colorant les façades de rose. Les habitants s’étaient massés sur la grand-place et on entendait déjà, portés par le vent d’ouest, les premiers accords des violons et des vielles.

⸺ Dépêchons-nous, je ne voudrais pas rater la première danse…

⸺ Ne t’inquiète pas, Sabrina, il est tout juste dix heures, et le bal ne commencera jamais avant la nuit… nous avons encore un peu de temps.

⸺ Aïe, quelle horreur ces petites rues, on se tord les chevilles comme un rien ici.

⸺ Ne marche pas si vite, je n’arrive pas à te suivre. Je sais bien que tu brûles d’impatience de voir si ton bel inconnu te fera danser, mais pense un peu à moi… j’ai encore moins l’habitude des talons hauts.

⸺ C’est vrai, excuse-moi. Je vais attendre avec toi le début du bal sur la placette, comme ça, tu m’diras comment tu trouves le monsieur de notre perchoir…

⸺ Tu sais, je ne sais pas si je pourrai te dire quelque chose sur lui. Je suis loin d’avoir une perception parfaite des gens, surtout des nouveaux venus.

Les deux jeunes filles étaient parvenues à la petite place qui surplombait la grande, celle du marché en contrebas, à laquelle on accédait par une rue en pente. Une balustrade de pierre et deux marronniers centenaires, sous lesquels les vieux aimaient à s’asseoir et discuter les beaux après-midis d’été, bordaient ce promontoire tout à fait idéal et désert en cette fête de la Saint-Jean. Sabrina entraîna son amie sur le banc qui permettait une vue plongeante sur la grand-place. De là, elles purent admirer les villageois endimanchés, les musiciens du petit orchestre improvisé et même une partie du bûcher de Saint-Jean, que les hommes n’allaient pas tarder à allumer. Luba regardait la scène avec tendresse, mais aussi avec une pointe d’ironie : elle aurait voulu revenir quelques années en arrière, pour ne voir dans cette fête qu’un divertissement populaire, avoir encore cette insouciance qui lui aurait donné le courage d’aller danser comme Sabrina. Seulement… seulement, c’était impossible pour Luba d’aller festoyer auprès de ceux qui avaient poussé son père au suicide, par leurs ragots. Ç’aurait été de l’ordre de la trahison… du parjure. Et même si le renoncement au plaisir était douloureux, il valait mieux que le déshonneur ! Souvent, la jeune fille s’interrogeait sur ses réelles motivations d’être restée au village après la mort de son père. Elle aurait pu monter à Clermont-Ferrand ou bien au Puy-en-Velay, chez des cousins qui l’auraient accueillie à bras ouverts. Et la vie aurait été plus facile… L’orgueil et peut-être aussi un sens aigü d’indépendance, de liberté avaient été les plus forts : il lui fallait tenir là où ses parents avaient échoué, conquérir son autonomie malgré l’adversité. Elle avait renoncé à passer son certificat d’études, bien qu’elle fût la plus brillante élève de l’école communale et, après avoir obtenu son émancipation, elle avait repris la ferme paternelle avec énergie et détermination : elle continuait à vendre du lait, du beurre, du fromage, du miel, ainsi que quelques herbes médicinales et baies sauvages, comme ses parents le faisaient autrefois.

Aujourd’hui, elle pouvait dire qu’elle avait gagné le pari de vivre de sa terre. Ses revenus étaient certes modestes, mais elle pouvait payer tous les frais et même un aide agricole au moment de la fenaison. Et cela, elle le devait seulement à son courage, à son entêtement, à son travail quotidien. Aucun des villageois ne l’avait aidée : on n’aide pas la fille d’un pendu, sinon on risque une malédiction. Luba le savait et cette solitude forcée l’avait en quelque sorte aidée à tenir les cinq années qu’elle venait de passer, la revêtant de la force nécessaire pour affronter toutes les difficultés, pour devenir adulte. Mais ce soir-là, en regardant la fête sur la place, elle réalisa brutalement qu’elle aurait voulu balayer ce passé encombrant, devenu soudain injuste, révoltant. Et redevenir, juste le temps d’un bal, cette jeune fille qu’elle avait entrevue ce soir dans la glace, celle qu’elle n’était plus depuis cinq ans. Elle soupira, soudain submergée par une immense bouffée de tristesse, de regrets.

***

Sabrina babillait sans qu’elle l’entende vraiment, de tout, de rien, des derniers ragots du village :

⸺ Je ne comprends pas. Je ne le vois pas encore… Crois-tu qu’il viendra ?

⸺ Je n’en sais rien, Sabrina, je ne suis pas devin.

⸺ Il faut qu’il vienne, sinon je vais passer une affreuse soirée.

⸺ N’exagère pas… tiens, ce n’est pas lui là-bas, derrière le maire ?

⸺ Près de Célestine ? Non, pas du tout le même genre… mais… on dirait… tu te rappelles Bernard ?

⸺ Celui du certificat d’études ?

⸺ Oui… je suis sûre que c’est lui. Dis donc, qu’est-ce qu’il a changé ! Le costume lui va… c’est devenu un monsieur ! Étonnant qu’il soit revenu au village.

⸺ Ses parents vivent toujours ici. Peut-être qu’il est venu les aider, pour les vacances.

⸺ Qu’il est beau ! Si l’autre ne vient pas, je crois que j’ai trouvé mon cavalier pour la soirée !

Luba éclata de rire :

⸺ Décidément… tu n’es jamais prise au dépourvu ! Un de perdu dix de retrouvés, l’adage n’a jamais été aussi vrai !

Sabrina prit un air gentiment boudeur :

⸺ Moque-toi, méchante, toi qui vas me laisser affronter seule mes affreuses cousines ! Il faut bien que je trouve des compensations à ce désagrément. J’ai promis de les retrouver vers la demie de dix heures. Regarde près des musiciens, Mélanie est déjà en train de me chercher… Évidemment, elle est habillée de façon ridicule.

Sabrina désignait du menton une grosse fille joufflue aux longs cheveux blonds nattés, d’à peine dix-sept ans, engoncée dans un corsage rose bouffant et une jupe non moins bouffante, qui la faisaient ressembler à une poupée gigogne. Deux fillettes la suivaient, jumelles de 14 ans, vêtues de robes bleues très ajustées, qui minaudaient avec affectation : c’était leur premier bal et on sentait chez elles l’envie de plaire. Elles coulaient des œillades appuyées aux jeunes garçons qui s’apprêtaient à allumer le feu. Et ceux-ci leur répondaient par des clins d’œil qui présageaient un carnet de bal bien rempli. Luba les regarda avec amusement : nul doute que ces deux chipies seraient bien trop occupées pour observer et rapporter les faits et gestes de Sabrina. Seule Mélanie, l’aînée, pourrait être une gêne. À moins que…

⸺ Tu devrais demander à Juju de la faire danser. Comme ça, tu pourras profiter du bal sans être dérangée !

⸺ Bonne idée ! À condition qu’il ne passe pas toute la soirée derrière la buvette avec son père, comme l’an dernier. Pauvre Juju : servir du clairet et de la limonade, porter les casiers à bouteilles, ce n’est pas une vie !

Le clocher de l’église sonna la demie, tandis que l’éclairage public s’allumait sur la place… Il était temps d’allumer le feu. Monsieur le maire, entouré du conseil municipal réclama le silence, se racla la gorge et, comme tous les ans, entama un petit discours de circonstance que Sabrina et Luba connaissaient par cœur, car il ne se renouvelait jamais. Elles se regardèrent d’un air malicieux et entonnèrent en chœur :

⸺ Mes biens chers administrés, comme chaque année et pour marquer le début de l’été, je vais à présent prier nos jeunes d’allumer le bûcher que messieurs Damier et Jantout ont installé ce matin. Monsieur le Curé, dans une sainte prière à saint Jean, patron de notre église, bénira ensuite le feu. Puisse ce foyer apporter gaieté et prospérité à notre village. Très bonne soirée à tous et que la fête commence !

⸺ Amen ! ajouta Sabrina en riant.

Presque aussitôt, le grand bûcher de Saint-Jean s’embrasa et après une courte bénédiction du prêtre, l’orchestre attaqua une bourrée sous les applaudissements de la foule. Le bal commençait toujours ainsi.

⸺ Tu devrais y aller… sinon, tu vas te faire gronder !

⸺ Je n’ai pas encore vu mon beau cavalier : je ne vais pas partir avant de savoir où il est !

En effet, le séducteur de Sabrina n’avait pas daigné se montrer malgré l’heure avancée.

⸺ Bah, il est peut-être là-bas et tu ne l’as pas remarqué !

⸺ Tu crois ?

⸺ Il y a beaucoup de monde, tu sais. Et s’il est tel que tu me l’as décrit, nul doute qu’il doit déjà faire danser Vinciane ou Émilie.

⸺ Ces deux mijaurées ? Ah non ! Je sais qu’elles plaisent aux garçons, mais tout de même, elles ne me le voleraient pas !

⸺ Descends sur la place et tu en auras le cœur net !

⸺ Tu ne viens vraiment pas ?

⸺ Non… je veux juste te regarder ! Je ne vais pas tarder à rentrer. La lune me guidera.

⸺ Tu ne sais pas ce que tu rates ! riposta Sabrina en se levant et en lui faisant un petit clin d’œil.

Luba lui répondit seulement :

⸺ Amuse-toi bien ! Tu me raconteras tes exploits demain !

Et elle embrassa son amie. Cette dernière dévala la rue en pente qui rejoignait la place, et Luba ne tarda pas à l’apercevoir, entourée d’un essaim de jeunes gens, dont le fameux Bernard. Sabrina serait encore une fois la reine du bal. Luba sourit en la voyant adresser force clins d’œil à Juju pour le persuader d’inviter Mélanie, qui la fixait d’un air scandalisé. Le jeune homme, bien qu’un peu déconfit d’une pareille cavalière, s’empressa d’obéir. Fasciné par Sabrina depuis l’enfance, il ne savait jamais rien lui refuser. Et il alla prendre galamment la main de la cousine toute rougissante.

Du feu montaient des flammèches orangées, des pétillements d’or qui rejoignaient le ciel où les étoiles s’allumaient. Les couples se formaient pour enchaîner valses, bourrées, tangos et marches, sous le regard vigilant des dames patronnesses et des pères de famille. La buvette fonctionnait à plein régime pour désaltérer les danseurs. Même Monsieur le Curé céda au plaisir d’un verre de saint-pourçain : c’était jour de fête ! Luba se leva. La lune était suffisamment haute dans le ciel à présent et les réverbères éclairaient les rues du village. Le chemin du retour serait facile. Et puis, à quoi bon s’attarder ? Sabrina lui raconterait.

Elle avait à peine fait quelques pas qu’une voix mâle, sortie de l’ombre d’un marronnier, la figea sur place :

⸺ Vous n’allez pas partir sans m’accorder une danse !

⸺ Qui êtes-vous et où vous cachez-vous ? riposta la jeune fille sur un ton abrupt.

⸺ Juste derrière vous, susurra la voix.

Elle fit volte-face et se retrouva face à un homme brun, plutôt grand, aux larges épaules, qui l’observait avec une avidité étrange : ses prunelles claires, bleues sans doute, lui donnaient un air de loup affamé. Il détaillait la jeune fille d’une telle façon qu’elle rougit. Elle recula et s’apprêtait à fuir, mais l’homme la retint en lui prenant le poignet pour l’attirer doucement à lui. Semblant deviner ses pensées, il ajouta d’une voix douce :

⸺ Je ne vais pas vous manger, ne vous inquiétez pas ! Je veux juste faire connaissance… J’ai attendu longtemps que votre amie rejoigne la fête pour être seul avec vous. Je ne vais pas repartir bredouille.

⸺ Oh, mais si… il est tard et je dois rentrer, protesta la jeune fille, cherchant à se dégager sans y parvenir.

⸺ Quelqu’un vous attend ?

L’homme qui la retenait avait dit cela d’un ton moqueur, qui cachait mal son envie de rire.

⸺ Oui, monsieur, ma vieille mère malade, mentit Luba en soutenant le regard de son interlocuteur.

⸺ Oooh, vraiment ? pouffa l’inconnu. Alors comment se fait-il que votre maman vous laisse chaque semaine partir depuis le matin jusqu’au soir à la ville voisine d’Ambert ? Une dame malade a besoin de soins constants plusieurs fois par jour… Allons, Luba, si vous laissiez de côté les mensonges… Je ne sais pas grand-chose de vous, mais j’en connais suffisamment pour savoir que vous vivez seule.

Et, ce disant, il attira encore davantage à lui la jeune fille qui se retrouva presque dans ses bras. Mais rétive, Luba se raidit, cherchant une fois de plus à se  dégager :

⸺ Laissez-moi tranquille ! Je veux rentrer chez moi !

⸺ Doucement… je vous laisserai partir, mais pas avant de vous avoir fait danser. Cela fait longtemps que j’en ai envie et je suis persuadé que votre robe aimera beaucoup ça. Elle ne sera pas venue à la fête pour rien et vous non plus ! insista l’homme malicieusement.

Luba soupira, vaincue. L’inconnu avait une poigne de fer, mais ne semblait pas méchant. Autant lui céder et partir sitôt la danse finie :

⸺ Je ne sais même pas qui vous êtes !

⸺ Je m’appelle Louis, Louis Lafargue. J’ai emménagé dans la maison du maréchal-ferrant, il y a deux mois. Je suis luthier.

⸺ Ainsi, c’est vous qui…

⸺ Regarde les dames de manière inconvenante ? Oui. Mais curieusement, ça n’a pas marché avec vous, jusqu’à ce soir ! Et pourtant, je vous ai acheté du miel, du beurre, des herbes chaque semaine. À croire que pour vous, je n’existais pas !

Luba sourit et s’excusa.

⸺ Je ne regarde jamais mes clients.

⸺ C’est dommage ! Vous sauriez ainsi que vous plaisez au père Bideau, qui ne manquerait jamais, le mardi, de vous acheter son miel de la semaine. Ou encore aux petits Despert qui guettent votre sourire quand vous leur donnez un morceau de fromage à goûter pendant que leur mère tripote vos herbes à tisane.

⸺ Eh bien… vous avez le sens de l’observation, pour un nouveau-venu !

⸺ C’est aussi pour ça que j’aime les dames… Je sais voir des choses qu’elles n’osent pas dire.

⸺ Ah oui ? Et quoi, par exemple ?

⸺ Dansez avec moi et je vous le dirai. Venez, c’est une valse !

Et sans attendre sa réponse, il enlaça la jeune fille et l’entraîna dans la danse.

Puis il commença :

⸺ Voyez-vous, ma chère, une femme ne parle pas seulement avec sa bouche, elle parle aussi avec son corps. Contrairement à nous les mâles qui mettons souvent une forteresse entre nous et nos sentiments, vous autres femelles, même timides, vous ne pouvez que dire ce que vous pensez au plus profond. Si je prends votre amie, par exemple, elle ne rêve que du beau mariage et si elle joue les affranchies, elle n’ira jamais avec un garçon sans la bague au doigt et avec l’assurance d’un compte en banque bien garni : c’est une aguicheuse réaliste. Regardez-la prendre ses distances avec ses cavaliers et en même temps, leur faire des œillades appuyées… Elle aime plaire, mais calcule tous ses gestes pour ne pas donner raison aux commérages. Sa cousine rêve de l’imiter, mais comme elle n’a pas les mêmes atouts, elle enrage de ne pouvoir l’égaler et en plus, elle n’a pas le sens de la mesure : soit elle finira mal, soit elle finira nonne. Elle a une telle manière de danser avec son cavalier… La passion à l’état pur. Prenons un autre exemple : la vieille Rougier, assise près de la mère Privat, fait partie des aigries de la pire espèce. Et vous savez pourquoi ? Son air pincé trahit qu’elle n’a jamais eu d’amant et chaque fois qu’elle croise une femme qui pourrait en avoir un, elle la critique. Je suis persuadé que même à son âge, elle crève d’envie d’un homme qui l’enverrait au septième ciel, mais elle se parjurerait plutôt que de l’avouer. Alors elle se cantonne dans les commérages. C’est un plaisir bien différent, certes, mais qui au moins comble pour un temps ses frustrations intimes en lui donnant l’illusion d’un pouvoir sur les autres. Regardez-la parler avec volubilité à monsieur le curé. Je suis sûr qu’elle mijote un mauvais coup. Si seulement elle savait les délices de l’étreinte, de cet élan qui pousse les amants l’un contre l’autre et qui les fait gémir dans l’attente de se joindre…

Et ce disant, il regardait Luba avec émotion, resserrant son bras gauche autour de ses reins, et plongeant la jeune fille dans un trouble qui chahutait sa respiration et colorait ses joues d’incarnat. Pour faire cesser sa gêne, elle protesta :

⸺ Mais comment pouvez-vous dire des choses pareilles ? Que savez-vous  d’eux ?

⸺ Je vous choque ? C’est pourtant la réalité et il ne faut qu’un peu d’observation attentive pour le comprendre… Regardez la boulangère qui danse avec le boucher. Vous avez vu comment ils se regardent ? Nul doute qu’ils se sont trouvé des créneaux horaires pour lutiner tranquille, entre pétrin et étal et qu’ils n’attendront pas la fin du bal pour aller se mettre les joues en feu… Et la châtelaine… regardez-la fixer monsieur le maire… Un rendez-vous derrière l’église ne m’étonnerait qu’à moitié. Chaque village est un lupanar qui s’ignore, mademoiselle. Il suffit de regarder attentivement… Alors, cessez de culpabiliser !

⸺ Je culpabilise ? Moi ?

⸺ Oui, vous ! Vous avez peur de vivre selon votre cœur ! Cela s’entend par tous les pores de votre peau. Votre corps qui fuit dès qu’on le surprend, vos tenues de vieille femme avant l’heure pour nier votre jeunesse, votre manière de sourire, comme si vous vous excusiez continuellement… Et vos yeux qui, malgré tout, vous contredisent, qui disent votre envie de sexe, de plénitude, d’harmonie, mais aussi votre colère, votre envie de revanche d’un destin que vous subissez depuis trop longtemps, sans pouvoir vous en débarrasser… votre peau, qui sent le foin coupé et la vanille, vos reins qui ondulent lorsque vous n’y prenez pas garde… tout cela, Luba, je sais le lire en vous et grâce à cette fête, j’ai la preuve de cette dualité qui vous agite. La robe de ce soir, c’est celle que vous devriez toujours porter… c’est celle qui vous ressemble ! Et votre place, elle est ici et maintenant… entre mes bras.

Luba, sous le coup de l’émotion, resta silencieuse. La valse se terminait et Louis l’enlaçait toujours plus étroitement. La jeune fille sentait le regard de l’homme la consumer. Elle était blême, anéantie par ses paroles, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et une douce chaleur s’emparait d’elle, la faisant trembler… Louis rapprochait son visage du sien sans qu’elle puisse trouver le courage de protester. Ce ne fut que lorsque les lèvres épaisses de l’homme frôlèrent les siennes que le contact l’électrisa et la rejeta en arrière.

⸺ Vous êtes fou ! cria-t-elle. Comment osez-vous ?

⸺ Luba, je ne crains ni les malédictions des sorcières ni vos appréhensions de jeune vierge… et vous ne devriez pas avoir peur de mon désir de vous, puisque vous avez le même pour moi !

La jeune fille, interdite par tant d’audace, trouva pourtant le courage de répondre aussi calmement qu’elle put :

⸺ Je crois que vous vous méprenez ! Vous ne me connaissez pas, et même si vous pensez le contraire, je ne ressens rien pour vous. Ce que vous croyez être mes désirs, se sont seulement vos instincts de mâle en rut ! Rien de plus ! Sur ce, monsieur, bonsoir ! Nul doute qu’à la fête, une dame vous accordera ce que vous cherchez puisque, selon vos dires, vous savez lire en elles !

Et sans lui laisser le temps ni de répondre ni d’esquisser un geste pour la retenir, elle courut vers la ruelle qui rejoignait la grand-rue, avant de plonger dans le dédale des chemins du faubourg. Dans ces petits passages, seulement connus des habitués, elle se savait insaisissable. Jamais elle n’avait couru aussi vite avec des chaussures à talons. Arrivée à la sortie du village, elle se déchaussa pour pouvoir filer par les prés sans risquer une foulure.

Quelle imbécile elle avait été de danser avec cet homme ! Décidément, la Saint-Jean ne lui valait rien ! Cet épisode le lui confirmait avec une violence qui la meurtrissait plus que les herbes, les orties et les ronces. Elle aurait dû se fier à sa peur, à sa solitude, de bonnes vieilles amies qui, malgré leur âpreté, ne lui avaient jamais fait défaut. Quelle idée de suivre Sabrina ! Heureusement, personne d’autre que le luthier ne l’avait vue. Arrivée chez elle, elle courut à sa chambre se déshabiller, passer un peu d’eau fraîche sur son visage en sueur. Elle enfila une camisole et se glissa dans son lit, non sans avoir vérifié que le verrou avait été poussé. La peur que l’homme l’ait suivie la tint éveillée quelques minutes, mais épuisée par sa course et par l’émotion de la rencontre, elle ne tarda pas à s’endormir…

***

Resté seul sur la place, Louis maugréait :

⸺ Quel imbécile je suis ! Et moi qui m’étais promis d’être doux avec elle…

⸺ Arrête de te frapper, garçon, risqua une voix chevrotante derrière lui… La fille du pendu est du genre farouche et tu as déjà eu bien de la chance de pouvoir lui parler. J’ai beau avoir plus de 80 printemps, je n’ai quasiment jamais entendu autre chose de sa bouche que « bonjour », le prix du miel et « au revoir » !

Louis se retourna et aperçut un vieillard courbé sur sa canne, qui s’avançait vers lui.

⸺ Père Bideau, vous l’avez vue ?

⸺ J’remontais la rue pour rentrer à l’hospice quand j’ai aperçu l’oiseau te filer d’entre les pognes… Va, tu n’es sans doute pas le premier qu’elle rejette et tu ne seras pas le dernier ! C’est une drôle de fille, tu sais… À vivre recluse dans sa ferme, avec son malheur dans la tête, ça l’a coupée du plaisir. Il ne faut pas lui en vouloir et encore moins te faire des reproches. Si j’avais 40 ans de moins, j’aurais aussi tenté ma chance exactement comme toi ! C’est le genre de femme dont on sait d’avance que celui qui l’aura aura gagné le paradis, n’est-ce pas ? ajouta le vieux avec un clin d’œil égrillard.

Louis en convint avec un sourire ému. Le père Bideau tapota son épaule et de sa canne désigna l’un des bancs sous les marronniers.

⸺ Allons-nous asseoir et parle-moi d’elle… ça te détendra et ça me fera plaisir !

***

Le lendemain, Luba eut toutes les peines du monde à ouvrir les yeux… Non qu’elle ne fût pas réveillée, mais ses paupières semblaient soudées. Elle y porta les mains et constata que ses cils s’étaient collés durant la nuit les uns aux autres, signe d’une crise de larmes dont elle n’avait pas eu conscience. Elle se leva et se dirigea à l’aveugle vers la commode où se trouvait le broc à demi plein de la veille et versa un peu d’eau au fond de la cuvette. Elle apposa doucement ses paumes humides sur ses paupières gonflées et peu à peu, ses yeux purent retrouver la lumière. Dans la glace, son visage apparaissait bouleversé, comme pris d’une douleur secrète. Les paroles du luthier résonnaient encore dans sa   tête : « Votre place, elle est ici et maintenant, entre mes bras ». Un frisson la parcourut. Non, surtout ne pas attraper froid. Elle alla chercher ses pantoufles et une robe de chambre.

« Je vais me faire un café et cela ira mieux, dit-elle à la psyché. Il faut que je réagisse. »

Elle descendit l’escalier et se dirigea vers le poêle de la cuisine dont elle ranima le feu. Puis elle mit l’eau à chauffer. Lorsque le café moussa dans sa tasse, elle se sentit rassérénée. Les choses allaient reprendre leur place. Il fallait s’occuper des bêtes, et puis préparer la grange pour la fenaison, filtrer le lait pour le fromage, passer voir les ruches… Surtout, ne pas redescendre au village avant le jour du marché. Si elle avait besoin de quelque chose, elle demanderait à Sabrina. Justement, cette dernière arrivait à la barrière quand Luba s’apprêtait à nettoyer la grange à foin. Il était presque midi et les yeux de son amie étaient encore pleins de sommeil.

⸺ Eh bien, je vois que tu as bien profité de ta soirée !

Sabrina sourit en s’étirant au soleil.

⸺ C’est vrai. Mélanie m’a fichu une paix royale ! Juju et Gilbert se sont relayés pour la faire danser. Elle n’en croyait pas ses yeux ! Comme ça, j’ai pu discuter et valser avec Bernard. Je n’ai qu’un regret : l’autre n’est pas venu au bal. Pourtant, j’aurais parié qu’il n’aurait pas raté une telle occasion de flirter.

⸺ Bah, il a peut-être eu peur de rencontrer les maris de ses conquêtes ? lança Luba d’un ton moqueur.

Sabrina, surprise de la férocité de la remarque, la regarda d’un air contrit :

⸺ En tout cas, toi, ça te ferait du bien de le rencontrer. Je ne sais pas ce que tu as, mais tu es d’une humeur ! Et moi qui pensais que ce bal, même vu de loin, te remettrait le moral au beau fixe… C’est raté !

⸺ Que veux-tu, je n’ai plus l’habitude de fréquenter du monde ! Et je ne pense pas que ça changera de sitôt. Quand je les voyais se trémousser hier, sans penser le moins du monde à ce qu’ils ont laissé faire… Je préfère ma solitude à leur hypocrisie.

Luba empoigna la fourche rageusement pour stocker le reste de foin près de la porte. Elle était en colère, une colère immense et confuse qui décuplait son énergie. Énergie qu’elle devait à cet imbécile de… Non, elle devait cesser d’y penser. Cet homme ne valait même pas le foin qu’elle soulevait. Sabrina l’observait d’un air hagard, perdue entre sommeil et rêverie. Son esprit embrumé ne distinguait pas le trouble de son amie et encore moins l’étrangeté de son comportement. Le bal continuait à se dérouler devant ses yeux, et les visages de ses danseurs avec lui. Elle haussa les épaules, observa un moment son amie s’agiter dans tous les sens, s’étira en bâillant. Une petite sieste serait la bienvenue tout à l’heure.

⸺ Tu m’invites à déjeuner ?

⸺ Si tu peux te contenter d’une omelette aux herbes du jardin et de quelques tomates…

⸺ Tu sais bien que j’adore ça ! Et puis, j’ai des choses à te raconter.

Sabrina finissait sa part de dessert quand elle commença son récit :

⸺ Luba, tu crois au destin ?

⸺ Tu veux dire à des événements qui seraient prévus à l’avance ? Non. C’est peut-être justement ce qui me sépare des gens du village. Eux croient en des choses, des superstitions qui régissent totalement leur vie en société. Dommage que leurs croyances soient si vivaces ; sinon, je crois que ma vie aurait été différente.

⸺ Différente en quoi ?

⸺ Je ne sais pas… Peut-être que j’aurais pu continuer d’étudier, d’aller au bal et ne pas vivre toutes ces galères depuis cinq ans toute seule.

⸺ J’croyais que tu appréciais ta solitude !

⸺ Certes, oui, elle me protège des malfaisants, elle m’a appris beaucoup de choses, mais… Oooh laisse, c’est juste un petit coup de cafard. En plus, je t’ai coupée, tu voulais me parler de toi et de Bernard ?

⸺ Oui et non… Bernard et moi, c’est impossible : il est fiancé ! il me l’a appris hier soir. Et bizarrement, je n’ai pas été surprise. Tu te rappelles quand Nelly me l’avait piqué la dernière année du certif ? Je t’avais dit que si ça commençait comme ça, je n’aurais jamais de chance avec lui… Eh ben tu vois, j’avais raison !

Luba fixa son amie d’un air attristé. Elle qui croyait que la soirée de Sabrina avait été fabuleuse… Elle lui saisit la main par-dessus la table de chêne et la pressa affectueusement :

⸺ Je suis désolée, ma grande !

⸺ Tu n’y es pour rien… Et puis, c’est peut-être mieux comme ça ! Frédéric est revenu à la charge : je t’avais raconté que le mois dernier, il m’avait fait une déclaration enflammée.

⸺ Oui, je m’souviens. D’ailleurs, tu l’avais repoussé en lui envoyant Jeanne.

⸺ Il ne l’a même pas regardée. Et pourtant, Jeanne, c’est une très jolie et très gentille fille.

⸺ Peut-être un peu trop timide pour Frédéric ?

⸺ Hum… peut-être ! En tout cas, quand il a vu que Bernard ne m’accordait qu’une ou deux danses, il est venu me relancer. Bon, d’accord, il est joli garçon, beau parleur, charmeur comme pas deux, il danse divinement bien, me fait rire… Mais il n’est qu’apprenti boulanger ! S’il croit que je lui céderai maintenant, il se trompe !

Luba sourit. Finalement, l’analyse de son cavalier d’hier était quand même en partie juste : Sabrina était une réaliste avant tout. Un instant, Luba se prit à l’envier, car hormis pour la ferme, elle ne décidait jamais rien en fonction de l’argent qu’elle pourrait obtenir. Et surtout pas en matière de sentiments !

— Tu crois vraiment que c’est si important qu’il soit boulanger ?

⸺ Tu veux que je te dise ? Oui. Évidemment, je sais que ce n’est pas romantique du tout pour une jeune fille, mais tu vois, si c’est pour tirer le diable par la queue en permanence, je ne pourrais pas lui être fidèle, tout séduisant qu’il est ! Aaah, pourquoi je ne tombe jamais sur des garçons avocats, notaires, pharmaciens ?

⸺ Peut-être parce que tu ne serais pas heureuse avec eux ! Peut-être que le jour où tu seras vraiment amoureuse, l’aspect matériel ne comptera plus pour toi ?

Sabrina se mit à rire.

⸺ Comme tu y vas ! On dirait que tu en connais un rayon sur la question… Tu n’aurais pas passé cinq ans recluse que je te croirais amoureuse !

⸺ Moi ? Tu rêves ! Non, je crois que c’est juste le fruit de mes réflexions solitaires. En tout cas, je ne pense pas que je pourrais calculer en matière de sentiments.

Sabrina soupira :

⸺ C’est tellement compliqué, l’amour ! Je n’arrive pas à démêler ce que je ressens actuellement. Vois-tu, je me sentais triste hier soir que Bernard m’annonce ses fiançailles. J’aurais tellement voulu qu’il me dise autre    chose ! C’est vraiment le genre de garçon dont j’ai toujours rêvé… Une belle allure et une belle situation. Je crois que je n’ai accepté de danser avec Frédéric que pour me venger de son attitude, et pourtant, tout au fond de moi, j’étais contente parce que Frédéric est certainement l’un des seuls garçons du village qui m’aime vraiment et qui me plaise autant que Bernard.

⸺ Tu oublies Julien !

⸺ Juju ? C’est vrai. Mais tu vois, Juju, c’est comme mon frère ! Et on n’épouse pas son frère. Tiens, en parlant de lui, c’était attendrissant de le voir faire danser Mélanie. Finalement, en perdant un peu de poids, elle pourrait faire une jolie madame Juju !

Luba se mit à rire :

⸺ Tu veux jouer les marieuses ?

⸺ J’aimerais bien ! Déjà, avec toi, j’aurais du pain sur la planche !

⸺ N’y pense même pas ! En amour, chacun ses affaires !

⸺ En parlant d’affaires, je me demande vraiment pourquoi le nouveau n’est pas venu danser ! Tu ne l’as pas vu de ton perchoir, hier ? En voilà un drôle de séducteur ! Il me fait des œillades depuis des semaines et pfiouuu, au moment le plus opportun pour me parler, il joue les courants d’air !

Luba hésita un court moment avant de répondre. Devait-elle raconter à Sabrina l’étrange moment qu’elle avait passé ? Non… Sabrina lui en voudrait, et puis, elle n’était pas d’humeur à endurer les reproches d’une amie qui, elle, ne se serait pas enfuie devant cet homme, mais qui aurait, au contraire, cédé à ses baisers… À nouveau prise par le trouble de la veille, elle soupira, ferma les yeux et répondit le plus calmement qu’elle put :

⸺ Non, je ne crois pas. De toute manière, je ne sais même pas à quoi il ressemble !

⸺ C’est vrai, sauf que c’est très difficile de décrire un homme comme ça !

⸺ Ah bon ? Explique-moi ça sur la route, je dois aller vérifier les ruches.

⸺ Tu t’en vas ? C’est vrai que tu ne t’arrêtes jamais !

⸺ Si je veux vendre du miel d’acacia mardi au marché, il vaut mieux que j’aille voir mes abeilles.

Sabrina leva les yeux au ciel :

⸺ Et c’est toi qui me reproches d’être matérialiste ?

⸺ Ma chère, c’est ça ou bien je ne mangerai pas de viande ce mois-ci !

⸺ D’accord, je m’incline ! Tu me prêtes un chapeau ?

Sur le chemin, Sabrina développa un portrait tout à fait personnel du luthier : c’était, selon elle, un don Juan invétéré qui n’adorait rien tant que courtiser les dames. Il s’amusait à troubler tout ce qui portait un jupon pour le simple plaisir de jouir de leur émoi. Luba l’écoutait, amusée. Cette analyse était assez pertinente, mais peut-être pas tout à fait au diapason de ce qu’elle pensait de l’homme qui l’avait fait danser. Si elle avait pu le définir, elle aurait dit que c’était un homme qui savait exactement ce qu’il voulait des femmes : le plaisir sensuel, l’étreinte, quitte à les provoquer. Il suivait ses désirs d’une façon animale, sans se préoccuper des sentiments d’autrui, du qu’en-dira-t-on… Sans s’en apercevoir, elle dit tout haut :

⸺ C’est un rustre, en fait !

Sabrina sursauta à ce qualificatif…

⸺ Ah non, pas du tout ! Si tu savais comme il est poli avec tout le monde. On voit qu’il a fréquenté le gratin et qu’il a de l’éducation. Il va même à    l’église ! C’est ça qui est étonnant !

⸺ Il doit surtout y aller pour reluquer les filles, non ?

⸺ Je ne pense pas. Il a l’air vraiment de croire en Dieu. Il va communier régulièrement. Et il est loin d’être le seul à profiter de la messe pour regarder les filles. Non, tu vois, ce qui m’intrigue, c’est que c’est quelqu’un de bizarre. Par moments, on ne le voit pas pendant des jours et puis, d’un seul coup, il est là et te déshabille du regard, limite s’il ne te fait pas ouvertement la cour… Et puis, il est toujours au courant de tout ce qui passe au village ! Je ne sais pas comment il fait, mais impossible de lui cacher quoi que ce soit.

⸺ Les commères doivent aller l’informer !

⸺ Tu veux rire ? Elles le détestent. Elles le trouvent vulgaire, intrigant, dangereux. Elles ont même posé une affichette au patronage pour mettre en garde les parents qui ont des filles à marier. C’est le grand méchant loup ! En plus, on ne le voit jamais travailler. À croire qu’il vit de ses rentes… La mère Rougier dit même qu’il doit aller voir les dames de petite vertu pour être aussi étrange !

Luba soupira. Toujours ces mêmes réflexions de vieilles folles, cette manière de juger dès qu’un comportement n’allait pas dans le sens habituel de la morale publique. Pour un peu, elle aurait presque trouvé l’homme sympathique : se faire une réputation pareille en deux mois, c’était vraiment très fort. Il n’y avait guère que son père et sa mère qui avaient réussi à mobiliser aussi violemment les habitants. Dommage que le luthier soit si… La scène de la veille revint à sa mémoire, la plongeant dans des sentiments contradictoires : peur et désir mêlés. Elle frissonna de volupté contenue, croyant encore sentir les lèvres mâles toucher les siennes. Non, il ne fallait surtout pas revoir cet homme !

***

Cela faisait maintenant plus d’une semaine que le bal avait eu lieu. Le quotidien avait de nouveau repris les rênes de la vie de Luba, et elle y plongeait avec une énergie décuplée. Les marchés, toujours plus nombreux à la belle saison dans tout le canton, lui permettaient d’écouler chaque jour légumes et fruits du jardin, fromages, herbes et miel. Le dimanche, elle fabriquait les fromages frais et le beurre, ramassait et faisait sécher les plantes médicinales, les fines herbes qu’elle proposait régulièrement. Elle ne voyait pas les jours passer. Elle n’avait pas revu Lafargue et ce dernier ne s’était pas montré depuis leur rencontre. Elle en était soulagée. Tôt ou tard, elle savait qu’elle finirait par le revoir, mais elle souhaitait que cela soit le plus tard possible. Un mardi, en revenant du marché, elle trouva un message dans sa boîte aux lettres. Elle ouvrit nerveusement l’enveloppe, le cœur battant et lut :

« Je suis désolé pour l’autre soir. Je ne voulais pas vous faire peur. Je ne sais pas si vous me pardonnerez, mais je l’espère. »

L.

Rien ne semblait accompagner la lettre, mais Luba trouva un large bouquet champêtre posé sur le seuil de sa maison. Elle le prit avec des mains tremblantes, partagée entre colère et émotion : même s’il s’excusait, Lafargue avait trouvé le toupet de lui écrire et même de venir chez elle. Mais après tout, l’homme s’était donné du mal. Et il avait choisi les plus jolies fleurs de la saison. Ce serait dommage de jeter un pareil bouquet. Elle installa les fleurs dans une large cruche en vieux Strasbourg et la posa sur la table de la cuisine. Elle glissa le message dans un tiroir avant de se raviser et de jeter l’enveloppe dans le poêle à bois : nul besoin de garder ce genre de courrier. Puis elle partit vaquer à ses occupations.

La semaine suivante, lorsqu’elle revint de la petite ville voisine d’Ambert, elle trouva de nouveau un message, mais coincé sous une pierre sur le seuil de la ferme. Elle le ramassa et lut :

« J’ai très envie de vous revoir. Je vous attends ce soir à neuf heures, à la Croix Chenue. »

L.

Il est fou, pensa Luba. S’il croit que je vais y aller, il se trompe lourdement.

Et elle jeta une nouvelle fois le message de l’homme au feu. Mais le rendez-vous ne cessa de la hanter tout le reste de la soirée, et elle en perdit l’appétit. Lorsque neuf heures sonnèrent à la pendule, elle ne put s’empêcher de frissonner. Et si, ne la voyant pas, il venait ici ? La Croix Chenue n’était pas très loin de la ferme. Non… Surtout ne pas céder à la panique. Cela ferait trop plaisir à ce don Juan de pacotille. Rester digne.

Elle alla s’asseoir sur le banc de pierre sous le cerisier derrière la maison. Les roses embaumaient et les grillons faisaient entendre leur petite musique. Au loin, on entendait les cloches des salers et des aubracs. Luba soupira. Allons, c’était une belle soirée qu’il fallait savourer, même si un fâcheux tentait de la lui gâcher. Elle ferma les yeux et appuya son dos au tronc rugueux. La brise du soir caressait son visage et rafraîchissait son front et ses bras nus. La jeune fille se sentait bien, apaisée. Sa mère avait raison de dire que le jardin consolait de tout. Elle se laissait porter, attentive seulement aux bruits de la nature.

Soudain, une mélodie la fit sursauter. Cela venait de la colline derrière la maison. Quelqu’un jouait du violon. Immédiatement, Luba sut que c’était lui. La musique était douce, tendre, prenante. Les notes semblaient se fondre au paysage qui se préparait pour la nuit. Luba, figée, écoutait cette sérénade. Malgré le trouble qu’elle ressentait, ou peut-être à cause de lui, elle ne pouvait s’empêcher de trouver cette attention délicate. La musique apaisait ses craintes sur l’homme qui en était l’auteur, et lui donnait un tout autre éclairage de la personnalité de ce dernier. À l’écouter se donner ainsi dans la musique, Luba se disait qu’il devait avoir une sensibilité à fleur de peau, une générosité et une gentillesse non feintes. Ses réticences à son égard fondaient comme neige au soleil. Elle vibrait tout entière à la musique, comme elle avait vibré dans les bras du luthier, au bal de la Saint-Jean. Mais cette fois, la peur s’éloignait d’elle comme un mauvais rêve. Et si elle n’avait été si timide, elle se serait sans doute décidée à rencontrer celui qui suscitait ce trouble. La mélodie tendre l’enveloppait dans une douce torpeur dont elle souhaitait qu’elle se prolonge le plus longtemps possible. Mais après quelques minutes, la musique s’arrêta. Le concert était fini et le soleil venait de plonger derrière les monts d’Auvergne. Le violoniste voulait regagner Saint-Amant avant la nuit. Luba sourit puis décida qu’il était temps aussi pour elle de regagner sa maison. Elle poussa le loquet et monta se coucher, le cœur content. Elle n’avait plus peur de Louis Lafargue. Elle avait compris qu’il ne lui voulait aucun mal.

Quelques jours plus tard, le luthier vint chercher du miel et du fromage à son étal. Luba le servit de bonne grâce et lui sourit lorsqu’elle lui tendit les provisions. L’homme lui rendit son sourire et d’un ton malicieux il murmura :

⸺ La musique adoucit les mœurs, je le savais. À très bientôt, mademoiselle !

Luba rougit et répondit simplement :

⸺ Au revoir, monsieur.

Évidemment, la scène n’avait pas échappé au père Bideau qui attendait, comme tous les mardis, son pot de miel de châtaignier, mais il n’en souffla mot. La fille du pauvre Albin avait eu suffisamment à subir les ragots de toutes sortes pour qu’il s’abstienne de tout commentaire. Et puis, c’était si joli de la voir enfin s’ouvrir aux autres… Ce Lafargue, finalement, avait suivi ses conseils. Si ce musicien réussissait à conquérir le cœur de Luba, le père Bideau se dit qu’il exigerait d’être leur témoin de mariage ou de devenir parrain de leur premier enfant. Lui qui s’était toujours désolé de n’avoir pu en avoir avec sa femme, morte à la fin de la guerre, il aurait au moins un quasi petit-enfant. Il sourit à Luba en prenant le paquet qu’elle lui tendait et repartit vers l’hospice en clopinant gaiement, malgré ses rhumatismes et sa canne qui se coinçait entre les pavés de la place. Il tourna au coin de la rue Gaubert et décida de prolonger vers le cimetière pour en parler à Simone, sa défunte.

Il allait pousser la grille chantante lorsqu’il aperçut quelque chose qui le figea sur place : un homme se tenait de dos devant la tombe du père Bergheaud, le maréchal-ferrant. Et cet homme, même si le père Bideau n’avait pas ses lunettes, c’était Lafargue. Que faisait le luthier, en prière devant la dernière dépouille de celui dont il habitait la maison ? Peut-être juste de la curiosité ? Non, il n’aurait fait qu’un signe de croix tout au plus. L’attitude de l’homme était celle d’un familier du mort. Et pourtant, Lafargue n’était au village que depuis deux mois. Étrange, vraiment étrange. À moins que… Le visage du père Bideau se décomposa subitement et il faillit lâcher le filet à provisions qui contenait son pot de miel. Il tourna brusquement les talons, et alla s’asseoir sur le banc de pierre qui jouxtait l’entrée du cimetière. Il avait chaud, froid, tremblait et son vieux cœur battait à tout rompre.

« Non, murmurait-il. Non, je dois me tromper, ça ne se peut pas… Je l’aurais reconnu… Ce n’est pas possible ! »

Il chercha un mouchoir au fond de sa biaude et s’épongea le front. Il était bouleversé par l’émotion. La grille chanta et Lafargue apparut. Il aperçut aussitôt le vieil homme et, inquiet de le voir livide, il s’avança pour le secourir. Mais le père Bideau le repoussa en grommelant :

⸺ Je n’ai pas besoin d’un menteur pour me relever.

Lafargue le fixa avec étonnement puis, semblant comprendre, il répondit assez sèchement :

⸺ Désolé, mais ma vie privée ne regarde personne.

— Personne ? répliqua le vieux les yeux exorbités. Et la fille d’Albin ? Tu comptes lui dire quand même qui tu es ? À moins que tu n’sois venu la courtiser que pour t’amuser avec elle ?

Le luthier, mal à l’aise, détourna le regard :

⸺ C’est vrai que j’y ai pensé avant de m’installer ici. Mais depuis que j’ai rencontré Luba, tout a changé. Je crois que je commence à comprendre…

Bideau contempla son interlocuteur d’un air sombre :

⸺ Comprendre quoi ? Il n’y a rien à comprendre ! Tu devrais avoir honte ! Honte d’être revenu semer le malheur ! Quand je pense que je te prenais pour un honnête garçon prêt à marier Luba et lui faire oublier ses chagrins… Je serais toi, je repartirais pour la grande ville ! Tu n’as rien à faire ici, et tu n’as aucun droit de t’en prendre à une jeune fille parfaitement innocente.

Le vieux avait glapi les derniers mots, presque à bout de souffle. Il toussa. Lafargue s’assit, blême, à côté du vieil homme et commença :

⸺ Je ne suis pas venu pour me venger. Je suis venu pour trouver la paix, pour en finir avec ce passé. Comprenez-moi, je vis depuis quinze ans sous un nom d’emprunt. Mon père m’a renié et j’ai été obligé de racheter la maison où j’ai grandi, juste parce que je ne voulais pas reprendre son affaire. J’en avais marre de sa morale, marre de son soi-disant sens de la famille, alors qu’il n’a rien trouvé de mieux que de voler la femme de son meilleur ami !

⸺ Si tu étais resté au village, si tu n’avais pas engrossé la petite du pharmacien, ton père n’aurait pas fait une telle chose, hoqueta le père Bideau.

⸺ Mathilde courait bien assez les garçons pour que je ne sois pas le père de son enfant. D’ailleurs, Baptiste a reconnu le petit et a épousé la mère, donc l’honneur a été sauf. Non, ça, vous ne pouvez pas me le mettre sur le dos. Pour Rose et mon père… Vous ne savez donc pas que cette histoire existait avant que je parte ?

Le père Bideau secoua la tête négativement. Louis continua :