Marginales 303 - Collectif - E-Book

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Beschreibung

À l’heure où s’écrivent ces lignes, à la veille de Pâques 2020, cette année dont la numérotation est figurée par deux cygnes que l’on a envie d’orthographier signes, on ne sait rien encore, en nos contrées, pas plus qu’ailleurs sur la croûte terrestre, de quoi notre avenir sera fait. ­L’humanité n’a cependant jamais été aussi bien informée, comme on dit. Même dans une habitation précaire de Centrafrique, un écran reflète, avec une puissance omnisciente, des images du reste du monde. Et nulle part, pour une fois, ces reflets de l’ailleurs ne sont de nature à susciter la fascination ou l’envie, le soulagement ou l’angoisse que « la vraie vie est ailleurs », puisque partout elle est frappée d’inquiétude ou de désolation.


Jacques De Decker

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Éditorial

Jacques De Decker

À l’heure où s’écrivent ces lignes, à la veille de Pâques 2020, cette année dont la numérotation est figurée par deux cygnes que l’on a envie d’orthographier signes, on ne sait rien encore, en nos contrées, pas plus qu’ailleurs sur la croûte terrestre, de quoi notre avenir sera fait. L’humanité n’a cependant jamais été aussi bien informée, comme on dit.

Même dans une habitation précaire de Centrafrique, un écran reflète, avec une puissance omnisciente, des images du reste du monde. Et nulle part, pour une fois, ces reflets de l’ailleurs ne sont de nature à susciter la fascination ou l’envie, le soulagement ou l’angoisse que « la vraie vie est ailleurs », puisque partout elle est frappée d’inquiétude ou de désolation. Lorsque, jadis, de grands désastres ravageaient des régions du monde, l’information n’en parvenait qu’avec retard ailleurs sur la planète. Cette fois, l’astre, par le désastre, s’est ravageusement rétréci. Lorsque, il y a bientôt vingt ans, deux vaisseaux de l’air se sont fracassés sur des menhirs géants et habités à New York, on a, vaguement, pensé tous que la fiction était sortie de ses gonds et avait intensifié son réalisme. Cette fois, plus personne n’est spectateur, tout le monde est acteur, bien malgré lui bien sûr, de la tragédie hyper-présente. On n’est plus dans son fauteuil, mais sur la chaise électrique, avec ceci de particulier d’être investi du pouvoir d’en réchapper, à condition de se priver des gestes les plus fraternels de l’humanité : le baiser, la poignée de mains, l’étreinte, la réparation de la scission des sexes, de l’étrangeté à l’autre.

Non : c’est l’espèce qui est menacée, et principalement celle qui a eu le temps d’expérimenter la vie. Partiellement mais clairement épargnés : les petits des hommes, grâce qui est le seul signe que la malédiction n’est apparemment pas absolue.

Malédiction : mot que j’ai l’impression d’extraire d’un lexique aboli, d’une lecture jugée obsolète. L’absence d’approche métaphysique de cette situation est véritablement vertigineuse. Elle trouve son illustration dans l’adresse du Pape à une place Saint-Pierre absolument vide. Indépendamment de la résistance du souverain pontife à une adresse moderne à ses fidèles (il n’est pas moins télégénique que Donald Trump, il l’emporte sur le duc de Washington en maturité et qualités intellectuelles), cette image donne le vertige parce qu’elle illustre jusqu’au vertige la surdité de notre époque à toute hypothèse qui introduirait l’irrationnel dans l’explication – toujours contestable par définition – de ce qui nous advient. Or, que constate-t-on ? Qu’une invasion de créatures invisibles est occupée à décimer notre espèce, les mammifères singuliers que nous sommes selon une logique que les fabulateurs ont imaginée bien des fois, du moins les écrivains dotés d’une créativité débordante (ce qui ne caractérise pas les auteurs étudiés en faculté). Il fut un temps où la créativité humaine, même dotée de sens métaphysique, y voyait-on ne sait quelle colère du Tout-Puissant, maudissant une part de ses créatures coupables d’on ne sait quelle transgression.

Si l’on continuait dans cette logique qui a le mérite poétique de transcender l’irrationnel, il y aurait une cohérence dans cette hypothèse. Tout récemment, une jeune fille porteuse d’une bonne parole, célébrée dans ces pages, avait tourné un discours de mise en garde qui ne manqua pas d’impact. Est-il venu trop tard pour écarter la pandémie qui, il n’y a guère, aurait encore été interprétée comme un châtiment ?

Châtiment : autre mot d’un autre âge. Son effacement est paradoxal, puisque notre époque n’est certes pas moins encline que d’autres à sévir quand cela lui chante. Le sort réservé ces jours-ci à deux des plus éminents créateurs de notre époque, Woody Allen et Roman Polanski pour ne pas les nommer, en dit long sur le reniement par nos contemporains de ce que l’humanité peut produire de plus accompli : des œuvres d’art. Pendant longtemps, on avait pu penser que l’art échappait au désenchantement du monde. Éloignement du sacré « institutionnel », mais célébration de la créativité humaine, avec culte de ses accomplissements les plus évidents. Nuls des créateurs bénéficiant de ce culte (Picasso, Simenon, Stravinsky, Rodin, Chaplin…) n’étaient des petits saints. Il semblait que leur puissance créative les faisait échapper à la condamnation de leur comportement intime. De nos jours, plus de place à cette indulgence qualitative. Au contraire ! La qualité de leurs œuvres aggrave leur cas.

Et là, on touche peut-être au nœud du problème. Une société à deux versants a refusé l’indulgence de quelque nature qu’elle soit. D’un côté, elle condamne le refus d’obéissance à une règle qui place le juste partage collectif au sommet de son contrat social ; de l’autre, elle jette en pâture à la vindicte publique ceux qui se distinguent par le talent, satisfaisant ainsi une frustration d’infériorité symbolique pour mieux en dissimuler une autre, strictement économique. Ou condamne les riches d’esprit pour mieux épargner les riches tout courts. Or, un monde où le partage des richesses a atteint une proportion vertigineuse (une poignée de fortunes équivaut le PNB d’un conglomérat de nations) ne peut qu’engendrer une colère latente, qu’il est prudent de détourner de ses cibles évidentes en satisfaisant la vindicte populaire en l’orientant vers des figures célèbres qui ne doivent cette fortune qu’à leur talent et non à leurs talents – pour user d’un terme disparu de l’usage comme tant d’autres dans le grand massacre des langages. Cette aberration n’est rendue possible qu’en assurant que la gestion des États ne soit plus confiée à des esprits trop éclairés. Et en fait d’imposteurs à ces magistratures, nous sommes servis ! Ne prenons que l’exemple américain. Depuis ce jour, nous savons que le duc de Washington aura pour rival Joe Biden. J’invite à lire, dans la dernière livraison de Foreign Affairs, la déclaration d’intention de celui qui assista pendant huit années Barak Obama à la tête d’un pays convaincu depuis plus d’un demi-siècle qu’il est le réel nautonier du monde. Marginales avait accompagné le mandat de ce président hors normes qui avait eu pour mission, notre titre en faisant foi, de « Reconstruire la Barak ». Celui-ci, qui l’emportera probablement, son adversaire ayant eu trop de morts sur la conscience, aura une plus vaste mission de reconstruction à assumer. Mais sa simple présence dans cet affrontement majeur a de quoi rendre l’espoir. Comme en Belgique, à notre modeste échelle, l’improbable désignation d’une femme première ministre est un signe que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », phrase fascinante d’Hölderlin que la tant regrettée Claire Lejeune me serinait plus souvent qu’à son tour.

On le voit : une catastrophe n’est pas la fin du monde. Elle peut aussi être une admonestation. « Puisque vous n’avez toujours pas compris, sachez que vous êtes face au pire », nous dit un mystérieux augure. Il nous atteint au plus profond, au plus secret, au plus sacré même. Il interdit d’assister les mourants, de les saluer lors de leur départ. Des victimes du virus s’en vont sans le moindre signe d’hommes, de dévotion et de regret. Ces derniers adieux inaccomplis laisseront des cicatrices dans les cœurs. Des vies se trouvent gommées distraitement, sans qu’il soit possible de venger ces non-assistances. Celles et ceux qui auraient dû les assurer auraient risqué leur propre survie.

La tragédie est un mot pauvre pour désigner l’épreuve infligée. Jadis, on se serait senti noyé sous les manquements graves qui l’auraient justifiée. Et d’aucuns auraient crié vengeance au ciel. Or, de deux choses l’une : ou il n’y est pour rien, déni que la doxa la plus répandue dans nos contrées impose ; ou il frappe faute d’avoir été entendu dans ses avertissements, et on ne peut dénier la logique de ce châtiment. Hugo, parmi d’autres, a su se servir de ce mot puissant en s’inclinant, malgré son génie, devant une vindicte qu’il ne pouvait que justifier. Qui sommes-nous pour en savoir plus que lui ? Des misérables…

11 avril 2020

Chronique aiguë

Bernard Dan

Le monde est en train de mourir autour de lui et bientôt il va lui-même périr mais il rédige un message, qu’il scelle dans une bouteille. Comme un naufragé confie son Message-in-the-Bottle aux flots mêmes qui menacent de l’engloutir ? Non, Yosl n’espère pas qu’un sauveur inconnu vienne le délivrer. Il sait qu’il est perdu – que tout est perdu, que le monde est perdu – alors pourquoi consacre-t-il ses derniers instants, son dernier souffle à écrire ? Devant quel tribunal pense-t-il déposer son témoignage ?

Le livre de Joseph

Le problème, maintenant, c’est de le retrouver.

Tout avait pourtant bien commencé, si l’on ose dire. L’invite de Jean priant les auteurs de Marginales de bien vouloir trouver l’invitation de Jacques à apporter leur contribution etc. avait été lancée un toussotement avant l’allocution historique de la Première ministre annonçant – non pas le confinement car il ne fallait pas prononcer le mot, mais bien… – des mesures renforcées au vu de l’évolution de la propagation du Covid-19. Le grand Jacques exhortait les auteurs à réagir par l’esprit en s’autorisant « toutes les approches, de la plus intime à la plus délirante ». Malheureusement, ce serait son dernier appel, retentissant. Et il fut entendu.

Baronian, fidèle au poste (Que ma lyre frissonne !), Boedts, Dellisse, Adam, Ward, Atlas, Vrebos, Biefnot, Engel, Schraûwen, Callataÿ, Görgün, Berenboom, tous, tous, presque tous, auraient vraisemblablement répondu. Mais la communauté des auteurs n’est plus une communauté, car chacun est seul, isolé, cuirassé chez lui contre la menace. De même, la société de ceux qui étouffent de poumons blancs, hésitant à rejoindre celle des morts ou celles des survivants, n’est pas une société mais une multitude de solitudes. Néanmoins, Thiry la virologue, Keguenne, Thomassettie, toutes les plumes, tous les esprits se sont sûrement mis à composer l’ouvrage destiné à documenter l’essence du vécu local de la pandémie par la fiction, la poésie ou la réflexion, le psaume, le cantique ou l’hymne – ainsi que notre cher Jacques l’a suggéré : la percussion du cosmique et du comique. Même Ringelheim, mon ami Foulek, lui qui aussi nous attend déjà plus loin, se serait joint à l’effort.

Le projet tirait un parallèle autrement tragique avec l’initiative du groupe Oyneg Shabes, qui naguère, aux heures noires, rassembla un large faisceau de perspectives sur la vie quotidienne des prisonniers du ghetto de Varsovie, archivant témoignages, documents et œuvres d’art. Lorsque les membres du groupe comprirent qu’ils ne survivraient pas, ils dissimulèrent les archives dans trois bidons de lait, qu’ils enterrèrent. Un bidon fut retrouvé sous les décombres du ghetto en 1946. Un deuxième fut découvert en 1950. Mais le troisième reste à ce jour introuvable.

Sans jamais se rejoindre, les parallèles, même frêles, se prolongent néanmoins. De fait, cette livraison-ci de Marginales, DE VIRUS ILLUSTRIBUS,ne peut être délivrée. Pas actuellement ; jamais, peut-être. Ce n’est pas qu’elle soit perdue. Elle n’est que cachée, plus exactement encryptée. Mais le code nécessaire pour y accéder (via une boîte noire transactionnelle réputée inviolable) serait resté dans l’esprit de notre cher maître et ami. Nous savons que Jacques n’affectionnait pas particulièrement l’informatique, mais il aurait été séduit par l’idée de proposer une clé cryptographique basée sur ses goûts littéraires. Sans cette clé, aucune vision intelligible du numéro 303 de la revue n’est possible. C’est désolant. Qui saura jamais ? Qui comprendra ce que nous vivons ? Qui nous croira ? Sans cette pièce irremplaçable, comment les générations futures se prémuniraient-elles contre la récurrence d’une telle catastrophe ? Alors, nous ne pouvons que citer Jacques à nouveau : « Opposons les puissances de l’esprit au dessein impénétrable qui nous frappe. » Et remmailler comme nous le pouvons nos projections éparses.

Imaginons les titres – c’est déjà ça. Un des auteurs aurait sans doute choisi Avenue de la Couronne ; d’autres auraient peut-être joué différemment avec le nom du virus, de Vie russe à Encor-ona-soit-qui-mal-y-ruse.91-Divoc aurait pu présenter en miroir le parcours du Diable Rouge Divoc(k Origi). Les mesures de protection auraient certainement, elles aussi, inspiré plus d’un titre, par exemple 100 manières de se saluer sans se toucher, Haut les masques, Le con fini, La déconfiture ou Du 13 au 97 mars ; la pandémie, Urbi et Orbi, et l’on aurait revu quelques sempiternels revenants de Marginales arborant l’initiale T : pourquoi pas D. Trump dans Deep fake ou G. Thunberg dans Greta l’a eu / L’a-t-il eue ?

Quant aux épigraphes, qui fleurissent de plus en plus dans la revue, nous nous attendrions à trois voire quatre passages de La peste, peut-être quelques vers du Printemps d’après la fin du monde de Pagani et à coup sûr un extrait de Marcel Thiry pour la nouvelle de Lise.

Pour les textes, immanquablement une belle solitude dans une maison de repos et de soins au littoral. Jauniaux pourrait nous donner une conversation délicate avec, disons, une Maria exilée, cloîtrée, oubliée dans sa chambre depuis que les miasmes ont intoxiqué la résidence De B., avenue de la Panne à Baaldje. Ce qu’elle voudrait maintenant, Maria, ce qui lui ferait plaisir ? Revoir une représentation de la pièce Les fleûrs do bon Diè où monsieur Marcel l’avait emmenée à ses dix-sept ans. Tout le reste, confierait-elle au narrateur était identique à Saint-Idesbald et à Namur, même l’odeur du chanvre. Elle sourirait en pensant aux paroles chanvrées de monsieur Marcel, que le vent du ciel bleu lui aurait rapportées.

Conjecturons par ailleurs sur la présence d’un mini-drame sur la peste noire, peut-être de Remy-Wilkin. La grippe espagnole reviendrait assurément, et peut-être la fièvre d’Ebola. La contemporanéité de Pâques prêterait à l’imagerie d’une résurrection après la souffrance ; de même la Pâque juive, l’espoir d’une libération après le fléau (les plaies d’Égypte), le sacrifice (de l’agneau), ainsi que le fameux Ma nishtana – « En quoi cette nuit diffère-t-elle de toutes les autres nuits ? » Et les préoccupations quotidiennes : la distanciation sociale, les vidéoconférences, le décompte des malades et des défunts, l’eczéma des mains, l’arrêt de la vie économique, les métiers essentiels et les autres (avec le passage des coiffeurs des premiers aux derniers), les pénuries, les initiatives citoyennes et les machines à coudre, les images d’horreur d’Italie, d’Espagne et des États-Unis, les promesses quotidiennes d’atteinte imminente du pic de la pandémie.

Berckmans nous livrerait forcément une aventure torride, comme celle d’une perle persane de la CIA découvrant à sa manière les secrets de l’épidémiologie dans la province de Hubei. Dan, nous pensons qu’il hésiterait à rapporter la succession des symptômes présentés par son fils (qui a assez bien recouvré la santé) ou sa propre expérience au sein de la cellule coronavirus de l’hôpital ; nous devinons qu’il voudrait plutôt nous entraîner dans un conte sur le code génétique de l’acide ribonucléique viral et des implications éthiques pour les individus et les collectivités. Les calepins de Baras seraient les mieux suivis dans la chronique.

Notre passeuse à la ligne pourrait, elle, isoler de ce désastre un terme infecté : prosèmes. Si c’est le cas, elle pourrait collecter une série de ces prosèmes invariablement intitulés Le phénix afin d’invoquer à l’avance l’après-crise, dans la lignée hypothétique de ce qui suit.

Le phénix

fait niks

ainsi décrite l’oisiveté de l’oiseau

Le phénix

d’un ciel mauve

d’une orange

d’un amas de poussière

aux ailes instinctives à l’œil rond

s’il regarde vers le haut il naît

de chaque vie il ne garde pas des poches emplies

Le phénix étend ses ailes : il vole

Le phénix

monstre de plumes poilues

navette aux airs de poulaine

cogne de son bec le monde opaque alentour

Le phénix immolé par lui-même

mort (inexistant)

si d’aventure une spore éclôt sur le lieu présumé de ses cendres

dira-t-on : « Là est rené l’oiseau mythologique » ?

observera-t-on : « Il a les yeux de son père (qu’il fut) » ?

Le phénix

fut-il le corbeau des hôtes des bois de France

avant la Révolution ?

il peut sucer les rayons supérieurs

peut tracer des courbes ingénieuses ou prétentieuses

ou poser maladroitement ses pattes cornées sur les feuilles brunies

qui humectent l’humus (leur destinée) de ces bois

Le phénix

joint ses paupières ridées

ses rêves sont majestueux

le plus souvent il ne rêve pas

Le phénix

son corps est entièrement de pierre

son œil le soleil muet

sa tête l’ombre du soir qui veille

son bec est dur

les chevrons sur son corps figurent les phanères

Le phénix reste immobile et impassible

Le phénix

un jour visita le sphinx

aucune énigme orale ne fut posée

mais de leur rencontre

émanait dans le mystère

que le soleil n’avançait plus

le jour dura et dura

Le phénix soudain prit congé

et aujourd’hui encore le sable

les collines le ciel la surface

de la mer les roches moi-même

et bien d’autres objets

portent une parcelle de l’éclat

douloureux

de ce jour mémorable

Bref, une indispensable chronique de Froissart, une colonne de Trajan, un livre d’or, un Yizkor Buch, un hommage aux disparus et une diatribe contre ce coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère, un recueil précieux, authentique, édifiant, les larmes et l’espérance, la peine et la résolution. Il serait là, juste là mais inaccessible, le fruit de cet effort commun, là cette réponse fraternelle à l’appel lucide de Jacques De Decker, mais inaudible.

Que restera-t-il de l’humanité ? Si seulement…

« Une belle mystification », dit enfin Jinn, en se forçant un peu pour rire. Phyllis restait rêveuse. Certains passages de l’histoire l’avaient émue et elle leur trouvait l’accent de la vérité. Elle en fit la remarque à son ami. « Cela prouve qu’il y a des poètes partout, dans tous les coins du cosmos, et aussi des farceurs. » Elle réfléchit encore. Cela lui coûtait de se laisser convaincre. Elle s’y résigna cependant avec un soupir. « Tu as raison, Jinn. Je suis de ton avis… Des hommes raisonnables ? Des hommes détenteurs de la sagesse ? Des hommes inspirés par l’esprit ?… Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur a passé la mesure. Mais c’est dommage ! — Tout à fait d’accord, dit Jinn. Maintenant, il est temps de rentrer. » Il largua toute la voile, l’offrant tout entière aux rayonnements conjugués des trois soleils. Puis il commença de manœuvrer des leviers de commande, utilisant ses quatre mains agiles, tandis que Phyllis, ayant chassé un dernier doute en secouant énergiquement ses oreilles velues, sortait son poudrier et, au vu du retour au port, avivait d’un léger nuage rose son adorable mufle de chimpanzé femelle.

La planète des singes, Pierre Boulle

Le mauvais jour

Frank Andriat

Cela faisait cinq ans, huit mois et deux jours qu’il attendait ce moment. Matt avait préparé son évasion avec une rare méticulosité. Chaque détail avait été réfléchi et voilà, enfin, il était dehors, heureux, encore étourdi par son audace, encore tremblant de ces instants en suspens où, enfoui sous des draps sales dans une manne à linge, à l’arrière du camion de la blanchisserie, il avait franchi les portes de la prison.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Midi tapantes ! Un beau moment pour respirer l’air libre. Avait-on déjà donné l’alerte là-bas ? Avait-on compris comment il avait réussi son coup ? Si tout fonctionnait comme il l’avait prévu, la 206 grise de son pote Vincent apparaîtrait bientôt sur le coin de la place et, dans quelques heures, ils auraient franchi la frontière. La li-ber-té, la liberté ! Matt avait envie de rire, mais plus envie encore que cette fichue bagnole apparût.

Midi trois. Il repéra la Peugeot et ça lui fit rudement plaisir de reconnaître les traits de son complice. Celui-ci faisait grise mine et cela étonna Matt. Quand la voiture arriva à sa hauteur, Vincent baissa la vitre et lâcha :

– Putain, Matt ! Dépêche. Il faut qu’on se planque au plus vite. Il y a des flics partout. J’ai eu deux contrôles sur la route.

Le cœur de Matt eut un raté et une grosse boule se forma dans sa gorge. Déjà ! Pour lui ? Quelqu’un l’avait-il trahi ? À la prison, personne n’était au courant de son projet de cavale, encore moins du plan qu’il avait concocté avec Nathalie. Elle avait servi de lien entre Vincent et lui. Les flics avaient-ils eu vent des messages qu’ils avaient échangés via le petit téléphone portable qu’il tenait planqué sous le matelas de sa cellule ?

– Grouille, Matt, grinça son pote en le sortant de ses pensées. Je vais t’amener au hangar en passant par les petites routes.

– Hangar ? déglutit-il. Nous ne filons pas vers l’Espagne ?

– Le pays du flamenco, tu oublies.

– Dans ce fichu hangar pourri où j’ai passé trois mois avant qu’ils me piquent ?

Vincent acquiesça et poussa un soupir.

– Désolé, mec. La France est en confinement depuis hier et la Belgique depuis sept minutes.

Matt leva un sourcil surpris. Tout à la préparation de son projet, il n’avait pas écouté les infos, ces derniers jours. D’ailleurs, elles ne l’intéressaient pas. Ce qui lui permettait de survivre, c’était l’idée qu’il allait sortir. Il en avait pris pour dix-huit ans. Cinq ans huit mois et deux jours de réclusion, c’était déjà beaucoup trop. Il n’en pouvait plus. S’il voulait survivre, il fallait qu’il sorte à tout prix.

– Confinement ?