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"Mes souvenirs sur Napoléon est un livre écrit par Jean-Antoine Chaptal, un proche collaborateur de Napoléon Bonaparte. Dans cet ouvrage, Chaptal partage ses souvenirs et ses observations sur l'Empereur, offrant ainsi un aperçu unique de la vie et du règne de Napoléon. À travers ses récits, Chaptal nous plonge au cœur de l'histoire et nous permet de mieux comprendre la personnalité et les actions de l'une des figures les plus emblématiques de l'histoire de France. Ce livre est un témoignage précieux qui ravira les passionnés d'histoire et les amateurs de biographies historiques.
Extrait : ""Napoléon Buonaparte naquit à Ajaccio le 15 août 1769. (Je l'appellerai Bonaparte, parce que, dans la campagne d'Italie, où il se couvrit de gloire, il supprima l'u de son nom, pour ne plus paraître d'origine étrangère.)"""
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Seitenzahl: 346
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335028720
©Ligaran 2015
Mémoires personnels rédigés par lui-même de 1756 à 1804 continués, d’après ses notes, par son arrière-petit-fils jusqu’en 1832.
Je suis né à Nojaret, département de la Lozère (ci-devant Gévaudan), le 3 juin 1756.
Mes parents étaient de riches et honnêtes propriétaires, qui jouissaient de l’estime et de la vénération publiques : leur maison était l’asile des pauvres ; leur conduite, la règle et l’exemple de la contrée, et leurs conseils étaient toujours la loi suprême pour tous les habitants. Depuis cent cinquante ans, l’aîné de la famille restait attaché à la culture des domaines, et les cadets embrassaient l’état ecclésiastique, la profession d’avocat ou celle de médecin.
La profession de médecin était généralement préférée, et cette vocation était surtout décidée par plusieurs ouvrages de médecine et d’histoire naturelle qui existaient dans la maison et dans lesquels on lisait de préférence à tout autres. Je me suis souvent reporté moi-même par la pensée à ce premier âge, où, à peine instruit dans les éléments de la lecture, je prenais un plaisir tout particulier à feuilleter un Aristote qui m’était tombé sous la main. Cet ouvrage piquait particulièrement ma curiosité par de mauvaises gravures en bois qui reproduisaient les principaux animaux. Je me rappelle même qu’à l’insu de mes parents j’en détachai quelques gravures que je calquai assez grossièrement, et que j’avais ensuite la petite vanité de présenter comme des dessins d’après nature.
Mon éducation fut peu soignée jusqu’à l’âge de dix ans ; à cette époque, je fus placé chez un bénéficier de la cathédrale de Mende, appelé M. Caylar ; ce prêtre, qui ne savait guère qu’un peu de latin, m’initia d’abord dans les principes de cette langue et me mit dans le cas d’entrer au collège des Doctrinaires de cette ville, où je débutai par la cinquième. Mes progrès furent assez rapides, et, en peu de temps, je parvins à être un des premiers de ma classe. M. Caylar surveillait mes études, excitait mon émulation, me faisait parler latin dans la conversation et tirait vanité de quelque facilité que j’avais, avec une pédanterie qui, même à cette époque, me paraissait fort ridicule.
Un de mes oncles occupait alors le premier rang parmi les médecins praticiens de Montpellier ; on lui rendit compte de mes progrès et de mon amour pour l’étude ; il n’était point marié, et il se chargea de pourvoir à mon éducation.
Dès ce moment, je devins l’objet de l’affection de tous mes maîtres ; tous donnèrent à mes progrès une attention particulière. M. Lafont, syndic du pays du Gévaudan, ami de mon oncle, le nourrissait dans l’espérance qu’il se préparait un successeur, et l’intérêt que mon oncle prenait à moi, sans m’avoir vu, allait toujours croissant ; cet intérêt était excité par les rapports que lui faisaient M. Lafont, M. l’évêque de Mende et autres personnes qui, tous les ans, se rendaient aux États de Languedoc qui s’assemblaient à Montpellier.
Je passai cinq années au collège de Mende ; j’y parcourus successivement toutes les classes, jusqu’à la rhétorique inclusivement, et, quoique distingué dans mes études, le résultat fut d’avoir appris le latin de manière à pouvoir expliquer, sans embarras, les auteurs classiques les plus faciles. – Tout ce qu’on y apprenait d’histoire ou de géographie dans le cours d’une année s’oubliait pendant les vacances, et cela, par la mauvaise méthode d’enseigner qui ne consistait qu’à apprendre des mots, sans les fixer dans la mémoire par l’inspection d’un globe ou d’une carte, de manière qu’on traitait l’histoire et la géographie comme si l’on eût parlé d’un monde imaginaire.
J’allais passer le temps des vacances dans la maison paternelle, et mes parents y réunissaient tous les curés et vicaires des environs ; là nous faisions assaut de latin, d’histoire, de grammaire ; j’étais constamment le plus fort, ce qui donnait de l’orgueil à ma famille et excitait singulièrement mon émulation.
Après cinq années d’études au collège de Mende, mon oncle me fit passer à celui de Rodez (département de l’Aveyron, ci-devant Rouergue). Il donna la préférence à ce collège, parce qu’il était fort lié avec M. de Cicé, évêque de Rodez, et que le professeur de philosophie, M. Laguerbe, jouissait d’une réputation méritée. Je fus donc fortement recommandé à M. Laguerbe, j’eus une chambre au collège et je fis table commune avec les professeurs.
M. Laguerbe me donna des soins tout particuliers ; il passait les journées avec moi, me faisait apprendre et répéter mes cahiers, me choisissait seul chaque mois pour soutenir une thèse publique sur tout ce qui avait été enseigné dans le mois, et, à la fin de chaque année, il me désignait pour soutenir une thèse générale. Ces épreuves publiques enflammaient mon émulation et me forçaient à travailler.
Des études aussi assidues auraient pu avoir un résultat plus avantageux pour moi, si le fonds avait été plus philosophique et les sujets mieux traités ; mais tout se bornait à des discussions inintelligibles sur la métaphysique, à des subtilités puériles sur la logique, etc., etc., et, à l’exception de quelques notions exactes, mais superficielles, sur l’algèbre, la grammaire et le système du monde, je n’ai retiré de ces études forcées pendant deux ans qu’une grande facilité à parler latin et une passion pour l’ergoterie, que j’ai heureusement abandonnée, après en avoir senti de bonne heure tout le ridicule.
Mes thèses générales firent une grande sensation. Tout le chapitre, la noblesse, l’évêque, s’y rendirent. Pour les rendre plus solennelles, je les avais dédiées au chapitre lui-même, et là, pendant trois ou quatre heures, je me débattis contre les personnes les plus redoutables en argumentation. Comme les disputes roulent sur la métaphysique, attendu que les mathématiques, la physique et l’astronomie sont susceptibles de démonstration, l’argumentant joue le premier rôle, parce qu’il attaque ou des articles de croyance ridicules, ou des opinions hasardées sans preuves ; mais la victoire reste constamment à celui qui parle avec le plus d’assurance et de facilité, et, à cet égard, je ne le cédais à personne.
Ma conduite et mes succès me firent une grande réputation ; les souvenirs que j’ai laissés à l’école ne se sont pas encore effacés ; c’est au point que, même encore de nos jours, on donne ma chambre à habiter au plus studieux du collège, et qu’une inscription placée sur la porte rappelle l’époque où elle a été habitée par moi. J’avouerai franchement que cet hommage rendu à mes premiers succès dans la carrière des sciences m’a plus flatté que tous les titres académiques dont j’ai été honoré par la suite.
Après deux ans passés à Rodez, je me rendis à Montpellier, auprès de mon oncle, qui avait vieilli dans la pratique de la médecine, qui jouissait d’une grande réputation de talent comme praticien et qui avait conquis l’estime publique non seulement par ses succès, mais par un désintéressement et une dignité dans l’exercice de sa profession, qui le faisaient adorer. Ses succès l’avaient fait surnommer le Guérisseur.
Le choix de mon état ne pouvait pas être douteux : l’exemple de mon oncle, son amour pour une profession qu’il exerçait si honorablement, l’espoir de lui succéder, la certitude d’hériter d’un nom vénéré et d’une fortune considérable, tout me faisait un devoir de me livrer à l’étude de la médecine.
Je me fis donc inscrire en 1774 à l’école de Montpellier, qui comptait alors parmi ses professeurs les hommes les plus éclairés du siècle, les Leroy, les Barthez, les Venel, les Gouan, les Lamure. Mais l’enseignement y était très mal réparti : Venel, habile chimiste, y professait l’hygiène, et René nous récitait quelques pages de Macquer pour toute chimie ; Barthez y enseignait l’anatomie, et Gouan faisait des leçons sur la matière médicale, de sorte que personne n’était à sa place. Ce vice provenait de ce que, indistinctement pour le concours de toutes les chaires, on donnait à traiter des sujets de médecine, et que, par suite, un simple praticien se présentait pour la chimie comme pour la botanique et obtenait d’autant plus aisément les suffrages de l’école qu’il n’était que médecin. Alors la médecine pratique était tout ; la chimie, la botanique ne formaient que des accessoires très subalternes.
Dans la première année de mes études médicales, je m’adonnai, d’une manière spéciale, à l’étude de l’anatomie et de la botanique. Ces deux sciences avaient un attrait tout particulier pour moi.
Dès la deuxième année, je fus en état de préparer les leçons de l’école sous la direction de Laborie, très habile démonstrateur d’anatomie, et, à la fin de la même année, je lus à la Société royale des sciences de Montpellier un mémoire de physiologie produisant des conclusions nouvelles.
Un fait assez extraordinaire vint refroidir mon zèle pour l’anatomie. Les cadavres ne suffisent pas à Montpellier pour les besoins des amphithéâtres, et très souvent l’on est forcé de suspendre les cours jusqu’à ce que l’hospice puisse en délivrer. C’est cette pénurie de moyens d’instruction qui m’avait porté à me lier avec M. Fressines, premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, pour travailler en commun sur l’anatomie. Un jour, Fressines vint m’annoncer qu’il venait de faire porter un cadavre dans son amphithéâtre particulier ; nous nous y rendîmes de suite ; je trouvai le cadavre d’un jeune homme mort d’une fluxion de poitrine depuis quatre à cinq heures ; je reconnus ce jeune homme pour m’avoir servi plusieurs fois à ramasser mes boules dans mes parties au jeu de mail ; ce qui déjà me fit éprouver quelque peine. Néanmoins, je me mis en devoir de le disséquer, mais, au premier coup de scalpel sur les cartilages qui lient les côtes au sternum, le cadavre porta la main droite sur le cœur, et agita faiblement la tête ; le scalpel me tombe des mains, je m’enfuis de frayeur, et, depuis ce moment, j’ai abandonné l’étude de l’anatomie.
Déjà, la deuxième année, je m’étais occupé de l’étude de la physiologie ; cette partie avait de l’attrait pour moi, et les savantes leçons de Barthez entretenaient en moi un amour passionné pour cette étude. La troisième année, j’en fis, pendant six mois, ma principale occupation. L’habitude que j’avais prise à Rodez d’argumenter et de disputer sur tout me donnait un goût privilégié pour les systèmes ; et, comme la physique du corps humain est celle de toutes les sciences qui présente le moins de faits positifs, je me trouvais dans mon centre ; je discutais avec pédanterie et indifféremment le pour et le contre de toutes les hypothèses ; j’étais en querelle ouverte avec tous mes camarades ; je prenais constamment le contre-pied de leur opinion ; j’eusse peut-être persisté encore longtemps dans ce système puéril d’ergoterie, sans le concours de deux circonstances qui ont tellement changé mes habitudes scolastiques et influé sur le temps de ma vie qui va suivre, que je ne puis les omettre.
Le fils d’un de mes amis, M. Coustou, devait soutenir ses thèses générales au collège de Montpellier. Ses respectables parents et lui m’invitèrent à y assister, je m’y rendis. L’assemblée était nombreuse et brillante ; je fis d’abord quelques questions à l’élève ; je lui donnai des éloges ; mais, ayant éprouvé quelque embarras pour répondre à mes arguments, son professeur (M. Léger) voulut prendre la parole, et, dès lors, la discussion s’engagea entre ce dernier et moi ; je le pressai si fort et de si près qu’il resta muet, et, comme on dit, il fut mis au sac ; le maître et l’élève rougirent, et je proclamai leur défaite. Je ne jouis pas longtemps de ma petite victoire, car, revenant bientôt à mes sentiments naturels pour cette respectable famille, je me sentis dévoré du chagrin de l’avoir humiliée, et mon cœur soulevé contre moi me fit expier pendant longtemps la peine que je lui avais faite. Depuis ce jour, je me suis abstenu de toute argumentation et j’ai pris en aversion les subtilités scolastiques, qui n’ont pas d’autre but que de tendre des pièges à la raison.
À peu près à cette époque, je me liai d’amitié avec M. Pinel (devenu célèbre à Paris), qui, doué d’un esprit sain et cultivé, nourri des bons principes de la médecine, était venu fortifier, à Montpellier, sous les yeux et par l’exemple des grands maîtres, les bonnes études qu’il avait faites à Toulouse. Son goût éclairé pour l’observation, son mépris pour les systèmes en médecine contrastaient singulièrement avec ma manière de voir et avec mes habitudes ; nous disputâmes longtemps et sans nous convaincre ; mais M. Pinel prit à la fin un parti qui ne pouvait pas manquer de produire son effet : il me conseilla de renoncer, pour quelques mois, à l’étude des auteurs qui ne s’occupent que de théorie et d’explication, pour ne consulter que trois auteurs, Hippocrate, Plutarque et Montaigne. La lecture réfléchie de ces auteurs, que nous faisions très souvent en commun, opéra sur moi une révolution que j’avais regardée d’abord comme impossible ; je me passionnai pour l’étude de ces trois philosophes à tel point qu’à force de les lire et de les méditer, j’en savais plusieurs chapitres par cœur. Ma conversion fut complète. Je pris en horreur les hypothèses ; je ne connus plus que l’observation pour guide de mes recherches dans tout ce qui tient à la vie animale ; je reconnus que les lois vitales échappaient à la mécanique, à l’hydraulique, à la chimie, et que les mouvements dans les corps vivants dépendaient de quelques lois primitives dont il fallait étudier et comparer les effets sans en rechercher les causes. Sans doute, les lois de la mécanique, de l’hydraulique et des affinités chimiques s’exercent sur toute la matière ; mais, dans l’économie animale, elles sont tellement subordonnées aux lois de la vitalité que leur effet est presque nul ; et les phénomènes de la vie s’éloignent d’autant plus des résultats calculés d’après ces lois, que la vitalité est plus intense, de sorte que leur pouvoir est presque insensible dans les fonctions dévolues aux animaux.
Pénétré de cette doctrine, j’en fis l’application dans ma thèse de bachelier que je soutins vers le milieu de la troisième année de mes études en médecine. Je voulus développer les causes des différences que l’on observe parmi les hommes considérés dans le physique et le moral, et je divisai ce vaste et beau sujet en quatre parties. Dans la première, je m’attachai à faire connaître les différences que nous apportons en naissant. Cette partie, très difficile à traiter, puisqu’il faut se préserver de toute influence étrangère, exigeait des connaissances profondes sur les lois générales de la vitalité ; aussi m’y suis-je appliqué à les présenter toutes dans leur ensemble pour en déduire les modifications qui constituent les différences ou les constitutions individuelles. Dans la deuxième partie, je m’essayai à faire connaître ce qui est dû à l’éducation, que je considérai dans ses effets sur la sensibilité et la mobilité physique, de même que sur l’imagination, la raison et la mémoire. Dans la troisième partie, j’examinai les modifications qu’apportent les climats sur toutes les facultés vitales ; et, dans la quatrième, je tâchai de déterminer l’influence des gouvernements ou de telle éducation politique qui donne un caractère propre à une nation.
Cette thèse volumineuse, écrite en latin, soutenue en cette langue, nourrie de tous les exemples que les écrivains voyageurs, politiques et philosophes m’avaient fournis, fit une grande sensation.
Je fus reçu docteur trois mois après ; mais, poursuivant mes études dans la même direction, je sentis bientôt que ma thèse de bachelier n’était qu’une ébauche ; mes études me présentaient chaque jour de nouveaux faits qui venaient appuyer mes principes, et, un an après, je rédigeai un traité sur cette matière, que j’écrivis en français. Je donnai mon travail à la Société des sciences de Montpellier, dont j’étais déjà membre ; le rapport, profondément raisonné, me fut extrêmement favorable ; on m’invitait à le livrer au public ; mais, peu confiant dans un travail de cette importance, et persuadé qu’un sujet aussi vaste ne pouvait être traité qu’imparfaitement par un jeune homme de dix-neuf ans, je renfermai mon manuscrit et le rapport, et me bornai à inscrire sur la première page l’époque et l’âge où il avait été composé. Cet ouvrage m’a été volé cinq ou six ans après.
Mon oncle avait toujours eu le projet de faire de moi un médecin praticien ; il souriait à l’idée de se donner un successeur. En conséquence, après mon doctorat, il me délégua des malades et des consultations ; j’avais l’air d’entrer dans ses vues, mais Plutarque et Montaigne les contrariaient en moi de toute la force du goût et de la raison, et je ne m’occupais de la médecine qu’autant qu’il en fallait pour ne pas me brouiller avec mon oncle.
Pour me soustraire à cette tyrannie médicale, je parvins à persuader à mon oncle qu’on se livrait trop jeune à la pratique de la médecine, qu’il convenait de se préparer à l’étude de cette noble profession par des recherches profondes ; j’appuyai mon opinion d’exemples honorables et je le décidai à me laisser passer deux années à Paris pour m’y perfectionner. Cette négociation fut longue et difficile, et mon oncle n’y consentit que parce que l’occasion se présenta de faire le voyage avec M. de Cambacérès, notre ami commun (depuis prince archichancelier de l’Empire).
J’arrive donc à Paris avec M. de Cambacérès. Nous descendons rue Croix-des-Petits-Champs, à l’hôtel de Bourbon, et employons les deux premiers mois de notre séjour à visiter les édifices et tous les monuments de cette immense cité. Chaque jour, nous sortions à sept heures avec le projet de voir tout ce qu’il y avait de curieux dans un quartier, et ne rentrions qu’à trois heures pour dîner. Après avoir parcouru tout ce que la capitale nous offrait de curiosités, nous entreprîmes des excursions dans son voisinage et visitâmes successivement tous les châteaux et palais des environs. Je me rappelle avec plaisir que tous les soirs, occupant notre société du détail de nos courses, nous éprouvions la surprise de voir que nous étions plus instruits que ceux qui habitaient Paris depuis vingt ans, ou qui y étaient nés ; nous avions l’air de leur parler de la Chine ou de la Perse, et nous eussions pu très souvent leur donner des romans pour l’histoire de leur pays, tant il est vrai que la facilité de pouvoir visiter, à chaque instant, un monument, fait qu’on diffère du jour au lendemain et qu’on passe sa vie à côté sans jamais y entrer.
Après ces excursions dans Paris et au-dehors, je me liai avec quelques littérateurs du temps tels que Lemierre, Roucher, Berquin, Cabanis, Delille, Fontanes, etc. Nous avions établi des séances académiques chez M. Lacoste, directeur de l’enregistrement, rue Saint-Thomas du Louvre, où nous lisions nos productions à tour de rôle. Je fréquentai beaucoup le Théâtre-Français et je ne respirai plus que poésie. Quelques essais en ce genre, que j’avais faits au collège et dans le cours de mes études en médecine, me valurent des encouragements, et il n’en fallut pas davantage pour me tourner la tête ; je traduisis en vers les hymnes de Santeuil ; je composai trois comédies ; j’eus même la prétention de travailler à une tragédie dont le sujet m’était fourni par l’histoire de la Pologne ; j’en avais terminé le deuxième acte, lorsque je sentis que ma verve s’affaiblissait et que mon troisième acte ne présentait partout que la gêne, l’embarras et le refus prononcé de Minerve. J’en restai donc là heureusement après avoir perdu deux ans dans cette carrière ; je me bornai dès lors à composer des vers de société et employai le reste de mon séjour à Paris à cultiver les sciences. Je n’avais pas cessé, d’ailleurs, de correspondre sur l’état de la médecine à Paris avec mon vieil oncle, qui ne m’aurait pas pardonné de faire des vers. Je fis deux cours d’accouchements sous M. Baudelocque ; je suivis les leçons de chimie de Bucquet, à l’École de médecine ; de Mitouard, dans son laboratoire, rue de Beaune, et de Sage, à la Monnaie ; je cultivai beaucoup Romé de Lisle, et, quoique peu versé dans la chimie, Dillon, l’archevêque de Narbonne, président des États de Languedoc, me désigna pour aller professer cette science à Montpellier.
Je sentis bientôt tout le poids du fardeau qu’on venait de m’imposer ; je redoublai de zèle pour m’instruire dans la science que je devais professer, et je partis pour Montpellier, après un séjour de trois ans et demi à Paris.
Arrivé à Montpellier trois mois avant l’ouverture des États de Languedoc, je m’occupai du soin pénible de former un laboratoire dans le local de la Société royale des sciences, et me mis en mesure d’ouvrir mon cours pendant la session des États. Ce cours, honoré de la présence des prélats et des seigneurs qui venaient aux États, fut extrêmement brillant. Je travaillais nuit et jour pour préparer mes leçons ; je parlais avec une grande facilité et une hardiesse au moins égale ; et les États délibérèrent la création d’une chaire de chimie aux appointements de six mille francs par an.
Malgré mes succès dans l’enseignement de la chimie et les faveurs des États, mon oncle voyait avec peine que j’échappais à la pratique de la médecine ; il m’en faisait chaque jour des observations, et chaque jour je m’efforçais de lui persuader que, lorsque je me serais fait une grande réputation dans la chimie, j’en aurais bien plus de facilité pour m’illustrer dans la pratique ; je lui citais Stahl et Vœrhaave qui avaient été les premiers chimistes et les plus grands médecins praticiens de leur temps : ces exemples ne laissaient pas que de faire impression.
À l’époque où je commençai à professer la chimie, la nouvelle doctrine n’existait pas encore ; l’ancienne commençait à être ébranlée : la découverte des gaz, la décomposition de l’air, la théorie des oxydations métalliques, déduites du mémoire de Lavoisier sur les oxydes d’étain et de mercure, tout nous montrait l’horizon du beau jour de la chimie ; cependant le phlogistique n’était pas encore banni ; on le pliait aux explications des nouveaux faits, et c’est dans cette doctrine que j’ai fait mon premier cours,
Je travaillai à la chimie avec une ardeur incroyable pendant six mois, je répétai toutes les expériences avec soin, et me livrai à de nouvelles recherches : après ce court intervalle, je crus pouvoir livrer au public un petit volume de Mémoires, dans lesquels je faisais connaître quelques faits nouveaux, tels que la formation de l’acide phosphorique et de l’acide sulfurique par la décomposition de l’acide nitrique sur le phosphore et le soufre, l’analyse des pierres calcaires, etc. À travers tout cela, l’ouvrage portait l’empreinte de la jeunesse ; il y avait de la déclamation, de l’affectation, et pas assez de précision ni de gravité. Tel qu’il était, il parvint à M. de Buffon, qui, à mon grand étonnement, m’écrivit une lettre apologétique, dans laquelle il dit, entre autres choses :
« Ce que vous dites de mes ouvrages est ingénieusement vu, très bien senti, et présenté avec autant d’esprit que de grâce : continuez, Monsieur, et je vous prédis que vous serez un jour un des premiers écrivains de votre siècle, et un de ses savants les plus illustres, etc. »
Mes études assidues me firent connaître la futilité du phlogistique, et, dès la seconde année, il fut banni de mes leçons ; Fourcroy et Guyton s’obstinaient encore à le détendre dans leurs cours, et, lorsque ce dernier publia son premier volume de l’Encyclopédie méthodique, je fus si étonné de voir qu’il prenait à cœur de soutenir cette doctrine en la modifiant, que je lui écrivis qu’il ne terminerait pas l’ouvrage sans faire amende honorable.
Pour cultiver mes goûts d’une manière plus indépendante et me mettre à l’abri des persécutions de mon oncle, je le décidai à me marier : il y consentit, et j’épousai, en 1781, Mlle Lajard, fille d’un des négociants les plus recommandables de Montpellier. M. de Cambacérès fit la demande de ma femme, et son frère le cardinal fit la bénédiction du mariage. Mon oncle me donna 120 000 francs, ma femme fut dotée de 70 000 francs ; je fus logé chez mon beau-père, de sorte que je trouvai, dans tous ces arrangements, assez de liberté pour suivre mes goûts, et assez de fortune pour fournir à mes travaux. Ce mariage est devenu pour moi une source de bonheur : un esprit droit, un cœur divin, une conduite toujours irréprochable, une bonté inépuisable, une humeur douce et égale forment le caractère de ma respectable épouse. Sans cesse occupée de ses enfants, de son mari et de soins domestiques, je ne l’ai vue se distraire de ses saints devoirs que pour soulager les malheureux, porter des consolations dans les cœurs affligés, partager et adoucir leurs peines, et, naturellement compatissante pour les faiblesses d’autrui, jamais, non, jamais je ne l’ai entendue ni blâmer le ridicule d’une femme de sa connaissance, ni accréditer une action coupable ou déshonorante. C’est à cette école que se sont formées ses filles, qui, à son exemple et sans jamais la quitter, ont été élevées dans la pratique de toutes les vertus domestiques qui seules font le bonheur, parce qu’elles sont, pour tous les instants de la vie.
À peine possesseur d’une fortune considérable pour une ville de province, je formai le projet d’affranchir ma patrie du tribut onéreux qu’elle payait à l’Angleterre et à la Hollande par l’importation en France des produits de leurs préparations chimiques ; j’achetai un local à côté de Montpellier, j’élevai des bâtiments considérables et je fabriquai successivement les acides sulfuriques, nitriques, muriatiques, oxaliques, etc., l’alun, les couperoses, le sel ammoniac, celui de Saturne, le blanc de plomb, les préparations de mercure et de plomb, etc.. J’y formai même un atelier de poterie pour fabriquer les porcelaines et les poteries de grès dont j’avais besoin. Quelques années après, j’associai M. Bérard, mon élève, à ces établissements, et, lorsque j’ai quitté Montpellier pour me fixer à Paris, je lui en ai laissé la propriété.
Peu de temps après, je me liai d’intérêt avec la maison de commerce de mon beau-père, et je fus chargé de diriger les opérations de la teinture en coton. Cet art, nouveau pour la France, reçut en mes mains de grandes et importantes améliorations.
La ville de Montpellier avait formé d’immenses fabriques de mouchoirs et tissus de coton. On avait fait venir du Levant deux ou trois teinturiers pour teindre les fils en rouge dit d’Andrinople. Le procédé était un secret. Je parvins à le découvrir et à établir une teinture où le rouge et toutes les nuances qui en dérivent furent perfectionnés et devinrent des procédés publics.
Je crois être le premier en France qui ait appliqué, dans toute son étendue, les connaissances chimiques aux arts ; j’ai nationalisé quelques procédés inconnus jusqu’à moi ; j’en ai créé plusieurs et perfectionné un plus grand nombre. À mon exemple, beaucoup d’autres chimistes ont formé de grands établissements, et c’est à cette heureuse révolution que nous devons la conquête de plusieurs arts et le perfectionnement de tous. Jamais science n’a rendu de plus grands services au commerce et à l’industrie que la chimie dans ces derniers temps.
Ces occupations manufacturières ne me détournaient point de l’enseignement ; mes cours étaient si suivis que mon amour-propre ne m’eût pas permis de me relâcher ; je rédigeai même des mémoires, dont quelques-uns sont insérés dans les volumes de l’Académie des sciences, dans les Annales de chimie et dans le Journal de physique.
Les États de Languedoc avaient placé en moi une confiance entière ; j’exerçais auprès d’eux le ministère des arts et de l’agriculture ; ils me comblaient de faveurs et de gratifications ; mes propositions pour des améliorations de l’industrie étaient constamment accueillies ; et je vivais heureux de ma considération, des succès de mes établissements et de mon bonheur domestique.
Je publiai, au milieu de ces occupations, mes Éléments de chimie, en trois volumes in-8. Je n’attachai à cet ouvrage que le mérite de pouvoir servir de guide à mes nombreux élèves, et je négligeai d’en envoyer aux libraires de Paris et de le faire annoncer ; mais quelle fut ma surprise lorsque je vis qu’on en demandait de toutes parts, et que toutes les nations se l’appropriaient par des traductions ! L’édition fut bientôt épuisée, et Déterville, libraire à Paris, me demanda d’en faire une seconde ; j’y consentis ; le succès fut le même. Déterville fait dater sa fortune de l’époque où mon ouvrage parut. Cette seconde édition fut suivie d’une troisième ; celle-ci, d’une quatrième, et, en quelques années, il s’est répandu quatorze mille exemplaires de cet ouvrage. J’ai eu la consolation de voir que, pendant douze à quinze ans, mes Éléments ont été presque le seul ouvrage qu’on ait mis entre les mains des élèves en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Amérique. – Outre la méthode qui régnait dans mes Éléments, on y trouvait des applications nombreuses aux arts, ce qui était tout à fait nouveau, et c’est surtout à cela qu’il faut rapporter le succès prodigieux du livre.
Les États de Languedoc, qui voyaient, par eux-mêmes, combien, depuis huit ans, l’industrie s’était accrue dans le Midi ; voulurent former un second établissement de chimie à Toulouse, et je fus chargé de l’organiser. Mes succès à Toulouse, furent les mêmes qu’à Montpellier ; une population plus nombreuse devait encore fournir à mes leçons un plus grand nombre d’auditeurs ; aussi, quoique la salle fût très vaste, on fut obligé de prolonger l’amphithéâtre dans la cour, qu’on réunit par ce moyen au laboratoire. Les États avaient encore délibéré cinq mille francs de traitement fixe pour cette chaire et trois mille francs pour les frais de déplacement.
Je profitai de l’intervalle de mes cours pour parcourir la province, visiter les ateliers et les mines, et porter partout la lumière de la chimie.
Mon oncle mourut en 1788, âgé de quatre-vingt-neuf ans ; il me laissa pour héritage un nom vénéré et trois cent mille francs de fortune.
Les États de Languedoc, qui m’avaient comblé de faveurs, voulurent y ajouter encore, et leur députation auprès du Roi fut chargée de demander pour moi des lettres de noblesse et la décoration de l’ordre du Roi. Ils l’obtinrent sans peine, avec la permission de porter les marques de l’ordre avant ma réception. J’avais alors trente et un ans. Cette faveur était cependant le privilège exclusif des personnes qui avaient vieilli dans les services publics les plus éminents. Les lettres patentes et mes titres de noblesse portent l’énumération de tout ce que j’avais déjà fait pour la chose publique.
Les États m’accordèrent en même temps une gratification de cinquante mille francs, que je n’ai pas perçue.
À cette époque, la convocation de l’Assemblée des notables, la faiblesse d’un ministère qui énervait le courage de tous les dépositaires de l’autorité, les agitations du peuple, tout annonçait une commotion politique dont aucun ne pouvait prévoir le résultat. Chaque jour, l’horizon politique s’obscurcissait de nouvelles vapeurs ; l’audace restait impunie, et le 14 juillet 1789 donna le signal d’une insurrection générale. On s’arma de toutes parts. Dans cette confusion générale, dans ce débordement de toutes les passions, l’homme sage étudiait le rôle qu’il devait jouer ; il lui paraissait également dangereux, et de rester tranquille au milieu de ces agitations, et d’y participer.
Je crus devoir m’abstenir de paraître dans aucune des Assemblées qui furent convoquées à cette époque ; mais lorsque l’Assemblée constituante fut organisée, lorsque j’aperçus dans les discussions les grands talents qui l’honoraient, alors je crus qu’on se bornerait à établir une bonne constitution, à détruire des abus et à porter le corps politique au niveau des lumières du siècle. J’entrai donc dans l’assemblée populaire, ou club de Montpellier, et je ne tardai pas à y jouir d’une grande influence. On disputait, on raisonnait encore, on pouvait approuver ou condamner une opinion émise, une mesure arrêtée ; il était permis de ne pas désespérer du salut de la patrie ; mais la dispersion volontaire des membres de l’Assemblée constituante après la session, le dépôt de la constitution confié à une Assemblée législative composée d’avocats, de journalistes, de comédiens et autres individus sans fortune, sans principes, sans connaissances d’administration, firent bientôt craindre qu’on ne portât le vaisseau de l’État au milieu des tempêtes, et c’est ce qui ne tarda pas d’arriver.
L’Assemblée législative s’arroge le titre de Convention, ou d’Assemblée constituante ; il se forme de nouvelles factions : les unes, plus modérées, invoquent les principes ; les autres, plus audacieuses, multiplient les ruines pour recomposer en entier le système social ; il ne manquait à la Convention, après avoir fait disparaître la constitution, que de se débarrasser du Roi et de quelques membres qui, par leur talent, entravaient ses opérations ; les journées du 21 janvier et du 31 mars lui en donnèrent les facilités.
Les hommes qui ne s’étaient jetés dans la Révolution que pour corriger des abus et consacrer, par une bonne constitution, des principes de garantie pour les personnes et les propriétés, s’alarmèrent de ces actes atroces ; ils s’insurgèrent de toutes parts et organisèrent le système de résistance qu’on a appelé le fédéralisme.
Je fus mis à la tête de ce parti dans le Midi, et je devins le président de ce fameux Comité central, établi à Montpellier et composé des députés de trente-deux départements. Il comptait soixante-quatre membres. Nous organisâmes trois corps d’armée, l’un à Bordeaux, l’autre à Lyon et le troisième au Pont-Saint-Esprit. Nous convoquâmes une nouvelle Convention à Bourges, où se rendirent plusieurs de nos députés ; nous créâmes un tribunal à Clermont, pour juger les membres de la Convention. Nous nous étions emparés de l’administration dans les départements fédéralisés. Nous correspondions avec M. de Wimpfen, qui avait formé une armée en Normandie ; nous marchions à grands pas vers le succès. Nos départements n’avaient plus qu’un sentiment, celui de se soustraire à la domination de quelques hommes audacieux qui, sous le nom de Convention, forçaient la volonté d’une majorité faible et sans énergie ; mais la retraite, ou plutôt la fuite de Wimpfen, porta l’alarme dans nos rangs ; l’audace redoubla dans le cœur des chefs de l’anarchie ; nos comités furent dissous, les membres emprisonnés ; la terreur devint générale ; toutes les places de l’administration et des services publics furent confiées à des têtes exaltées ou à des brigands ; des députés revêtus de tous pouvoirs furent envoyés dans les départements, les échafauds furent dressés sur toutes les têtes, et l’anarchie porta sa torche sur toutes les institutions, sur tous les établissements, sur les châteaux et les propriétés.
Tous les actes du Comité insurrectionnel avaient été signés par moi, ainsi que la correspondance. Aussi, je fus arrêté le premier, par décision du Comité de sûreté générale, et on me donna la citadelle pour prison. Le temps des massacres n’était pas arrivé ; les tribunaux révolutionnaires n’étaient pas organisés, mais les administrations venaient d’être renouvelées.
Après huit ou dix jours de séjour à la citadelle, j’écrivis à un membre influent de la nouvelle administration pour lui déclarer que, si je n’étais pas mis de suite en liberté, j’allais imprimer pour ma défense. Ils sentirent tous que je pouvais les compromettre, parce qu’ils avaient tous ouvertement professé mes principes et que la plupart avaient été membres du fameux Comité central insurrectionnel. En conséquence, ils se réunirent en séance et m’ouvrirent les portes de la citadelle, malgré l’arrêté du Comité de sûreté générale, en vertu duquel ils m’avaient enfermé.
Je connaissais trop l’esprit qui dominait dans les comités de la Convention pour me croire en sûreté, et je partis de suite pour les montagnes des Cévennes, où je fus me cacher.
La terreur s’emparait alors de tous les esprits. Pour se soustraire au glaive révolutionnaire, l’émigration devint générale. J’eusse été moi-même chercher ma sûreté dans les pays étrangers, si l’intérêt de ma famille ne m’eût retenu. Je craignais de la dévouer aux fers, à l’échafaud ou à la misère. J’avais alors de bien puissantes raisons pour fuir ma patrie ; on m’offrait un refuge en Espagne, à Naples et dans l’Amérique du Nord. Le gouvernement de l’Espagne m’assurait 30 000 francs de traitement par an pour y porter mon industrie. M. le chevalier de Bessuya, à son retour de Paris, passa à Montpellier en 1788 pour me porter les propositions du gouvernement de Madrid ; il y resta trois jours pour me déterminer ; il employa même l’influence de M. le comte de Périgord, commandant de la province vers ce temps-là.
L’infant d’Espagne, prince de Parme, depuis roi d’Étrurie, entretenait avec moi une correspondance suivie sur la chimie, qu’il possédait très bien. Il m’écrivit en 1793 ces paroles remarquables :
« Votre Révolution vient de nous apprendre, mon cher ami, que le métier de roi ne vaut plus rien ; jugez de celui d’héritier présomptif. Après y avoir bien réfléchi, je me suis décidé à conquérir mon indépendance et je crois que je puis y arriver en formant des fabriques en Espagne, où elles manquent. Mais je ne puis y parvenir que par votre secours. Venez me trouver, et nous travaillerons ensemble. Mon beau-père nous donnera tous les secours d’argent et de protection. Lorsque nous aurons fait fortune, nous irons vivre là où nous trouverons le repos, s’il en existe encore sur la terre, etc. »
Je me refusai encore à ces offres. Ce jeune prince promettait alors un homme distingué dans les sciences. Mais des attaques d’épilepsie énervèrent tellement sa raison que je n’ai plus retrouvé le même homme à son passage à Paris pour l’Étrurie ; il pleurait avec moi sur ses infirmités.
La reine de Naples, à peu près à la même époque, me pressait de me rendre dans ses États ; mais je résistai encore.
Enfin, le célèbre Washington, alors président des États-Unis, m’écrivit deux fois à ce sujet. Dans sa première lettre, il y avait cette phrase remarquable : « Quoique président des États-Unis, je ne puis m’engager vis-à-vis de vous pour aucun salaire ; mais les hommes utiles comme vous ne sont pas délaissés par ma nation. Venez, et nous nous ferons tous un plaisir de vous accueillir. »
Toutes ces offres ont été successivement repoussées. Si j’avais voulu m’expatrier, j’aurais préféré la patrie de Washington et de Franklin ; mais l’amour de mon pays l’a toujours emporté sur des offres séduisantes de fortune et m’a fait courir toutes les chances d’une révolution orageuse sans altérer mes sentiments à cet égard.
À cette époque, les frontières de la France étaient inondées d’armées ennemies, pendant que nos arsenaux étaient dépourvus d’armes, de salpêtre et de poudre. On avait organisé quatorze armées, mais elles manquaient de tout. Il s’agissait de tout improviser, et on eut recours aux savants. On institua une administration particulière, afin de pourvoir à ces besoins. Le Comité de salut public me nomma, quoiqu’à contrecœur, de ma part et de la sienne, inspecteur général des poudres et salpêtres dans le Midi. Je reçus mon arrêté de nomination au milieu des montagnes et vins de suite à Montpellier.
Je parcourus en un mois toute la Provence et le bas Languedoc pour former partout des ateliers de salpêtre ; le résultat de ce mouvement fut incroyable ; la terreur était telle que toute la population se précipitait dans les ateliers ; tous les particuliers y apportaient leurs terres salpêtrées et le combustible nécessaire.
L’administration centrale, que le Comité de salut public avait formée à Paris pour diriger ce grand mouvement, était composée de trois membres de la fameuse municipalité de Paris : l’un était un ancien perruquier de la rue de Vaugirard nommé Müller ; l’autre, un marchand de maroquins du passage de la Reine de Hongrie, appelé Daubencourt, et le troisième, un clerc de procureur, nommé Caillot. Ces hommes reconnurent bientôt leur insuffisance et me demandèrent au Comité de salut public pour diriger cette entreprise.
Le courrier qui me portait l’arrêté de ma nomination me trouva à Carcassonne et me remit, en outre, une lettre de mon respectable ami M. Berthollet, qui m’inspira de la confiance. Je partis donc pour Paris.
Arrivé dans cette capitale, je fus assez surpris de trouver pour collègues les trois hommes que je viens de signaler. Je me rendis ce soir-même au Comité de salut public, et on m’y exposa la situation : la campagne projetée par Carnot ne pouvait s’ouvrir ; la plupart de nos quatorze armées étaient arrêtées dans leur marche en avant, faute de poudre. Celle des Pyrénées-Occidentales avait été obligée de rétrograder pour le même motif. Il me fut enjoint, « sous ma responsabilité », de prendre mes mesures pour que, dans le délai d’un mois, la campagne pût s’ouvrir sur tous les points. Cet ordre me fut intimé par Robespierre, que je voyais pour la première fois.
Je me mis donc à l’œuvre, et dès lors fut imprimé ce beau mouvement qui couvrit la France d’ateliers de salpêtre. Cette matière arrivait à Paris de toutes parts. L’église de Saint-Germain des Prés en était presque remplie ; mais les procédés de raffinage connus et pratiqués jusqu’alors exigeaient au moins six mois, avant que le salpêtre pût être employé à la composition de la poudre. La fabrication de la poudre était aussi très lente par les procédés ordinaires, et les établissements ne pouvaient pas fournir le tiers de nos besoins les plus pressants.
Je me concertai avec MM. Berthollet, Monge, Fourcroy, Carny, Vandermonde, Guyton de Morveau, Prieur, etc., et, avec leur aide, j’imaginai et je mis en œuvre des procédés nouveaux et rapides pour le raffinage du salpêtre et la fabrication de la poudre. Pour la première opération, une raffinerie fut établie à Saint-Germain des Prés, et, pour la seconde, je fondai la fameuse poudrerie de Grenelle.
Ces deux établissements prospérèrent pendant six à sept mois, et les résultats obtenus furent si considérables que, vers la fin, je fournissais régulièrement trente-cinq milliers de poudre par jour, et que, régulièrement, on expédiait, tous les deux jours, pour les arsenaux et les armées, dix-huit chariots militaires attelés de quatre chevaux.
Grenelle n’avait été établi que pour une fabrication journalière de huit milliers de poudre. L’enceinte avait été déterminée à cet effet. Les bâtiments avaient été espacés, de manière que si le feu prenait à l’un, son voisin ne fût pas atteint. Les opérations n’inspiraient par elles-mêmes aucune crainte ; mais, lorsqu’on fut arrivé au maximum projeté d’une fabrication de huit milliers par jour, le Comité de salut public, pressé par le besoin, exigea qu’on portât la fabrication à seize milliers. J’eus beau lui observer que l’établissement n’était pas disposé pour cela ; que tout y était calculé pour une fabrication de huit milliers ; qu’en plaçant de nouveaux bâtiments entre ceux qui existaient, il n’y aurait plus ni proportions ni garantie, etc. Ces observations furent inutiles, on ordonna, et il fallut se résigner.
Quand je fus parvenu à une fabrication de seize milliers par jour, le Comité m’ordonna de la porter à trente-deux. Mêmes observations de ma part, même détermination de la part du Comité de salut public.
Dès lors, tout fut chaos, plus d’ordre, surveillance insuffisante, accidents inévitables. Mille à douze cents constructeurs, maçons, plâtriers, charpentiers, serruriers se trouvaient mêlés à deux mille cinq cents poudriers ; les voitures chargées de matériaux de toute espèce circulaient partout dans les chemins pavés sur lesquels les ouvriers conduisaient des brouettes ou roulaient des tonneaux pleins de poudre ; les ouvriers constructeurs étaient surpris, à chaque minute, une pipe à la bouche. Tout cela faisait prévoir la catastrophe inévitable qui se produisit, et je regarde encore comme un miracle l’existence de huit mois qu’a eue l’établissement.