Meurtre au Cadre Noir - Gino Blandin - E-Book

Meurtre au Cadre Noir E-Book

Gino Blandin

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Beschreibung

Stupeur dans le milieu de l'équitation ! Mais qui est le véritable coupable ?


Le meurtre d’un écuyer du fameux Cadre Noir de Saumur, en plein Carrousel, émeut toute la presse nationale. Bien sûr, la police a aussitôt arrêté un suspect pour rassurer l’opinion publique mais Julie Lantilly flaire l’entourloupe. D’ailleurs, personne en ville ne croît à la culpabilité de Pigouille, un garçon un peu simple d’esprit qui a été surpris l’arme du crime entre les mains. La journaliste va mener son enquête sur la pointe des pieds car, à Saumur, le milieu de l’équitation est assez fermé. Le crime d’un déséquilibré arrange tout le monde mais notre héroïne ne saurait se satisfaire de preuves bancales. Par un chaud été, elle va apprendre à ses dépens qu’à Saumur, on veille sur les institutions.


Retrouvez Julie Lantilly dans une toute nouvelle enquête qui vous tiendra en haleine !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Gino Blandin est enseignant. Auparavant, il a été foreur pétrolier. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de Saumur, dont L’Histoire du Centre Hospitalier de Saumur (Prix Politi 1996), il écrit aussi des romans policiers dont le cadre est la région saumuroise.


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Gino Blandin Meurtre au cadre noir

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

© – 2021 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Chapitre I

Le soleil de juillet tapait fort sur la façade blanche de l’École de cavalerie de Saumur. Il était onze heures moins une poignée de minutes ce mercredi matin. Trois heures plus tôt, il était sorti de son appartement après avoir quitté Cécile sa femme qui bouquinait au lit et Clémentine, sa fille, qui regardait un dessin animé à la télévision. Il s’était rendu au quartier en voiture, en écoutant la radio. Elle diffusait du rap mais il n’y avait pas prêté attention. Après avoir garé son véhicule sur le parking, il s’était rendu directement aux vestiaires. Il était le premier arrivé, comme d’habitude. C’était très bien ainsi, parce qu’il n’avait pas envie de parler, à personne. Etre obligé de débiter des banalités sur la météo l’horripilait toujours au plus haut point. Il s’était défait de ses vêtements civils pour endosser son uniforme : la tenue noire qui fait rêver tant de jeunes cavaliers.

Nicolas Lizière était écuyer et instructeur à l’École Nationale d’Équitation, l’E.N.E. C’était un maître du dressage dans tous les sens du terme : « maître » car il était instructeur des élèves et des chevaux, « maître » car il était une référence et un spécialiste de cette discipline équestre. Preuve en était d’ailleurs, sa tenue noire : le prestigieux uniforme du Cadre Noir. Depuis 1991, l’E.N.E. avait adopté un règlement intérieur qui fixait la définition de l’uniforme et de ses parements selon le grade des écuyers ainsi qu’en fonction de leur statut civil ou militaire. Comme Nicolas Lizière était civil, les parements de son col, de son képi et de ses boutons étaient ornés d’un soleil symbolisant le rayonnement du Cadre Noir. S’il avait été écuyer militaire, les mêmes parements auraient été décorés d’une grenade.

Une fois par an, le Cadre Noir redescendait en ville, dans les bâtiments qui l’avaient abrité des années durant. Le jeune homme s’habilla rapidement mais passa dix bonnes minutes à astiquer ses bottes et ses éperons. Il fut interrompu dans cette tâche par l’arrivée dans le vestiaire de deux collègues, écuyers comme lui. Il rangea son chiffon de laine et se lava les mains avant de prendre son couvre-chef, un bicorne napoléonien appelé le « lampion », car aujourd’hui il n’était pas question de porter le képi de tous les jours, c’était un jour de parade : le jour du Carrousel de Saumur.

Coiffé de son bicorne d’une autre époque, Nicolas Lizière se rendit aux écuries du quartier en faisant attention où il posait les pieds pour ne pas salir ses bottes noires. Dans les écuries, il régnait une grande effervescence comme toujours dans les heures qui précédent une représentation. L’écuyer salua sobrement les soigneurs qui s’affairaient autour des chevaux. Il montra plus d’égards pour un type de haute stature, en manche de chemise, qui semblait mener une ultime inspection.

— Tiens Lizière, déjà prêt ? dit celui-ci en lui tendant la main.

— Toujours monsieur…

L’homme était « le Grand Dieu », l’écuyer en chef. À chaque « reprise », c’était son prestige, à lui, qui était en jeu. N’était-il pas le garant d’une longue tradition équestre ? Il devait veiller sur tout, sans rien laisser au hasard.

Partout dans les boxes et dans les couloirs des gens s’activaient autour des chevaux. Nicolas Lizière se fraya un chemin jusqu’à un box où il faillit heurter un homme en combinaison de travail qui portait une casquette de base-ball sur des cheveux trop longs.

— Bonjour, Thomas, mon cheval est-il prêt ?

— Bien sûr, monsieur Lizière, comme d’habitude…

Nicolas Lizière n’aimait pas la touche de familiarité et d’ironie que le soigneur mettait toujours dans ses paroles. À chacun sa place ! Les palefreniers étaient là pour s’occuper des chevaux et les écuyers pour les monter. Pour entrer dans le saint des saints de l’équitation française, il faut faire preuve d’une solide vocation doublée d’une volonté bien affirmée. Les places sont rares et donc difficiles à décrocher. Les écuyers du Cadre Noir sont les quarante-cinq instructeurs qui assurent la formation des stagiaires à l’École Nationale d’Équitation, certains d’entre eux sont choisis pour les présentations au public. Nicolas Lizière avait travaillé dur pour obtenir son poste, il se sentait la conscience tranquille. Il avait eu ce qu’il méritait. Il était à sa place et ne devait rien à personne.

Son cheval ne broncha pas quand il entra dans le box. Nicolas Lizière caressa la croupe de l’animal, c’était sa façon à lui de communiquer. Il trouvait toujours ridicule les gens qui s’adressent aux animaux comme à des humains, à l’instar de ces vieilles femmes qui grondent leurs caniches comme des enfants. Le cheval s’appelait Duc de Brière, c’était un « selle français » âgé de six ans. Nicolas Lizière et lui faisaient équipe depuis trois ans. Ils avaient appris à se connaître, à travailler ensemble. Duc de Brière était un bon et fier cheval dont l’écuyer savait tirer le maximum. Ce dernier restait conscient de ce qu’il devait à son compagnon. L’homme et le selle français sortirent du box, c’étaient deux taciturnes qui se connaissaient et se comprenaient.

L’animal avait revêtu, comme son cavalier, sa tenue de gala. Il avait été harnaché « à la française », héritage de la Renaissance. Au Cadre Noir, pour la reprise de manège, la selle est de daim blanc ornée d’un tapis amarante. Cette selle est toute simple avec un siège limité à l’avant par un mince bourrelet et rien à l’arrière. Elle a été mise en usage au XVIIIe siècle par François Robichon de la Guérinière, écuyer de Versailles, sous Louis XV. La bride, la bricole et la croupière sont faits de cuir noir verni. Les boucles et les étriers à grille en cuivre étincellent au soleil. Détail très kitsch, le petit nœud amarante sur la croupe !

Quand ils furent sortis des écuries, Nicolas Lizière s’arrêta pour enfiler ses gants blancs. Entre-temps, le soigneur était accouru. Il prit la jambe de l’écuyer et l’aida à se hisser sur le dos du cheval. Nicolas Lizière se carra bien sur la selle et caressa l’encolure de l’animal. Tenant les rênes à deux mains, il donna une secousse presque imperceptible au cheval qui se mit tranquillement au pas. Ils passèrent devant les boxes des chevaux de l’École de cavalerie.

À Saumur, le touriste pressé fait souvent la confusion entre l’École de cavalerie, l’École Nationale d’Équitation et le Cadre Noir. Dans le centre ville, les écuries et les manèges autour de la place du Chardonnet, la splendide caserne des « Carabiniers de Monsieur », édifiée en 1768-69, appartiennent à l’École de cavalerie, désignée maintenant sous le sigle de E.A.A.B.C1. Dans cet établissement, on forme les officiers de l’arme blindée. Jusqu’en 1972, cette école abritait dans ses murs le fameux Cadre Noir qui relevait alors du ministère de la Défense.

En 1972, année historique, les services administratifs du Cadre Noir ont quitté l’École de cavalerie, et donc le centre de Saumur, pour rejoindre l’E.N.E. installée à Terrefort, dans la campagne, à cinq kilomètres environ de Saumur. Quatre ans auparavant, le Cadre Noir était entré dans le giron du ministère de la Jeunesse et des Sports. Mais il faudra attendre 1984 pour voir les chevaux quitter Saumur.

Aujourd’hui les, écuyers du Cadre Noir ne sont plus exclusivement des militaires. À l’E.N.E., il y en a encore une dizaine : écuyers, soigneurs ou cadres administratifs. Ils y sont détachés mais leur nombre diminue car l’école ne recrute plus désormais que des civils.

Si par cette belle matinée de juillet, Nicolas Lizière et Duc de Brière évoluaient dans la cour de l’E.A.A.B.C., c’est parce que c’était le jour du Carrousel. À l’origine, cette manifestation, avant d’être un spectacle, constituait un exercice couronnant la formation des lieutenants de cavalerie. Les exercices équestres qui avaient lieu sur la carrière du Chardonnet étaient destinés à révéler ce qu’ils avaient retenu de leur année de formation à l’École de cavalerie. Le Cadre Noir, qui n’avait donc rien à voir à cela, prêtait toutefois son concours à la manifestation, car, pour beaucoup de gens, Saumur c’est avant tout le Cadre Noir. Depuis deux ans le Carrousel s’était « popularisé ». Pour essayer d’attirer autant de public que le spectacle voisin du « Puy du Fou », on avait ouvert la cérémonie sur la ville. Le spectacle n’était plus uniquement militaire et ne se déroulait plus seulement sur la place du Chardonnet mais partout dans la cité : au château, rue Saint Nicolas, place Saint Pierre.w

Autrefois, le Carrousel était l’occasion pour les officiers de cavalerie de montrer leurs talents à leurs familles émues, aux notables saumurois et aux officiers supérieurs. Ils faisaient la démonstration de ce qu’ils avaient appris et de ce qu’ils étaient capables de faire sur un cheval. C’était pour les spectateurs l’occasion de se faire voir : les hommes sortaient leurs uniformes et leurs décorations et les femmes leurs plus belles toilettes. Cette pratique ne s’était pas complètement perdue. Ainsi par cette belle matinée d’été, dans la tribune d’honneur, face à la caserne, les invités du général, commandant de l’E.A.A.B.C., respectaient la tradition : très élégants, assis sur de vraies chaises, ils jetaient des regards condescendants sur la « populace » qui s’entassait sur les gradins en planches.

De ce côté, c’est vrai, on se serait cru à l’arrivée d’une étape du Tour de France. Ça allait du paysan endimanché coiffé de son béret noir, au beauf en tenue de joueur de pétanque, bermuda à fleurs et bob « Ricard ». Il y avait des sachets de pop-corn, des caméscopes et des coups de soleil en perspective. Au milieu de cette foule bigarrée, de jeunes militaires du contingent, les derniers d’une espèce en voie de disparition, essayaient de canaliser le flux de spectateurs. Ils ressemblaient à des rappeurs avec leur pantalon kaki, leur tee-shirt bleu marine et leur crâne rasé. À proximité de la carrière, plusieurs véhicules militaires, avec de grandes antennes, attendaient Dieu sait quoi. C’est toujours comme ça, quand il y a des militaires, faut des jeeps, des camions surélevés. Là, ils étaient chez eux…

« Il est interdit de s’asseoir sur les marches peintes en rouge dans les tribunes. D’autre part, nous vous demandons de ne pas fumer à proximité des bottes de paille. Merci. »

La carrière Iéna se trouve derrière la caserne des Carabiniers, c’est une piste sablonneuse de forme carrée entourée d’une barrière blanche. Sur deux de ses côtés, elle est bordée par de très hauts et sûrement très vieux, platanes. On avait monté des tribunes métalliques pour accueillir le public. Face à la caserne, se dressait la tente du général et sur les deux autres côtés, de simples gradins où ceux qui avaient payé leur place attendaient en faisant un bruit de basse-cour.

« Afin de ne pas effrayer les chevaux, nous vous demandons de bien vouloir réserver vos applaudissements pour la sortie des cavaliers. Merci. »

Nicolas Lizière et Duc de Brière continuaient leur échauffement. Ils n’étaient plus seuls maintenant. Huit autres cavaliers les avaient rejoints. Après le trot, ils galopaient autour de la carrière. Parmi eux, une seule femme, blonde. Elle portait le même uniforme que celui des hommes.

Soudain, l’écuyer en chef, qui avait aussi revêtu la tenue de tradition, fit son apparition. Lui, était déjà apparu en public pour l’ouverture du Carrousel et pour la reprise des sauteurs. Aussitôt, la ronde s’arrêta et les chevaux se regroupèrent autour du sien. L’homme regarda sa montre bracelet.

— Je pense que ça va être à nous, dit-il. En place !

Les chevaux se placèrent en file indienne dans un ordre qu’ils étaient habitués à respecter. Un civil arriva en courant.

— On range les haies. Vous pouvez y aller.

— Bien, lança l’écuyer en chef. Madame, messieurs, je vous dis merde !

La colonne s’ébranla. Les chevaux marchaient d’un pas tranquille. Les cavaliers silencieux avaient tous l’air un peu crispé. Les sabots des animaux frappaient les pavés. Le chemin à effectuer jusqu’à la carrière Iéna n’était pas long.

Déjà le commentateur annonçait :

« Associant comme dans ses premières années, écuyers civils et militaires, le manège de Saumur est un ambassadeur de l’équitation académique à la Française. Il en illustre maintenant les principes par une reprise où les chevaux évoluent au rythme de la musique sur des figures de manège. Ils se croisent et s’entrecroisent en appuyant, en changeant de pied ou en patientant. Revêtus de leur tenue traditionnelle, coiffés du célèbre lampion à cocarde tricolore et bandeau d’or, conduits par monsieur l’Écuyer en chef, les écuyers vont entrer pour la reprise du manège. »

Les cavaliers entrèrent dans la carrière, sur une colonne, dans un silence total. Il n’y en avait pas un qui souriait. On aurait dit qu’ils faisaient la gueule. Ils n’eurent pas un regard pour les spectateurs. Nicolas Lizière aimait ce moment solennel. Comme par magie, les chevaux s’écartèrent et se répartirent sur la carrière, au cordeau. L’écuyer en chef vint se planter devant la tribune officielle et, d’un geste théâtral, les dix cavaliers ôtèrent leur bicorne. Le général, à la tribune, s’était levé ainsi que tous ses invités. Il salua les cavaliers. La scène dura suffisamment longtemps pour que tout le monde ait le temps de filmer et de prendre des photos. Les écuyers se recoiffèrent, le général se rassit, ses invités aussi : le spectacle pouvait commencer.

Les cavaliers se mirent à faire le tour de la carrière. Les chevaux étaient superbes. Tous des « selle français » à la robe alezan. Ils méritaient bien le titre de « plus belle conquête de l’homme ». Leurs muscles saillants brillaient au soleil comme ceux des athlètes. Ils trottaient sagement les uns derrière les autres au son d’une mélodie classique. Si les cavaliers sont vêtus de noir et s’ils tirent des têtes d’enterrement, c’est pour que le spectateur n’ait d’yeux que pour le cheval, car ici, c’est lui la vedette.

Brusquement, les chevaux cessèrent de tourner et se séparèrent en deux groupes de cinq. Se faisant face, ils commencèrent à exécuter des figures, comme des ballerines. Contrairement à ce qui se passe lors des soirées de gala du Cadre Noir, pour le Carrousel, il n’y a personne pour commenter et expliquer les subtilités des pas exécutés par les chevaux. La majorité des spectateurs n’était pas en mesure d’en apprécier les mouvements.

Dans un premier temps, les chevaux firent un « épaule en dedans » exercice dans lequel l’animal se déplace latéralement, dans le sens contraire de son incurvation, les hanches le long du mur, les épaules légèrement à l’intérieur. Les chevaux effectuèrent le mouvement dans un ensemble parfait, tel un corps de ballet.

Ensuite, les chevaux effectuèrent un « appuyer », mouvement dans lequel l’animal se déplace encore latéralement mais, cette fois, en allant dans le sens de son incurvation. Devant un public silencieux, les chevaux exécutèrent la figure comme des petits rats de l’Opéra faisant des pointes. Elles se croisèrent et se recroisèrent avec une synchronisation parfaite.

« Il est interdit de s’asseoir sur les marches peintes en rouge dans les tribunes. D’autre part, nous vous demandons de ne pas fumer à proximité des bottes de paille. Merci. »

La musique du feuilleton télévisé « Amicalement vôtre » retentit dans les haut-parleurs perchés dans les platanes. Julie Lantilly était sur le pied de guerre. Le Carrousel est l’événement du mois de juillet à Saumur. Chaque année, Le Courrier Ligérien en fait sa une et commente l’événement sur deux pleines pages à l’intérieur. Le problème, c’est que chaque année, c’est exactement la même chose. Heureusement que la météo se charge parfois de perturber le bel ordonnancement du spectacle. Heureusement aussi qu’il y a les photographies pour remplir les pages.

Ce genre de spectacle n’était pas la tasse de thé de la journaliste mais, cette année encore, elle n’avait pu y couper. Sa collègue Nicole avait décrété qu’elle prenait ses vacances en juillet et, en tant que mère de famille, elle était prioritaire. Les célibataires passaient après. Julie aurait donné cher pour être en vacances au bord de la mer. Elle avait beaucoup de mal à comprendre tous ces gens qui avaient payé pour venir s’entasser sur les gradins en plein soleil. Par une telle matinée, elle se voyait bien étendue toute nue sur une plage de sable fin.

La journée s’annonçait épuisante car déjà, à onze heures du matin, le soleil tapait fort. La jeune femme avait réfléchi à la bonne manière de s’habiller pour supporter l’épreuve. Elle allait évoluer toute la journée au milieu des militaires en grande majorité masculins, il ne fallait donc pas s’habiller trop sexy. D’un autre côté, pour obtenir une interview d’un officier supérieur, un décolleté était conseillé… Elle aurait bien mis un soutien-gorge « corbeille » qui fait se rapprocher les seins et crée un joli bombé racoleur mais la perspective de devoir le supporter toute la journée. Elle opta finalement pour des sous-vêtements adaptés au sport. Par-dessus, elle fit plusieurs essais avant de se décider pour une chemise rose vif en popeline extensible, à la ligne galbée, et à manches courtes sur un pantalon corsaire de couleur kaki. Kaki, ça irait bien avec les militaires… Elle se chaussa de sandales en toile. Elle craignait ce genre de manifestation où il y avait des risques de se faire marcher sur les pieds, des gradins à escalader et des barrières à sauter.

Julie vérifia que les bobines de son magnétophone Nagra tournaient correctement pendant qu’Alain, le photographe, jetait un dernier coup d’œil à son Nikon.

— Quelle canicule ! dit-elle en relevant ses lunettes noires dans ses cheveux.

— Il ne faut pas se plaindre, rétorqua Alain le photographe. Les Carrousels sous la pluie, merci beaucoup.

— Tu vas pouvoir faire de belles photos avec un temps pareil.

— Ouais, mais le soleil cogne fort. Y’a beaucoup de contraste.

— J’ai envie de faire une galerie de portraits, dit Julie. Ça serait bien si tu pouvais, à chaque fois, faire une photo de la personne que j’interviewerai.

— Ça va, je te suis, répondit le garçon.

— On va commencer par la tribune des officiels.

Ils se dirigèrent vers la grande tente pavoisée où déjà tous les invités officiels attendaient en caquetant ferme et en s’éventant avec le programme. Il y avait beaucoup d’uniformes, des beiges et des noirs, beaucoup de décorations multicolores, quelques capelines. Entre le général et le directeur de l’E.N.E. se tenait une « gravure de mode » vêtue d’une tunique en mousseline de soie imprimée de motifs indiens. Les regards étaient arrêtés par ses longues jambes bronzées. Debout à l’entrée de la tribune, un officier en uniforme faisait le planton. Il était sec comme un coup de trique, les pommettes saillantes.

— C’est un quoi ? demanda Julie à voix basse car elle ne connaissait rien aux grades des militaires.

— Un capitaine, souffla le photographe.

La journaliste aborda le militaire micro au poing.

— Julie Lantilly du Courrier Ligérien.

L’homme avec un sourire amusé porta la main à la visière de son képi.

— Capitaine Lopez, chef instructeur à la 3e division d’Instruction.

— Pouvez-vous me dire un mot de l’École de cavalerie ?

— Moi ? Euh… Je dirai que l’École fait partie intégrante de Saumur. On n’imagine pas Saumur sans militaires.

— Et pourtant, c’est ce qui est arrivé à plusieurs villes françaises avec la réforme de 1996 ?

— Tout à fait… De nombreuses villes ont perdu leur régiment ou un établissement relevant de la Défense nationale. Avant leur départ, les militaires étaient une nuisance mais, quand ils sont partis, les commerçants en particulier ont compris leur douleur.

— Mais, sur ce plan, pour l’instant, les choses vont plutôt bien à Saumur ?

— Affirmatif ! La réforme de l’Armée française de 1996 a renforcé la présence militaire dans le Saumurois. Je doute que les gens soient conscients de l’importance des militaires. Entre le camp de Fontevraud et ici, nous représentons environ cinq mille personnes soit le sixième de la population de Saumur. Ce n’est pas une mince affaire.

— On prétend que les militaires vivent repliés sur eux-mêmes.

— C’est inévitable. La condition de militaire impose des déménagements fréquents. De ce fait, il est difficile d’établir des rapports durables avec la société civile. Je sais qu’on reproche aux militaires de rester entre eux et de ne pas chercher le contact avec les familles civiles, ni avec les associations, ni avec les clubs locaux, mais il ne faut pas noircir le trait, reconnaissons que les choses se passent plutôt bien ici entre civils et militaires.

La voix du commentateur retentit dans les haut-parleurs :

« Associant, comme dans ses premières années, écuyers civils et militaires, le manège de Saumur est un ambassadeur de l’équitation académique à la Française. Il en illustre maintenant les principes par une reprise où les chevaux évoluent au rythme de la musique sur des figures de manège. Ils se croisent et s’entrecroisent en appuyant, en changeant de pied ou en passageant. Revêtus de leur tenue traditionnelle, coiffés du célèbre lampion à cocarde tricolore et bandeau d’or, conduits par monsieur l’écuyer en chef, les écuyers vont entrer pour la reprise du manège. »

Julie pensa que cela allait mettre un terme à son entretien, mais le militaire continua à parler alors que les cavaliers entraient dans la carrière.

— Saumur est une ville où les militaires sont bien acceptés. La preuve en est que l’on monte à cheval dans les rues sans que cela pose problème. Les automobilistes sont habitués à notre présence. Ici, les militaires sortent en uniforme, ce n’est pas le cas partout.

L’écuyer en chef venait de s’arrêter devant la tribune. D’un geste large et dans un ensemble parfait, les écuyers du Cadre Noir ôtaient leur bicorne. Le capitaine Lopez se figea dans un garde-à-vous impeccable. Alain mitraillait la scène.

Quand les écuyers se furent couverts et que le général se fut assis, le capitaine Lopez retrouva la parole comme s’il y avait eu un « arrêt sur image ».

— Les militaires apprécient cette ville, la preuve en est que beaucoup d’entre eux y reviennent à l’heure de la retraite.

Le spectacle commençait. Dans la carrière, les chevaux du Cadre Noir se séparaient en deux groupes.

— Ils y participent même trop, lança le photographe à l’oreille de Julie. Ils sont à la tête de toutes les associations.

Dans la carrière, les chevaux effectuaient leurs figures dans un ensemble impeccable. Julie demanda au capitaine Lopez.

— Pourriez-vous m’expliquer ce que font les chevaux ?

— Volontiers, répondit le militaire, mais c’est toujours un peu difficile à comprendre pour quelqu’un qui ne pratique pas l’équitation… Je vais essayer de faire simple. Ils effectuent le « passage », mouvement dans lequel le cheval trotte sur de petites « bases » avec un engagement soutenu des postérieurs. L’allure devient bien plus aérienne, telles des pointes en danse. Je vous rappelle que lors de ce mouvement, la « diagonalisation » de la locomotion du cheval est accentuée et primordiale.

L’homme se tut un instant avant de reprendre :

— Maintenant, c’est le « changement de pied » : travail au galop avec son inlassable et incessant changement de pied de ferme à ferme, et ce, tous les deux temps voire tous les temps. Je vous rappelle, à nouveau, que le galop est une allure à trois temps, ce qui fait qu’il y a toujours un antérieur puis simultanément un postérieur en avance par rapport aux deux autres membres de l’animal. Le changement de pied consiste donc à ce que le cheval alterne son pied de réception. C’est un mouvement très délicat à effectuer compte tenu du fait que la monture doit donc avoir une coordination parfaite de sa locomotion. Suis-je assez clair ?

— C’est parfait, dit la journaliste avec un sourire.

Les chevaux allaient s’élancer pour cette nouvelle figure quand, soudain, Duc de Brière fit un écart, Nicolas Lizière eut une étrange réaction. Devant la foule médusée, il lâcha les rênes et sa cravache et dégringola de sa monture. Une immense clameur s’échappa de la foule, puis, passé l’instant de la surprise, un grand éclat de rire secoua les gradins. Un écuyer du Cadre Noir qui se cassait la figure comme un vulgaire débutant ! La honte !

Julie Lantilly, comme tous les invités officiels, s’était levée pour essayer de comprendre ce qui se passait. Dans la carrière, l’incident avait complètement désorganisé le groupe des cavaliers. Nicolas Lizière était toujours à terre, le nez dans le sable, il ne se relevait pas. Après un long temps d’hésitation, un cavalier descendit de son cheval pour porter secours à son camarade. À voir sa tête, l’écuyer en chef ne semblait guère priser ce genre d’incident. Malgré l’intervention de l’autre cavalier, Nicolas Lizière ne bougeait toujours pas.

— Que lui est-il arrivé ? demandait-on.

— Il a eu un malaise… la chaleur…

— Ça la fout mal pour le Cadre Noir…

Un second écuyer mit pied à terre. Un des chevaux sans cavalier se cabra et poussa un long hennissement. C’est alors que l’assistance comprit brusquement qu’elle était le témoin d’un drame. Le directeur de l’E.N.E. quitta la tribune et se précipita vers l’écuyer allongé suivi de plusieurs officiers dans leurs beaux uniformes. Julie aussi s’était précipitée. Elle avait sauté la barrière pour se rendre aussitôt compte de la difficulté de courir dans le sable.

Elle n’avait pas atteint l’attroupement autour de Nicolas Lizière quand un des écuyers du Cadre Noir, resté en selle, montra quelque chose du doigt. Tout le monde regarda dans la direction indiquée. On aperçut alors, à la fenêtre d’un immeuble bourgeois de la rue d’Alsace, un homme qui visait avec un fusil. Un tireur solitaire, un « sniper » comme on dit à la télévision depuis la guerre de Yougoslavie. « À terre tout le monde ! » cria-t-on. Julie ne se le fit pas répéter deux fois, elle se jeta dans le sable. À côté d’elle, un cavalier du Cadre Noir eut la même réaction.

Dans les gradins, en quelques secondes la panique fut totale. Les gens s’échappèrent dans le plus grand désordre, en hurlant et en s’écrasant les uns les autres. Dans la carrière, la confusion aussi était à son comble. Les chevaux gagnés par la peur allaient dans tous les sens comme si la belle mécanique du Cadre Noir s’était détraquée. Julie se releva prestement de crainte de recevoir un coup de sabot. Son voisin, l’écuyer, en fit de même, son bel uniforme tout souillé. Les chevaux soulevaient des nuages de poussière. Julie s’approcha du groupe. Des secouristes étaient arrivés. Elle les vit retourner Nicolas Lizière avec précaution pour le coucher sur un brancard. Les précautions étaient inutiles car l’écuyer avait cessé de vivre. Une balle l’avait atteint en plein cœur.

L’assistance resta interdite quelques secondes puis les militaires reprirent la situation en main. Des ordres fusèrent de partout. Julie se sentit violemment tirée par un bras. Un militaire hystérique lui intima l’ordre de quitter la carrière. La jeune femme n’insista pas, elle quitta la surface au milieu des chevaux et de la bousculade.

Pour un Carrousel mouvementé, ça avait été un Carrousel mouvementé ! Quand Julie Lantilly rentra chez elle, le soir, elle s’écroula sur son lit, morte de fatigue. Quelle journée ! Elle n’avait pas le souvenir d’en avoir vécu une aussi chargée. Elle avait l’impression qu’elle avait duré un siècle. Que d’événements depuis le matin ! Elle se revoyait essayant ses divers soutiens-gorge, comme cela paraissait loin.

Elle serait bien restée ainsi à attendre que le sommeil la gagnât, mais elle n’aimait pas se laisser aller. Elle réunit ses dernières forces pour enlever ses chaussures et se déshabiller. Elle jeta ses vêtements en tas sur la moquette. Quand elle fut nue, elle se rendit dans la salle de bains. Elle avait l’impression d’être couverte de poussière et d’avoir encore le goût du sable de la carrière sur les lèvres. Elle se regarda dans le miroir : elle avait une tête à faire peur. Dans les films, même aux pires moments, les héroïnes comme Marilyn Monroe dans Rivière sans retour, restent coiffées, le teint frais. « Ma petite, avec la gueule que tu te paies, tu ne seras jamais une héroïne de film » se dit-elle.

Quand elle eut réglé la douche à sa convenance, elle se glissa sous l’eau. Quel bonheur ! Elle s’efforça de se remémorer les événements de la journée. Elle se rappela l’interview du capitaine Lopez et puis le spectacle du Cadre Noir. Elle s’efforçait de garder en mémoire chaque détail. Qu’avait-elle vu du drame ? Elle avait clairement aperçu Nicolas Lizière se raidir sur son cheval avant de tomber comme une masse. Le pauvre… Qui pouvait lui en vouloir au point de le descendre ainsi. L’assassin était sûrement quelqu’un qui avait le goût du spectacle : pourquoi l’abattre un jour de Carrousel devant des centaines de personnes ? Elle revoyait toute la scène ; la tête de l’écuyer en chef… pour un peu et il se serait mis à enguirlander le pauvre Nicolas Lizière. Le directeur de l’E.N.E., en revanche, avait vite compris qu’il y avait un problème grave.

Julie avait nettement vu le type avec le fusil à la fenêtre. Aussi, après s’être fait chasser de la carrière, avait-elle couru, suivie d’Alain le photographe ; mais, pour atteindre la rue d’Alsace, il fallait faire le tour complet de l’École de cavalerie. Quelle course ! Ils étaient arrivés épuisés devant le numéro 59bis de la rue d’Alsace pour s’entendre dire que la police venait d’embarquer le tireur qui s’était rendu sans résistance, c’était Bernard Rousseau !

Julie se fit violence pour arrêter la douche. Elle prit une serviette et entreprit d’abord de se sécher les cheveux. Dans la glace, elle avait un aspect déjà plus net. À Saumur, tout le monde connaissait Bernard Rousseau. C’était un garçon un peu simple d’esprit, très rouge de figure, qui portait le surnom de « Pigouille ». Il devait être un peu débile mais inoffensif. Tous les commerçants du centre ville le connaissaient, en particulier les filles du rayon parfumerie du magasin « le Printemps ». Que ce soit lui l’assassin de Nicolas Lizière était très étonnant ! Julie imaginait mal le pauvre garçon capable de nourrir une haine farouche à l’encontre de qui que ce soit et de mettre au point un plan pour le descendre, surtout en plein Carrousel. Pourtant, c’était bien lui que la police avait trouvé au 59bis de la rue d’Alsace avec un fusil à lunette dans les mains. Aux dires des rares témoins, il aurait tenu des propos incohérents aux policiers venus l’arrêter.