Le Crime de Monnaie - Gino Blandin - E-Book

Le Crime de Monnaie E-Book

Gino Blandin

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Ceci est une histoire vraie. L’affaire criminelle que raconte ce récit s’est réellement déroulée en Anjou en 1655. C’est aux Archives départementales d’Angers que l’on a découvert un imposant dossier judiciaire qui a permis de la reconstituer alors qu’elle avait totalement disparu de la mémoire collective. Aucune chronique, aucun livre d’histoire ne la mentionnait. À l’aide des comptes rendus d’audiences, on a pu la restituer en partie. Je l’ai romancée, mais n’ai pris aucune liberté avec les dates, les événements et les personnages. La seule exception est Thomas Cartier, ce garçon dont j’ai fait le héros de mon récit. J’en ai fait un témoin privilégié, ce que le malheureux n’a pas été dans la réalité. Comme dans toutes les grandes affaires judiciaires, on ne connaîtra jamais le fin mot de l’énigme et celle-ci ne fait pas exception. Même si ce récit est un roman, j’ai essayé d’être aussi fidèle que possible aux événements. Au lecteur d’imaginer, de se faire une opinion, de trouver des explications.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Gino Blandin est enseignant. Auparavant, il a été foreur pétrolier. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de Saumur, dont L’Histoire du Centre Hospitalier de Saumur (Prix Politi 1996), il écrit aussi des romans policiers dont le cadre est la région saumuroise. Il vit à Saumur (49).

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Gino Blandin

le crime de monnaie

Lundi 18 octobre 1655

Ceci est une histoire vraie. L’affaire criminelle que raconte ce récit s’est réellement déroulée en Anjou en 1655. C’est aux Archives départementales d’Angers que l’on a découvert un imposant dossier judiciaire qui a permis de la reconstituer alors qu’elle avait totalement disparu de la mémoire collective. Aucune chronique, aucun livre d’histoire ne la mentionnait. à l’aide des comptes rendus d’audiences, on a pu la restituer en partie. Je l’ai romancée, mais n’ai pris aucune liberté avec les dates, les événements et les personnages. La seule exception est Thomas Cartier, ce garçon dont j’ai fait le héros de mon récit. J’en ai fait un témoin privilégié, ce que le malheureux n’a pas été dans la réalité. Comme dans toutes les grandes affaires judiciaires, on ne connaitra jamais le fin mot de l’énigme et celle-ci ne fait pas exception. Même si ce récit est un roman, j’ai essayé d’être aussi fidèle que possible aux événements. Au lecteur d’imaginer, de se faire une opinion, de trouver des explications.

Plagiant Stanley Kubrick dans le film Barry Lyndon, je conclurais : « Ce fut sous le règne du « Roi soleil » que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant ».

G. B.

Chapitre 1

Mercredi 13 octobre 1655

— On y est ? questionna de sa voix rauque René Chasser en soulevant la visière de sa casquette aussi sale que ses mains.

Les deux jeunes gens avaient compris qu’il s’agissait d’un ordre et non d’une question. Ils émirent des sons qui se voulaient affirmatifs. Ce n’était pas le moment de se faire remarquer. Ils ne moufetaient pas. Le vieux, quant à lui, s’agitait dans tous les sens. Il soufflait comme un cochon asthmatique. Chacun savait qu’il ne fallait pas se rater. Cela ne se produisait jamais, mais le risque était toujours là. Une fausse manipulation et la nature aurait repris ses droits. L’artisan avait certes maîtrisé la matière et la technique, mais l’erreur était toujours possible.

— La flotte est prête ? se demanda pour lui-même le charron. Il n’avait besoin de personne pour inspecter les seaux d’eau remplis à ras bord.

François avait une légère envie de pisser, mais tant pis, il irait plus tard.

— Ça chauffe la gueule, osa Thomas.

— Tant mieux, fit l’ancien en crachant, ça me paraît être pas mal.

Au milieu de la cour, un grand feu circulaire de copeaux de bois sec brûlait comme l’enfer. Les poules et tous les autres volatiles se tenaient à l’écart. Au cœur du brasier, un grand cerceau d’acier avait été porté au rouge. Chasser jeta un dernier regard à la roue de bois qui avait été solidement bridée sur la plaque d’embatage.

— On y va ! gueula-t-il brusquement.

Les trois hommes, armés de longues paires de tenaille à l’extrémité pliée à l’équerre, firent un pas vers le brasier. Avec dextérité, chacun attrapa le cercle d’acier rougi à l’aide de sa longue pince. En quelques secondes, ils furent prêts, chacun tenant fermement son outil.

— Hep ! poussa le vieux charron.

Alors tous les trois, soulevèrent le grand anneau incandescent au-dessus du brasier.

— Hep ! fit une seconde fois le vieux.

Avec précaution, tous trois s’écartèrent du feu, tenant leur charge brûlante. Deux pas plus loin, ils se placèrent au-dessus de la plaque d’embatage et, toujours avec précaution, firent descendre le bandage sur le contour de la grande roue.

— Hep !

Comme un seul homme, ils lâchèrent la couronne d’acier qui glissa le long de la jante. Aussitôt, une odeur de bois brûlé se fit sentir, mais déjà le maître armé de son marteau vérifiait la position de la bague ardente. Il frappa deux ou trois fois avant de crier :

— Allez-y ! C’est bon !

Les deux assistants s’empressèrent alors de jeter l’eau des seaux sur le bandage qui se mit à fumer bruyamment, crachant son liquide en ébullition. En se refroidissant, le bandage se contractait et resserrait toutes les pièces de la roue. Arrivé à ce stade, le charron jeta son marteau et desserra la bride de la plaque d’embatage afin de laisser le moyeu remonter légèrement. Pendant ce temps, les deux ouvriers avaient saisi des chaînes sur lesquelles ils tirèrent violemment. Elles entraînèrent ainsi la plaque d’embatage qui glissa sous la roue dévoilant un bassin circulaire plein d’eau dans lequel elle bascula. En voulant l’aider à descendre, François mit la main sur le bandage.

— Mordieu ! cria-t-il, j’me suis brûlé.

— C’est l’métier qui rentre, plaisanta le charron. T’avais qu’à faire attention, espèce d’andouille !

— Quel métier de gougnafier !

Mais René Chasser n’avait que faire des plaintes de son assistant. Il passait la main sur le bandage encore chaud qui baignait dans le bassin pour vérifier qu’il n’avait pas de défaut. Il était satisfait, la pièce était parfaitement circulaire. Du beau travail !

Aidé des deux autres, il sortit enfin la roue de charrette encore chaude du bassin.

— Allez, on passe à l’autre, lança-t-il.

Saint-Martin-de-la-Place est situé entre Saumur et Angers, sur la rive droite de la Loire. C’est devenu de nos jours un bourg relativement important que l’on traverse sans trop y prêter attention par la route de la levée. à l’époque, le village ne se présentait pas ainsi. Les façades blanches des maisons en tuffeau ne s’alignaient pas le long du chemin comme elles le font dorénavant. Non, dans ces années-là, le village vivait encore du commerce fluvial. Il était tout entier tourné vers son port. En contrebas de la levée, la prairie ressemblait à un vaste champ de foire. Les gabares et les fûtreaux s’alignaient le long du quai. On y pratiquait le commerce du blé, bien sûr, mais aussi du charbon, du bois, du tuffeau et du vin. Les chevaux et les bœufs, tirant leurs charrettes pleines à craquer, dévalaient les pans inclinés sur les pavés aux cris des rouliers. Dans la journée, quand le fleuve permettait le commerce, on voyait là toutes sortes de véhicules, des chariots, des charrettes, des carrioles, des roulottes et même parfois des carrosses.

évidemment, tout dépendait de la saison. En principe, deux périodes étaient favorables à la navigation : le printemps, quand le niveau de la Loire baissait et l’automne quand il remontait. Par contre, il n’y avait quasiment plus d’activité durant les deux autres saisons. L’été, parce qu’il n’y avait plus d’eau, on pouvait presque traverser la Loire à pied sur les bancs de sable. L’hiver, parce qu’il y avait trop d’eau et là, ça virait souvent au cauchemar. Le fleuve prenait un malin plaisir à passer par-dessus la digue et à tout détruire sur son passage, les habitations comme les cultures. Le fléau intégral ! Les riverains s’obstinaient pourtant à surélever la levée, mais c’était peine perdue, le fleuve avait toujours le dessus. En désespoir de cause, les hommes s’évertuaient à tirer parti de cette rivière capricieuse alors que celle-ci n’avait de cesse de leur démontrer qu’elle n’était pas domesticable.

Rien ne pouvait résister au fleuve, c’était lui qui décidait. à l’origine, il coulait entre les deux églises paroissiales, celle de Notre-Dame-de-la-Prée-des-Tuffeaux, au pied du côteau et celle de Saint-Martin-de-la-Place sur la rive droite. Au moment de notre récit, la seconde est encore debout mais pour peu de temps encore. L’eau a raviné la terre meuble sapant ses fondations.

Thomas habitait l’Enclave des Tuffeaux, sur la rive gauche. Pour des raisons désormais tombées dans l’oubli, la paroisse de Saint-Martin s’étendait curieusement sur les deux rives. Pour venir au bourg, ceux de l’Enclave devaient traverser la rivière. Une passerelle leur permettait d’atteindre un îlot appelé l’île Gautier, puis un bac traversait le bras principal du fleuve.

En surplomb des quais, le bourg dominait la rivière. Sur la place centrale, se dressait l’auberge de la Tête noire. C’était le centre du village où tous les corps de métier se retrouvaient. Ce jour-là, en fin d’après-midi, plusieurs hommes, mariniers, rouliers, colporteurs étaient attablés et buvaient autour des grandes tables. Cette salle ressemblait à toutes les salles de cabaret : des pichets, des brocs d’étain, des bouteilles, des buveurs, peu de lumière, beaucoup de bruit. Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets principaux le statut des Protestants et les répercussions de la Fronde sur les esprits, on entendait dans le brouhaha des jurons, des cris et des rires avinés.

La maîtresse des lieux était la veuve Courant, Renée Courant du nom de son troisième mari. Grande, blonde, rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile, elle faisait tout dans sa cambuse : les lits, les chambres, la cuisine, la pluie et le beau temps. Elle avait un visage ingrat, de la barbe et une voix de stentor qui faisait trembler les vitres, les meubles et les gens. Elle régnait en tyran dans son auberge, menant ses employés avec la rudesse d’un maquignon. Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la veuve Courant : voilà le maître de maison ! Elle, de son côté, savait juger son client du premier coup d’œil. Elle savait dans quelle catégorie sociale le classer et, en conséquence, comment le traiter. Elle vouait une haine farouche aux huguenots alors qu’elle n’était pas du tout bigote.

En fin de journée, quand il en avait les moyens, Thomas aimait passer à l’hôtellerie de la Tête noire. En général, il y rencontrait des gens de connaissance avec lesquels il pouvait parler d’autre chose que de charronnerie. Après une journée passée à supporter le père Chasser, il en avait besoin. Non pas que son maître fut un méchant homme, mais pour lui, seul le travail comptait. Il ne savait parler que de son métier et le reste ne l’intéressait pas.

Dès qu’il franchit le seuil, Thomas aperçut deux de ses amis, Jacques Audouis et Martin Brizard, déjà attablés devant un pichet. Le premier, un jeune homme maigrelet, lui fit un signe de la main. Il les rejoignit et ils se congratulèrent. Thomas s’assit sur le banc à côté de Brizard qui fumait la pipe.

— La journée s’est bien passée ? demanda le garçon filiforme.

— On peut dire ça, répondit Thomas en s’installant confortablement. On a ferré deux roues de charrette et ça s’est bien passé. Le vieux ne nous a pas trop cassé les pieds.

— Faut se mettre à sa place, fit l’autre en soufflant un nuage de fumée. Si cette opération merdouille, vous pouvez mettre votre roue au rebut, non ?

— Non, pas forcément, on peut toujours récupérer l’intérieur de la roue ; mais en général, on est bon pour refaire les jantes. Moi, personnellement, je n’ai jamais vu ce genre d’accident, mais Chasser m’a raconté que ça lui était arrivé plusieurs fois au cours de sa carrière.

— Elle doit commencer à être longue, sa carrière, au vieux ?

— Ouais, une fois, il m’a dit qu’il avait dépassé les quarante ans de métier. Tu te rends compte ? Quarante ans à faire des roues de charrette !

— Tudieu, tu as raison, faire ça toute sa vie…

Martin Brizard était légèrement plus âgé que les deux autres. C’était un robuste garçon de la campagne au teint rougeaud. Il était valet d’un sergent royal. Cet emploi n’était pas trop prenant, ce qui lui convenait à merveille.

Jacques Audouis, lui, était meunier, du moins apprenti-meunier au moulin communal de Longué. La poussière qu’il avait dans la tignasse attestait son métier. Il venait juste d’avoir vingt ans. Il était maigre comme un cent de clous. Imberbe, les yeux globuleux, ses pommettes saillantes lui faisaient une tête décharnée. Quelqu’un avait dû lui donner des habits dont il ne voulait plus. Le pauvre garçon était vêtu comme un épouvantail.

Arriva alors sur le seuil de l’auberge un grand jeune homme qui, à l’inverse d’Audouis, avait beaucoup de prestance. Il n’avait pas de mal, c’est vrai, à paraître élégant à côté du garçon meunier.

— Tiens, voilà Beau gosse ! lança quelqu’un dans l’assistance.

Le nouvel arrivant, François Riollan, alla serrer des mains aux tables voisines avant de venir s’installer à celle des trois garçons.

— Sacrebleu ! Il ne les lâche pas facilement ses picaillons, ton patron, fit-il à l’adresse de Thomas.

— Ah bon ?

— Ç’a été la croix et la bannière pour me faire payer, pour qu’il me donne mes cinq sols, le fumier.

— Le père Chasser ne les lâche pas comme ça.

— Merde, j’ai fait le boulot, non ?

— T’as bossé chez le charron ? intervint Brizard étonné.

— Ouais, j’ai donné un coup de main. C’est Thomas qui me l’avait proposé.

— Oui, c’est moi qui lui ai proposé de venir nous aider, intervint Thomas. Pour mettre le bandage sur une roue de charrette, il faut être trois. D’habitude, c’est le Louis Guilloiseau qui vient, le maréchal ferrant, mais là il ne pouvait pas. J’en ai parlé à François, histoire qu’il vienne nous donner un coup de main.

— Et alors ? Le boulot t’a plu ? demanda le meunier.

— Métier de taré ! Je me suis brûlé la main – il montra sa main entourée d’un chiffon – Et l’autre qui discute le prix qu’on avait décidé.

— Mais le métier t’a plu ?

— Non, pas vraiment, tu passes ton temps à attendre et à te faire traiter d’abruti. Le vieux connaît son métier. T’es juste là pour lui tendre les outils. Dès que tu prends une initiative, tu te fais engueuler. Pas vrai, Thomas ?

— Pas vraiment…

Soudain, une voix forte couvrit tout le brouhaha :

— Ils sont là, mes petits puceaux !

La veuve Courant débarqua près d’eux. L’espacement entre les tables avait dû être réglé en fonction de la largeur de ses hanches. Le sourire aux lèvres, l’imposante matrone donna prestement un coup de chiffon sur la table. Quand elle se penchait ainsi, c’est toute son imposante poitrine qu’elle déposait sur le plateau.

— C’est pour boire ou pour manger, mes petits amours ? demanda-t-elle.

— C’est pour faire une partie de cartes, fit Thomas qui était toujours impressionné par la matrone. Donnez-nous un autre pichet de votre piquette, s’il vous plaît.

Se frottant exagérément à François Riollan d’un air salace, elle lui susurra ouvertement :

— Toi, mon chou, c’est quand tu veux.

Elle s’écarta en poussant de petits cris accompagnés d’un rire graveleux.

— Ouah ! Là, y’a du boulot, dit Riollan en regardant la femme s’éloigner en dandinant son imposant postérieur.

— C’est autre chose que la servante du curé, commenta insidieusement Jacques Audouis.

— La servante du curé ? demanda Thomas.

— Tu ne la connais pas ?

— Non, c’est qui ?

— C’est la domestique du curé dont notre ami s’occupe intensément.

— La domestique du curé ? La Françoise ?

— Non, pas celle du curé d’ici, celle de Monnaie, la domestique du prieur de Monnaie.

— Je ne suis jamais allé là-bas.

— Ça, c’est normal, là où se trouve ce prieuré, il faut un bon motif pour s’y rendre, fit remarquer Martin Brizard.

— Et alors tu disais au sujet de la servante ?

— Eh bien, elle, elle peut être un bon motif pour s’y rendre à Monnaie. N’est-ce pas, François ?

— Arrête de dire des âneries, protesta Riollan en servant à boire à ses camarades.

— Tu m’étonnes qu’il n’a pas envie de devenir charron, ironisa Audouis. Il préfère garder les vaches à Monnaie dans la journée et s’occuper de la servante la nuit.

— C’est vrai ? fit Thomas d’un air inquisiteur.

— Ne l’écoute pas, il ne dit que des bêtises, se défendit Riollan.

— Le prieur a très bon goût…

— Tu l’as vue au moins, cette drôlesse ? demanda Brizard qui avait sorti un jeu de cartes.

— Ouais, je suis allé l’autre jour porter de la farine au monastère. J’ai vu la belle Macée.

— Macée ? Macée Chesneau ? La fille de René Chesneau, le maréchal ferrant ?

— Paix à son âme, le pauvre. Il s’agit bien de sa fille. Elle a été engagée au prieuré de Monnaie.

— Je l’ai connue quand elle était petite. On était voisins, fit Thomas.

— Eh bien, elle a grandi, et maintenant elle a tout ce qu’il faut pour rendre un homme heureux, comme on dit.

— Il y a un bail que je ne l’ai pas rencontrée. On ne la voit plus très souvent par ici.

— Tu parles ! Le prieur la garde pour lui, il ne tient pas à ce qu’on la lui pique.

— Mais, il s’agit d’un homme d’église !

— Tu parles !

— Il a fait vœu de chasteté, non ?

— La bonne blague ! ricana Martin Brizard.

— C’est pour cela qu’on ne voit plus la Macée. Je pensais qu’elle était partie travailler à Angers ou à Saumur.

— Non, non, elle est à Saint-Philbert… mais, si tu veux de plus amples renseignements sur elle, interroge ton voisin.

— Vous avez fini avec cette fille ? s’insurgea François Riollan.

— Ne nous raconte pas qu’elle t’a laissé indifférent, que tu ne t’en occupes pas après l’extinction des feux.

— D’abord, tu sauras qu’en tant que vacher, je ne dors pas au prieuré, mais dans les communs. Dans le bâtiment principal, il n’y a que le prieur, sa servante et ses invités qui logent.

— Mais oui… on va te croire…

— C’est marrant, intervint Thomas, on me parle de ce monastère de Monnaie pour la seconde fois cette semaine.

Une serveuse, Madeleine Mercier, vint leur apporter le pichet de cidre commandé. Quand elle se fut éloignée la conversation put reprendre.

— Ouais, fit Thomas, hier, le père Chasser a eu la visite de deux charpentiers. Ils parlaient avec un accent à couper au couteau et on ne comprenait pas tout ce qu’ils disaient. Ils utilisaient des mots que j’avais jamais entendus.

— Et alors, le rapport avec Monnaie ?

— On a fini par comprendre que c’étaient des menuisiers que le meunier de Monnaie a fait venir d’Auvergne pour réparer sa charpente.

— Tu nous parles du moulin ? l’interrompit Brizard.

— Oui, du moulin.

— Attention, ce n’est pas le prieuré. Les deux bâtiments se trouvent l’un en face de l’autre, sur les rives du Lathan.

— Le meunier, que le père Chasser connaissait, fait faire des travaux dans son moulin et ses ouvriers avaient besoin d’une cale en chêne avec des dimensions précises.

— Maintenant que tu racontes ça, dit Audouis, c’est vrai, je les ai aperçus l’autre jour, ces gars.

— Décidément, tu en as vu du monde là-bas, fit Brizard en commençant à distribuer les cartes.

— Oui, oui, j’ai vu des types qui bossaient. Ils faisaient passer des chevrons par la fenêtre de l’étage du moulin. Et, en face, j’ai aperçu la belle Macée qui étendait des draps.

— Au moins, tu ne t’es pas déplacé pour rien, mon cochon !

— Bon, si on se mettait à jouer, suggéra Riollan.

— Ah, Ah… ironisa Audouis.

— Moi, ce qui m’intéresse, lança Riollan, c’est l’argent. L’argent ! Rien que l’argent ! Avec lui, tu peux faire tout ce que tu veux. Alors qu’avec une femme, ça se termine toujours de la même façon. Elle te fait des gosses et tu n’as plus qu’à trimer le restant de tes jours pour les élever.

— On dirait que le métier de charron ne t’a pas emballé ?

— Non, ni le métier de charron, ni aucun autre ; moi, ce que je veux c’est de la monnaie pour me tirer d’ici. Maintenant, on attaque la bête hombrée. à toi de couper !

Jeudi 14 octobre 1655

— Il n’a qu’à devenir soldat ! Il voyagera et finira les tripes à l’air sur un champ de bataille, fit René Chasser à qui Thomas venait de rapporter les paroles de son camarade.

Assis côte à côte, dans la petite carriole qui filait sur le chemin de la levée, les deux hommes appréciaient le soleil de cette fin d’été qui leur chauffait la peau. En silence, ils profitaient, l’ancien surtout, de cette période apaisée. Depuis quelque temps, la tourmente semblait s’être calmée. Coup sur coup, le pays n’avait-il pas connu trois grands malheurs : les guerres de religion, la Fronde et la grande peste ?

En ce mois d’octobre 1655, sur le plan politique, la France vivait une période d’accalmie. Le cardinal de Richelieu venait de rendre son âme à Dieu et le roi Louis XIV n’avait pas encore commencé ses frasques. Les guerres de Religion étaient terminées, mais quelques antagonismes se faisaient encore sentir. Depuis qu’Henri IV avait réglé le problème protestant par l’adoption de l’édit de Nantes – qui avait été préparé à Angers – le conflit était en veilleuse. Les Huguenots avaient obtenu provisoirement la liberté de conscience et de culte ainsi que l’égalité civile avec les Catholiques. Par contre, ils avaient perdu toutes leurs places fortes.

Pour Saumur, tout avait commencé dès lors que Henri de Navarre, futur Henri IV, avait requis auprès du roi Henri III, un point de passage sur la Loire pour ses amis, les Protestants. Il avait jeté son dévolu sur la ville qui, à ses yeux, était celle qui présentait le plus grand avantage au regard de ses desseins guerriers. Le béarnais avait bien sûr noté la position dominante du château. Henri III avait proposé d’autres sites à son beau-frère et cousin comme Beaugency ou les Ponts-de-Cé, mais celui-ci s’était obstiné. Le monarque avait fini par céder.

Le 15 avril 1589, Martin Ruzé de Beaulieu avait installé Philippe Duplessis-Mornay, le bras droit d’Henri de Navarre, dans la charge de gouverneur de Saumur. L’opération n’avait pas été du goût de tout le monde, on le devine. La cérémonie de passation des pouvoirs s’était déroulée sur les bords de la Loire, devant la porte de la Tonnelle. L’ancien gouverneur catholique, monsieur de Lessart, avait laissé tomber les clefs de la ville au moment de les donner à Duplessis-Mornay. Le brave homme avait pourtant touché un petit dédommagement de quatre mille écus ! C’était le secrétaire du roi, Martin Ruzé, qui avait ramassé les clés et les avait présentées au nouveau gouverneur.

Duplessis-Mornay disposait alors de larges pouvoirs en tant que « lieutenant général du Roi ». Outre Saumur et son château, il avait sous sa tutelle les villes de Montreuil-Bellay, Doué-la-Fontaine, Le Puy-Notre-Dame, Martigné-Briand, Montsoreau. Mais, lucide, il savait que les beaux jours ne dureraient pas. Le roi Henri III, à qui il devait sa charge, mourra assassiné quatre mois plus tard. En ces temps difficiles, une telle mort pouvait passer pour naturelle chez les princes. Henri de Navarre était devenu Henri IV, mais pour avoir été un de ses plus proches collaborateurs, Duplessis le savait « pas très franc du collier ». Les années suivantes lui donneront raison : Henri IV abjurera le protestantisme en 1593.

Dès le début de sa nomination, Duplessis-Mornay avait fait dresser des fortifications autour du château de Saumur et dans le quartier de la Bastille – que l’on appelle dorénavant quartier de la Croix verte – pour éloigner les canons, lesquels commençaient à cette époque à être réellement efficaces. C’est d’ailleurs pour cette raison que cessera la construction des châteaux-forts. Une artillerie bien équipée avec des serveurs connaissant leur affaire était capable de venir à bout des remparts les plus solides. La solution pour leur faire face était de les éloigner au maximum.

Mais la grande œuvre de Duplessis restera la création de son Académie protestante. Soucieux d’éduquer la jeunesse et de former des pasteurs, il fondit cet établissement dix ans après sa nomination. Plus précisément, il créa un ensemble collège-académie. Pour ce faire, il n’hésita pas à aller quérir des enseignants aux quatre coins de l’Europe. à l’Académie, on enseignait, entre autres, la théologie, la philosophie, les mathématiques, le latin, l’hébreu et le grec. Le collège, quant à lui, pouvait recevoir deux cent cinquante élèves. Sa fonction consistait à préparer les étudiants à leur entrée à l’Académie où l’enseignement serait dispensé en latin. Cette dernière ne tarderait pas à jouir d’une renommée internationale dont bénéficiera la ville de Saumur. En 1655, elle fonctionne toujours.

L’Académie protestante allait doper la petite ville de province. Ce type d’établissement étant rare en Europe, les étudiants affluaient de partout. Or, la pédagogie des Réformés était hostile au régime de l’internat qui rappelait trop la spécialité des collèges catholiques. Dans l’idéal, ils souhaitaient que les étudiants soient élevés dans des familles de substitution. L’hébergement devint ainsi une activité particulièrement lucrative pour les propriétaires fonciers, une sacrée manne.

Pour contrer l’influence grandissante des Réformés et de l’Académie, l’église Catholique allait faire feu de tout bois. Elle dépêcha sur place toutes les congrégations en capacité de le faire. C’est ainsi que Saumur vit débarquer les Récollets dans le quartier de Nantilly, les Capucins dans l’île d’Offard, les Ursulines près du château et les Oratoriens dans le quartier de Fenêt, sur les bords de Loire.

En 1610, Henri IV était assassiné par Ravaillac, rue de la Ferronnerie à Paris. Son fils, Louis XIII, allait lui succéder sept ans plus tard.

L’ordre des Oratoriens avait été créé par le cardinal de Bérulle. Son objectif était clairement de lutter contre le protestantisme. Les Oratoriens étaient des intellectuels capables de croiser le fer avec les Réformés. Le cardinal avait su intriguer auprès du jeune roi pour obtenir les Ardilliers. Il s’était dès lors empressé de créer un collège afin d’instruire la jeunesse catholique, mais son établissement n’atteindrait jamais la réputation de celui des Réformés.

Cette effervescence fournissait du travail à une vingtaine d’imprimeurs de chaque confession, ce qui conférera à Saumur un grand rayonnement intellectuel sur toute l’Europe. On la qualifiera de « Petite Genève ».

En 1621, le jeune roi Louis XIII qui n’avait alors que dix-neuf ans chassa Duplessis-Mornay de son poste. Ce dernier mourra d’une attaque d’apoplexie deux ans plus tard dans sa baronnie de La Forêt-sur-Sèvre. Par la suite, le monarque secondé, voire dirigé, par son premier ministre, le redoutable cardinal de Richelieu, allait entreprendre des réformes destinées à mettre au pas les nobles du royaume. Le tandem allait s’employer à rabattre le caquet des grands féodaux, à rationaliser le système administratif et à lutter contre la grande rivale : la maison d’Autriche. Malgré une franche hostilité de la famille royale, le cardinal allait exercer sur la noblesse française une pression terrible.

Dans l’Ouest de la France, tous les pouvoirs étaient entre les mains du cardinal, depuis la Normandie jusqu’à la Gironde. à Saumur, il avait fait élever une chapelle aux Ardilliers pour inhumer sa sœur, et terminer les travaux de fortification du château entrepris par Duplessis-Mornay. En fait, toute la région saumuroise appartenait au clan des Richelieu.

En 1648, éclatait la Fronde, une révolte de la noblesse contre le pouvoir royal. Elle ne supportait plus les contraintes qui lui avaient peu à peu été imposées. Après la mort de Richelieu en 1642 et celle de Louis XIII l’année suivante, elle profita de l’occasion pour manifester son ras-le-bol. Si les causes du conflit qui s’ensuivit furent multiples, il n’en demeure pas moins que le mécontentement général né de la crise économique eut un rôle fondamental. à ce marasme s’ajouta l’augmentation des impôts destinés à faire face aux dépenses de la guerre de Trente Ans, laquelle guerre ne concernait que les grandes familles d’Europe. Dans le tumulte, le jeune roi Louis XIV, Anne d’Autriche, sa mère et régente, et son principal ministre Mazarin durent quitter Paris précipitamment.

à Saumur, la Fronde se traduira par quelques échauffourées entre les rebelles et les fidèles au roi. C’est le collège des Oratoriens qui allait pâtir du conflit. Il était situé dans le Boile, le long de la montée du château sur le versant nord. En 1650, cette position allait lui valoir de sérieux ennuis lors d’une semaine de combat. Placé sur la trajectoire des tirs entre le château occupé par les Frondeurs et l’hôtel de ville resté fidèle au roi, il allait être gravement endommagé. Il ne sera pas reconstruit.

Pour le futur roi Soleil, la Fronde se termina à Saumur. La cour y débarquait le 5 février 1652. Le jeune monarque, âgé de quatorze ans, pénétrait dans la ville par le Portail Louis et s’installait dans la « Maison du Roi » pour cinq semaines. Il regagnera triomphalement la capitale le 21 octobre 1652 et s’installera au Louvre. Les Protestants s’étaient montrés d’une fidélité inconditionnelle envers le roi pendant le conflit. En remerciement, Saumur allait bénéficier pour quelque temps d’une série de faveurs.

Pour comble de malheur, un châtiment divin allait venir s’abattre sur le peuple, s’ajoutant aux querelles des grands et accroissant la souffrance des petits : la Peste noire. Elle avait fait son apparition longtemps auparavant et revenait ponctuellement.

On appelait cette maladie la peste bubonique en référence à l’un de ses premiers signes cliniques : les bubons, ganglions enflés et douloureux qui apparaissaient aux aisselles, à l’aine et au cou. Avant cela, les malades étaient accablés par de violents maux de tête et de très fortes fièvres. Ils se mettaient alors à délirer. Leur corps se couvrait de grosses taches noires résultant d’hémorragies sous-cutanées. Les bubons apparaissaient, devenaient de plus en plus douloureux, et souvent ils éclataient. En général, le chirurgien ou le malade lui-même incisait les bubons avant. La douleur provoquée par l’éclatement des bubons était telle que même les moribonds devenaient fous furieux. Les médecins considéraient ce stade comme un signe positif ; le malade réagissait encore et il subsistait quelques espoirs de guérison. Mais, le plus souvent, les victimes de la peste n’atteignaient pas ce stade. Elles mouraient de septicémie ou de pneumonie. Elles crachaient du sang, s’évanouissaient et mouraient en quelques jours.

Les médecins avaient clairement conscience du caractère très contagieux de la maladie. Ils connaissaient les précautions indispensables qu’il convenait de prendre, mais ils étaient désarmés par la soudaineté et la brutalité du mal. Dans les villes, dès que la peste était signalée, on s’empressait de prendre tout un ensemble de mesures : on bouclait les portes, on chassait les vagabonds et on nettoyait les rues. L’Anjou a été durement frappé dans les années 1583/1584.

Quand le mal était là, il ne restait que deux remèdes : la mise en quarantaine des malades et la prière. Les malades ne pouvaient être accueillis par les Hôtels-Dieu dont les moyens thérapeutiques étaient très limités. En outre, ils redoutaient toutes les maladies contagieuses. D’ailleurs, les soins prodigués dans ces établissements s’adressaient davantage à l’âme qu’au corps. Les autorités pouvaient également ordonner des processions générales pour « prier Dieu d’apaiser son ire ».

L’un des graves problèmes posé par la peste était : comment mourir et atteindre le paradis, bénéficier de l’immortalité de l’âme auprès de Dieu, si l’on mourait prématurément dans le péché sans avoir reçu les derniers sacrements ? Le pécheur ne pouvait accéder à la vie éternelle que s’il avait reçu l’absolution de ses fautes. Si la souffrance était atroce et la mort quasiment certaine, il fallait au moins sauver l’âme ! échapper à Satan, voilà l’essentiel pour qui voyait sa vie s’achever sur terre. Les prêtres n’étaient pas très enclins à côtoyer les malades. Ceci constituait une véritable difficulté. Plus que la mort, ce que l’on redoutait c’était la « mauvaise mort », la mort sans Dieu. Souvent, les hommes d’église se dérobaient à leurs obligations, ils s’enfuyaient dans la campagne où ils espéraient être à l’abri. Les établissements religieux étaient désertés.

Dans les villes, on créa des maison destinées à recevoir les pestiférés. Le plus fréquemment, ces établissements reçurent le nom de « Sanitat ». à Saumur, on le trouvait en bordure de Loire, dressé au bout du quartier Saint-Nicolas. Au passage, les Oratoriens avaient réussi à se faire dispenser de verser une contribution pour l’entretien du Sanitat, ce qui n’était guère charitable pour des hommes d’église.

Pourtant, Saumur et sa région ne furent pas épargnés. En 1626, à Saint-Lambert-des-Levées, quatre cent neuf personnes moururent de la peste, soit environ un quart de la population. Treize ans plus tard, elle réapparut accompagnée d’une terrible épidémie de dysenterie. Les deux fléaux conjugués firent de terribles ravages dans la province. Les communautés protestante et catholique, payèrent chacune un très lourd tribut à la maladie. On vivait alors dans une angoisse d’autant plus vive que personne ne pouvait expliquer les raisons pour lesquelles un tel fléau s’abattait sur une région. Tout un chacun le pensait d’origine divine, mais on ignorait tout des causes de son arrivée puis de sa disparition.

En cette année 1655, le fléau ne s’était plus manifesté depuis une quinzaine d’années. On ne se faisait néanmoins pas d’illusion, il reviendrait sûrement, mais en attendant on goûtait le moment présent. Ces événements ne disaient rien à Thomas, en revanche ils parlaient au vieil homme. Il se souvenait de la peste à Saint-Martin, de l’épidémie de 1626. Pour lui, ce n’était pas de l’histoire ancienne. Il revoyait les corps jetés sans ménagement dans la charrette du père Ménard. Des personnes qu’il avait connues et qui finissaient ainsi. Quelle misère !

Le petit cheval galopait allègrement. Dans chaque hameau traversé, il y avait toujours quelqu’un qui saluait le vieux charron. Ici, tout le monde le connaissait. à plusieurs reprises, il fut invité à s’arrêter, mais à chaque fois, il déclina l’offre. Les deux hommes livraient les deux roues de charrettes ferrées la veille. Ils traversèrent le hameau de la Croix de la Voutte et, tournant à gauche, plongèrent dans le Val. Au sortir de la Pironnière, ils aperçurent les pêcheries sur les bords du cours d’eau puis les toits de Vivy. Le village avait perdu son église, sapée par l’Authion une dizaine d’années plus tôt. Les deux voyageurs découvrirent enfin le port. C’était ici qu’on franchissait la rivière.

Quand ils arrivèrent, le bac – qui n’était qu’une large plate à fond plat – se trouvait sur l’autre rive. Dès qu’ils s’arrêtèrent, ils entendirent un grand cri :

— Tiens, qui qu’voilà !

— Ramenez votre barcasse de ce côté, monsieur Beauchesne, je n’ai pas de temps à perdre ! cria le charron.

— Voilà, mon prince ! Voilà !

Aussitôt le nocher s’activa. à cet endroit, le cours d’eau n’était pas très large. On avait mis en place un bac à traille. La barque se déplaçait le long d’une corde tendue entre deux piquets plantés sur chacune des rives, la traille. Un système de poulie assurait la liaison entre le bateau et le câble. La propulsion le long du filin se faisait à bras. C’était le passeur qui faisait avancer la barque en tirant. à cette époque de l’année, cela paraissait facile car il n’y avait guère de courant sur la rivière.

En quelques minutes, la plate fut sur l’autre rive, le passeur l’attacha rapidement et sommairement. De l’extrémité, il sortit une plaque faite de planches de bois brut qu’il glissa sur la rive. Le charron descendit de la carriole, imité par son apprenti. Il prit son cheval par la bride et le guida. Docile, l’animal s’engagea sur le plan incliné. Ce n’était pas la première fois qu’il prenait le bac.

— Mordieu, père Chasser, ce n’est pas tous les jours qu’on vous voit par ici, fit le passeur en serrant la main du vieux charron.

Le quidam avait un visage triangulaire prolongé par une barbichette qui lui donnait l’air d’un filou. Ses cheveux longs ramenés en queue de cheval attestaient du fait qu’il soignait son apparence.

— Eh oui, mon garçon ! Il y en a qui travaillent, qui n’ont pas le temps de se promener.

— Et, sans être indiscret, où allez-vous ainsi ?

— Nous allons porter ces roues de charrette là-bas, fit l’ancien en désignant l’endroit du doigt.

— à la Présaie ?

Le château se trouvait à peu de distance de là, en bordure de la rivière. D’où ils se trouvaient, ils pouvaient apercevoir ses toits d’ardoise.

— Vous allez chez madame de Ruzé ! continua le passeur.

— C’est ça…

— La dame est passée par ici, la semaine dernière, avec son père, René Liquet. Elle a un bien beau cabriolet.

— Un cabriolet ! Il tient sur ta barque ?

— Oui, il s’en est fallu de peu, mais nous y sommes arrivés. Sans cela, il aurait fallu qu’ils aillent jusqu’à Beaufort.

En effet, le port de Vivy était l’un des rares passages possibles pour franchir l’Authion. Pour aller de Saint-Martin à Vivy ou de Saumur à Longué, c’était un point de passage quasi obligatoire.

— Un petit conseil, continua le nocher, faites-vous payer avant de lui donner vos roues. La dame est dure en affaire. L’autre jour, j’ai vu l’heure et le moment où elle n’allait pas me payer ! C’est Liquet qui m’a refilé une pièce.

— Merci pour l’information.

— De rien.

De retour sur la terre ferme, ils cheminaient sur la route quand Thomas fut surpris par une réflexion du vieux charron, lequel n’était pas homme à faire des cancans.

— Faut se méfier de ce qu’on raconte devant Beauchesne, fit-il sur un ton confidentiel.

— Vous croyez ? s’étonna le garçon.

— C’est un mouchard.

— Un mouchard ?

— Oui, un rapporteur qui raconte tout à la maréchaussée. Il a un poste d’observation de première. Il surveille le trafic à longueur de journée et il est dans les papiers des archers. Quand on a quelque chose à se reprocher, il vaut mieux éviter de passer par ici.

— Merci du conseil. Je n’ai rien à me reprocher… mais merci quand même.

Chapitre 2

Jeudi 14 octobre 1655

Ils franchirent un grand portail et se retrouvèrent dans une vaste cour cernée de murs. Thomas fut impressionné par la taille des bâtiments et l’ordre qui régnait en cet endroit. On imaginait sans peine que le maître des lieux ne devait pas souffrir le désordre. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place ! Le père Chasser avait parlé d’une ferme, mais il s’agissait bel et bien d’un château. Les lucarnes géminées à double fronton du long logis central n’auraient pas dépareillé la maison du Roi à Saumur. Une imposante tour carrée à canonnières et trous de mousquet achevait de donner un caractère défensif à l’ensemble. Au-dessus d’une remise, on apercevait le clocher d’une chapelle domestique. Le garçon remarqua également l’absence de volailles dans la cour. Elles devaient être parquées dans un enclos à l’extérieur. Il s’aperçut toutefois de la présence d’un magnifique paon sur la margelle du puits.

Chasser conduisit son cheval jusque devant une grande porte béante, celle de l’étable à bœufs. La Présaie comptait neuf couples de bœufs, formant trois attelages. Le charron avait à peine mis pied à terre, qu’une femme apparut. Plus qu’enveloppée, elle portait un tablier serré à la taille et un foulard qui lui cachait les cheveux. Ils l’avaient surprise en train de saigner un lapin. éblouie par la lumière extérieure, elle plissa les yeux. Mettant sa main en visière, elle s’approcha :

— Ah ! C’est vous père Chasser, fit-elle. Ça faisait un bail qu’on ne vous avait pas vu.

— Bonjour Mathurine, comment ça va ?

— Ça va, ça va. Il y a plus malheureux que nous

— Et ton mari, comment va-t-il ?

— I’ va bien. Il est à Neuillé ce matin. Il savait que vous veniez aujourd’hui ?

— Oui, je lui ai dit, l’autre jour à la Tête noire. Il a dû oublier.

— Il n’est point du genre à oublier. Si vous lui avez dit, il va réapparaître dans peu de temps. Vous pouvez attendre un peu ?

— Oui, bien sûr, Mathurine ; nous pouvons attendre. Nous sommes venus apporter des roues pour une charrette. Sais-tu pour laquelle ?

— J’en sais diable rien, père Chasser, mais allez donc voir dans l’écurie. Demandez à Guilbert, il saura vous répondre.

— Guilbert ?

— Vous ne le connaissez pas ?

— Non point…

— C’est un jeunot, Guilbert Bourdier, un closier qui travaille pour not’dame. Je l’ai aperçu ce matin. Il doit être dans les parages. Lui saura vous dire de quelle charrette il s’agit.

— Je vais aller voir mais je préfèrerais que La Müe soit là.

— Je comprends bien, il ne devrait plus tarder.

Entre temps, Thomas était lui aussi descendu de voiture. Le cheval avait visiblement la pépie. Il saisit sa bride et le conduisit jusqu’à l’abreuvoir. Importuné, le paon alla ostensiblement se percher sur un mur d’un air dédaigneux.

— Salut l’ami !

Thomas se retourna et se retrouva face à un jeune type au regard vif et au sourire franc. En pleine forme physique, il devait être robuste. En bras de chemise, il avait lui aussi interrompu son travail pour venir accueillir les visiteurs.

— Bonjour, Thomas, fit le garçon en serrant la main du jeune homme.

— Guilbert, je travaille ici…

— Moi, je suis là avec le père Chasser de Saint-Martin pour vous apporter des roues de charrettes.

— Ah oui ! La Müe m’en a parlé. Il doit être à l’extérieur avec madame de Ruzé, mais il ne va plus tarder. Tenez, je crois les entendre !

En effet, un élégant cabriolet entra dans la cour. Il était tiré par un majestueux cheval blanc coiffé d’une longue crinière blonde. Mais ce qui surprenait d’emblée dans cet équipage, c’était le cocher. Juché bien haut sur un banc, le colosse tenait les rênes de l’animal. Armé d’un long fouet, il semblait démesuré par rapport au véhicule. Tout de sombre vêtu, on distinguait mal sa physionomie sous son chapeau de cuir.

Le cabriolet effectua une courbe harmonieuse dans la cour avant de s’arrêter devant le logis. Sitôt qu’il se fut immobilisé, une femme apparut. émergeant de la banquette où elle était douillettement installée, elle se dressa et descendit prestement du véhicule en ouvrant elle-même la petite portière. Elle sauta à terre avec autant de légèreté que d’autorité.

D’emblée, on comprenait qu’on avait affaire à quelqu’un de qualité. La coupe de ses vêtements et sa coiffure sophistiquée ne laissaient planer aucun doute là-dessus. Une aristocrate. Une personne habituée à toiser de haut les petites gens. Elle ne fit pas d’exception pour les deux hommes qui vinrent au-devant d’elle.

Sans l’ombre d’un sourire, l’air pincé, elle s’adressa au vieux charron :

— Maître Chasser, vous voilà enfin !

— Bonjour, madame.

Il s’agissait de madame Gabrielle Liquet épouse d’Henri de Rueil, marquis de Ruzé, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. Ce monsieur, seigneur de la Présaie et de Champeaux, marquis d’Effiat, possédait tout le village de Vivy. Il était qualifié de « fondateur de l’église » avec droit de litre le long de la nef et d’armoirie dans le vitrail principal du chœur, même si ladite église venait de s’effondrer. Il avait le privilège absolu du port, bac et passage sur une lieue en amont et en aval du village. Les habitants de celui-ci étaient exempts de tout péage, mais ils avaient à charge les corvées d’entretien de l’embarcadère.

La dame toisait le vieux monsieur, consciente du privilège qu’elle lui accordait en s’adressant ainsi directement à lui.

— On peut dire que vous vous êtes fait attendre, lança-t-elle.

— C’est vrai, avoua l’artisan. J’ai eu du mal à trouver de l’orme de bonne qualité.

— Je me suis même demandé si vous étiez toujours de ce monde. Je ne sais plus qui m’avait raconté que vous étiez mort et enterré.

— Il ne faut pas prêter l’oreille aux racontars, madame. Il y en a toujours qui feraient mieux de se taire.

— Ça c’est certain ! Enfin, passons… vous allez bien sûr me faire un prix pour vous faire pardonner le retard.

— Avec tout mon respect, n’y comptez pas, madame. Si le retard avait été de mon fait, nous aurions pu négocier, mais cela n’est pas le cas : ce n’est pas de ma faute si on n’trouve plus d’orme dans notre secteur. Il a fallu que j’aille à la Flèche pour en trouver.

— Vous pouvez me raconter n’importe quoi, je n’y connais rien.

— Je suis trop honnête. Si j’avais su, je vous aurais mis du châtaignier. Vous n’y auriez vu que du feu. Vos roues de charrette auraient lâché au bout de dix ans, mais vous ne m’auriez pas tourmenté.

— Monsieur Coisneau l’aurait vu tout de suite, fit la mégère en désignant son cocher d’un geste de la tête.

— La Müe ne connaît rien au bois, pas vrai Michel ? plaisanta le charron. Je ferais appel à lui pour choisir un cheval mais pas pour du bois.

L’interpelé était resté planté à côté de sa patronne. Il était impressionnant par sa carrure. Des cicatrices sur la joue gauche et la mâchoire tordue lui donnaient un aspect redoutable. Jusque-là, il n’avait pas décroché un mot. Ses yeux étaient chargés d’une énergie sombre, son visage massif portait une expression fermée, dure, glaciale. Il ne jugea pas bon d’entrer dans la conversation. Il eut juste une ébauche de sourire un peu niais.

Le vieux charron s’était approché du véhicule.

— Vous avez un bien beau coupé, fit-il en l’inspectant sommairement.

— N’est-ce pas ? fit la dame.

— Je le savais, j’avais été prévenu, vous savez ?

— Par qui ?

— Par Beauchesne, pardi !

— Celui-là ! Ce garçon est assommant. Quand on veut que quelque chose s’ébruite, on peut lui faire confiance. Je l’aurais renvoyé depuis longtemps, mais mon mari s’y oppose. J’ignore quelle qualité il lui trouve.

— Sans être indiscret, vous l’avez trouvée où votre belle voiture ?