Nouvelle Histoire de Mouchette - Georges Bernanos - E-Book

Nouvelle Histoire de Mouchette E-Book

Georges Bernanos

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Beschreibung

Par un soir de mars pluvieux, au pays d'Artois, Mouchette (quatorze ans), fillette chétive et misérable d'un père ivrogne, quitte l'école et fait une fugue. Elle s'enfuit dans les bois, se perd et tombe, terrassée par la fatigue alors que la tempête fait rage. Arsène la recueille dans sa hutte de braconnier. Mais il est en pleine crise d'épilepsie. Il confie à Mouchette qu'il croit avoir tué Mathieu, le garde champêtre, et viole la jeune fille, incapable de se défendre... Quelques mots de l'auteur: «Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette s'est imposé à moi si naturellement qu'il m'a été dès lors impossible de le changer. La Mouchette de la Nouvelle Histoire n'a de commun avec celle du Soleil de Satan que la même tragique solitude où je les ai vues toutes deux vivre et mourir.»

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Nouvelle Histoire de Mouchette

Nouvelle Histoire de MouchetteIIIIIIIVPage de copyright

Nouvelle Histoire de Mouchette

 Georges Bernanos

Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer.

La Mouchette de la Nouvelle Histoire n’a de commun avec celle du Soleil de Satan que la même tragique solitude où je les ai vues toutes deux vivre et mourir.

À l’une et à l’autre que Dieu fasse miséricorde !

G. B.

I

Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest – le vent des mers, comme dit Antoine – éparpille les voix dans la nuit. Il joue avec elles un moment, puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne sait où, en ronflant de colère. Ce que Mouchette vient d’entendre reste longtemps suspendue entre ciel et terre, ainsi que ces feuilles mortes qui n’en finissent pas de tomber.

Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galoches. En les remettant, elle se trompe de pied. Tant pis ! Ce sont les galoches d’Eugène, si larges qu’entre la tige elle peut passer les cinq doigts de sa petite main. L’avantage est qu’en s’appliquant à les balancer au bout des orteils ainsi qu’une paire d’énormes castagnettes, elles font à chaque pas sur le macadam du préau un bruit qui met Mme l’institutrice hors d’elle-même.

Mouchette se glisse jusqu’à la crête du talus et reste là en observation, le dos contre la haie ruisselante. De cet observatoire, l’école paraît toute proche encore, mais le préau est maintenant désert. Après la récréation, chaque samedi, les classes se rassemblent dans la salle d’honneur ornée d’un buste de la République, d’un vieux portrait jamais remplacé de M. Armand Fallières, et du drapeau de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine de toile cirée. Madame doit lire en ce moment les notes de la semaine, puis l’on répétera une fois de plus la cantate qui doit être l’une des solennités de la lointaine distribution des prix. – Ah ! si lointaine en ce mars désolé ! Voici qu’elle reconnaît la strophe familière, le « Plus d’espoir ! » que Madame jette avec un terrible rictus de sa bouche mince et un mouvement de tête si lent que son peigne lui tombe dans le cou…

Espérez !… Plus d’espoir !

Trois jours, leur dit Colomb, et je vous dô…o…nne un monde.

Et son doigt le montrait, et son œil pour le voir

Scrutait de l’hô…o.o.rizon l’i…mmen-si …té prôo… fonde…

Derrière les vitres troubles, Mouchette distingue à peine les têtes groupées par deux ou par trois autour des partitions, mais la haute silhouette de Madame, perchée sur l’estrade, se détache en noir sur les murs ripolinés. Le bras maigre se lève et s’abaisse en mesure, parfois reste tendu, menaçant, dominateur, tandis que les voix s’apaisent lentement, ont l’air de se coucher aux pieds de la dompteuse ainsi que des bêtes dociles.

Au témoignage de sa maîtresse, Mouchette n’a « aucune disposition pour le chant ». La vérité est qu’elle le hait. Elle hait d’ailleurs toute musique d’une haine farouche, inexplicable. Sitôt que se posent sur les touches du geignant harmonium, les longs doigts de Madame, déformés par les rhumatismes, sa faible poitrine se serre si douloureusement que les larmes lui viennent aux yeux. Quelles larmes ? On dirait que ce sont des larmes de honte. Chaque note est comme un mot qui la blesse au plus profond de l’âme, un de ces mots lourds que les garçons lui jettent en passant, à voix basse, qu’elle feint de ne pas entendre, mais qu’elle emporte parfois avec elle jusqu’au soir, qui ont l’air de coller à la peau.

Un jour, blême de rage, elle a voulu livrer à Madame le secret de sa répugnance insurmontable, mais elle n’a réussi qu’à balbutier quelques explications ridicules où le mot dégoût revenait sans cesse. « La musique me dégoûte. » « Vous n’êtes qu’une petite barbare, répétait Madame avec accablement, une vraie barbare. Et encore les barbares ont une musique ! Une musique barbare naturellement, mais une musique. La musique partout précède la science. » L’institutrice n’en a pas moins renoncé à lui enseigner le solfège, elle perdait trop de temps, devenait folle. Car Mouchette qui s’obstine, on ne sait pourquoi, « à parler de la gorge », au point d’exagérer encore l’affreux accent picard, possède – au dire de Madame – une voix charmante, un filet de voix plutôt, si fragile qu’on croit toujours qu’il va se briser – et qui ne se brise jamais. Malheureusement, depuis qu’elle vient d’atteindre cette quatorzième année qui fait d’elle la doyenne de l’école, Mouchette s’est mise à chanter aussi « de la gorge », lorsqu’elle chante. D’ordinaire, elle se contente d’ouvrir la bouche sans proférer aucun son, dans l’espoir de tromper l’oreille infaillible de la maîtresse. Il arrive que Madame, furieuse, dégringolant tout à coup de l’estrade, entraîne la rebelle jusqu’à l’harmonium, courbe des deux mains la petite tête jusqu’au clavier.

Parfois, Mouchette résiste. Parfois, elle demande grâce, crie qu’elle va essayer. Alors l’institutrice s’installe, tire de l’insupportable instrument une espèce de plainte mugissante sur laquelle oscille vertigineusement la voix limpide, miraculeusement retrouvée, pareille à une barque minuscule à la crête d’une montagne d’écume.

D’abord, Mouchette ne reconnaît pas sa propre voix : elle est trop occupée à épier le visage de ses compagnes, leurs regards, les sourires pâles d’une envie qu’elle prend naïvement pour du dédain. Puis, tout à coup, cela vient jusqu’à elle comme des profondeurs d’une nuit magique, impénétrable. En vain elle s’efforce de briser cette tige de cristal, reprend sournoisement la voix de gorge et l’accent picard. Chaque fois le regard terrible de Madame la rappelle à l’ordre, et le rugissement soudain éperdu de l’harmonium. Quelques secondes, elle s’use dans cette lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté. Puis, enfin, sans qu’elle l’ait voulue, la note fausse jaillit de sa pauvre poitrine gonflée de sanglots, la délivre. Advienne que pourra. Les rires fusent de toutes parts, et son petit visage prend instantanément cette expression stupide dont elle sait déguiser ses joies.

À l’heure qu’il est, Madame doit s’être aperçue de son absence, mais qu’importe ? Dans un moment, Mouchette connaîtra son plus grand plaisir, un plaisir bien à elle, humble et farouche comme elle. Dans un moment, la porte toujours close qui se découpe en noir sur le mur, va s’ouvrir et dégorgera sur la route, avec un seul cri perçant, la classe enfin libérée, sourde aux derniers appels de Madame, à ses claquements de mains impuissants. Alors, tapie dans la haie, retenant son souffle, le cœur submergé d’une délicieuse angoisse, elle épiera la troupe braillarde où l’obscurité ne permet plus de distinguer aucun visage, où les voix seules montent des ténèbres, perdent leur accent familier, en découvrent un autre, se trahissent.

Comme tous les plaisirs de Mouchette, celui-là ne s’émousse guère par l’habitude, s’accroîtrait plutôt à chaque expérience nouvelle. Elle en a d’ailleurs trouvé le secret par hasard, ainsi qu’elle ramasse dans les creux d’ombre, dans les ornières, mille choses précieuses que personne ne voit, qui sont là depuis des années.

À certains jours, qui sont ses mauvais jours (du moins Madame les désigne-t-elle ainsi), lorsque sonne l’heure de la récréation du soir, passée tout entière à l’avare lumière du préau dispensée par un unique bec de gaz, la tentation est trop forte d’enjamber sournoisement la haie, de filer droit devant soi, dans la nuit. Jadis, elle courait jusqu’à la route d’Aubin, sans oser seulement tourner la tête, avec le bruit menaçant de ses propres galoches aux oreilles, ne s’arrêtait, hors d’haleine, qu’à l’entrée du chemin de Saint-Vaast. Mais, un jour, par la fantaisie de l’institutrice, la leçon de solfège remise au lendemain, le troupeau s’est rué dehors presque en même temps que Mouchette sur ses talons. Elle a dû grimper en hâte le talus, se blottir dans l’herbe, à plat ventre, la surprise est qu’à ce premier tournant, les filles essoufflées font halte, bavardent, ne repartent qu’après un long moment. Et même il n’est pas rare que le troupeau dispersé, deux amies, deux confidentes prolongent un moment l’entretien. Elles viennent parfois s’adosser à la pente gazonnée. En étendant la main, Mouchette pourrait presque toucher les petits chignons tortillés, serrés par un ruban crasseux.

Les dernières minutes sont les plus délicieuses. Déjà les groupes s’éloignent par les innombrables sentiers d’un pays de bois, de pâturages et d’eaux. Il ne reste au loin, sur la route, qu’un couple attardé qui chuchote tout bas, tandis que l’humidité trempe peu à peu les bas de l’observatrice invisible qui, les deux poings serrés sur sa bouche, se retient à grand-peine d’éternuer.

Ce soir-ci, elles sont passées en désordre, ont disparu toutes ensemble, et le silence qui retombe n’est plus troublé que par l’imperceptible grésillement de la pluie sur les feuilles sèches. De rage, Mouchette a lancé aux dernières une poignée de boue qui s’est écrasée sans bruit sur la route. Mais elles ne se sont même pas retournées. Peine perdue ! On entend vers Lignières leurs voix discordantes qui ne sont bientôt plus qu’un murmure très doux auquel répond par instants le marteau du forgeron sur l’enclume, un cri aussi net, aussi pur, que celui qui, en d’autres saisons, sort de la gorge d’argent du crapaud.

Une fois encore, Madame a oublié d’éteindre le bec de gaz du préau, un de ces becs de gaz vieillots dont la flamme ressemble à un papillon jaune, avec un cœur bleu. On entend ce bec cracher et siffler dans le vent, mais il se relève toujours, fait danser sur le ciment livide l’ombre des poteaux peints en rouge, et du hideux toit plat. Mouchette n’en peut détacher les yeux. Il lui semble qu’elle a rêvé cela, jadis, bien des fois, que ce lugubre décor, aujourd’hui, attend quelqu’un. Reviendra-t-il ? Reviendra-t-il cette nuit ?… Mais c’est Madame qui paraît tout à coup, sur le seuil de la cuisine, s’avance d’un pas raide. Il n’y a plus rien que le grand peuplier à peine visible dans le ciel, et qui fait le murmure d’une source.

Mouchette ne prend pas la peine de dégringoler le talus. Elle se glisse sous la haie, laisse une mèche de son fichu de laine au fil de fer barbelé, s’engage à travers les pâturages dont la pente insensible la conduira jusqu’au bois de Manerville. Ce bois n’est d’ailleurs qu’un taillis de quelques hectares, au sol pauvre et sableux. grouillant de lapins mal nourris, à peine plus gros que des rats. Le hameau de Saint Venant, qu’elle habite, se trouve sur l’autre lisière, un minuscule hameau de quelques feux, dernier reste d’un immense domaine morcelé dix ans plus tôt par un marchand de biens juif, venu des Ardennes. La maison de Mouchette est à l’écart, perdue dans le taillis, sur le bord d’une mare croupissante. Les murs de torchis, crevés par les gelées cèdent de toutes parts, la charpente de poutres volées çà et là, s’effondre. Le père, aux premiers froids, se contente de boucher les trous avec des fagots.

Lorsque Mouchette atteint le bois, le vent grossit toujours, la pluie tombe par courtes rafales, qui font crépiter le bois mort. L’ombre est maintenant si épaisse qu’on ne distingue plus le sol. L’averse roule, avec un bruit de grêle.

Courageusement, Mouchette relève sa pauvre jupe par-dessus sa tête, et commence à courir le plus vite qu’elle peut. Malheureusement, le sol, miné par les rongeurs, s’écroule sous elle presque à chaque pas, et si elle longe le taillis, là où les racines entrelacées font le terrain plus ferme, elle reçoit en plein visage la féroce gifle des branches trempées, souples comme des verges. L’une d’elles accroche son fichu. Elle se jette en avant pour le retrouver, bute contre une souche, s’étale de tout son long. Maudit fichu ! Ce n’est pas un fichu neuf, non ! Mais il passe de l’un à l’autre selon les besoins. Même le père l’emporte parfois, roulé autour de sa tête défigurée par l’enflure lorsqu’il souffre de ses terribles rages de dents. Par quel miracle pourrait passer inaperçue la disparition d’un objet si précieux que tous ont l’habitude de voir pendu chaque jour au même clou ? Dieu ! quelle raclée dont le dos déjà lui cuit !

Le crépitement de l’averse redouble et il s’y mêle à présent l’immense chuintement du sol saturé, les brefs hoquets de l’ornière qui s’effondre et parfois, sous quelque dalle invisible, le bouillonnement de l’eau pressée par la pierre, son sanglot de cristal.

Désespérément, Mouchette va et revient au plus profond du taillis. À la fin, elle doit foncer, tête basse, droit devant elle. Sa jupe trempée colle à ses genoux : elle doit presque à chaque pas tirer des deux mains sur la tige de ses galoches embourbées. Malédiction ! Comme elle s’arrache du sol pour sauter une flaque de boue dont elle ne peut exactement calculer la largeur, le sol se referme sur l’un des souliers avec un affreux bruit de gueule qui lape. Mouchette roule au fond du fossé, fait quelques pas au hasard, se redresse étourdie, incapable de retrouver sa route, et sautille en pleurant de rage, tenant dans la main son pied nu.

De guerre lasse, elle s’assoit, ivre de froid et de fatigue. Le pis est qu’après tant de détours, elle n’espère plus s’orienter. En vain, pour mieux écouter, s’applique-t-elle à fermer les yeux. Depuis longtemps le marteau du forgeron a cessé de frapper sur l’enclume, et d’ailleurs, la tempête fait rage, les baliveaux vibrent comme des cordes. À peine entend-on parfois l’aboiement lointain d’un chien, aussitôt emporté par le vent. Ce chemin qu’elle vient d’atteindre n’est qu’un des innombrables sentiers tracés peu à peu, chaque hiver, par les vieilles femmes qui vont au bois, reviennent en traînant derrière elles leurs fagots, les énormes hottes de bois mort.

L’heure du souper est sûrement passée. Quoi qu’elle fasse, il lui faudra se coucher sa faim. Pourvu que le père soit saoul ! Et malheureusement, la chose aujourd’hui n’est pas sûre, parce que voilà plus d’une semaine que les betteraves sont rentrées, plus de travail, l’estaminet ne doit plus faire crédit, car Mme Isambart, la nouvelle cabaretière, n’est pas tendre pour les ivrognes. Reste la bouteille de genièvre mise en réserve derrière les bûches. Seulement la mère qui ne mange plus, à cause de ce mauvais mal qu’elle a dans la poitrine, prélève parfois la valeur d’un petit verre, à quoi elle substitue d’habitude une égale quantité d’eau pure. La chose passe généralement inaperçue, car l’ancien contrebandier n’use de sa propre marchandise qu’au retour de l’estaminet, alors que, selon son expression, « la goutte lui écume dans tout le corps » et qu’il n’a plus « qu’à se finir ». Tandis que ce soir…

La pensée de Mouchette ne se présente jamais, bien entendu, dans une si belle ordonnance logique. Elle reste vague, passe aisément d’un plan à l’autre. Si les misérables avaient le pouvoir d’associer entre elles les images de leur malheur, elles auraient tôt fait de l’accabler. Mais leur misère n’est pour eux qu’une infinité de misères, un déroulement de hasards malheureux. Ils ressemblent à des aveugles qui comptent de leurs doigts tremblants des pièces de monnaie dont ils ne connaissent pas l’effigie. Pour les misérables, l’idée de la misère suffit. Leur misère n’a pas de visage.

Maintenant qu’elle ne lutte pas, Mouchette retrouve cette résignation instinctive, inconsciente qui ressemble à celle des animaux. N’ayant jamais été malade, le froid qui la pénètre est à peine une souffrance, une gêne plutôt pareille à tant d’autres. Cette gêne n’a rien de menaçant, n’évoque aucune image de mort. Et d’ailleurs, la mort elle-même Mouchette y pense comme à un événement bizarre, aussi improbable, aussi inutile à prévoir que, par exemple, le gain fabuleux d’un gros lot. À son âge, mourir ou devenir une dame sont deux aventures aussi chimériques.

Elle s’est glissée, peu à peu, entre les deux troncs jumelés d’un pin adulte sans doute jadis oublié par les bûcherons. L’épais matelas d’aiguilles lui fait un lit presque sec, car l’eau s’écoule en dessous. Elle ôte son unique chaussure, arrache ses bas de laine qu’elle tord. Le vent semble venir de tous les points à la fois, et il se creuse çà et là, au plus épais du taillis cinglé par la monstrueuse averse, de véritables tourbillons où, parmi les branches rebroussées, une mince colonne de feuilles mortes monte vers le ciel, aussitôt rabattues par les trombes d’eau.

À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa marche prudente de bête nocturne. Comme tout à l’heure celle de Madame, sa longue silhouette se découpe en noir sur le fond plus clair du ciel. Les larges salopettes qui passent par-dessus sa culotte de velours lui font une espèce de jupe. Mouchette l’a reconnu tout de suite à l’odeur de son tabac de contrebande, un tabac belge parfumé à la violette et dont il apporte parfois au père une provision sous la forme d’une large brique couleur de feu, si dure qu’il faut la partager à coups de hachoir.

– Tiens, dit-il, te v’là.

Il l’a presque heurtée de ses grosses bottes qui dégagent une forte odeur de graisse et de terreau. Et aussitôt elle reçoit en plein visage le jet d’une lampe électrique.

– Fait trop sale pour tendre mes crins, je rentre.

Elle se lève avec peine, tenant toujours à la main ses bas et son unique galoche. Tout son petit corps tremble.

– M… ! tu meurs de froid, ma belle. A-t-on idée aussi par un temps pareil d’aller se mettre à l’abri dans les fonds. L’eau va monter d’ici cinq minutes, où je ne m’appelle plus de mon nom. Et qu’est-ce que t’as fait de ton autre galoche, malheureuse ?

– Per… per… due, m’sieu Arsène.

– Imbécile ! Tu reviens de l’école ? Alors, t’aurais pas pu prendre la route non ? Avec les copines ? Faut que tu n’aies pas plus d’idée qu’une poule d’eau, c’est le cas de le dire.

Il braque de nouveau la lanterne. Mouchette essaie désespérément d’enfiler ses bas trempés. Un long moment, elle reste ainsi au centre du halo lumineux, une jambe étendue, l’autre repliée, incapable de quitter son gîte où elle a fini par se rasseoir, immobile, paralysée par la lumière.

– Si tu rentres chez le père sans ton compte de galoches, gare à tes fesses ! Te rappelles-tu au moins où tu l’as perdue, nigaude ?

Mouchette lève la tête, essaie de distinguer le visage penché vers elle dans les ténèbres. La présence de ce garçon ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que celle d’une bête familière, mais bien avant qu’elle ait formé aucune pensée, son oreille a saisi dans la voix pourtant bien connue, elle ne sait quelle imperceptible fêlure. C’est comme la brûlure d’une mèche de fouet sur ses reins ; elle est debout.

– Qu’est-ce qui te prend ? Te v’là bien vivace tout à coup. On dirait que t’a marché dans un nid de frelons. Vas-tu me dire où tu l’as laissée ta galoche, bon Dieu de bon Dieu !