Sonate au clair de lune - Valérie Michel - E-Book

Sonate au clair de lune E-Book

Valérie Michel

0,0

Beschreibung

Dans la capitale occupée par les Allemands, les Parisiens souffrent des restrictions et de la pénurie de denrées alimentaires. Suzanne, qui aide ses parents dans un café, apprend que son jeune frère de dix-sept ans, Pierre, va intégrer un réseau de résistants : il ne supporte plus les rafles qui se multiplient et souhaite combattre pour la liberté. Très inquiète, Suzanne fait part de cette décision à sa meilleure amie, Louise, couturière et modèle, toujours prête à la rassurer. Dans ce contexte perturbé et ce climat anxiogène, les deux amies se confient l’une à l’autre mais ne se comprennent plus : Suzanne ne supporte pas l’idée que Louise côtoie un officier allemand, Louise reproche à Suzanne de s’éprendre d’un jeune homme qui se vouait aux ordres. Lorsque Suzanne apprend que son frère est blessé et recherché par les Allemands, à la suite d'une tentative de sabotage ayant échoué, elle mobilise ses proches amis pour tenter de lui venir en aide…

À PROPOS DE L'AUTEURE

Ex-professeur des écoles, titulaire d’une maîtrise en sciences de l’éducation, Valérie Michel a également enseigné l’anglais. Après s’être consacrée à l’épanouissement et à la réussite de ses trois enfants, elle s’est lancée dans l’écriture. Dès lors, elle crée des poèmes et leur donne un rôle clef dans son premier roman, Comme une évidence, une histoire pleine d’émotion dans laquelle les sentiments, l’amour en particulier, jouent un rôle majeur. Elle change ensuite d’époque, de ton, d’atmosphère, de thème, avec ses romans suivants, tous très différents : des policiers, des romances, des feel good, toujours sur fond de poésie. Elle y véhicule les mêmes valeurs que celles qu’elle défend dans son mandat de conseillère municipale, à savoir la liberté, l’égalité, la fraternité et la solidarité, qui sous-entendent le respect et la bienveillance vis-à-vis de son prochain. Sensible et romantique, l’auteure aime la poésie sous toutes ses formes, celle de la beauté des mots mais aussi celle des cœurs et des paysages.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 263

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Valérie Michel

Sonate au clair de lune

Roman

© Lys Bleu Éditions – Valérie Michel

ISBN : 979-10-377-2812-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Comme une évidence, septembre 2019, Le Lys Bleu Éditions

La lettre à Élise, décembre 2019, Le Lys Bleu Éditions

Les héros de la différence, mai 2020, Le Lys Bleu Éditions

Le rêve d’Emilie, mai 2020, Le Lys Bleu Éditions

L’imposture, juin 2020, Le Lys Bleu Éditions

Passage aux aveux, juin 2020, Le Lys Bleu Éditions

L’héritière, juin 2020, Le Lys Bleu Éditions

Il n’y a pas d’âge pour être heureux, septembre 2020, Le Lys Bleu Éditions

Toujours un mal pour un bien, septembre 2020, Le Lys Bleu Éditions

Dédicace

À tous les résistants

qui ont courageusement combattu pour la liberté,

au péril de leur vie…

À tous ceux qui ont lutté contre les discriminations…

Aux personnes déportées,

victimes de l’horreur…

Première partie

Des amours surprenantes

Chapitre 1

Sombre Paris : des rues désertées par la population inquiète, seulement d’interminables queues devant des boutiques prises d’assaut pour obtenir quelques denrées alimentaires avec les tickets de rationnement. La pénurie dans la capitale occupée empêche de manger ce que l’on veut et à sa faim. Il faut se contenter de ce que l’on trouve, difficilement. Les magasins sont mal approvisionnés, le marché noir bat son plein. Les Allemands réquisitionnent tout : la nourriture, les voitures, les industries, les bâtiments. Ils se servent, ils s’installent en terre conquise.

Pierre, en faisant la queue pour obtenir un peu de pain ce matin, a la rage au ventre. Il les déteste. Il devait devenir mécanicien. Il aimait les automobiles. Depuis le début de la guerre, il ne supporte plus les voitures : la Citroën traction onze chevaux, la Licorne Rivoli, la Peugeot 202, la Traction avant, la Panhard Levassor, toutes lui font horreur. L’envahisseur s’en sert pour se déplacer fièrement, pour enquêter, pour procéder aux arrestations, pour faire des rafles et déporter. L’automobile aide au pillage économique et humain.

Les ennemis de la France lui volent ses dix-sept ans, sa joie de vivre, sa liberté, son pays. Ils le privent de sa jeunesse, de ses amis, d’une vie normale, heureuse, pacifique. Il est fou devant cette capitulation insensée du gouvernement de Vichy. Il les hait les collabos…

Ses parents, Augustine et Henry, le connaissent bien : ils savent de quoi il est capable pour combattre ceux qu’il appelle « Les forces du mal ». Ils ont peur pour lui. Alors, ils tentent de le persuader que son aide au café est plus qu’indispensable. Pourtant, malgré son jeune âge, il combattra, ils en sont sûrs : impossible pour lui de rester les bras ballants avec toutes les horreurs dont il est témoin ou conscient. Ils ont beau tenter de l’en dissuader, il sera résistant tôt ou tard, un jour qu’ils espèrent le plus lointain possible. Il sera alors prêt à laisser sa vie pour aider ceux qui sont menacés ou dans le besoin, pour mettre des bâtons dans les roues de ses ennemis jurés. À dix-sept ans, son caractère volontaire va finir par renforcer sa détermination au prix d’incommensurables risques. Ses parents s’angoissent : ils anticipent cet engagement de leur fils dans un combat qu’ils jugent non pas dangereux mais mortel. Ils devinent le pire qui se profile. Pierre n’a rien dit mais ils sentent ses impressions, ils subodorent chaque jour un peu plus ses sentiments et son besoin d’agir. Tant qu’il aidait au café, il était à l’abri, même si son dépit se ressentait. Malheureusement, il y vient de moins en moins : que fait-il ? Où va-t-il ? Est-il déjà partie prenante dans une folle lutte téméraire ?

Lorsqu’il rentre chez lui ce jour-là avec le peu de pain qu’il a pu obtenir, il tempête intérieurement, il bouillonne, il implose : il faut qu’il parle à ses parents, cette fois c’est décidé. En passant par l’arrière-cour, il monte l’escalier peu éclairé de l’immeuble qui surplombe le café de ses parents. Il frappe fort à la porte en bois. C’est sa sœur Suzanne qui lui ouvre : elle fait sa pause déjeuner dans une petite cuisine lugubre, avec un repas frugal, pendant que ses parents, Augustine et Henri, servent en bas, au café. Lui ne souhaite plus y mettre les pieds du tout. L’endroit, auparavant très chaleureux, est devenu un repère d’Allemands : ils exigent les meilleurs crus et plats dans le bar réquisitionné. Pierre, lui, se contente des maigres restes. Oui, ils les détestent viscéralement. Ils lui volent tout, même sa joie de vivre. Il connaît la consigne : surtout ne rien dire. Sa mère le lui a assez répété. S’ils perdaient le café, s’ils devaient fermer, il n’y aurait plus aucune source de revenus pour vivre à la maison. Alors, il faut se taire, endurer et sourire. Non, sourire, il ne peut pas. Il ressent une haine bien trop forte pour pouvoir sourire. Oui, il les déteste avec leurs grands airs supérieurs et arrogants, leurs regards hautains et assurés. Pourquoi boivent-ils les boissons auxquelles il n’a pas droit ? Jamais il ne s’abaissera à les servir. Son père, la veille au soir, lui a reproché de ne pas donner un coup de main, au moins de temps en temps. Aujourd’hui, Pierre se sent le courage de dire à ses parents qu’il ne viendra plus au café, plus jamais, au moins tant que les Allemands n’auront pas dégagé le plancher. Il leur parlera dans la soirée, il s’expliquera.

À sa sœur qu’il ne comprend pas toujours, il se confie volontiers, malgré le ton de reproche qui est toujours le sien :

— Suzy, j’arrête, je ne veux plus. J’en suis malade. C’est trop me demander que d’obtempérer aux ordres de ces chiens. Je ne leur obéirai plus. Comment fais-tu pour servir la kommandantur ? Il faut que je parle aux parents, il le faut, répète-t-il avec obstination.

— Pierre, tu sais bien ce qu’a dit Maman. Il le faut, c’est pour que l’on puisse manger.

— Ah oui, pour manger ! Manger les restes qu’ils daignent nous laisser ! s’exclame Pierre.

— Il vaut mieux manger des restes que rien du tout, explique Suzanne qui comprend la rébellion de son jeune frère. C’est la guerre. Nous n’avons pas le choix.

— On a toujours le choix ! lance-t-il furibond.

— C’est ce que tu crois ! Rien n’est simple en ce moment. Il faut survivre, voilà tout. Et puis, parle moins fort, s’il te plaît. On va t’entendre en bas ! demande Suzanne, inquiète.

— Je ne veux plus leur dire Amen aux Bosch, ils ne méritent pas qu’on leur obéisse ! Il faut combattre ces saloperies d’envahisseurs, lance-t-il en baissant à peine le ton et en claquant la porte.

Suzanne se retrouve seule et pensive dans la minuscule cuisine qui ne sent plus les bons petits plats mitonnés que cuisinait sa Maman, avant. Elle y est debout, hébétée. Elle n’a guère faim : la contrariété lui coupe l’appétit. Finalement, c’est presque une chance, se dit-elle : un bel appétit ne serait aucunement rassasié par les temps de restriction qui courent. Mais elle se fait un souci d’encre pour son frère. Elle sait pertinemment qu’il va s’arranger pour rejoindre la résistance, tôt ou tard, si ce n’est déjà fait. Elle sait que lorsqu’il rentrera ce soir, une vive discussion risque d’éclater entre lui et ses parents. Non, pas une discussion, une terrible altercation. Elle sait qu’il va vider le sac qui pèse trop lourd sur son cœur…

Suzanne sait ce qui arrive aux résistants lorsqu’ils se font prendre et arrêter. Elle connaît les méthodes de la Gestapo pour les faire parler, pour leur faire avouer des noms de complices. Elle aime son frère. Il ne faut rien qu’il lui arrive. Elle reste songeuse. Elle a peur pour lui. La rébellion de son petit frère est viscérale. Elle comprend mais elle s’en effraie d’avance : il n’accepte pas la soumission, il vengera les condamnés et les innocents dès qu’il le pourra, il aidera les familles juives, par tous les moyens, aussi longtemps qu’il en aura la possibilité et au péril de sa vie. Du courage, il en a. Même beaucoup. Beaucoup trop à son goût. Pourquoi cette guerre ? Tout serait si simple sans elle…

Comme à chaque fois que des angoisses profondes la saisissent, elle se rend dans la salle de séjour où l’attend son piano : un piano que son grand-père a légué à sa mère et sur lequel elle a passé des heures pendant son enfance. Elle joue divinement habituellement mais il lui manque le cœur pour le faire résonner ces derniers temps. Elle ne va effleurer les touches, en sourdine, que lorsque son âme pleure, à chaudes larmes, désespérément. Elle ne joue alors qu’un seul morceau, triste, lugubre, funeste, toujours le même : la Sonate au clair de lune de Beethoven. Elle se sent alors à l’unisson avec l’ambiance pesante et stressante qui règne autour d’elle, avec les instants angoissants et lents qu’elle traverse, avec cette atmosphère lourde qu’il lui faut supporter quotidiennement, sans songer aux lendemains, plus effrayants encore. L’harmonie de la musique et de sa peine la transporte quelques minutes au-delà de la réalité matérielle : elle entend alors ses tourments intérieurs. Elle s’épanche sur son piano et partage avec lui sa souffrance. Elle aimerait pouvoir jouer des morceaux gais et légers afin de s’évader, de s’envoler, ailleurs, loin du monde, loin de la guerre, loin du moment, mais il n’y parvient pas. Son humeur véritable ne le lui permet pas. Les notes ne la soulèvent pas, l’empêchent de s’échapper. Elles la retiennent, ici-bas, inéluctablement.

Même la musique qui l’enchante d’ordinaire ne lui permet pas de s’extraire du malheur environnant. Elle ne l’autorise pas à s’élever vers des sphères meilleures, joyeuses et optimistes. Elle reste prisonnière de ses pensées et de sa condition humaine, démoralisée. Elle joue ce que son âme ressent : des notes lentes, lourdes, poignantes, dans une mélodie profonde, grave et sinistre.

Du haut de ses vingt-cinq ans, Suzanne, jolie blonde aux cheveux ondulants, aurait aimé vivre de romantisme, d’amour et d’eau fraîche. Le contexte ne s’y prête pas vraiment. Sensible et sentimentale, elle ne parvient plus à espérer découvrir l’âme sœur dans un climat aussi déprimant, navrant, éperdument désolant… Elle ne rencontre que des appréhensions, des peurs, des cauchemars : les princes charmants n’existent que dans les contes de fée, pas dans les pages d’histoire noircies, elle le sait. Le livre qu’elle tente de parcourir n’est rempli que de lignes de soumission, d’acceptation, de désespoir.

Elle n’y lit aucun avenir brillant, joyeux, salvateur, malheureusement… En plus, elle ne fréquente quasi que des Allemands dans le café qui ne désemplit pas…

Chapitre 2

Lorsqu’elle parvient, ce jeudi, à s’échapper du café après une journée laborieuse, Suzanne se rend chez son amie d’enfance Louise, du même âge. Celle-ci vit avec ses parents, un peu plus loin, dans un grand appartement luxueux où il fait encore bon vivre malgré la conjoncture déstabilisante. Sa mère, Eugénie, travaille dans la Haute Couture, aidée par son mari, Ernest, qui assure la gestion financière. Créatrice de modèles de prêt-à-porter féminin, elle subit, elle aussi, les répercussions de la guerre de plein fouet. Les textiles n’étant plus acheminés comme par le passé, il lui faut ruser pour créer des tenues originales qui ne nécessitent pas trop de tissu. L’occupation allemande fait, en effet, peser sur le secteur de la mode, une pression économique importante : interdiction de commercer avec le monde, pénurie de matières premières, marché noir, prélèvements allemands, entre autres. Les contraintes obligent les grands couturiers, comme elle, à repousser les limites de la création en utilisant de nouveaux matériaux comme le nylon et de nouvelles techniques. Les exigences du moment sont source de nouveautés et pour Eugénie, l’occupation allemande ne ternit aucunement sa réputation puisqu’elle fait sans cesse preuve d’imagination dans ses esquisses, ses choix, ses nouvelles coupes. Les riches Parisiennes peuvent ainsi poursuivre leurs folies vestimentaires sur mesures malgré les difficultés d’approvisionnement de tissus, quand d’autres rapiècent ou font du neuf avec de l’ancien pour se vêtir tant bien que mal, avec les moyens du bord.

À chaque permission, les hauts dignitaires allemands souhaitent, pour leur part, prendre avec eux de jolies tenues pour leurs épouses qu’Eugénie leur fournit, bon gré mal gré, en se résignant au marché le plus lucratif. Pour elle, tous les moyens sont bons pour soutirer de l’argent et le profit de guerre n’ébranle pas sa conscience plus que de raison.

Louise, sa fille, lui sert de mannequin : belle brune, mince et élancée, elle présente bien et défile toujours avec élégance. En un mot, elle donne envie de commander et remplit le carnet de commandes de sa mère qui la bénit. Fille unique de toute beauté, connue du Tout Paris, elle ne se fait aucun souci pour trouver un prétendant aisé qui lui assurera une vie mondaine confortable. Elle n’attend même que cela : elle sera alors libérée des contraintes que lui impose la maison de Haute Couture de sa mère.

Lorsque Suzanne arrive à l’improviste, ce jour-là, Louise est perchée sur un tabouret en train d’essayer une robe de soirée qui doit coûter une fortune à son acquéreur : sa mère effectue les retouches qui lui semblent nécessaires avant livraison. On croirait que la robe a été faite pour son amie. Elle lui sied à merveille et lui va comme un gant. Elle est si belle dedans.

— Coucou, Suzy, lance-t-elle joyeusement. Tu peux m’attendre cinq minutes ? Maman n’en a plus pour longtemps.

— Bien sûr, je patiente, ne t’inquiète surtout pas pour moi. Terminez tranquillement votre ouvrage.

Suzanne attend dans le magnifique salon attenant à la salle d’essayage. À chacune de ses visites, elle reste fascinée par la beauté des tableaux qui l’ornent et se demande combien de temps encore ils resteront accrochés au mur. Les nazis vont-ils les confisquer ? Comme ils viennent souvent dans ce salon dont ils profitent pleinement, peut-être n’y toucheront-ils pas ? Elle s’approche de près pour les admirer. Les jeux de couleurs et de lumière plutôt insolites leur donnent une puissance surnaturelle. On dirait des clichés surexposés. Suzanne se régale pendant quelques longues minutes à les observer.

Elle apprécie tous les arts d’ailleurs, pas seulement la musique et la peinture. Elle aime la sculpture, la danse, le théâtre, le chant. Si Paris ne vivait pas sous le joug de l’occupant, elle y aurait consacré une grande partie de son temps en lisant, en visitant. Pourra-t-elle seulement revoir un jour de belles œuvres d’art ? De belles collections ? Elle ne le sait pas. Hitler visite de nombreux monuments : il ne s’en prive pas. Il envisage même de construire un gigantesque musée en l’honneur du IIIème Reich. Le dirigeant nazi dispose pour le garnir d’un service dédié au pillage du patrimoine des pays vaincus. Cette unité spéciale, l’ERR, se charge de récupérer le plus possible d’œuvres d’art que les Allemands considèrent comme des trésors de guerre. Les collectionneurs sont dépouillés, les musées, vidés. Suzanne s’afflige de voir cette mainmise dévaster son pays et déplore la disparition de tous ces trésors culturels. Elle ne peut que constater le drame et espérer que la maman de Louise échappera, pour sa part, à la règle fatale.

Lorsque Louise la rejoint dix minutes plus tard, elle est encore en train d’admirer les tableaux. Elle se met un peu de poésie dans le cœur en cette époque sinistre, folle, stupide, incompréhensible. Tout, dans sa vie, semble froid, injuste, anormal, lamentable, navrant. Des dirigeants fous maîtrisent une partie du monde, assujetti, et font la pluie et le beau temps. Essentiellement la pluie en fait, voire la grêle, la foudre, le tonnerre, les éclairs. La tornade qu’ils génèrent détruit tout ce qui existe d’humanité, de douceur, de solidarité, d’amour. Le cyclone ravageur détruit tout sur son passage, anéantit les halos de lumière, fait disparaître les étoiles du ciel, la chaleur du soleil : le pays est vide de sens, l’horizon bouché et assombri. Dans les cœurs, l’espoir s’est envolé, la peine s’est insérée et la peur règne, la haine aussi. Le climat de terreur qui obscurcit l’avenir se trouve accentué par le couvre-feu, les délations infâmes, la méfiance ambiante. Personne n’est sûr de la confiance qu’il peut accorder. Les esprits sont terrifiés par l’horreur environnante ou en colère contre les mesures ignobles, humiliantes et insoutenables qui sont imposées : le port obligatoire de l’étoile jaune révolte la plupart des hommes. Pour les personnes qui s’insurgent contre la discrimination, c’est la censure au mieux, l’arrestation sinon, la mort au pire. Pour ceux qui n’obéissent pas comme pour ceux qui obéissent d’ailleurs, c’est la déportation. Les autres sont paralysés par l’angoisse ou engagés dans une lutte effrénée. Suzanne, elle, a peur de tout et se sent mal face à cette adversité : elle craint l’ennemi, le futur, les souffrances infligées, les actes héroïques de son frère dont elle soupçonne le militantisme. Si elle vient voir Louise aujourd’hui, c’est pour parler, échanger, se confier et surtout se rassurer. Son amie a le don de la réconforter. Elle la tranquillise toujours et calme ses appréhensions. Sa sérénité face aux circonstances reste incompréhensible pour Suzanne mais elle lui fait du bien. Elle a l’impression que son amie ne vit pas sur la même planète, ne traverse pas la même époque. Si elle est affectée, elle ne le montre pas. Elle semble forte, presque indifférente aux atrocités. La sensibilité et l’empathie de Suzanne ne lui permettent pas d’entrevoir ce qui confère à Louise cette étrange imperméabilité aux réalités. Elle se demande comment et pourquoi elle parvient ainsi à se montrer sereine : l’égoïsme, l’individualisme, l’égocentrisme, l’insouciance, la désinvolture ou une force à dissimuler ses ressentis et ses faiblesses, une fierté savamment masquée, une volonté de ne pas se trahir, une capacité d’abstraction ? Qu’en sait-elle ? Cela lui importe peu en fait. Ce qui compte pour elle, c’est que le détachement de Louise, au moins apparent, parvienne à apaiser son mal-être quand il devient trop pesant, voire insupportable. La guerre, qui ne semble pas perturber Louise outre mesure, l’affecte, pour sa part, très profondément. L’occupant, pour elle, n’est qu’injustice, aberrations, irrespect, malveillance, impertinence et déshonneur. Elle le méprise. Les nazis n’ont que des velléités gravissimes, absurdes, insensées à ses yeux. Tout ce qu’ils préconisent n’est que pure folie, hérésie. Ils soumettent, torturent et tuent impunément pour des raisons irrecevables, pour des croyances abjectes. Elle voudrait pouvoir vivre une autre vie, une autre époque, oublier la guerre, la capitulation, la présence des Allemands. Malheureusement, elle ne peut échapper à son temps : ils sont partout, ils contrôlent tout, ils ont le pouvoir et la gloire qu’ils ne méritent pas. Comment vivre ses vingt ans quand on est sous le joug d’un oppresseur monstrueux ? Comment prendre la vie du bon côté quand elle n’offre que des visages de cauchemars, des restrictions, des atteintes aux libertés et au droit même d’exister ?

Aujourd’hui, elle vient trouver Louise pour se ressourcer. Elle vient puiser des forces pour faire face. Elle a besoin d’être réconfortée, soutenue. Elle reste digne et joue les femmes vaillantes devant ses parents mais son moral s’avère bien plus affecté qu’il n’en a l’air.

— Comment vas-tu Suzy ? Je te trouve bien pâle, dit-elle en fronçant les sourcils. Que se passe-t-il ? Je n’aime pas quand tu viens si tôt dans la journée, précise-t-elle en baissant la voix afin que personne ne puisse les entendre.

— Je me fais beaucoup de souci, répond-elle, le visage blême et crispé.

— Tu as encore vu la Gestapo débouler non loin du café, c’est ça ? Tu ne t’en remets pas ? demande Louise.

— Je m’inquiète pour mon frère. Il n’est pas comme d’habitude. Il a changé. Il a grandi et mûri. Il n’aide presque plus au café.

— Il aura trouvé une petite amie, les flirts sont de son âge, non ? Il a envie de prendre un peu de bon temps. Cela peut s’entendre, tu ne trouves pas ?

— Je le connais bien. Je sens qu’il éprouve une haine irrépressible pour les nazis. Il n’a jamais supporté qu’on fasse du mal à qui que ce soit. Déjà petit, il s’évertuait à sauver des insectes. Il épargnait même les araignées dont on souhaitait se débarrasser. Tu te souviens ?

— Ah bien sûr que je m’en souviens ! Je lui demandais même de les emmener très loin. J’ai toujours eu une peur bleue de ces bêtes-là.

— Aujourd’hui, il veut protéger les démunis, les personnes en danger…

— Et ?

— Je pense qu’il s’apprête à rejoindre un réseau clandestin pour lutter contre les collaborationnistes.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Il connaît quelqu’un qui a dénoncé une famille juive cachée chez un de ses amis. Il m’a dit qu’il allait lui faire oublier son envie de nuire aux pauvres gens. Je crains le pire. Il est capable de tout.

— Tu penses qu’il va s’instaurer justicier ?

— Il ne supporte pas l’iniquité, encore moins la délation.

— Il voudrait venger cette famille, à ton avis ?

— Je ne sais pas exactement. Mais je ressens son désir de lutter contre tout ce qui permet aux Allemands de régner en maîtres souverains.

— Il t’a dit qu’il voulait devenir résistant ?

— Pas clairement. Mais je le déduis de ses confidences. Il s’éloigne de chez nous de plus en plus. On ne sait pas ni où il est ni avec qui. Les parents font l’impossible pour le retenir mais ils n’ont plus guère d’ascendant et beaucoup de travail avec la gestion du café en ce moment. Pierre passe peu de temps à la maison. Il reste secret. Il se renferme. Lorsque j’essaie de le questionner, il élude ou répond de façon évasive. Ce soir, il a l’intention de parler aux parents. Je vois bien que la fréquentation des Allemands l’insupporte depuis quelque temps… Les servir le rend fou.

— Tu as peur pour lui, c’est ça ?

— Comment pourrais-je ne pas l’être ?

— Rien n’est sûr pour le moment. Il ne s’est pas vraiment expliqué. Tu anticipes peut-être ce qui ne se produira pas.

— J’ai la quasi-certitude qu’il va passer à l’action. Je le sens anxieux, perturbé et à fleur de peau.

— Je n’ai pas de frère, mais si j’étais à ta place, j’essaierais de lui parler ouvertement, de l’inciter à avouer le motif de son changement de comportement. Il supportait la situation il y a encore peu de temps, non ?

— Jamais vraiment, non, mais il se montrait moins irascible et plus coopérant. Disons que les discussions s’enveniment plus vite, la communication n’est plus ce qu’elle était. Par moment, je ne le reconnais plus.

— Attends de voir ce qu’il va expliquer ce soir. S’il n’est pas clair, j’essaierai de lui parler, si tu veux.

— Tu es adorable, une vraie grande sœur pour moi, mais je ne pense pas qu’il s’ouvrirait à toi.

— Et pourquoi pas ? Je le connais depuis si longtemps ! Je l’ai vu grandir à tes côtés, n’oublie pas. Si j’obtenais quelques révélations, cela pourrait peut-être te rassurer…

— Ou m’inquiéter un peu plus ! Franchement, je reste dubitative, mais je te tiendrai au courant.

— Toujours là pour toi, main dans la main. Tu sais où me trouver…

— Merci Louise, je sais que je peux compter sur toi.

— J’y retourne. Je n’avais droit qu’à une courte pause. Avec le marché noir, Maman a finalement beaucoup plus de travail qu’elle ne l’aurait imaginé au départ. Elle a besoin de moi.

— Tant mieux. Vous n’avez pas le temps de penser, encore moins de vous biler. Quand on a l’esprit occupé, on ne rumine pas, on est dans le feu de l’action, entraîné, absorbé.

— Disons que nous avons de la chance de tirer parti du contexte peu réjouissant.

— Tout le monde est loin d’en dire autant…

— Je sais bien, c’est si triste. Reviens me donner des nouvelles quand tu pourras t’échapper, je sais que ce n’est pas non plus facile pour toi.

— Entendu, je n’y manquerai pas.

Suzanne et Louise s’embrassent affectueusement avant de se séparer, comme elles ont l’habitude de le faire depuis la tendre enfance : un rituel qui témoigne de la solidité de leur sincère amitié.

En redescendant le superbe escalier de l’immeuble haussmannien qui abrite l’atelier de couture de cette riche famille, Suzanne a repris un peu confiance. Dans cette période trouble, elle a besoin de se sentir protégée, soutenue, entourée. Louise lui offre l’écoute et l’attention dont elle a besoin. Pourtant, sur le chemin du retour chez elle, dans ce Paris où les Allemands défilent fièrement, elle sent un vague à l’âme monter en elle. Elle se demande toujours comment fait Louise pour rester aussi sereine… Pressentant presque un malaise, elle se dépêche de rentrer. Elle subodore une soirée compliquée et ne veut aucunement manquer les échanges familiaux du soir. Elle sait que depuis un certain temps, son frère repart avant le couvre-feu, elle veut comprendre ce qui se passe réellement.

Chapitre 3

Lorsqu’elle arrive vers le café, elle passe sciemment par la cour arrière pour éviter les regards interrogateurs de ses parents. Elle sait que ses yeux et son visage trahiraient son inquiétude. D’ordinaire, elle emprunte la porte qui donne sur la rue et jouxte le café pour remonter à l’appartement.

Lorsqu’elle ouvre avec sa clef, personne n’est encore rentré. Elle va s’allonger pour reprendre un peu contenance car elle se sent toujours proche de l’évanouissement : la fatigue ? L’angoisse ? La crainte pour son frère ? Elle ferme les yeux et respire profondément, comme si son indisposition passagère allait s’évacuer avec ses expirations. Elle commence à peine à se détendre qu’elle entend le bruit d’une clef dans la serrure. Elle demande :

— C’est toi Pierre ?

— Tu voudrais que ce soit qui d’autre ? répond son frère un peu abruptement.

— Papa ou Maman, tout simplement, inquiet de m’avoir vue emprunter l’escalier à l’arrière de l’immeuble. Je viens de rentrer, tu sais. Je ne me sentais pas bien.

— Tu n’es pas enceinte au moins ?

— Mais non, c’est impossible.

— Ce n’est pas vraiment le moment d’attendre un enfant, ajoute-t-il en secouant la tête et en levant les yeux au ciel.

— Pierre, je peux te parler en tête-à-tête, cinq minutes, s’il te plaît ?

— Pour quoi faire ? demande-t-il sèchement. Si c’est pour me faire la morale parce que je n’aide pas suffisamment au café, ce n’est pas la peine.

— Il ne s’agit pas de cela, tu m’as déjà dit que tu ne souhaitais plus y servir, dit Suzanne. Par contre, j’aimerais savoir où tu pars et où tu dors le soir ? Papa et maman se font un sang d’encre pour toi. Ils aimeraient comprendre aussi. Tu sais, ils ont peur que tu te braques et que tu partes définitivement s’ils te questionnent trop. Tu n’as pas le caractère facile, ajoute-t-elle doucement.

— Écoute Suzy, si je vous raconte mes activités, je mets beaucoup de personnes en danger, y compris vous : mieux vaut que vous ne sachiez pas, que vous ne soyez au courant de rien, rien du tout, tu comprends ?

— Je comprends que tu encours alors un grave danger aussi, dit-elle en soufflant désespérément. Je t’aime Pierre, ne commets pas d’imprudences. Tu es jeune, tu as la vie devant toi, à condition de la conserver.

— À quoi bon avoir la vie devant soi, dis-moi un peu ? Pour vivre endoctriné et au service des nazis ? Plutôt mourir.

— Pierre, tu dis n’importe quoi ! Arrête tes bêtises !

— Je n’ai plus quatre ans, Suzy. J’ai des yeux pour voir, une conscience, un cerveau pour réagir, et surtout plus d’ordres à recevoir. Je sais ce que j’ai à faire.

— Tu te crois grand, fort, invincible. Sais-tu seulement ce qu’il advient des résistants ? lui susurre-t-elle à l’oreille, en essayant de rester calme.

— Je sais surtout ce qu’il advient de tous ces pauvres gens qui n’ont rien fait qu’aimer la vie et que l’on éradique de la société, stupidement, sciemment, bestialement.

— Pierre, je sais tout cela, mais je ne veux pas risquer de te perdre. Je t’aime.

À cet instant, elle voit des larmes qui sortent du coin des yeux de son petit frère. Elle s’approche pour le serrer dans ses bras, bien fort, très tendrement.

— Tu vois bien que tu es un cœur sensible encore jeune, ajoute-t-elle.

Pierre s’extrait brutalement de ses bras et la regarde dans les yeux :

— Moi aussi j’aimais, Suzy. J’étais même très amoureux. Vous n’en saviez rien. Elle s’appelait Maryse.

Pierre laisse les larmes chaudes couler le long de ses joues. Suzanne, émue, les essuie délicatement du revers de sa main. Elle est tout ouïe. Elle sent que son frère va se livrer. Sa peine fait écho en elle. Elle ne dit rien et le laisse raconter.

— Je la connaissais depuis deux ans. Nous avions quinze ans lorsque je l’ai rencontrée. Elle était tombée sur la patinoire Molitor où je m’étais rendu et s’était fait mal. Je l’avais aidée à se relever mais elle semblait souffrir du genou. Elle ne pouvait pas recommencer à patiner. Je l’avais donc ramenée sur la terre ferme et lui avais ôté ses patins à glace. Après avoir récupéré ses chaussures et les lui avoir mises, nous étions allés boire un chocolat chaud en attendant que son père vienne la chercher. Il avait tardé, pris de court durant ses heures de travail. Nous avions donc eu le temps de faire connaissance. Elle n’était que douceur et timidité. Elle avait des yeux vert amande, de longs cheveux bruns bouclés et un sourire d’ange. Sans même la connaître, j’aimais déjà tout d’elle : son visage, sa façon de parler, de se tenir, de s’habiller, de marcher. Elle alliait la beauté, la délicatesse et la gentillesse. Elle m’avait raconté être fille de médecin et excellente élève en classe. Elle aussi, voulait soigner. Juste avant que son père n’arrive, j’avais pris sa main dans la mienne et l’avais embrassée. Je ne sais quelle folie m’était passée par la tête à cet instant. Je n’avais pas envie de la quitter. Elle non plus visiblement. Elle n’avait pas retiré sa main et m’avait souri. Elle était juste magnifique. Son genou, lui, avait doublé. Lorsque son père est arrivé, elle a juste eu le temps de me donner son adresse.

Pierre s’interrompt pour renifler et respirer. Il pleure toujours. Sa sœur lui tend un mouchoir, d’un air désolé. Elle comprend que son frère vit un véritable chagrin d’amour. Elle est troublée et compatissante. Elle tente quelques mots :

— Vous vous êtes revus ?

— Bien sûr, très régulièrement. Nous étions très amoureux tous les deux. Je voulais qu’elle devienne ma femme un jour, dit-il en sanglotant.

— Mais ?

— Mais elle était juive et ses salauds de nazis l’ont arrêtée, elle et ses parents.

— Tu sais où elle est ? demande Suzanne, hésitante.

— Si seulement ! Je la délivrerais, je la sauverais, je donnerais ma vie contre la sienne s’il le fallait.