Tous nos corps - Guéorgui Gospodinov - E-Book

Tous nos corps E-Book

Guéorgui Gospodinov

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Beschreibung

Après deux romans labyrinthiques, voici un recueil d’une centaine de microfictions environnementales.
Pour l’auteur, « il y a quelque chose de dramatique et à la fois d’apaisant dans les histoires courtes parce qu’elles sont synchronisées avec la brièveté des corps. Elles s’arrêtent soudainement, peuvent être drôles et absurdes, brusques et mal assurées, personnelles et distanciées à la fois. »
Ici, le corps du narrateur se fond avec le corps social, le corps animal, le corps floral, sur un ton à la fois tendre et drôle, humoristique et ironique, sensible et méditatif, et d’autant plus empathique que « je sommes nous ».
L’empathie de Gospodinov est avant tout environnementale. En effet : « La littérature est bien trop anthropocentrée. J’aimerais que les humains se taisent parfois afin que l’on puisse entendre la voix de la mouche, de la grenouille, du bambou, du Minotaure et de tout ce qui a droit de cité. »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Guéorgui Gospodinov est l’un des auteurs phares de la jeune génération des écrivains bulgares. Son premier roman, Un roman naturel, traduit en plus de vingt langues, a renouvelé profondément la prose bulgare, redonné goût aux lecteurs de lire des œuvres bulgares et fait du roman le genre dominant dans la littérature bulgare du XXIe siècle en lieu et place de la poésie. La plupart de ses œuvres ont connu un immense succès en Bulgarie. Il a reçu plusieurs prix nationaux et est, à ce jour, l’écrivain bulgare contemporain le plus lu dans son pays et le plus traduit. Il est aussi l’auteur de nouvelles et d’essais, poète, dramaturge et critique littéraire. Physique de la mélancolie, son second roman, a fait partie des quatre finalistes du Prix Strega en 2014 et a reçu le Prix Jan Michalski de littérature 2016.

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Tous nos corps

Guéorgui Gospodinov

Tous nos corps

Histoires ultra-courtes

Traduit du bulgare par Marie Vrinat

Éditions Intervalles

Choix d’autobiographies

Je me rappelle clairement, avec ma peau, sans y être jamais allé, le soleil brûlant dans les champs de coton infinis de la Louisiane. Je me rappelle, avec mon palais, le goût de la madeleine chez Proust et ses miettes qui nageaient dans le thé. Je me rappelle le moment où, à Macondo, on a apporté de la glace pour la première fois et où mon père m’a emmené chez le gitan Melquiadès. Je me rappelle une tempête de neige terrifiante, en hiver, et la bougie qui brûlait chez nous, la bougie brûlait… J’ai été un aviateur pendant la guerre, une petite marchande d’allumettes, un chien qui attend désespérément son maître. Parfois je gis, blessé, dans la plaine d’Austerlitz, je regarde les nuages bouger au-dessus de moi et me demande comment j’ai pu ne pas les remarquer jusque-là… J’éprouve souvent de la tristesse à cause d’une cerisaie que l’on vend. Les flâneries dans le Paris des années 1920, cette fête, me manquent. Parfois je moisis, avec ma capote mouillée, dans les tranchées d’une guerre, je fume des cigarettes courtes et fortes, d’autres fois je m’imbibe de Calvados. Ou bien je lace mes sandales et lève mon bouclier rutilant sous le soleil.

Je suis conscient, sans doute comme beaucoup d’autres avant moi, que, parmi mes souvenirs personnels, il y en a un grand nombre qui sont nés de livres. Lire produit des souvenirs.

Il y a longtemps que je ne me rappelle plus et que j’ai renoncé à savoir lesquels ont été lus et lesquels non. Je ne trouve aucune différence, tout est vécu, tout me donne la chair de poule, tout a laissé des cicatrices.

Sur tous mes corps…

Recensement de la ronde de nuit

Durant des nuits comme celle-ci, lorsque je n’arrive pas à trouver le sommeil, je m’assieds à la fenêtre et compte les choses auxquelles je m’accroche. Il n’y en a pas beaucoup, un chapelet de quatre ou cinq grains, c’est tout ce qui reste. Je me les répète comme ma fille, à 2 ans, répétait, le soir, à Berlin : maman, papa, grand-mère, grand-père, maman, papa, grand-mère, grand-père, maman… Parfois, lorsque le chapelet lui paraissait trop court, elle ajoutait bouda (son mot à elle pour le chat) et bouda-ouaf (pour le chien, un chat qui aboie). Toute la ronde de nuit.

En épluchant une pomme

Il est des mouvements qui réveillent le passé. J’épluche lentement une pomme avec un canif (un petit couteau de poche, disait-on autrefois), je regarde serpenter la spirale de la peau, j’essuie le jus de pomme sur le canif. Ma main se rappelle la main de mon père, qui se rappelle la main de mon grand-père. Ce n’est pas moi, c’est ma main qui se souvient. Ce n’est pas moi, c’est mon grand-père qui épluche la pomme. Tous les trois, nous salivons de plaisir.

Simples dénominations

Dans le sous-terrain de la gare centrale, à la toute fin des années 1980, quelqu’un avait disposé un étal de cassettes audio, de celles qui étaient à bande, je ne vais pas faire une note de bas de page. Premier succès du marché noir. On pouvait trouver là toute la musique du monde dans un mirifique chaos – Franz Liszt côtoyant Lepa Brena1, Deep Purple entre Chtourtsité2 et l’orchestre symphonique de Berlin, Franck Sinatra à côté du Pope de Hissar3 (dans un certain sens, c’est aussi à l’image des années 1990).

Malgré tout, ce chaos n’était qu’apparent. À l’une des extrémités de l’étal se dressait un panneau portant l’inscription : « Rapides » ; à l’autre, « Lents ». Que recherchez-vous, demandait l’homme, du rapide ou du lent ?

Tiens, cette définition première du monde, qui rend simple le complexe, m’a toujours impressionné. Nomina trivialia.

Chanteuse bosnienne de pop-folk très en vogue dans les années 1980 en ex-Yougoslavie.

Les grillons : l’un des premiers groupes de rock bulgare, particulièrement prisé dans les années 1967-1990, encore actif aujourd’hui.

Pseudonyme de Dimiter Andonov, l’un des fondateurs du pop-folk bulgare dans les années 1980. Selon la légende, ce serait un pope de la ville de Hissar, arpentant la Bulgarie en chantant ses chansons interdites par le régime communiste.

La peur de la faute chez la correctrice

Oui, la mort est terrifiante, mais ce n’est pas de cela qu’il est question dans cette histoire. Aussi bien le professeur que le vendeur de pommes et le chauffeur de taxi ont peur de la mort. La plus grande peur de la correctrice est que sur sa propre notice nécrologique il y ait une faute agaçante. Or elle ne pourra pas la corriger. Elle qui, toute sa vie durant, a corrigé les fautes des autres. C’est ce qu’elle se dit alors qu’elle est couchée dans le noir et passe en revue tous les endroits possibles où l’on peut se tromper. Une négation manquée dans « La vie ne dure qu’un instant… ». Une virgule en trop dans « On n’oublie pas celui qui a donné beaucoup d’amour et de chaleur », un « S » fautif dans « Repose en paix » ou, Dieu l’en garde, « Adieu » en deux mots. Cette dernière éventualité la remplit particulièrement d’effroi, son cœur se met à battre furieusement et…

« Adieu, adieu… », ce sont ses derniers mots prononcés dans son sommeil, répète son mari le lendemain matin en commandant la notice nécrologique :

La vie dure qu’un instant… On n’oublie pas celui, qui a donné beaucoup d’amour et de chaleur. Reposes en paix. À Dieu.

La fin du vilain petit canard (ce n’est pas pour les enfants)

…Et le vilain petit canard alla, pour finir, auprès des autres cygnes, après tant de mésaventures et d’offenses infligées par des canards, des oies, des chiens, après le froid… Enfin c’en était fini de tous ces maux, mais… les cygnes observaient une distance froide et hautaine. Où étais-tu pendant toute l’année ? Tu n’as pas arpenté le monde avec nous. Tu es resté dans ce village paumé avec les canards et les poules méprisables. D’où viens-tu ? De la cambrousse, ha-ha-ha. Nous n’avons pas le même passé, nous n’avons rien à nous dire. À la campagne, tu peux bien être le premier parmi les canards, le plus laid ou le plus beau, peu importe. Chez nous, tes plumes, tu te les mets en arrière, c’est compris ? On ne va pas te donner de coups de bec, on ne va pas te tuer, on va même t’autoriser à rester. Mais tu seras toujours le vilain petit canard. Désormais, tu seras un étranger parmi nous… aurait dit leur Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie dans la volée (je suis sûr que les cygnes, comme tous les oiseaux, amphibies et mammifères, ont développé leur école de philosophie).

C’est ainsi que le vilain petit canard ne put trouver la tranquillité ni chez les autres ni chez les siens.

Leçons

« Car il n’y a aucune importance à être né parmi les canards si l’on a été couvé dans un œuf de cygne ! » conclut romantiquement Andersen.

On peut être couvé dans n’importe quel œuf du moment qu’on est couvé parmi les siens, réplique le vilain petit canard qui en a vu de toutes les couleurs.

Le royaume des cœurs chantants

Les amours et les relations qui ne se sont pas réalisées jusqu’au bout, interrompues, évoluent à leur manière, dans un autre espace où a lieu tout ce qui n’a pas eu lieu. Au début, tu crois que la femme que tu as stupidement laissé tomber est toujours là, au même point, le cœur saignant éternellement pour toi, toujours aussi jeune, sans se flétrir.

Un jour, quatorze ans plus tard, j’ai reçu une carte de celle qui, un certain temps, était le centre de ma vie. Avec elle, on s’échappait des cours, on quittait avec fracas des représentations débiles, on se promenait après minuit dans la ville enfin devenue déserte, on restait dans le froid, sur les places de nos révolutions inachevées. Après tout cela et quatorze années de silence, un signe m’arrive d’elle. Par courriel. Tout ému, j’ouvre la carte pendant que ma femme est dans la cuisine. Une corbeille avec six chatons qui viennent de naître, entourée d’un ruban, et, parmi eux, des marguerites et un soleil animé qui sourit en haut. Lorsque la carte s’ouvre, les têtes des chatons sortent de petits cœurs avec la musique électronique stridente d’une mélodie connue. Je reste là, sans pouvoir détacher le regard de l’écran. Il y a un kitsch qui peut faire pleurer. Je n’ai pas senti le moment où ma femme était entrée. C’était quoi, ce truc horrible, demande-t-elle en passant. Un spam, je m’empresse de répondre. Une corbeille avec des chatons et des cœurs chantants.

Lettre à Salinger