À l’ombre d’un cœur - Max du Veuzit - E-Book

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Max du Veuzit

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Beschreibung

– Sylvane, laisse un peu ta broderie ; il y a bien autre chose à faire aujourd’hui. La pauvre Méline vient de me faire prévenir qu’elle ne pouvait venir terminer les nettoyages. Elle s’est fait une entorse et souffre beaucoup. Je ne vais quand même pas attendre sa guérison pour remettre la maison en ordre... Allons, vite, mon enfant, pose cet ouvrage sans utilité.
– Oui, maman, dit l’interpellée, obéissant un peu à regret.
Elle leva vers sa mère son doux visage où de grands yeux bleus faisaient oublier, par leur lumière, tout ce que cette physionomie avait d’un peu triste.
Elle rangea soigneusement, dans la corbeille, le fin napperon auquel elle travaillait et, se hâtant, alla retrouver Mme Sambreron qui s’affairait à cirer les meubles de la salle à manger.
– Mon Dieu ! que tu n’es pas vive, ma pauvre petite ! Tous ces soins ménagers n’ont pas l’air de te plaire... Je ne sais ce que tu pourrais faire sans moi ! La vie d’une femme, c’est son intérieur bien tenu... Tiens ! Prends cette cuvette, ces torchons, et astique les vitres, bien soigneusement.

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Max du Veuzit

À l’ombre d’un cœur

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383837992

Première partie

I

– Sylvane, laisse un peu ta broderie ; il y a bien autre chose à faire aujourd’hui. La pauvre Méline vient de me faire prévenir qu’elle ne pouvait venir terminer les nettoyages. Elle s’est fait une entorse et souffre beaucoup. Je ne vais quand même pas attendre sa guérison pour remettre la maison en ordre... Allons, vite, mon enfant, pose cet ouvrage sans utilité.

– Oui, maman, dit l’interpellée, obéissant un peu à regret.

Elle leva vers sa mère son doux visage où de grands yeux bleus faisaient oublier, par leur lumière, tout ce que cette physionomie avait d’un peu triste.

Elle rangea soigneusement, dans la corbeille, le fin napperon auquel elle travaillait et, se hâtant, alla retrouver Mme Sambreron qui s’affairait à cirer les meubles de la salle à manger.

– Mon Dieu ! que tu n’es pas vive, ma pauvre petite ! Tous ces soins ménagers n’ont pas l’air de te plaire... Je ne sais ce que tu pourrais faire sans moi ! La vie d’une femme, c’est son intérieur bien tenu... Tiens ! Prends cette cuvette, ces torchons, et astique les vitres, bien soigneusement.

Docilement, la jeune fille obéit. Après avoir caché ses clairs cheveux sous une pointe de percale blanche et ceint sa taille d’un grand tablier bleu, elle entreprit silencieusement la tâche que sa mère lui commandait. Celle-ci, de son côté, époussetait délicatement de vieilles porcelaines, souvenirs précieux d’un luxe passé.

Souvent, Sylvane jetait un regard curieux et navré, par la fenêtre, vers le ciel bleu et les lointains horizons mauves.

Là-bas, quelque chose se mouvait... Comme une file noire qui s’allongeait... Une file faite de creux et de bosses qui se déroulaient en une chaîne sans fin.

Et la jeune fille, soudain oppressée, se tourna vers sa mère.

– Ne trouves-tu pas, mère, observa-t-elle, qu’il y a de plus en plus de voitures, là-bas, sur la route ? Il semble que le nombre de réfugiés croît chaque jour. Ils ont l’air si las, tous ces pauvres gens, sous ce soleil rutilant.

– C’est vrai, dit Mme Sambreron, rejoignant sa fille devant la baie ouverte. Mon Dieu ! que d’existences cette guerre va-t-elle sacrifier ?

« Heureusement, en notre petit coin de Ferrières nous sommes à l’écart de ces horreurs. Ton pauvre père a eu bien raison de m’écouter et d’acheter cette maison, dans ce pays qui nous plaisait. Il ne songeait pas, à cette époque, que la guerre pourrait un jour ravager à nouveau la France et que cette habitation serait une retraite paisible pour les siens !... Nous y vivons modestement, mais avec la dignité qui convient à une veuve et à une fille d’officier.

– Oh ! maman, si vous aviez voulu me permettre de travailler, j’aurais été si heureuse de vous rendre la vie très douce.

D’une voix un peu sèche, la veuve interrompit sa fille :

– Encore tes idées, mon enfant ! Ne sommes-nous pas bien, ici, toutes les deux ?... Moi, je ne demande qu’à toujours continuer cette calme existence... sans soucis et sans privations... En vérité, si je t’avais écoutée, nous serions peut-être comme ces pauvres gens fuyant leurs foyers, en quête d’un gîte pour une nuit et repartant vers ils ne savent où, le lendemain... Ah ! comme je me félicite, à présent, d’avoir toujours empêché tes divagations !

« Quant à supposer que tu puisses me quitter pour aller gagner ta vie loin d’ici, je ne veux pas y songer. Une jeune fille bien élevée reste auprès de sa mère.

Sylvane, grimpée sur un escabeau, ne répondit pas. Mme Sambreron, son éponge à la main, poursuivit donc plus calmement :

– Ma rente de veuve de colonel suffit à nos besoins. À mon âge, on se contente de peu et la vie paisible d’une petite ville de province convient à mes goûts très simples !... Et puis, réfléchis, mon enfant... Quel travail pourrais-tu trouver ?... Tu as peu de diplômes... Et pour ce qu’en vaut l’aune !

– Tout de même, mère, je pourrais, avec mes bachots, donner quelques leçons. Cela me permettrait d’apprendre la sténographie et de devenir secrétaire. Me Patront, notre brave ami, m’aiderait peut-être à m’employer chez un de ses confrères...

– C’est cela, chez des étrangers ! Toi, ma fille, une employée !... Jamais !... Tu sais quelles sont mes idées là-dessus !... Les événements actuels ne font que les renforcer... Je te vois, placée dans quelque trou de province, séparée de moi, en un pareil moment, alors que des familles entières sont dispersées aux quatre coins du pays... Ne pas savoir où est ma fille, si elle ne meurt pas de faim, si l’exode cruel ne l’a pas amalgamée à tous ces réfugiés... Mais j’en mourrais d’inquiétude !

Une émotion fit fléchir sa voix âpre.

– Ma petite fille ! est-ce que, vraiment, cela te serait si agréable d’être séparée de ta maman ?

– Oh ! mère ! fit la jeune fille tendrement, en venant l’embrasser. Quand je souhaite travailler, c’est surtout pour pouvoir vous donner plus de bien-être. Ne plus en être réduites à toutes les petites privations auxquelles il faut nous plier... J’ai peur aussi de l’avenir... Deux femmes seules !... Sans fortune !... N’ayant pour vivre qu’une modeste rente qu’un changement de gouvernement ou un caprice de la guerre peut nous supprimer du jour au lendemain.

– Tu te montes la tête à tort... À l’autre guerre, il n’y a pas eu de semblables mesures d’économies... Ma rente m’est due et me sera servie régulièrement... C’est tout naturel !... Au lieu de t’imaginer les pires choses, pense plutôt que mes douloureux rhumatismes me rendent parfois impotente... J’ai besoin de toi, mon enfant. Que ferais-je, si tu n’étais pas là ?...

– Je n’ai jamais songé à te quitter, mère chérie... J’ai seulement souhaité travailler... apprendre un métier.

– Folie !... Les jeunes filles sérieuses demeurent au foyer... Tu n’es pas la seule qui vive dans sa famille...

Devant les grands yeux si purs qui l’imploraient, Mme Sambreron ajouta, en guise de consolation :

– Après la guerre, nous verrons... D’ici là, je l’espère, tu trouveras certainement un mari... Ou, tout au moins, une situation, puisque tu y tiens tant !... Allons, mon enfant, résigne-toi et que ce soit notre dernière discussion à ce sujet.

Sur ces mots plus conciliants, la mère quitta la pièce pour aller ranger ses torchons.

Sylvane qui avait, elle aussi, terminé sa besogne, descendit de l’escabeau et essuya ses yeux pleins de larmes. L’intransigeant égoïsme de sa mère lui était douloureux car, plus pratique que la pauvre veuve, elle jugeait mieux leur existence étroite et mesquine.

Quelle vie serrée menaient-elles, toutes deux, depuis la mort de son cher papa ! La retraite semblait de plus en plus maigre, au cours de ces jours de trouble. Sylvane le savait mieux qu’une autre, elle qui faisait les commissions ! Que de petits comptes, souvent compliqués, pour épargner à la veuve les soucis d’un budget pénible à équilibrer.

Depuis longtemps, déjà, c’était la jeune fille qui remplaçait la bonne, luxe trop coûteux pour deux femmes seules. Une aide leur venait du dehors : Méline, une brave femme qui vivait dans un hameau voisin. La campagnarde s’arrangeait de son mieux pour épargner à ses maîtresses de trop grandes fatigues. Mme Sambreron, assez exigeante, faisait trotter sa fille, souvent un peu plus que ses crises de rhumatisme ne le nécessitaient.

La douce enfant ne se plaignait jamais et ses regrets, parfois amers, faisaient vite place à un généreux dévouement filial.

À vingt-cinq ans, cette vie monotone, mais non exempte de soucis et de travail, avait fait de l’enfant, si gaie jadis, une jeune fille sérieuse et un peu triste. Jamais plus les grands éclats de rire des temps heureux, où la fillette jouait avec un papa très tendre, ne faisaient tinter les petites vitres du buffet. Et pourtant, comme elle était transfigurée, dans ce temps-là, l’aimable enfant ! Le rose animait ses joues pâles ; ses yeux si purs prenaient un éclat intense de bonheur. Auréolée de ses fins cheveux aux reflets d’or, elle était vraiment jolie. À présent, à peine si un doux sourire égayait parfois son visage songeur, lorsqu’elle consolait sa maman souffrante.

« À quoi bon recommencer ces inutiles discussions ? » se disait-elle alors.

Elle savait que, jamais, sa mère ne se laisserait convaincre, que, jamais, elle ne lui permettrait de se créer une situation assurant son avenir. La veuve du colonel avait des principes rigides et périmés qui accablaient l’orpheline, et celle-ci, lassée, laissait finalement à la Providence le soin de son avenir.

« Dieu merci, se raisonnait-elle, maman, malgré ses rhumatismes, a une fort bonne santé. Cette existence lui plaît ; c’est tout ce que je dois désirer !... L’avenir ? Je ne veux pas y songer... Il ne m’apportera rien de meilleur... Auprès de ma mère et dans un milieu bourgeois, ne suis-je pas parmi les heureuses de ce monde ? »

Ainsi se moralisait-elle, en jetant un dernier regard sur la route empoussiérée où le lamentable défilé des fuyards continuait.

La journée s’avançait. Sylvane poussa les volets, ferma la fenêtre aux vitres rutilantes et rejoignit Mme Sambreron.

– Mon enfant, je désire que tu ailles me faire quelques courses. J’ai besoin de mon médicament et je viens de voir que la bouteille est presque vide.

– Je vais y aller, mère... J’en profiterai pour porter au dispensaire ces quelques brassières qu’on m’avait données à confectionner. Avec tous ces malheureux qui passent, on doit en avoir besoin !... J’irai aussi chez Méline voir si elle ne manque de rien.

– Bon, bon ! dit la dame. Va où tu dois aller. Mais ne sois pas trop longue, car j’aurai besoin de ton aide pour le souper.

– Oui ! sois tranquille, maman, je ne ferai qu’aller et venir.

D’un bond, la jeune fille grimpa jusqu’à sa chambre.

Dans la pénombre, elle heurta un fauteuil où dormait une petite chatte grise.

Celle-ci, un instant apeurée, jeta un miaulement craintif. Mais, reconnaissant sa jeune maîtresse, elle sauta à terre et vint se frotter contre ses jambes.

– Oh ! ma Grisette, je t’ai réveillée, dit celle-ci en la caressant de sa blanche main.

Et, la replaçant sur le fauteuil, elle ajouta :

– Rendors-toi vite, mon petit chat.

Sous le léger frôlement de la main fine, ronronnant doucement, la minette referma ses yeux verts.

Rapidement, Sylvane changea de robe et mit une grande capeline rustique. Puis, saluant sa mère au passage d’un gai « À tout à l’heure », elle sortit, son petit cabas au bras.

Bientôt, la foule lamentable de la grande rue engloutit sa gracieuse et mince silhouette qui se faufilait adroitement entre les nombreux véhicules surchargés de réfugiés.

II

Le lendemain matin, comme chaque jour, pour le ravitaillement, Sylvane retourna faire quelques commissions.

Malgré le soleil éclatant de ce presque début d’été, la nature lui paraissait tout endeuillée.

Elle songeait avec angoisse aux mauvaises nouvelles du front qui circulaient en ville. Que feraient-elles, toutes deux, sa mère et elle, si l’ennemi avançait vers le centre de la France ? Devraient-elles fuir, elles aussi, leur calme demeure ?

Mieux valait n’y pas songer, faire vite les achats nécessaires à leur subsistance et retrouver vivement la fraîche et paisible maison où régnait, heureusement, l’optimisme inconscient de sa mère.

Toute à ses nombreuses pensées, elle arriva jusqu’à leur porte sans avoir remarqué une grosse voiture empoussiérée qui stationnait près du trottoir.

Quelle ne fut pas sa surprise de reconnaître l’auto de Me Patront, un notaire de leurs amis !

Jamais, encore, le brave homme n’était venu leur rendre visite depuis que cette affreuse guerre l’avait surchargé de besogne.

« Que vient-il faire ?... se demanda Sylvane. Nous apporte-t-il quelque mauvaise nouvelle ? »

Ce fut sa première impression. Au milieu du désastre universel, la jeune fille se trouvait trop privilégiée et, au fond d’elle-même, une crainte lancinait :

« Notre paisible vie est-elle normale, en de pareils moments ? Est-ce que, nous aussi, nous n’allons pas, tout à coup, être atteintes par le malheur ?... »

La vue de la voiture ayant aiguisé sa curiosité, Sylvane se hâta vers le salon où le bruit des voix la guidait.

À son entrée, les deux interlocuteurs se turent, mais échangèrent un regard complice qui resta inaperçu de la jeune fille.

– Bonjour, mademoiselle Sylvane, lui dit le notaire d’un air jovial. Vous êtes fraîche comme une rose !... Grâce à Dieu, dans votre petit coin paisible, nul ne semble songer que le danger peut venir.

– En effet, nous sommes trop heureux ! Mais croyez-vous que nous puissions, nous aussi, connaître les horreurs de l’expulsion ?

– Non, sincèrement, je ne le crois pas. Nos troupes arrêteront l’ennemi sur la Loire, s’il s’aventurait au-delà d’Orléans.

– On dit que Paris est reconnu ville ouverte. C’est terrible. Autant dire que la capitale ne sera pas défendue et qu’on l’abandonnera à l’ennemi.

– Question de stratégie, probablement.

– C’est réconfortant de vous entendre, maître Patront. Il y a tant de mauvais bruits qui courent.

– Évidemment, le moral de tous ces fugitifs ne peut pas être bon... Ils fuient parce qu’ils croient au pire.

– Et, naturellement, les gens du village qui les voient passer nuit et jour sont aussi démoralisés qu’eux. Comment ne s’imagineraient-ils pas que tout est perdu, devant ce tragique exode !

– Attendez et ayez confiance... Il est impossible que nos chefs n’aient pas tout prévu.

– Oui, évidemment... Attendons !

Pendant que cet échange de paroles avait lieu entre Me Patront et la jeune fille, Mme Sambreron donnait des signes évidents d’impatience.

– Cher ami, ne pensez-vous pas qu’il faut nous hâter...

– Mais certainement... certainement, madame !... Je vous attends.

– Dépêche-toi, Sylvane. Nous partons avec Me Patront.

– Nous partons ? fit sa fille, étonnée.

En même temps, elle remarquait l’agitation de sa mère.

– Que se passe-t-il donc ? s’inquiéta-t-elle subitement. Vous avez l’air toute bouleversée, maman...

– Mais si heureuse, mon enfant !... Grâce à notre excellent ami, Me Patront, il nous arrive un changement extraordinaire. Quelque chose d’inouï et d’heureux... Ah ! Sylvane, quelle reconnaissance ne devras-tu pas à notre dévoué tabellion !

– Une chance !... Inouïe !... Extraordinaire !... Quelles sont donc les heureuses nouvelles que vous nous apportez, en ces jours si tristes, cher monsieur ?

– Mon enfant, une proposition miraculeuse, qui va transformer toute votre existence.

Fiévreuse et pathétique, Mme Sambreron l’interrompit.

– C’est incroyable et magnifique !... La réalisation de tes désirs les plus secrets par le bon génie de notre ami !...

Elle éclatait de joie, donnant libre cours à son enthousiasme.

– Me Patront va t’expliquer lui-même...

La jeune fille était prise, à son tour, dans la vague d’enthousiasme débordant de sa mère. Saisissant en hâte une chaise basse, elle s’assit près de celle-ci.

– Voilà, mes amies, ce dont il s’agit, commença gravement le notaire... Mais je vais résumer un peu, car le temps presse et je voudrais repartir au plus tôt pour La Châtre. Faire quarante kilomètres, sur ces routes encombrées, va nous prendre du temps...

« Écoutez, ma petite Sylvane, c’est de vous qu’il s’agit... Il va vous falloir prendre rapidement une décision importante.

À ces mots, la curiosité fit battre le cœur de la jeune fille. Et, ne quittant plus Me Patront de son regard avide, elle écouta en silence ce qu’il lui expliquait :

– Je vous connais depuis si longtemps, toutes deux, chères amies, que je n’ai pas hésité à venir au plus vite vous soumettre cette proposition inattendue.

« Un certain M. Jacques Desfarges, de passage dans ma bonne ville, m’a fait chercher, ce matin, à l’aube. Très malade, il est condamné par les médecins et ne veut pas que sa fortune – fortune considérable, paraît-il – devienne l’héritage d’un de ses cousins... Le seul parent qui lui reste !... Un monsieur odieux qui n’a su que lui nuire, depuis sa prime jeunesse. Dans ses derniers moments de force, mon malheureux client a trouvé qu’un mariage in extremis pourrait seul déshériter l’odieux personnage qu’il déteste. Il m’a donc demandé de lui trouver au plus vite, pour épouse, une jeune femme convenable, capable de porter dignement son nom... Une épouse in extremis qui consente à devenir bientôt sa veuve...

Sa veuve très riche, puisque, par contrat, il lui léguera tout ce qu’il possède... Ce qui me paraît être considérable.

À ces mots, Mme Sambreron eut, à nouveau, une exclamation de joie. Elle approuvait la proposition du notaire, sans en étudier tous les à-côtés et sans voir plus loin que les avantages matériels qu’il exposait.

Sylvane, au contraire, se sentait instinctivement effrayée, si bien que, devant son visage sérieux et un peu pâli, Me Patront crut devoir poursuivre ses explications.

– Je ne peux pas, mon enfant, vous donner de grandes précisions sur M. Desfarges, car je ne le connais pas suffisamment. C’est un homme d’une trentaine d’années, ancien officier. Très malade et condamné par les docteurs, sa fin est proche... Il est à La Châtre depuis quelques semaines... Installé dans une villa meublée, avec plusieurs domestiques, il offre toutes les apparences d’une bonne situation. Une vieille gouvernante dirige son intérieur, une religieuse le soigne... Un chauffeur fait les courses... C’est ce dernier qui est venu me prévenir que son maître voulait me parler.

« Je me suis rendu chez lui, où chacun m’a affirmé que le malade, quoique très affaibli, jouissait de toute sa raison... Son entourage, qui est à son service depuis de nombreuses années, approuve le mariage in extremis qu’il veut faire... Le triste parent dont il a eu à se plaindre est méprisé de tous... Bref, il m’est apparu que je n’avais aucun motif de ne pas satisfaire ses désirs... Le maire est prévenu... Le prêtre viendra, cet après-midi, bénir l’union projetée... Il ne me reste plus qu’à lui désigner la femme que j’estime être digne de lui... celle qui acceptera d’être sa femme, dans d’aussi tragiques conditions.

« J’ai tout de suite pensé à vous, Sylvane. Vous êtes jeune, bien élevée et courageuse. Vous méritez vraiment d’être la légataire de ce richissime client...

Elle le regardait curieusement, l’écoutant sans comprendre.

Il continuait, convaincu et résolu :

– Le mariage projeté ne vous nuira en rien et je sais que vous porterez avec dignité le nom que votre mari vous donnera. En revanche, vous bénéficierez longtemps, ainsi que vous, chère madame, de cette manne inattendue qui vous tombe du ciel par mon intermédiaire.

Mme Sambreron, dans sa joie, ne tenait plus en place et, répondant pour sa fille, remerciait le notaire avec effusion.

Sans attendre l’avis de l’intéressée, elle la pressa d’aller se préparer pour cette suprême visite.

– Allons, Sylvane, ne perdons pas notre temps. Une occasion semblable ne se retrouvera jamais. Tu vas connaître les avantages du mariage, sans en subir les désagréments, ce qui est vraiment inespéré...

La jeune fille demeurait debout, sans bouger.

Sa mère insista, agacée de cette sorte d’incompréhension :

– Allons, vite, dépêche-toi. Va changer de toilette. Me Patront nous attend pour nous conduire à La Châtre.

De la tête, le notaire approuva et les deux femmes montèrent à leur chambre.

Au haut de l’escalier, de plus en plus agitée, la mère, enthousiaste, s’exclamait :

– Crois-tu, Nanon ?... Quelle incroyable chance ! Et tu voulais travailler !... Tu vois, mon enfant, comme le destin nous guide !...

De ses grands yeux tristes, l’orpheline continuait de fixer le vague.

– Tu seras mariée ! insista la dame. Ne l’as-tu pas assez souhaité, tant tu avais peur de rester vieille fille ?... Mariée et riche !... C’est encore plus beau que nous ne pouvions l’espérer... Moi, je suis folle de joie !...

Elle parlait bas, de sa voix de commandement assourdie par la joie.

– Je conserverai ma petite fille et nous serons heureuses, toutes les deux... sans soucis... à même de combler facilement nos désirs !

Embrassant brusquement Sylvane, elle l’entraîna vers sa chambre.

– Vite, vite, ma chérie ! Ne faisons pas attendre Me Patront. Le brave homme ! L’excellent ami !... Mets ton tailleur noir... Avec une chemisette blanche, ce sera tout à fait correct pour un mariage de ce genre... Un mari mourant... Un mariage in extremis...

– J’ai peur, balbutia la jeune fille.

– Peur de quoi, ma petite fille ?

Sylvane secoua la tête.

– Ne trouvez-vous pas que c’est effrayant ?

– Petite sotte !... Me Patront est un homme sérieux. Il ne nous conseillerait pas quelque chose qui ne soit pas honorable. En tout, il faut de la dignité... Et nous en mettrons... Allons, dépêche-toi. J’ai hâte que tout cela soit achevé, afin d’être sûre que cette fortune ne va pas nous échapper et aller à d’autres.

Sylvane, toujours songeuse, ne réalisait pas encore ce que sa mère lui suggérait... Vers quel destin l’entraînait-elle ?

Toute étourdie de cette aventure presque irréelle, elle obéissait comme un automate... sans réfléchir !

Sous le coup de l’émotion, se rendait-elle compte vraiment de l’invraisemblable histoire dont elle allait devenir l’héroïne ?

Dans sa chambre, son petit « chez elle », les idées commencèrent à se coordonner, en sa tête fiévreuse. Et, tout en revêtant son tailleur sombre, elle se demandait logiquement si c’était bien à elle qu’une semblable aventure arrivait.

– Ne crois-tu pas que je rêve, ma Grisette ? murmura-t-elle, tout à coup, à la chatte qui ronronnait, les yeux mi-clos, à sa place favorite. Je vais me marier... Me marier !... c’est inimaginable !... Me marier ! Comprends-tu ?...

Elle répétait le mot comme pour mieux se convaincre de la chose.

Subitement, il y avait en elle tout un chambardement.

L’idée du mariage prenait des proportions gigantesques dans son cerveau alerté.

« Mais ce n’est pas possible ! balbutia-t-elle soudain, dans une sorte d’horreur. Je ne peux pas épouser un homme que je ne connais pas ! Un homme qui va mourir !... c’est une abomination !... »

Des larmes voilèrent ses yeux et machinalement elle passa la main sur son front où les idées n’étaient pas claires.

« A-t-on le droit de contracter une pareille union ?... N’est-ce pas se jouer des conditions chrétiennes du mariage ? Un homme qui va mourir !... qui ne peut pas vraiment être un mari ?... »

Tenant son chapeau et ses gants à la main, elle restait figée sous une émotion douloureuse...

Que de rêves son jeune cœur n’avait-il pas échafaudés à la pensée de celui qu’elle espérait rencontrer, un jour, sur sa route... du Prince Charmant que ses songes évoquaient... de cette vision de l’hyménée chère aux jeunes filles ! Quel compagnon solide et sain avait-elle appelé en son âme pour lui faire don d’une vie d’adoration !

Chaque soir, se réfugiant dans la paix de sa chambrette, elle dédiait le trop-plein de son cœur à une image idéale qui ne la quittait pas. De ce rêve intime, ses lèvres, toujours, étaient demeurées closes. Jamais sa mère n’avait pu imaginer un instant que sa fille pourrait avoir besoin d’un amour autre que du sien. Mais, si la minette grise avait pu parler, elle en aurait raconté de drôles, à Sambreron, sur les pensées intimes de son enfant.

Et voilà que tout ce que le mariage avait pour elle de beau, de pur, de sacré... ce don total d’une existence... cette vie côte à côte d’aide mutuelle et d’amour fidèle... tout cela allait se condenser pour elle en un acte notarié signé par un mourant inconnu. Plus jamais, à présent, elle n’aurait auprès d’elle le compagnon chéri de ses rêves.

Une grosse larme glissa sur sa joue pâle.

– Allons, Sylvane, es-tu prête ? Il est temps de partir.

La voix de sa mère la força à se raidir pour répondre avec calme :

– Je viens, maman !

Essuyant ses yeux, la jeune fille caressa tendrement la petite boule grise qui suivait, de ses grandes prunelles vertes, tous ses mouvements.

– Garde bien notre maison, ma petite minette, lui dit-elle tristement. Moi, je vais à un enterrement... Celui de ma jeunesse et de mes rêves...

Puis se baissant vers le chaton, comme pour lui faire une ultime confidence, elle murmura à voix basse :

– Et même, bientôt, j’irai à celui de mon mari... Je serai veuve. Que me restera-t-il alors de toutes mes possibilités de bonheur ?... Veuve, sans avoir jamais connu l’époux.

Le cœur lourd, la tête perdue, Sylvane quitta sa chambre.

La destinée, qui souvent se joue de notre perspicacité et de nos prévisions, allait entériner toutes les craintes de la jeune fille, comme les événements qui vont suivre vont le démontrer...

Quelques minutes après, fermant derrière elles leur demeure, les deux femmes montaient dans la conduite intérieure du notaire.

Sur les routes toujours encombrées de la lamentable caravane des fuyants, la voiture emportait Mme Sambreron illuminée d’espoir et sa fille tragiquement inquiète de ce bonheur inconnu qu’on lui annonçait si certain et si proche...

Mais qui oserait garantir que le sort favorable en la minute présente le sera encore dans les instants qui vont suivre ? Hasard, destin, providence, quel que soit le nom qu’on donne au déroulement des événements, chacun de nous est le jouet aveugle d’un sort qu’il ne peut ni dominer ni contrecarrer.

Sylvane allait vers son destin...

 

III

 

La voiture roulait doucement, s’efforçant de remonter la file des véhicules surchargés.

Après un moment de silence, le notaire regarda sa montre et, constatant que l’heure du déjeuner approchait, demanda à ses voyageuses si leur appétit n’était pas trop aiguisé.

– Nous n’aurons pas le temps de déjeuner, mais nous prendrons une légère collation, chez moi, avant de nous rendre chez M. Desfarges. Il ne faut pas que notre épousée tombe d’inanition pendant la cérémonie.

– Le mariage, la cérémonie ! Vous ne voulez pas dire que c’est pour tout à l’heure ?... Ce serait affreux ! gémit Sylvane qui comprenait à ces mots que sa décision devait être imminente.

– Mais, mon enfant, répliqua vivement Mme Sambreron, ce monsieur est mourant... et ne peut attendre... Nous ne pouvons remettre à plus tard la réalisation de ce qu’il demande.

– Il est impossible de retarder les choses, intervint Me Patront. Il faut que cet acte de mariage soit signé au plus vite.

La jeune fille frémit. Elle avait espéré quelques jours de calme pour s’habituer à la pénible perspective d’épouser un inconnu et, qui plus est, un mourant. Elle s’apercevait avec angoisse que le destin lui était impitoyable et qu’elle devait s’y soumettre immédiatement.