L'étrange petit comte - Max du Veuzit - E-Book

L'étrange petit comte E-Book

Max du Veuzit

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Beschreibung

A vingt-six ans, Norbert Chantal n'avait jamais envisagé qu'il dût quitter la France, s'expatrier pour gagner sa vie. Les circonstances l'y contraignent et le jeune homme devient le précepteur de Frédérick, le fils du comte d'Uskow, qui habitent un vieux château des Carpates, à Trzy-Krôl. C'est une étrange atmosphère qui règne en la vieille demeure moyenâgeuse où le père, misogyne, se faisant une gloire de ses extraordinaires conceptions sur l'asservissement de la femme, prétend, plier l'âme de son fils, qui a dix-huit ans, à ses démoniaques théories. Entre le comte et Norbert c'est un affrontement permanent d'idées, car le jeune Français. soutient que la femme est l'égale de l'homme. Entre Norbert et Frédérick s'installe une sorte de complicité qui, chez le précepteur se mue en curiosité quand il est le témoin des réticences, des gestes de pudeur et des colères de son jeune élève lorsque le père de ce dernier parle des femmes avec des mots insultants et injurieux. Etrange petit comte qui a la grâce d'une femme...|Librairie Jules Tallandier|

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SOMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

Notes

MAX DU VEUZIT

L'ÉTRANGE PETIT COMTE

Paris, 1939

Raanan Éditeur

Livre 1051 | édition 1

L’ÉTRANGE PETIT COMTE

I

Dans le train qui filait, Norbert Chantai réfléchissait.

Son départ de Paris avait été trop brusque… Les événements qui vont si vite déconcertent les plans les mieux arrêtés.

A vingt-six ans, il n’avait jamais envisagé qu’il pût aller travailler au loin, quitter la France, s’expatrier pour gagner sa vie.

Son père était un industriel bien assis, lui semblait-il, sur la place de Paris, et il avait fallu la terrible crise de sous-consommation qui secouait à ce moment tous les peuples pour compromettre une situation si bien établie.

Jusqu’ici, son père avait pourvu à tous ses besoins. Après l’école, où il avait poussé dans les lettres jusqu’à la philosophie ; après le régiment, où il était resté quinze mois en qualité de sous-lieutenant, il espérait pouvoir se livrer tout entier à la carrière des lettres. Il rêvait d’écrire. Sa tête était remplie d’articles et de sujets de romans. Il lui semblait que les plus belles perspectives d’avenir s’ouvraient devant lui et, tout à coup, l’édifice si bien échafaudé de son avenir s’écroulait comme un château de cartes.

Il se revoyait en face de son père, dans le grand bureau de chêne noir d’où celui-ci dirigeait toute l’usine ; il évoquait le cher visage paternel, pâle et fiévreux sous les soucis qui l’étreignaient sans relâche, les heures difficiles, les nuits sans sommeil ; il entendait la voix austère et un peu angoissée de l’industriel lui exposer la situation.

Celle-ci n’était pas désespérée, mais elle était grave.

Son père lui avait d’abord fourni des chiffres :

— Je n’ai pas de comptes à te rendre, mon petit Norbert, mais il me semble que mon devoir est, avant tout, de te faire ressortir la nécessité où je suis de contrarier tes aspirations.

Et le père avait montré des colonnes de chiffres, tout ce pauvre travail que, pendant des jours et des nuits, il avait mis sur pied ; un bilan formidable où les nombres déficitaires étaient précurseurs de l’orage.

— Tu vois, avait-il conclu, la maison peut lutter encore. Elle peut résister, en joignant péniblement les deux bouts, avec une ferme économie et en nous abstenant de toute dépense inutile… en n’employant qu’un personnel réduit… en vivant le plus possible sur les marchandises accumulées… Comprends-tu ? Ces difficultés à résoudre qui, tout à coup, se dressent devant moi, m’empêchent de continuer la fabrication comme auparavant. Or, une maison qui vit sur ses réserves et qui ne fabrique plus est une maison destinée à sombrer… Combien de temps pourrai-je tenir ? Je n’en sais rien. Je te donne ma parole, Norbert, que, de toutes mes forces, je vais lutter pour te conserver ce patrimoine qui vient de ton grand-père et dont je ne me considère que le dépositaire. De ton côté, mon grand, veux-tu m’aider en essayant de gagner ta vie ? Tu as de l’instruction, du talent, peut-être… peux-tu arriver à te suffire ? Ce serait pour moi un gros souci de moins si je savais que tu fais face à tes besoins par un travail rétribué… Je désire tant que ta mère ignore les privations et que ta jeune sœur ne connaisse pas encore tout le côté tragique de notre situation !

— C’est entendu, père, avait répondu le jeune homme. Je vous promets de me suffire à moi-même. Cela me sera facile, d’ailleurs ; j’ai des relations, des connaissances, j’utiliserai les unes et les autres, et nous doublerons le cap, je l’espère !

Il avait prononcé ces mots avec une légèreté affectueuse. Il voulait rassurer ce père qu’il chérissait et lui montrer qu’il était aussi fort et aussi vaillant que lui.

Mais, au fond de lui-même, le jeune homme était anéanti ! Tout le bel édifice de ses espoirs littéraires s’écroulait. Dans sa facile existence de fils qui ignore la laideur des chiffres et les transes des fins de mois sans argent, il n’avait jamais envisagé qu’il pût un jour, être obligé de travailler pour vivre.

Tout d’un coup, l’oiseau vagabond de son imagination exaltée d’idéal et de succès faciles à atteindre gisait à ses pieds, inanimé… agonisant… Il en restait désemparé !

Il voyait son avenir brisé… Pour manger et subvenir à tous ses besoins, il devrait travailler, se plier à un emploi régulier, soumettre son intelligence et sa volonté aux exigences d’un autre !

Il rencontra le regard de son père qu’éclairait une lueur d’espoir en lui. Dans ce visage, aux traits tirés et ravagés, la bonté et l’indulgence paternelles persistaient malgré tout… Norbert pensa à sa mère et à ce que serait pour elle la révélation de cette ruine… tellement inattendue, si véritablement imprévisible !

Alors, il eut honte de ses hésitations. Il se sentit jeune, dans toute la force du terme… il voulut être l’homme des réalisations…

— Père, ne vous tracassez pas à mon sujet. Maintenant, c’est à moi de vous aider… Je compte y parvenir… Dans tous les cas, je veux, à partir d’aujourd’hui, ne plus être une charge pour vous.

Et c’est à la suite de cette conversation que Norbert Chantai était parti.

Il avait quitté la France.

Un ami lui avait procuré cette place de précepteur qu’il allait remplir au fin fond de la Dylvanie, chez un vieil aristocrate de la Galicie, le comte d’Uskow, ami de la France, qui ne voulait confier l’éducation de son fils unique qu’à un Français.

On était au printemps.

Le train filait dans la campagne allemande. Les bois succédaient aux plaines plantureuses, bien irriguées. Malgré le chauvinisme un peu habituel aux Français, Norbert admirait le travail méthodique de l’Allemand qui sait faire valoir les moindres recoins et tirer parti des plus mauvaises terres.

Cependant, malgré l’intérêt du voyage et la nouveauté du décor, un peu de mélancolie embuait l’âme de Chantai.

Il évoquait ses adieux à sa mère…

Avec quelle tendresse la chère maman l’avait serré dans ses bras ! Elle était fière de ce grand fils dont elle admirait l’enthousiasme : n’avait-il pas dit qu’il partait parce qu’il voulait connaître l’Europe centrale ? Elle avait souri dans la joie d’un revoir prochain…

A sa sœur, Norbert avait également laissé croire donc « son besoin d’aventures, de pays nouveaux, d’études sociales », l’attirait en Dyl-vanie.

Les deux femmes avaient fait taire leurs propres regrets, comme s’il ne s’agissait que d’une séparation relativement courte… Norbert les avait embrassées avec sa fougue coutumière, plus longuement peut-être, pour graver en lui la douceur de ces deux tendresses.

Et il s’était mis en route… pour cette vie nouvelle… cette vie de salarié aux ordres d’un maître dont il ignorait tout.

Son voyage lui était payé par le comte d’Uskow qui, d’ailleurs, avait agi largement avec lui, en cette occasion. Ses mensualités étaient plus que suffisantes. Il était déchargé de tous frais, il devait manger avec les maîtres, participer entièrement à leur vie. Il pourrait donc probablement aider son père en cachette de sa mère, tout en vivant assez largement, du moins il l’espérait, ayant lui aussi établi des calculs et fait la balance de ses futures dépenses comme de ses futures recettes.

Évidemment, il se rendait compte que les quelques billets de cent francs qu’il enverrait chez lui seraient une modeste goutte d’eau dans les finances de l’usinier ; mais il pensait que ces humbles sommes suffiraient peut-être à payer un peu de superflu à sa mère, et cette idée le galvanisait et l’incitait à toutes les économies.

La séparation d’avec Maud Glorye, la petite artiste qui lui octroyait ses faveurs, avait été plus pénible.

C’est qu’elle était bien jolie, Maud Glorye ! Elle avait tout ce qu’il faut pour flatter la vanité d’un homme et contenter ses exigences masculines… Elle avait en plus la grâce et la câlinerie d’une femme amoureuse !

Bien que, jusqu’à ce jour, il eût subvenu aux besoins de cette jolie compagne, il n’en avait pas moins, au fond de l’âme, la certitude d’être aimé pour lui-même, et la jolie tête de linotte qui, la veille même, à la gare de l’Est, avait pleuré sur son épaule, lui donnait des regrets et augmentait la tristesse nostalgique de son exil.

Quand il arriva à Kétha, but de son voyage, il essaya en vain de se faire comprendre des employés de la gare. Aucun d’eux ne parlait le français, naturellement.

Ayant écrit sur un papier le nom et l’adresse du comte d’Uskow, il se disposait à se servir d’une de ces voitures publiques alignées devant la gare pour se faire conduire à l’adresse indiquée, quand son hésitation fut remarquée d’un paysan dylvanien qui dévisageait tous les voyageurs sortants. Cet homme s’avança vers lui et esquissa un salut. Sans mot dire, il lui présenta une enveloppe dont, avec le doigt, il indiqua la suscription.

Norbert y lut son nom. Cette lettre était pour lui.

A l’intérieur de l’enveloppe, un mot du comte d’Uskow lui disait de se fier à l’homme qu’il envoyait vers lui pour le guider jusqu’à Trzy-Krôl.

Il suivit donc l’inconnu auquel, par gestes, il réussit à faire comprendre qu’il avait des bagages avec lui.

L’homme le conduisit à une auto bien entretenue, mais déjà d’antique carrosserie, une voiture qui datait certainement de près de vingt ans.

Ce vieux spécimen de l’industrie automobile fit sourire Norbert, habitué à Paris et à ses luxueux véhicules.

Quand les bagages du voyageur furent installés à l’intérieur de la voiture, à côté du conducteur, ils partirent.

Après Kétha, leur route traversait une vallée bien cultivée, ses niés (villages) échelonnés le long de la vallée de l’Ung, aux méandres multiples, qui arrosait ce coin fertile de la Dylvanie.

Les monts Karpathes apparaissaient dans le lointain et la voiture semblait courir vers les hauts sommets couverts de glace.

Après plusieurs heures, ils dépassèrent Bonuk pour emprunter la route qui franchit plus loin le col de Kino.

A mesure qu’ils avançaient, le paysage devenait de plus en plus sauvage ; ils traversaient des forêts de pins, de chênes et de mélèzes, où les habitations se faisaient plus rares… Ils mirent une bonne partie de la journée pour atteindre Trzy-Krôl.

La maison apparut immense, construite en pierres sombres, les pierres grises du pays. Elle était sans style, mais ses épaisses murailles et ses nombreuses fenêtres, bien que petites, dénotaient une habitation princière dans cette région sauvage où la maçonnerie est un luxe.

Elle donna à Norbert l’impression d’une prison plutôt que d’un château ; mais, après avoir vu tant de pauvres cahutes de bois ou de terre, le long de la route, il comprit néanmoins que l’habitation du comte d’Uskow personnifiait dans la région, la luxueuse demeure d’un seigneur dylvanien.

Il n’avait pas échangé la moindre parole avec le conducteur, leur incompréhension mutuelle ne lui permettant pas de demander ni d’obtenir le moindre renseignement.

Norbert espérait cependant trouver, dès son arrivée, quelqu’un capable de le comprendre et de le guider vers l’hôte qui l’attendait.

Il fut donc à la fois déçu et amusé de sa réception.

Une matrone d’un certain âge, une servante sans doute, qui devait remplir quelque fonction de confiance, apparut à la porte, dès l’arrivée de la voiture.

Vêtue d’une blouse de drap écossais cernée à la taille d’une ceinture de cuir rouge, chaussée de gros souliers de fourrure, aux lacets entremêlés par-dessus les bas jusqu’aux genoux, la tête couverte d’un bonnet de peau, ta femme était véritablement pittoresque, autant dans son ampleur de futaille vagabonde que dans son accoutrement hivernal.

Elle le regarda descendre de l’auto sans dire un mot. Pourtant, quand il fut entouré de ses bagages, elle eut vers lui un geste accueillant et de la main, elle lui fit signe de la suivre.

Il grimpa, derrière elle, un escalier de bois qui n’avait pas vu le savon et la brosse certainement depuis sa construction et qu’on devait se contenter de balayer une ou deux fois par an. Un corridor assez long, sur lequel s’ouvraient de nombreuses portes de chêne noirci par les ans, les conduisit à l’une des extrémités de la vaste demeure.

La femme poussa alors le volet d’une petite porte basse et étroite qui ouvrait sur une pièce immense. Un lit d’acajou se dressait dans cette pièce, précisant sa destination de chambre à coucher. C’était un de ces lits étroits que le second Empire a multipliés en France et qui font encore l’ornement de nos maisons de province. Il était recouvert de draps, de couvertures, de tout ce qui devait être un luxe dans ce pays où les gens, le plus souvent, couchent sur des bancs dressés contre les murs.

Il y avait encore autour de la chambre quelques sièges rustiques, une table et, probablement, dernier confort moderne, une cuvette et un broc d’eau sur une caisse, dans un angle de la pièce.

Norbert sourit.

Cet aménagement simpliste donnait du charme à son installation. Tout de suite, il rêva de mille choses qu’il se plairait à introduire dans sa chambre : les coussins qu’il jetterait sur les sièges pour les rendre moins durs, la serviette qu’il étalerait sous la cuvette de sa primitive table de toilette, les portraits qui viendraient sourire sur la cheminée dénudée de la pièce ; les images qu’il épinglerait contre les cloisons ; les livres qui se dresseraient le long d’une étagère accrochée au mur… etc., etc.

La femme lui fit comprendre qu’elle allait faire monter ses bagages. Il n’eut d’ailleurs pas longtemps à attendre ; deux hommes s’en étaient saisis et les déposaient dans un coin.

Il s’aperçut alors que, dans cette chambre pittoresque mais sans style, une belle armoire se dressait, une armoire travaillée en plein cœur de bois, sculptée délicatement, une armoire entièrement faite à la main par quelque artiste de talent, une merveille que Norbert admira en véritable connaisseur et dans laquelle il rangea presque religieusement son linge.

La femme, toujours silencieuse, l’aidait à y déposer ses effets. Elle maniait ses chemises avec une sorte de curiosité, elle soupesait ses vêtements, paraissant les trouver extrêmement légers. Elle se mit à rire doucement et, lui désignant sa blouse doublée de fourrure, lui fit comprendre qu’il aurait certainement froid, lui, avec ces costumes de drap léger, tels qu’on en porte en France.

A sa mimique, il saisit ce qu’elle voulait dire et lui montra son pardessus qui faisait partie de sa garde-robe ; mais la femme continuait à hocher la tête et, désignant toujours ses fourrures, essayait de lui faire comprendre qu’il était impossible de vivre dans ce coin des Karpathes sans y être chaudement vêtu.

— Je ferai venir de Paris ce qui me manque, repartit-il en riant, ou j’irai l’acheter à Kétha, votre capitale.

Puis, le jeune homme demanda à voir le comte d’Uskow. Il dut répéter le nom plusieurs fois. Sa compagne ne paraissait pas le comprendre ; elle souriait sans répondre et continuait avec sérénité son travail de rangement.

Quand elle eut fini, elle lui désigna le lit en lui exprimant par sa mimique qu’il pouvait se reposer. Puis, avec le doigt, elle lui indiqua le chiffre cinq ; ce qui, probablement, voulait dire qu’à cette heure-là le comte d’Uskow le recevrait.

Faute de pouvoir mieux s’expliquer, Norbert allait se décider à suivre le silencieux conseil. Mais il se ravisa.

Avec une moue de déception, il regarda le lit, puis la femme et, finalement, hocha la tête. Désignant sa bouche, il manifesta qu’il avait faim et ne songeait pas à dormir sans s’être d’abord restauré.

Son geste mit la femme de bonne humeur. Elle guida le jeune homme dans une vaste salle du rez-de-chaussée et lui servit des fruits, de la crème et du pain bis que notre ami mangea avec appétit.

— Drôle de maison, pensait-il, où le maître n’est pas là pour recevoir ses hôtes et où ceux-ci sont obligés de faire savoir qu’ils ont faim, après sept heures de voiture à travers la brousse.

Heureusement, le pain était frais et la crème exquise ; le frugal repas rendit à Norbert toute sa bonne humeur.

— C’est presque un voyage de découvertes qu’un déplacement comme celui-ci. Il y en a qui vont chercher au fin fond de l’Afrique ou de l’Asie des sensations extraordinaires, alors qu’ils ont sous la main, en Europe, des contrées à peine explorées ! Qui le croirait, vraiment ! J’ai l’impression d’être à des milliers de lieues de Paris et de toute véritable civilisation… A défaut de confort, je crois que je vais m’abreuver de pittoresque et d’inédit… Il faudra que je note mes aventures et voilà de beaux souvenirs pour plus tard !

A cinq heures sonnantes, Norbert Chantai fut introduit dans la pièce où se tenait le comte d’Uskow, sorte de bureau, aux meubles précieux mais sévères, que trois petites fenêtres éclairaient faiblement Dans la pénombre, il aperçut le maître de Trzy-Krôl.

C’était un homme de petite taille, aux yeux extrêmement vifs et dont une barbe grise couvrait à moitié le visage. Le comte était maigre, un peu chétif, et sa main aux ongles longs et soignés dénotait un homme de race.

— Bonjour, monsieur, fit-il, à l’entrée de Norbert.

Cet accueil, jeté en français, fut bienfaisant à l’exilé qui, depuis quarante-huit heures, n’avait pas entendu parler sa langue natale.

— Vous avez fait bon voyage ? continua le maître de céans.

Cette cordialité apparut de bon augure au jeune homme. Assis en face du comte d’Uskow, il dut répondre aux questions que lui posait celui-ci sur son nom, son âge, ses connaissances, puis sur la France, sur Paris, sur notre politique, même, et sur nos hommes d’Etat dont il citait avec aisance la plupart des noms.

Le châtelain paraissait au courant de notre vie française, aussi bien, sinon mieux, que n’importe quel provincial de chez nous.

Le malaise qui avait envahi Norbert depuis son arrivée à Trzy-Krôl était à présent complètement dissipé.

Pour répondre aux questions multiples de ce petit homme vif et assez bavard, il avait repris sa bonne humeur coutumière.

Jusque-là, d’un sujet à l’autre, la conversation avait effleuré des généralités d’un intérêt qui ne semblait pas immédiat et, cependant, les yeux étonnamment vifs du comte d’Uskow scrutaient sur le visage et dans la voix de Norbert, plus encore que dans ses paroles, ce que pouvaient être les opinions, les idées et, par-dessus tout, le caractère du nouveau venu.

Celui-ci répondait avec l’aisance d’un homme du monde et le sérieux d’un jeune esprit cultivé et réfléchi. L’impression sur son interlocuteur fut sans doute excellente, car le châtelain en arriva bientôt au but de leur entretien.

— Je pense, monsieur, dit-il, que je n’aurai qu’à me féliciter de vous avoir confié l’éducation de mon fils ; vos diplômes sont suffisants et, ce qui compte davantage à mes yeux, vous semblez posséder déjà, malgré votre jeunesse, une certaine expérience de la vie.

— Paris est une serre chaude, répondit Norbert avec simplicité. Les cerveaux y mûrissent presque forcément.

— Voyez-vous, je tiens beaucoup, reprit le comte, je tiens essentiellement à ce que le précepteur de mon fils soit un homme… vous entendez bien : un homme dans toute la force du terme.

Il sembla réfléchir, le front plissé, presque soucieux.

Il n’avait encore fait aucune allusion à l’emploi que Chantai devait remplir auprès de lui. Il entra tout à coup dans le vif du sujet :

— Je vous ai fait venir pour que vous dirigiez l’éducation de mon fils Frédérick… L’enfant a besoin d’un compagnon énergique auprès de lui… très grand besoin ! Je n’ai rien à lui reprocher au sujet de ses études ; il est intelligent… Pour son âge, j’ai lieu d’être assez satisfait. D’ailleurs, mon fils ne saurait être intellectuellement en retard… loin de là. Mais il y a autre chose en lui qui me cause un grand souci…

Le comte d’Uskow hésita encore. Il semblait avoir sur le cœur un poids très lourd dont il éprouvait une sorte de pudeur à parler… et même une humiliation… à moins que ce ne fût une honte !

Enfin, comme il arrive souvent dans ce cas-là, il éclata tout à coup et lança ces mots avec une sorte de rage contenue qui stupéfia Chantai :

— Un gamin insignifiant… Un gringalet !… presque un avorton !… voilà ce qu’il est, mon fils !… Concevez-vous cela, monsieur ?

Eh ! oui, Norbert concevait parfaitement que M. le comte d’Uskow, ce nabot presque difforme qu’il avait devant les yeux, ait pu donner le jour à un enfant malingre et chétif ! Le contraire l’aurait surpris davantage. Mais il se garda bien de faire part de ses réflexions à ce père visiblement ulcéré.

Cependant, ce dernier, n’attendant en vérité aucune réponse, continuait son amer monologue :

— Vous allez le voir, d’ailleurs ; il n’est pas laid, évidemment… Non, je ne peux dire qu’il soit laid… mais si mièvre, si fluet !… des épaules étroites… des bras sans biceps… pas de muscles… pas d’énergie… Un pauvre enfant ! Hélas ! C’est lamentable…

— Il est bien jeune, probablement, hasarda Norbert. Il peut encore se développer.

— Bien jeune ! Il va sur ses dix-huit ans ! riposta le comte avec vivacité. Je sais bien qu’à cet âge la croissance n’est pas toujours complète, c’est-à-dire que le squelette peut encore achever son ossification, mais la taille doit normalement être atteinte, à quelques centimètres près !… Et même si mon fils gagnait encore ces quelques centimètres, il n’en resterait pas moins un homme petit… Et ce qui est pis, Frédérick est timide, peureux et lâche.

Il observa Norbert qui écoutait en silence, sans laisser percevoir ses impressions.

Mais le comte ne se souciait d’aucune approbation.

— J’ai donc décidé de donner à mon fils un précepteur qui soit à la fois un animateur d’énergie morale et un professeur de culture physique. Je désire que vous combattiez sa faiblesse, sous tous les rapports. Je veux que vous lui donniez des goûts masculins en cultivant chez lui l’amour des sports et des jeux bruyants. Il faut que vous transformiez le falot gringalet, qu’il est actuellement, en un homme viril… cet hésitant, en énergique… ce silencieux, en joyeux luron…

Chantai approuva de la tête. Jusqu’ici, sa tâche lui apparaissait assez facile à remplir. Par de la douceur et de la fermeté, on peut amener un timide à faire certains gestes et convaincre un peureux que ses craintes sont sans motifs.

Mais le comte d’Uskow poursuivait déjà, la colère animant son visage :

— Car je ne veux pas, monsieur, moi, l’héritier d’une longue lignée de Dylvaniens fougueux et solides, avoir un fils chétif… un être veule et sans vigueur !… un capon qui tourne de l’œil devant un poulet qu’on égorge et qui tremble la nuit aux hurlements d’un chien !

Il s’arrêta, l’indignation lui coupant le souffle.

— C’est une malédiction ! reprit-il après deux ou trois aspirations bruyantes. C’est humiliant pour mon orgueil de père de posséder un tel rejeton ! Tout le caractère de sa mère !… Et quand on est, comme moi, docteur ethnographe, et qu’on a écrit quarante-trois volumes sur les races diverses répandues sur le globe, il est pénible de n’avoir comme descendant qu’un pygmée et un couard !

A nouveau, Norbert aurait voulu pouvoir faire remarquer à ce père qui exhalait sa rancœur et son humiliation d’aussi coléreuse manière, qu’il était un peu naturel qu’un homme d’aussi petite constitution que l’était lui-même le comte d’Uskow n’eût pas procréé un géant !

Il ne pouvait également s’empêcher de supposer qu’il existait une contradiction flagrante entre les théories écrites du savant et les constatations qu’il exprimait verbalement.

Mais le comte, comme pour répondre aux observations intimes de Norbert, poursuivit :

— Tous mes aïeux étaient de belle taille et de solide carrure, monsieur ! Par une fatalité qu’il m’est difficile d’expliquer, ma jeunesse fut maladive ; et, contrairement à tous les miens qui jouissaient d’une belle santé, mon développement laissa à désirer. Ce fut pour moi un de mes gros chagrins d’être petit… et j’ai enduré toute ma vie ce supplice de porter une vive et grande intelligence dans un corps indigne d’elle, un corps ridiculement insuffisant !

Il eut un rictus désabusé. Malgré son beau détachement plein de philosophie, malgré l’orgueil que lui donnait sa supériorité intellectuelle, on sentait sourdre la blessure qui avait empoisonné toute cette vie d’homme amoindri.

— Si ma renommée de savant m’a fait grand, ajouta-t-il avec amertume, du moins mes contemporains ne peuvent-ils se gausser de ma taille, puisque je me suis confiné à Trzy-Krôl et que je n’en sors que pour mes travaux !…

Norbert regarda non sans quelque inquiétude l’étrange interlocuteur qui admettait une telle réclusion.

Un instant, il se demanda s’il avait affaire à un macabre plaisantin. Mais non, le comte d’Uskow était sérieux ; ses traits crispés, ses yeux luisants, avaient une expression vraiment méchante, de cette méchanceté amère et consciente, bien spéciale à certains hommes concentrés et de nature trop chétive.

Après de nouvelles aspirations où le châtelain parut renouveler ses forces nerveuses, il continua de son même ton désenchanté :

— Apprenez, monsieur, que pour être certain que je n’aurais pas un rejeton de taille aussi exiguë que celle dont je souffrais, j’ai épousé une femme qui avait trente centimètres de plus que moi. C’était une brave personne, un peu primitive, mais de taille imposante. Je ne lui demandais rien d’autre que des descendants dignes de notre nom et de nos ancêtres. Cette femme m’a donné Frédérick… lequel est encore moins fort que moi… Elle a eu le bon esprit de mourir quelques jours après l’avoir enfanté. Elle fit bien, car je ne lui aurais jamais pardonné le mauvais tour qu’elle m’a joué là !

Chantai écoutait, médusé, éprouvant une réelle impression de malaise.

Quel drame obscur se perpétuait dans cette bizarre demeure, perdue au fond de ce lointain et sauvage pays des Karpathes ?

Le jeune homme avait bien vu des originaux dans sa vie, mais il lui semblait que le maître de Trzy-Krôl dépassait tous les autres. Il pensait aussi à l’enfant qui devait subir le déplaisir et les exigences de cet excentrique, et il se demandait quel serait son rôle à lui, Norbert, dans cette histoire de taille et de faiblesse. Il posa la question avec douceur, mais assez nettement.

— Eh ! monsieur, répondit le comte, sans morgue, vous essaierez de faire un homme de Frédérick. Je ne vous demande pas autre chose… Je sais bien que vous ne pouvez l’étirer pour lui donner une meilleure apparence ! Faites-lui, du moins, un caractère belliqueux. Qu’il aime la chasse, les sports, les jeux violents… Ce sera déjà quelque chose. Je préférerais qu’il fût un sauvage, n’aimant que la bataille, les coups, les bosses, la boucherie, que de demeurer cet adolescent timide, perdu dans la rêverie et la lecture.

Chantai eut du mal à dissimuler l’étonne-ment que lui causait un tel programme.

Il est rare qu’un homme souhaite transformer en humeur impétueuse et indocile le caractère facile et doux de son enfant !

Quelle pouvait être, auprès d’un tel père, la vie d’un garçon de dix-huit ans ?

Plein de pitié pour son futur élève, Norbert restait silencieux, s’absorbant dans des réflexions un peu grises.

Qu’aurait-il pu répondre, d’ailleurs, à la dernière phrase du comte ? Heureusement, celui-ci parlait parce qu’il avait à dire quelque chose, mais ne se souciait nullement de ce qu’on pouvait lui objecter.

— C’est à cause de l’impulsion que je veux que vous donniez à Frédérick qu’avant de venir chez moi, j’ai tenu à savoir si vous aimiez les sports et si vous étiez de belle allure. Mon ami, le philosophe Marsot, m’a fourni à ce sujet tous les détails suffisants. Je vous demande donc de ne pas cultiver avec mon fils la petite fleur bleue de la sentimentalité française ; mais, au contraire, de faire mousser en lui les sentiments chevaleresques que j’aimerais lui voir posséder. Faites-en un homme, sacrebleu ! et, pour l’amour du ciel, changez ma tourterelle en vautour ! Est-ce entendu ?

Par un sentiment d’obscure pitié pour l’enfant qu’on lui offrait d’éduquer, Norbert entra instantanément dans les vues du comte.

— Je m’efforcerai, monsieur, de vous donner satisfaction, promit-il. Il est possible d’affermir le caractère d’un enfant de l’âge du vôtre. Par des exercices quotidiens autant que par le raisonnement, on doit pouvoir éveiller chez un garçon le sens du courage et de la bravoure.

— Mettez-lui une épée en main et qu’il sache la manier ; dressez-le sur un cheval fougueux et qu’il puisse le dominer ; jetez-le à l’eau et qu’il soit capable de lutter pendant une heure contre les éléments ; désarticulez-le s’il le faut, mais, de grâce, ne lui permettez pas de regarder le ciel bleu et la couleur des fleurs !

— J’essaierai, monsieur, de ne pas vous décevoir, assura de nouveau Chantai, ne voulant pas discuter les exagérations de ce programme qui lui était dicté.

— Puisque nous sommes d’accord, reprit le comte d’Uskow, je vais vous présenter votre élève et ayez la générosité de ne pas sourire devant moi de la mièvrerie de cet avorton !

Chantai, après de telles paroles, s’attendait à voir paraître devant lui un pauvre petit être chétif et malingre, avec une figure racée, mais vieillotte, comme son père avait dû l’avoir lui-même dans sa jeunesse. Il imaginait presque un infirme.

Quel ne fut pas son étonnement quand on lui présenta un jeune adolescent, de petite taille, il est vrai, mais bien conformé, au visage fin et agréable dans lequel deux grands yeux bruns le toisaient avec fierté !

Les jambes, aux étroites chevilles, étaient bottées de cuir fauve. Un épais pull-over et une veste de sport en lainage bourru dissimulaient plus qu’ils n’accusaient la gracilité des épaules et du torse, peut-être un peu étroit. Mais ce qui frappait surtout, en Frédérick, c’étaient ses traits, remarquablement beaux et purs, et sa peau claire, éclatante de fraîcheur et de santé.

De surprise, le précepteur demeura muet.

— Eh bien ! fit le comte d’Uskow, vous ne dites rien, Frédérick ?

Un sourire railleur entrouvrit les lèvres de l’arrivant.

— Bonjour, monsieur, fit-il, dans le plus pur français. Soyez le bienvenu à Trzy-Krôl. Je suis ravi que mon père ait su vous y attirer.

La voix était harmonieuse, bien que nuancée d’arrogance et d’ironie.

Chantai s’était incliné sans rien dire. Il s’attendait si peu à un pareil élève, après les paroles que lui avait fait entendre le comte d’Uskow, qu’il se demandait si celui-ci n’avait pas voulu se jouer de lui, ou s’il s’agissait vraiment de l’enfant dont on venait de lui parler.

Le maître de maison ne permit pas à son esprit d’errer plus longtemps :

— Eh bien ! que pensez-vous physiquement de votre élève ?

— Il est bien joli garçon, dit doucement Chantai.

— Il est mièvre, répliqua le père avec mépris. Et sa taille ? Que vous dit-elle, sa taille ?

— Eh !… Dans ce petit corps peut naître un grand esprit ! Notre Pascal, et même Thiers et Poincaré n’étaient pas de haute stature…

— Ils étaient des énergiques, des invincibles, et Frédérick n’est qu’un gamin sans volonté !… Croyez bien que je ne vous ai pas fait venir pour rien. Vous en jugerez. Il vous faut faire naître le courage et le sang-froid dans ce corps qui a peur de son ombre !

— Peur ! protesta l’adolescent ; je crois que vous exagérez un peu, mon père !

— Taisez-vous, Frédérick. Vous êtes tout le portrait de votre mère et, comme elle, vous aimez les fleurs, les oiseaux, les chants et la rêverie ! Tout ce que j’ai en horreur !

L’enfant parut approuver d’un signe de tête ; puis, il leva les yeux vers le ciel d’un petit air obsédé.

— Eh bien ! allez tous les deux faire connaissance d’ici le dîner, et faites-moi le plaisir, monsieur le professeur, de ne rien laisser passer à Frédérick… Un homme, vous dis-je ! Je veux que mon fils soit un homme !

Il ponctua ce dernier mot d’un coup de poing violent sur sa table de travail.

Chantai s’inclina en silence. Il lui eût été désagréable de prononcer aucune promesse en cet instant. Le père lui paraissait un peu ridicule dans le mépris ironique qu’il montrait à son fils et ce dernier, pour le moment, était une énigme que le jeune homme se proposait de sonder.

— Vous désirez faire une promenade dans le parc ? interrogea Frédérick d’un ton poli où ne perçait cependant aucune servilité, ni même aucun désir de plaire.

— Volontiers.

Ils marchèrent quelques minutes sans rien dire. Tout d’un coup, le jeune homme éclata d’un rire assez railleur.

— Qu’est-ce donc qui vous amuse ? dit Chantai, étonné.

— Vous ne trouvez pas étrange que vous et moi nous soyons réunis aujourd’hui ?

— Nous sommes réunis comme un professeur et son élève peuvent l’être en pareille circonstance.

— Mais vous ne savez même pas que me dire !

— Je pense aux recommandations de votre père et comment je devrai m’y prendre avec vous, qui ne me paraissez pas du tout être l’enfant timide que le comte d’Uskow s’imagine.

Une rougeur empourpra le front de Frédérick.

— Et, cependant, mon père a raison, reconnut-il loyalement. Je suis réellement fort timide et très gêné en maintes occasions.

— Alors, ce ne doit être que sous certaines conditions, convint Norbert généreusement. Jusqu’ici, je remarque que vous avez répondu sans embarras à mes paroles… J’ai l’impression que nous serons très vite, vous et moi, deux bons amis confiants l’un dans l’autre.

— Peut-être, fit le jeune homme, un peu réticent.

— Comment, peut-être ?… En douteriez-vous ? protesta Norbert avec chaleur. Je vous assure, Frédérick, que, du premier coup d’œil, vous m’avez été sympathique et j’ai tout de suite souhaité que vous partagiez cette inclination, afin que ma tâche vous fût profitable en même temps qu’elle me devînt, par là même, facile à remplir.

— Je crois que, pour plaire à mon père, une trop grande communion d’idées, entre nous deux, serait intempestive.

— Et moi, au contraire, j’estime que je ne pourrai faire de vous un être fort que si je possède assez de votre confiance pour que vous ayez foi en moi et suiviez sereinement mes préceptes.

— Je pense, cependant, que je ne pourrai jamais suivre aveuglément vos conseils ou vos exemples. Pardonnez-moi, monsieur Chantai, de vous décevoir ; mais j’estime que chacun de nous a sa nature intime, particulière à lui-même… Cette personnalité l’empêche d’agir identiquement à un autre… La mienne, en dépit de votre avis et de ma bonne volonté, se heurtera toujours aux différences de nos aspects physiques. Vous êtes grand et je suis petit ; vous êtes fort et je suis chétif ; devant un même danger ou une décision à prendre pareillement, nos instincts agiront différemment.

Norbert approuva sans vouloir la discuter cette conclusion qui indiquait une force de raisonnement assez rare chez un garçon de l’âge de Frédérick. Pourtant, il insista pour que son élève acceptât de bonne volonté le programme d’exercices propres au développement physique que souhaitait le comte d’Uskow.

Ils étaient arrivés à l’extrémité de la grande cour pavée gui s’allongeait derrière la maison et remplaçait en quelque sorte la pelouse de nos châteaux français. Un mur bas limitait le domaine de ce côté, le séparant des serres étagées en gradins profonds vers la vallée lointaine. Ce coin de Trzy-Krôl formait donc terrasse et dominait les alentours.

Frédérick, qui aimait ce site, y avait tout de suite conduit son précepteur.

— Voici mon endroit favori, fit-il à celui-ci. D’ici, on voit se former et accourir l’orage… on voit aussi les premiers rayons du soleil percer les nuages de l’aurore et illuminer les rares toits d’ardoises dressés dans les prairies… C’est, je crois, la seule vision de la civilisation qu’on ait, en ce pays… Partout ailleurs, c’est la nature qui s’étale dans toute sa sauvage indépendance…

L’enfant a l’âme d’un poète, pensa Norbert avec plaisir. Malheureusement, cette aptitude m’a l’air de déplaire considérablement au comte d’Uskow. Reste à savoir si j’ai le droit de saboter le don merveilleux d’idéal de ce garçon pour y substituer le culte de la force et de l’action ?… Ah ! donner l’un sans détruire l’autre ! Voilà ce qui serait une belle tâche !

Pendant que son précepteur se posait ce dilemme, l’adolescent s’était accoudé sur le rebord du mur encerclant la terrasse et, pensivement, il contemplait le paysage ouaté de brumes crépusculaires.

Comme s’il avait deviné les pensées de son maître, il observa à mi-voix :

— Faire de moi un homme, avez-vous dit tout à l’heure, monsieur Chantai. Croyez-vous vraiment que ce sera là un grand service à me rendre ?

— Ne blasphémez pas, Frédérick ! Puisque la nature vous a catalogué dans l’espèce masculine, il n’est que mieux, il me semble, que vous possédiez bien les caractères propres à votre sexe.

— C’est-à-dire que je sois violent, batailleur, emporté ?… répliqua l’autre, en s’animant tout à coup. Il faut que je connaisse l’impulsion brutale avant le raisonnement, le besoin de cogner avant l’idée de justice ! Pour complaire à mon père, je dois aimer le sang, le carnage, la cruauté ! Les hommes ont inventé la guerre, la boxe, le duel et les jeux du cirque ! Grand merci des trésors que vous comptez me prodiguer !… Et vous pensez vraiment que c’est un bienfait dont vous aurez à être fier, que vous me donnerez là ?

Norbert sourit.

— Il est évident, Frédérick, que si je ne vous fais connaître que les défauts afférents à notre sexe, je n’aurai pas à t’enorgueillir de la tâche ! Mais il est d’autres attributions masculines qu’il est nécessaire de cultiver et c’est de celles-là, seulement, que je souhaite vous entretenir.

— Des attributions strictement masculines qui soient belles ! railla l’adolescent, un sourire énigmatique aux lèvres. Je voudrais bien que vous me les désigniez, en effet ! Je les ai vainement cherchées chez le comte, mon père ; mais je ne demande pas mieux que d’en découvrir quelques-unes chez vous ! Allez-y donc, monsieur mon professeur ! Enumérez-moi ces merveilles, propres au sexe masculin, ces vertus qui me manquent et que je dois apprendre à cultiver, puisqu’on vous a fait venir à Trzy-Rrôl spécialement pour me les enseigner !

Ainsi encouragé à parler, il parut à Norbert Chantai qu’il était mis au pied du mur et qu’il n’avait rien à répondre.

Il fit effort, cependant, pour ne pas rester sans réplique devant l’extraordinaire gamin que la destinée lui donnait à améliorer.

— Des qualités propres au sexe fort, commença-t-il, il y en a beaucoup… Il y a d’abord l’adresse…

Mais Frédérick observa aussitôt :

— A savoir ?… Celle des équilibristes dans les cirques, ou des bonnefeurs dans les tripots ?… D’ailleurs, certaines femmes leur dament le pion sur ce point-là… Passons donc !

— Disons l’agilité, si vous préférez, rectifia Norbert, amusé.

— C’est plus animal ! Le singe est certainement un as en la matière.

— Le courage, proposa gaiement le précepteur, avec l’espoir inavoué que l’autre trouverait encore un argument à lui opposer.

Et c’est ce qui arriva :

— Le courage n’est pas une spécialité masculine. Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette, pour ne citer que ces deux femmes qui sont de votre race, n’en ont pas manqué, il me semble !

— Oh ! mais je ne prétends pas que des femmes, par extraordinaire, ne puissent posséder des dons qui sont généralement l’apanage des hommes.

— Ah ! je ne vous le fais pas dire !… Du moment que vous admettez la possibilité que des femmes, de fragiles jeunes filles, même, puissent se parer de nos vertus, je ne m’explique pas du tout que mon père et vous prétendiez développer mes forces physiques pour me doter de ces mêmes qualités… La taille et le poids n’ont rien à voir jusqu’ici dans nos supériorités masculines, il paraît !

— Il y a encore le sang-froid, poursuivit Chantai, qui s’amusait.

— On m’a parlé d’infirmières qui, pendant la guerre, aidaient les docteurs à amputer leurs blessés… J’ai ouï-dire aussi qu’un de vos généraux, héros admirable, maintes fois blessé, pâlissait à la vue d’une araignée ?

Norbert sourit.

— D’où vous concluez, Frédérick ? questionna-t-il avec bonne humeur.

— Que le sang-froid n’a pas de sexe ! Des femmes le possèdent et des hommes merveilleux de courage peuvent en être privés.

— Je ne nie pas la valeur féminine ; mais je ne juge pas utile de l’opposer à celle de l’homme comme vous le faites. Je n’en vois même pas la nécessité.

— Ah ! c’est que vous ne soupçonnez pas tout le mépris que mon père possède pour le sexe d’en face ! Or, j’ai remarqué que, la plupart du temps, les qualités que mon père prône particulièrement et qu’il voudrait me voir pratiquer, sont, en réalité, de véritables défauts… de ceux que les femmes haïssent parce qu’elles en souffrent ou qu’elles en sont victimes ! Ce n’est pas tant ma faiblesse physique que mon père me reproche, mais bien plutôt de ne pas être un reître ou un soudard !

Norbert pensa que son élève ne devait pas exagérer beaucoup. Il prit, d’instinct, la défense du châtelain.

— Je veux croire pour le comte d’Uskow que vous vous trompez à son sujet et qu’il a un autre idéal que celui que vous lui prêtez.

— Vous ne le connaissez pas, répliqua l’adolescent, tranquillement. Attendez donc d’avoir passé un mois ici, pour vous faire le champion de mon père !… Un jour, nous en reparlerons.

Chantai garda un silence prudent. Au fond, il était gêné d’entendre le jeune homme s’exprimer si librement sur l’auteur de ses jours.

En même temps, il évoquait le sentiment respectueux et plein d’affection qu’il gardait à son père, si bon et si pénétré de ses devoirs paternels. Combien ce parallèle fut doux à son cœur de voyageur transi !

Pour changer le sujet pénible, il attaqua son jeune interlocuteur par une autre question, cherchant son point faible :

— J’ai remarqué, Frédérick, que vous étiez un bon défenseur de la femme. Seriez-vous féministe, par hasard ?

Il faisait presque nuit, ce qui empêcha Norbert de voir la rougeur qui empourpra le front de son élève.

— Non ! répliqua cependant celui-ci avec assurance. Du moins, je ne le crois pas, car je ne fréquente guère les femmes… pas plus, d’ailleurs, que les hommes !… J’aime mon Indépendance et je vis en sauvage à Trzy-Krôl… Mais comment me désintéresserais-je de l’autre sexe, puisque mon père ne peut entendre parler d’une femme sans l’accabler de son mépris ?

— Je vous ai, tout à l’heure, entendu vanter certaines qualités féminines… donc, vous les appréciez ?

— On peut rendre justice à quelqu’un sans embrasser sa cause…

Il s’arrêta une seconde, puis, plus doucement, il reprit :

— Après tout, il n’y a peut-être en moi qu’un besoin de contradiction qui me force à prendre le contre-pied des observations paternelles… De là, tout simplement, ce besoin de défendre ce que mon père attaque… Peut-être aussi suis-je inspiré par un exemple…

— Un exemple ? questionna Chantai, intéressé, car il s’apercevait que Frédérick, par étourderie, ou par besoin de parler de lui, livrait ses secrètes penaées.

— Oui… Celui d’une frêle jeune fille… que je connais un peu.

Les yeux dans le vague, évoquant une vision qui devait être douce, le fils du comte d’Uskow continua :

— Elle est droite, elle est pure ! Je crois qu’elle a l’âme généreuse et belle… un mot d’affection la transporte de joie et il m’a paru qu’elle se penchait, assez souvent, vers le malheur…

Comme il s’arrêtait, Norbert observa doucement :

— Diable ! Quel enthousiasme !… Seriez-vous amoureux, Frédérick ?

L’adolescent haussa les épaules, un peu méprisant :

— L’amour, ce n’est pas encore de ma compétence !… Au surplus, mon amie est-elle belle de visage et mérite-t-elle d’être aimée ? Je ne saurais le dire, car je ne m’y connais pas sur la beauté des femmes ; mais il y a tout à penser qu’elle doit être quelconque et de celles qui ne s’imposent pas aux regards, puisqu’elle vit solitaire et sans affection… Pourtant, elle a une valeur morale indiscutable ; elle ignore le mensonge et ne connaît pas la rancune… Eh bien !… j’ai toujours pensé que si mon père, au lieu de posséder un piteux garçon de mon genre, avait eu une jeune fille charmante, comme celle dont je vous parle, il l’eût impitoyablement écartée de lui, comme si elle était un monstre portant malheur…

Chantai demanda :

— Et cette jeune fille ? C’est votre sœur, peut-être ?

Frédérick tressaillit.

— Vous vous trompez, fit-il. Je suis fils unique, et c’est fort heureux pour l’honneur de mon père, puisqu’il eût certainement fait un malheur si la pauvre créature qui fut à la fois ma mère et sa femme lui avait fait cadeau d’une fille.

— Etrange ! fit simplement le précepteur.

Puis, changeant de ton :

— Savez-vous, reprit-il, ce que l’on dit, en France, à propos de l’attitude des hommes vis-à-vis des femmes ?

— Vos romanciers disent bien des choses originales.

— Mais la sagesse des nations en dit davantage encore. Elle prétend, notamment, que plus un peuple respecte la femme, plus il est civilisé.

— D’où il résulte alors, riposta le jeune homme en riant, que mon père remonte aux barbares qui, jadis, envahirent ce coin d’Europe !… D’où il s’ensuit encore que la France n’est pas aussi civilisée qu’on serait tenté de le croire, puisqu’elle est le seul grand pays où les hommes n’ont pas encore accordé le droit de vote aux femmes !

Et cette boutade lancée avec un rire railleur au possible, Frédérick s’élança vers la maison.

— On sonne le dîner ! cria-t-il de loin en courant Si vous ne voulez pas connaître les réflexions désagréables de mon paternel, ne tardez pas, monsieur Chantai, à gagner la salle à manger…

Norbert, qui aurait voulu tancer l’étourdi sur son impertinente apostrophe contre les Français, dut se contenter de le suivre, la tête un peu ahurie devant un élève si singulièrement persifleur.

La vaste salle à manger était sombre et glaciale. L’unique lustre de fer forgé, suspendu au-dessus de l’immense table, n’y dispensait qu’une lumière avare, à demi absorbée par les tentures des murs et même par le plafond de chêne aux poutres sculptées, noircies par les ans.

Et le feu de bois qu’on avait allumé dans la haute cheminée pour combattre la fraîcheur de cette fin de jour n’arrivait à donner qu’un peu de gaieté à l’œil sans guère distribuer de chaleur.

Sur la table, le couvert était mis avec ce manque d’harmonie qui avait déjà frappé Norbert dans la disposition de sa chambre.

Sur une nappe de toile fine, mais visiblement usée, des assiettes de faïence commune s’encadraient d’une argenterie massive, gravée aux armoiries des comtes d’Uskow. Un somptueux surtout de vermeil, entièrement vide de fleurs, voisinait avec une salière de verre bleu du plus mauvais goût et dont le bord était légèrement ébréché.

Par contre, les verres, en lourd cristal de Bohême, taillés à facettes comme des diamants, étaient des merveilles étincelantes où se jouaient tous les reflets des flammes dansant dans l’âtre.

Très évidemment, il manquait dans cette maison la présence d’une femme.

Le comte avait pris place au haut bout de la table.

On devinait qu’avant lui son père, son grand-père et toute la lignée de ses aïeux avaient occupé ce même fauteuil de chêne noir au dossier armorié.

Le petit homme paraissait plus exigu et plus malingre encore sur ce siège confortable, devant cette large table, que dans son bureau, à côté de ses livres. Son type de savant, de vrai rat de bibliothèque, s’accusait davantage, et Norbert comprenait que le châtelain n’avait jamais été le convive jovial de plantureux repas, ni le commensal d’amis aimant la bonne chère et le bon vin.

La conversation du comte d’Uskow était la seule animation de ce dîner morose.

Aimable et poli, en vrai grand seigneur, il s’efforçait d’intéresser Chantai. Néanmoins, son idée fixe reparaissait sans cesse et, dans son désir de concentrer l’attention de son fils et du nouveau précepteur sur ce qu’il voulait d’eux, il ne cessa presque pas de parler de sport.

Chantai lui donnait la réplique, un peu étonné, à part lui, de voir ce vieux savant des Karpathes, si mal doué physiquement, mais si bien documenté sur les grandes épreuves sportives de tous les pays du monde, discutant de la valeur des différents champions et donnant son avis sur la préparation des prochaines Olympiades.

Intérieurement, le jeune homme se disait :

« Ce bonhomme-là doit passer son temps à se bourrer le crâne de toutes les revues sportives de l’univers !… Drôle de distraction pour un ethnographe ! Guère intéressante et, encore moins, amusante ! Serait-ce par dévouement paternel qu’il agit ? »

De fait, le comte d’Uskow n’abandonnait le sujet « sport » que pour observer son fils.

— Voilà deux fois que tu refuses de prendre du rôti. Qu’est-ce que cela signifie, Frédérick ?