La mystérieuse inconnue - Max du Veuzit - E-Book

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Max du Veuzit

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Beschreibung

Le déjeuner venait de finir dans les grands hôtels de Peïra Cava, et pendant que certains touristes s’attardaient au café devant des verres de liqueurs, le plus grand nombre des autres s’épandait sur la route sinueuse entre les sapins à flanc de coteau où les autocars bondés s’apprêtaient à regagner Nice par le Moulinet et Sospel.
Le groupe formé par trois touristes qui s’avançaient le long du chemin rocailleux, serpentant autour d’une ferme, ne manquait pas d’être singulièrement pittoresque.
Il était composé de deux vieilles personnes – un homme et une femme – et d’une jeune fille. Le monsieur et la dame, en tenue impeccable mais un peu démodée, semblaient sortir tout vivants d’un catalogue de mode datant de 1900.

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Max du Veuzit

La mystérieuse inconnue

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383837206

I

Le déjeuner venait de finir dans les grands hôtels de Peïra Cava, et pendant que certains touristes s’attardaient au café devant des verres de liqueurs, le plus grand nombre des autres s’épandait sur la route sinueuse entre les sapins à flanc de coteau où les autocars bondés s’apprêtaient à regagner Nice par le Moulinet et Sospel.

Le groupe formé par trois touristes qui s’avançaient le long du chemin rocailleux, serpentant autour d’une ferme, ne manquait pas d’être singulièrement pittoresque.

Il était composé de deux vieilles personnes – un homme et une femme – et d’une jeune fille. Le monsieur et la dame, en tenue impeccable mais un peu démodée, semblaient sortir tout vivants d’un catalogue de mode datant de 1900.

Ils suivaient péniblement le chemin tortueux et difficile, long à peine cependant de quelques centaines de mètres qui, en partant de l’entrée de Peïra Cava, dans le coin le plus pittoresque des Alpes niçoises, se dirigeait vers la table d’orientation qu’une municipalité prévoyante a fait aménager à la pointe même de ce plateau, pour permettre au touriste de contempler un des plus beaux panoramas des Alpes.

Le temps était frais et le fond de l’air déjà pénétrant. Des paquets de brouillard et de brume étaient même accrochés, çà et là, à flanc de montagne.

La saison douce d’un hiver finissant était favorable aux excursions et à l’alpinisme. L’après-midi, à peine commencé, permettait aux rayons du soleil de tomber sur le chemin empierré.

Les conditions extérieures auraient dû rendre agréable la promenade. Mais le chemin caillouteux ne facilitait pas la marche du couple âgé.

Derrière lui marchait en chantonnant une jeune fille qui, de toute évidence, ne devait pas dépasser de beaucoup dix-huit ans. Sa toilette était simple, mais élégante.

S’échappant d’un béret de feutre brun, posé de travers sur sa tête, ses cheveux blonds et bouclés encadraient un visage à la fois enfantin et moqueur. Un pull-over de laine angora, que cachait à peine une veste de gros lainage beige jetée négligemment sur les épaules, mettait en valeur sa taille fine. Des chaussures de sport n’arrivaient pas à dissimuler des pieds parfaitement cambrés.

La jeune touriste portait un sac en bandoulière, et si, à la place d’un pantalon, elle était vêtue d’une jupe de lainage, c’était certainement une concession bienveillante pour ne pas trop choquer les sentiments des deux personnes âgées qui l’accompagnaient.

Tandis qu’il semblait manifestement impossible au vieux monsieur et à la vieille dame d’accélérer leur allure, il était non moins visible que la lenteur de marche de la jeune fille était sincèrement calculée.

Le groupe parvint ainsi à la place qui précède la partie la plus pittoresque de l’excursion. À cet endroit, se présente un élargissement de la pointe rocheuse qui se change en plateau avant de dominer l’abîme. Sur la gauche apparaissent quelques échelons de fer scellés dans le roc.

Avant de descendre cette courte échelle, le vieux monsieur s’épongea le front et la nuque, pendant que la vieille dame s’éventait langoureusement d’une fine batiste.

La dame se tourna vers sa jeune compagne et demanda, avec un fort accent étranger :

– Vous venez ?

L’interpellée pencha la tête, un petit sourire moqueur sur les lèvres, et répondit d’un ton parfaitement naturel et calme :

– Ne vous occupez pas de moi : continuez vers la table d’orientation. Je vous rejoins tout de suite...

– Nous pouvons vous attendre, intervint le monsieur. Cela nous permettra de souffler.

– Non ! non ! avancez toujours... je viens..., répondit la jeune fille en riant.

Puis, profitant d’un moment d’inattention de ses compagnons, la jeune fille, d’un bond, disparut derrière un rocher qu’encadraient des pins.

Les deux vieillards avaient continué leur route sans se retourner une seule fois, sans s’inquiéter de savoir si leur compagne les suivait.

Toutefois il n’est pas de route, si pénible qu’elle soit, qui ne touche au but. Tous deux finirent tout de même, après des efforts méritoires, par parvenir à la table d’orientation.

Ils n’eurent cependant pas le loisir de contempler en détail le magnifique panorama qui s’offrait à leur curiosité, ni d’échanger leurs impressions.

Sitôt arrivés, leur préoccupation immédiate fut de s’inquiéter de la jeune fille. Ils s’étaient attendus à la voir apparaître presque immédiatement derrière eux. Mais il n’en était rien.

– Je pensais qu’elle était derrière nous, déclara la dame.

– Je le croyais aussi, opina le monsieur.

– Nous avons peut-être marché un peu vite.

– Vous voulez rire ! lui répondit son compagnon. Nous avons marché très lentement, au contraire.

– Peut-être s’est-elle arrêtée en cours de route, ajouta la dame en se penchant un peu au-dessus de l’abîme.

– Je ne suppose pas qu’elle soit souffrante ! déclara le monsieur.

Ils se regardèrent indécis, ne sachant quelle contenance prendre. Le parti le plus sage consistait peut-être à l’attendre. Bien sûr ! La jeune fille ne tarderait pas à paraître, souriante et moqueuse, comme à l’accoutumée. Elle surgirait du sentier, ses boucles en désordre et son sac en bandoulière...

Le monsieur fit quelques pas vers le sentier, et, d’une voix autoritaire et puissante, lança :

– Madame !

Seul l’écho lui répondit.

Le monsieur se tourna vers sa partenaire, comme pour quêter un avis. Mais celle-ci se borna à regarder une fois de plus vers le sentier abrupt, comme pour constater l’inanité des efforts de son compagnon.

C’est à ce moment que la dame, d’une voix émue, émit cette terrifiante hypothèse :

– Mon Dieu... peut-être est-elle tombée ?...

Cette supposition les cloua sur place, blêmes et bouleversés. Ils se regardèrent, anxieux, tremblants, le souffle coupé.

Le monsieur fut le premier à se ressaisir.

– Sottises ! lança-t-il, autant pour écraser sous son dédain une conjecture aussi dangereuse que pour se rassurer lui-même.

Puis, prenant seul une résolution subite, il jeta une deuxième fois son appel : « Madame ! » qui retentit dans les bois environnants comme une sonnerie de clairon. Alors, devant l’absence de réponse, le monsieur descendit résolument le sentier qu’ils venaient de parcourir avec tant de peine.

La digne dame, sans se livrer à aucun commentaire, se contenta, sans rien dire, de lui emboîter le pas. Elle était certainement habituée à l’obéissance et à la soumission au sexe fort, qui constituaient la règle essentielle de l’éducation des jeunes filles vers le début du siècle.

Tout en se hissant sur les pierres qui se trouvent à l’étranglement de la pointe rocheuse, là où ils avaient poursuivi la route seuls, un quart d’heure auparavant, la dame finit tout de même par recouvrer l’usage de la parole.

– Si elle n’est pas tombée, opina-t-elle finalement, il lui est peut-être arrivé quelque chose. Qui sait ? Elle s’est peut-être trouvée mal ?

Le vieux monsieur, sans cesser pour cela d’escalader les échelons de fer scellés dans le roc, lui lança, par-dessus son épaule, un regard où le scepticisme le disputait à la commisération.

– Trouvée mal ! grogna-t-il. Elle se porte comme un charme !

En un temps record, le couple, complètement essoufflé, se retrouva sur la place où, quelques instants auparavant, il avait laissé la jeune fille.

La température était fraîche maintenant mais non pas glaciale. Il y avait surtout un brouillard assez intense qui commençait à limiter la vue vers la plaine, alors qu’au-dessus de la crête le ciel paraissait plus bleu et les sommets plus visibles.

– C’est ici, constata le vieux monsieur.

– Elle est sûrement derrière un de ces arbres ou un de ces rochers, déclara la dame, faisant preuve d’un optimisme peut-être téméraire.

– Si elle y est, je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas répondu à mes appels, remarqua le vieux monsieur.

– Il ne s’agit peut-être que d’un petit jeu innocent, fit la dame.

– Vous voulez dire d’un jeu parfaitement stupide, trancha le vieux monsieur.

– Monica ! Monica ! Où êtes-vous ? clama la dame d’une voix beaucoup moins sonore que son compagnon, mais d’un ton beaucoup plus insinuant et beaucoup plus persuasif.

Seul le vent, cependant, lui répondit.

– Allez donc voir derrière ces pins et derrière ces rochers, s’exclama le monsieur qui commençait à donner des signes d’un énervement extrême.

La vieille dame s’empressa de visiter avec soin, minutieusement, les recoins, les sentiers et les rochers, enfin tous les replis et les encoignures qui se trouvaient aux alentours de la crête où ils avaient aperçu la dénommée Monica pour la dernière fois. Toutes ses recherches furent vaines.

– Alors ? interrogea son compagnon d’un ton revêche, comme s’il entendait rendre responsable la vieille dame de la disparition de la jeune fille.

– Aucune trace de Monica, dut convenir son interlocutrice d’un air résigné.

– Mais enfin, c’est insensé ! s’exclama le vieux gentleman, en faisant des moulinets avec sa canne. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Ce n’est tout de même pas ma faute si Monica a disparu ! finit-elle par déclarer, comme pour prévenir les interprétations ultérieurement tendancieuses qu’on allait peut-être lui opposer.

– Mais si, c’est votre faute ! éclata le vieux monsieur, dont le visage parcheminé prenait, sous l’empire de la colère, la teinte couperosée d’une pomme reinette. Si vous étiez restée à côté d’elle tout à l’heure, vous sauriez à l’heure actuelle où elle se trouve... Vous rendez-vous compte à quel point notre responsabilité est engagée ? Et tout cela à cause de vous !...

La dame resta un moment interloquée devant tant de mauvaise foi ; puis elle protesta avec une telle indignation que son compagnon se reprocha en lui-même d’avoir parlé trop inconsidérément.

Alors, il émit une nouvelle hypothèse :

– Peut-être, après tout, s’est-elle sentie incommodée et a-t-elle tout simplement rejoint la route ?

La dame, frappée par cette remarque, regarda son interlocuteur avec un sentiment de reconnaissance.

– Mais bien sûr ! fit-elle. Elle a certainement rejoint l’hôtel où nous avons déjeuné, sans nous prévenir. Elle est si espiègle. Voilà toute l’explication ! Nous allons certainement la retrouver... tenez, à trois cents mètres d’ici peut-être, où nous avons vu les premières maisons et la nouvelle petite chapelle qu’elle voulait visiter.

Alors, d’un commun accord, d’un pas alerte, le couple gagna la route, l’âme apparemment soulevée d’un même espoir réconfortant.

Mais ni l’un ni l’autre ne pourraient jamais, à n’en point douter, fournir à qui que ce soit une description tant soit peu sommaire de la table d’orientation.

 

II

 

Celle qui possédait toutes les apparences d’une jeune fille, que le couple venait d’appeler, avec une mystérieuse insistance, tour à tour « Madame » et « Monica », ne s’était nullement dirigée vers la route conduisant à Lucéram !

À peine était-elle restée seule, derrière le rocher d’où elle avait guetté le départ de ses compagnons, que, sûre de n’être ni surveillée ni suivie, elle avait examiné attentivement les lieux, comme pour s’orienter, puis elle s’était enfoncée délibérément, à la suite d’une décision manifestement pesée, à travers les grands pins qui se trouvaient à droite de la place que les deux personnages occupaient.

Le cheminement était facile, la pente nivelée par-là, mais la direction incertaine. Toutefois, au bout de quelques minutes d’efforts et de tâtonnements, la jeune fille, après avoir failli dégringoler dix fois sur les aiguilles de pins recouvrant le terrain, et dans les fondrières jonchant le sol, parvint enfin là où elle voulait aller.

À la droite du promontoire, sous les grands pins un sentier approximativement dessiné conduisait au flanc accessible des abîmes au-dessous de Peïra Cava.

C’était le sentier qu’empruntaient chaque jour les chasseurs alpins – Peïra Cava s’enorgueillissant d’un détachement de chasseurs – qui allaient en corvée de bois sur les pentes boisées de grands pins.

Elle était parvenue à déboucher sur le versant opposé de la montagne, sur cet autre sentier, beaucoup plus étroit et moins praticable que celui qu’elle avait quitté, et qui n’était en somme qu’un vague chemin muletier.

Un éclair de triomphe illumina son visage. Sans l’ombre d’une hésitation, comme si elle avait étudié soigneusement les lieux sur une carte d’état-major, elle emprunta le chemin qu’elle venait de découvrir, mais en prenant délibérément... la montée au lieu de la descente.

L’inclinaison de ce second sentier était beaucoup plus accentuée que celle du premier, son tracé plus confus.

Bientôt, il avait l’air de descendre vers la vallée presque à pic, de se perdre en cours de route, et de ne mener nulle part. Malgré cela, dédaignant toute prudence, la jeune fille adopta aussitôt le pas de course, et dévala la pente à tombeau ouvert.

Sur le sentier caillouteux qui rend la marche pénible, elle courait le plus vite qu’elle pouvait, comme si elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle et les gens qui l’accompagnaient.

Elle risquait à chaque seconde, étant donné la vitesse adoptée, de s’étaler de tout son long et de se casser une jambe... Elle semblait ne faire aucun cas des coudes brusques du sentier, ainsi que des trous dont celui-ci était criblé.

C’est au bout de quelques minutes à peine de cette course effrénée que l’écho lointain des appels désespérés du vieux monsieur et de la vieille dame parvint, étouffé, jusqu’à elle.

Mais, au lieu de s’arrêter ou de revenir sur ses pas, elle redoubla encore de vitesse, et courut à perdre haleine, de toute la force dont ses jeunes muscles étaient capables...

Le sentier ne se dirigeait cependant pas du tout vers quelque faubourg de Peïra Cava, mais bien vers l’inconnu. À en juger par l’expression de triomphe qui se répandait sur les traits de la jeune fille, ce n’était point là une constatation faite pour lui déplaire, mais, au contraire, l’énoncé d’un fait auquel elle s’attendait. L’aboutissement d’un calcul mûrement réfléchi.

Elle ne mit certainement pas plus de dix minutes pour dévaler entièrement la pente et se retrouver dans une gorge enchâssée et fraîche, partiellement recouverte de brouillard, où le sentier muletier était devenu à peu près indistinct, et qui, selon toute vraisemblance, devait être orienté en direction générale des Gorges du Lac.

Les grands pins avaient fait place à une végétation plus variée comportant, au milieu des rochers, des fourrés et des broussailles.

Il y avait un bon moment que les cris de ses ex compagnons de route avaient cessé de parvenir à son oreille : la distance qu’elle avait réussi à mettre entre eux et elle-même était maintenant suffisamment importante pour qu’elle ne risquât pas d’être rejointe tout de suite.

Au demeurant, épuisée par cette longue course sur un itinéraire si accidenté, la jeune fille éprouva le besoin de reprendre son souffle, malgré les ressources pratiquement inépuisables de sa jeunesse, et se décida à modérer légèrement son allure.

Elle profita de l’accalmie pour enfiler sa veste de tweed, après l’avoir retournée pour en changer la couleur – veste à double face qu’elle avait jusque-là portée en la mettant simplement sur les épaules – et elle échangea son feutre marron contre un petit béret vert qu’elle tira de son sac.

La fugitive, la silhouette ainsi transformée, marqua un temps d’arrêt pour reprendre haleine, pas trop long cependant : elle ne se sentait pas encore suffisamment loin de Peïra Cava et des deux vieilles personnes qui la recherchaient pour se permettre de relâcher son attention et adopter l’allure d’un flâneur.

Sans poursuivre sa course effrénée, elle choisit cependant un moyen terme : le pas des chasseurs alpins.

C’est à ce moment précis qu’une voix inconnue, s’élevant tout à coup derrière ses épaules, lui cria à brûle-pourpoint :

– Mademoiselle ! Mademoiselle ! Arrêtez-vous ! Où courez-vous ainsi ?

Saisie, médusée, la jeune fille s’arrêta pile et se retourna d’une seule pièce, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, comme si elle avait été mordue par un serpent.

Un homme marchait à quelques pas derrière elle.

Il avait surgi comme par enchantement, on ne savait d’où, et s’approchait à grandes enjambées.

Il paraissait âgé d’une trentaine d’années, et portait un costume sport coupé manifestement chez le bon faiseur. Une cape de montagne était jetée sur son bras gauche. Il était brun, l’œil rieur et la bouche pourvue d’une denture éclatante : il était coiffé d’un élégant chapeau de chasseur et chaussé d’une paire de solides chaussures à triple semelle. Il portait en bandoulière deux lourds étuis de cuir.

Il était difficile de le classer dans une catégorie sociale déterminée. Mieux vêtu que la plupart des touristes, surtout à cette époque qu’on pouvait considérer comme l’arrière-saison, il semblait cependant beaucoup plus à l’aise dans les ravins de la montagne que la plupart des hôtes de passage. Il était toutefois impossible de le cataloguer parmi les naturels de l’endroit, car, de toute évidence, il n’était ni un paysan ni un montagnard.

Le premier effet de surprise passé, et ayant, d’un rapide coup d’œil, jaugé le nouveau venu, la jeune fille décida qu’il n’y avait pas lieu d’interrompre son équipée.

Elle reprit donc séance tenante sa route d’un pas accéléré.

Un peu estomaqué de ne recevoir aucune réponse, après cet échange de regards, bref mais significatif, l’homme ne se découragea cependant pas. En quelques enjambées rapides, il parvint à la hauteur de la jeune fille et en adopta l’allure.

Il était visiblement saisi par l’air juvénile, presque enfantin, de la jeune personne, et venait seulement de se rendre compte, en la voyant de près, qu’il avait affaire à une adolescente.

– Voulez-vous me dire pourquoi vous courez ainsi ? poursuivit-il d’un air à la fois bourru et paternel. Personne ne vous poursuit, mademoiselle, et vous n’avez aucun besoin de marcher à cette vitesse. Votre famille est en train de s’inquiéter : j’ai entendu des appels. C’est là une mauvaise plaisanterie. Et vous allez vous perdre, dans ce brouillard qui tombe et dans ce sentier qui n’aboutit, je vous l’affirme, sur aucune route...

Il y avait un soupçon d’ironie dans cette voix grave et bien timbrée.

La jeune fille lança vers son interlocuteur un regard soupçonneux et plein de réticence, sans pour cela ralentir sa marche.

Elle n’avait pas répondu, d’ailleurs. Et peut-être avait-elle la vague intention de s’en tenir à ce mutisme résolu. Mais, devant l’insistance de l’inconnu, l’attitude délibérée, et même légèrement moqueuse – l’attitude du maître d’école qui met l’élève au piquet – une rage soudaine l’avait prise ; la sensation désagréable que le plan si longuement échafaudé par elle et mis à exécution avec autant de soin risquait tout à coup de s’effondrer à cause de l’intervention inopinée de cet individu, qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas.

– Qui vous a autorisé à m’adresser la parole ? éclata-t-elle. Que me voulez-vous ? Et pourquoi tenez-vous absolument à intervenir dans mes affaires sans que personne vous l’ait demandé ? Je vous prie de me laisser tranquille et de continuer votre chemin.

L’homme ne parut nullement affecté par la rebuffade qu’il venait d’essuyer. Elle put se rendre compte, par-dessus son épaule, que le sourire moqueur n’avait pas quitté les lèvres charnues.

Lui, pensait seulement qu’elle était presque une enfant. Il fallait, de toute évidence, la protéger, l’aider, malgré elle, contre elle, si cela se révélait nécessaire. Mais, en même temps, il semblait politique de ne pas prendre ostensiblement les choses au tragique et de jouer les rabat-joie ou les croquemitaines.

– Avant d’aller plus loin, permettez-moi de me présenter, dit-il, sans se décontenancer, puisque personne n’est là pour le faire. Veuillez excuser cette entorse à l’étiquette. Vous avez devant vous Alexis de Pradel, diplomate en vacances et, pour l’heure, en disponibilité. Violon d’Ingres : la géologie. Ce détail ne vous apprend rien, mais vous verrez par la suite que cela n’est pas inutile pour expliquer mon intrusion dans votre... disons votre promenade. N’est-ce pas, mademoiselle... Mademoiselle comment ?

La jeune fille eut un haut-le-corps.

– Vous avez de l’audace. À quoi cela sert-il que vous sachiez mon nom ? Et comment avez-vous fait pour surgir tout à coup derrière moi comme un voleur de grand chemin ?

– Je vais vous l’expliquer tout de suite. Mais « voleur de grand chemin » est une appellation un tantinet exagérée, d’abord parce qu’il n’y a pas de « grand chemin » sur cet escarpement, ensuite, parce que le mot « voleur » ne me semble pas devoir se rapporter à moi... Jusqu’ici, je ne vous ai rien pris, mademoiselle... même pas la moindre liberté avec vous... C’est pour vous expliquer mon apparition subite à vos côtés que j’ai pris la peine de vous informer de mon violon d’Ingres, à savoir, je vous le répète, la géologie, mademoiselle... Mademoiselle comment ?... répéta-t-il encore une fois, sans cesser de sourire.

– Mademoiselle, un point c’est tout. C’est déjà bien extraordinaire que je consente à vous adresser la parole, monsieur le Géologue.

– Mademoiselle un-point-c’est-tout... Je vois avec une satisfaction non dissimulée que, tout en n’étant pas française – si je ne m’abuse – vous connaissez parfaitement notre langue.

– Trêve de fadaises, monsieur. Dites-moi plutôt par quel curieux concours de circonstances vous vous attachez à mes pas ?

– J’y arrive. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point cette allure de chasseur à pied est contraire à l’art de la conversation. Ne voulez-vous pas ralentir... si peu que ce soit ?

– Je n’ai nullement l’intention de régler mon pas sur le vôtre. Je vous rappelle que je ne vous ai pas demandé de me suivre, et que si cela ne vous plaît pas, je ne vois aucun inconvénient à vous laisser sur place et à continuer mon chemin toute seule.

– Que voilà une idée pernicieuse ! Le jour avance. La température va baisser et la brume augmente... Vous avez choisi un itinéraire qui vous écarte des lieux habités... La montagne est déserte de ce côté. Dans peu d’heures il fera nuit, et il n’y a rien de plus dangereux pour une petite fille que d’être lancée toute seule, sans bien connaître la région, sur un mauvais sentier de montagne.

– D’abord, comme vous pouvez le constater, je ne suis plus une petite fille ; ensuite, je sais très bien me conduire toute seule. Troisièmement, j’ai étudié la topographie de la région et je sais parfaitement où nous sommes.

– Vous savez peut-être où nous sommes, mais vous ne savez sûrement pas que vous tournez le dos à Peïra Cava et à Lucéram. Vous allez droit vers une région où il n’y a pas âme qui vive en cette saison et qui s’appelle les Gorges du Lac.

– C’est ce qui vous trompe, cher monsieur. Je sais, au contraire, tout cela, et je puis même ajouter, pour ne rien vous cacher, que mon intention n’est pas de rejoindre Peïra Cava ni Lucéram. Mais cela, encore une fois, ne vous concerne pas. Je constate, en tout cas, que vous ne m’avez toujours pas expliqué comment, et pourquoi, vous êtes là à m’importuner !

– Je vous ai déjà dit que j’y arrivais. Il faut prendre les choses d’un peu plus loin.

– Vous ne pourriez pas abréger ?

– Je ne suis nullement pressé, moi.

– Moi, je le suis.

– Nous finirons bien par trouver un modus vivendi entre nous, et par adopter une allure qui convienne à tous les deux.

– Je n’en vois pas la nécessité. Voulez-vous oui ou non venir au fait ?

– J’y cours ! Figurez-vous donc, chère mademoiselle...

– Je ne suis pas votre chère demoiselle.

– Si vous m’interrompez à chaque début de phrase, vous ne saurez jamais la fin de l’histoire.

– Cela m’étonnerait car, au fond, vous mourez d’envie de vous expliquer.

– Et comment donc ! Mais moi, je ne cache jamais mes sentiments.

– Moi non plus. Je ne vois aucun inconvénient à avouer que vous m’êtes terriblement antipathique.

– Vous le dites trop brutalement pour que cela soit vrai. Je suis persuadé, au contraire, que mon attitude vous intrigue et que ma présence vous soulage. En tout cas, vous, vous m’êtes très... très sympathique !

– Vous ne pouvez pas savoir à quel point cette opinion me flatte, cher monsieur...

– Alexis.

– Quoi ?

– Monsieur Alexis.

– Ah ! Oui. Eh bien ! monsieur Alexis, vous me voyez, en vérité, toute retournée.

– Je n’en demande pas tant.

– Je ne sais pas ce que vous demandez, mais vous ne m’avez toujours pas raconté votre histoire.

– Vous avez raison ! Je disais donc, chère mademoiselle « un-point-c’est-tout », que je suis diplomate, mais que mon violon d’Ingres est la géologie.

– Vous vous répétez.

– Je mets les choses au point. En qualité de géologue – de géologue amateur – j’étudie depuis plusieurs semaines certains terrains et gisements de la région.

– Voulez-vous dire que vous la connaissez bien ?

– Admirablement, bien entendu. Qui dit géologue, dit nécessairement géographe. Cet après-midi, je vérifiais des données et certains sédiments que j’avais repérés les jours précédents. Je me trouvais sur un mamelon situé juste en face de la table d’orientation de Peïra Cava. Si vous voulez des précisions, la table se trouve indiquée sous la cote 1405, et le mamelon en question sous la cote 1432. Je faisais les repérages nécessaires et me servais, entre autres choses, de la longue-vue que voici.

– Je vois.

– C’est une longue-vue excellente et perfectionnée. Je ne l’ai pas fait exprès, ni par esprit d’indiscrétion. Je vous expliquerai un autre jour de quoi il s’agit.

– Il n’y aura pas d’« autre jour ».

– C’est ce que nous verrons. Il n’y avait personne dans le sentier qui contourne la table d’orientation et qui se déroulait devant mes yeux, lorsque vous et vos compagnons apparûtes dans ma lorgnette. On n’a pas souvent l’occasion, en cette saison déjà avancée, de se délecter de la vue d’une jeune fille aussi réellement charmante... Je parle de la silhouette...

– Vous êtes trop aimable.

– Je dis toujours ce que je pense... D’une jeune fille aussi charmante, sans qu’elle s’en doute.

– Délicieux ! Vous me semblez doué d’une curiosité assez déplacée.

– Non. Ce n’est pas cela. J’étais frappé par le contraste entre votre allure et... disons, l’habillement et la façon d’être des personnes qui vous accompagnaient.

– Je vous autorise à dire : « par le ridicule accoutrement du monsieur et de la dame qui vous accompagnaient ».

– Vous êtes plus sévère que moi. La vérité est que, étant donné la distance relativement courte, et grâce à ma longue-vue, j’avais l’impression de marcher à côté de vous dans le sentier.

– De plus en plus exquis.

– Je ne l’ai tout de même pas fait exprès. Cela s’est trouvé ainsi et c’était tout de même plus intéressant de suivre cette scène que de contempler les chèvres qui broutaient au loin, dans le sous-bois, ou même d’identifier la couche quaternaire.

– On ne peut pas dire que vous ne soyez pas galant.

– Vous êtes mal venue de me le reprocher, vous qui m’abreuvez de sarcasmes depuis que je me suis approché de votre précieuse personne, à savoir depuis un bon quart d’heure.

– Il y a à peine un quart d’heure que vous marchez à côté de moi ? Il me semble qu’il s’est écoulé un bon demi-siècle.

– Ne forcez pas votre talent. Vous n’avez pas besoin de creuser cette jolie petite cervelle pour vous montrer acide comme un citron !

– Pourtant on m’a toujours dit que j’étais douce comme du sucre candi.

– Les deux points de vue ne s’excluent pas forcément l’un l’autre. Toute la question est de savoir comment faire ressortir le sucre.

– Je doute que vous ayez choisi la bonne méthode.

– Je ne choisis pas, et je n’ai pas de méthode. Je suis sincère et sans artifice.

– Vous avez bientôt achevé de vous envoyer des brassées de fleurs ? Il est vrai qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

– Pourquoi pas, après tout ?... Ah ! Où en étais-je ?

– En train de nous espionner avec votre longue-vue.

– Espionner est à la fois un bien grand mot, et un mot, en l’occurrence, bien anodin. Toujours est-il que j’ai assisté à votre disparition à travers les sapins et les rochers, tandis que j’ai vu le monsieur et la dame revenir seuls de leur randonnée à la table d’orientation.

– Passionnant !

– Non, au contraire, tout à fait banal en soi. Je n’étais même pas intrigué, à vrai dire. À tel point qu’à ce moment-là je vous ai abandonnés pour la vérification de mes notes de la veille. Je n’aurais sans doute plus fait attention à votre précieuse personne, si l’écho de l’abîme ne m’avait apporté la résonance de la voix de vos parents. Ils vous appelaient désespérément...

– Ce ne sont nullement mes parents, je tiens à vous en prévenir.

– C’est heureux que vous teniez à dire quelque chose sans qu’on vous le demande. Toujours est-il que l’accent de ce brave monsieur faisait peine à entendre. Je ne parvenais pas à comprendre ce qu’il disait, mais le ton dont il le disait crevait le cœur. Je braquai une fois de plus ma longue-vue et je contemplai l’agitation de ces dignes personnes. Elles s’inquiétaient de votre sort.