Vers l'unique - Max du Veuzit - E-Book

Vers l'unique E-Book

Max du Veuzit

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Incapable de supporter plus longtemps le joug qu’une tante autoritaire fait peser sur elle Isabelle se révolte et s’enfuit à Paris. Que peut faire une orpheline de vingt ans sans relations, presque sans ressources, dans cette grande ville inconnue d'elle ? Isabelle a étudié le chant. Elle parvient à se faire engager dans la troupe d’un théâtre lyrique. Très vite, on la courtise. Un habitué des coulisses, le riche et cynique Henri Talaine, cherche la séduire. Il n’y parvient pas, mais Isabelle est troublée...|Librairie Jules Tallandier|

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



SOMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

MAX DU VEUZIT

VERS L'UNIQUE

1933

Raanan Éditeur

Livre 1029 | édition 1

Vers l'unique

I

– Êtes-vous contente d’Isabelle ? s’informa d’un ton d’impératrice Mme Rabel-Fouquet.

– Mademoiselle votre nièce a très bien chanté, aujourd’hui, madame, se hâta de répondre l’humble professeur de chant qui venait tous les deux jours dans cette imposante demeure, pour y cultiver la voix de la pupille de Mme Rabel-Fouquet.

– Il me semble, reprit avec hauteur cette dernière, que les vocalises de ma nièce ont été moins onctueuses que d’ordinaire.

– Je ne trouve pas, madame, protesta l’artiste. Mademoiselle n’a que vingt ans et il me paraît nécessaire de ne pas trop forcer sa voix. Je la forme sans fatigue ; petit à petit, nous arriverons à l’ampleur totale, sans la moindre anicroche. N’est-ce pas la plus sage manière d’être utile à mon élève ?

– Heu ! Je ne sais si, vraiment, c’est la meilleure façon d’apprendre, fit avec prétention la vieille dame. Mon aïeule, Isabelle Fouquet, chantait déjà à l’Opéra à l’âge de ma nièce, et son talent s’était imposé à tous.

– Mlle Fouquet devait avoir une voix merveilleuse, acquiesça le professeur, avec une admiration qui cherchait à flatter la maîtresse de maison.

– Une voix de toute beauté, en effet, affirma celle-ci en se rengorgeant. La légende dit que mon aïeule, quand elle chantait, faisait taire les oiseaux eux-mêmes, qui cessaient de siffler pour mieux l’écouter...

Derrière elle, un éclat de rire mal réprimé vint lui couper la parole.

Furieuse de cette irrespectueuse gaieté, l’arrogante femme se retourna vers une jeune fille d’une vingtaine d’années, qu’elle foudroya du regard.

– Vous n’avez pas à rire, Isabelle, d’une chose indiscutable et dont il est de tradition chez nous de s’enorgueillir !

L’interpellée baissa la tête, gênée par les yeux impérieux.

– Apprenez, petite sotte, continua la dame, que notre aïeule, Isabelle Fouquet, fut présentée vers 1825 à notre bien-aimé roi Charles X, qui lui fit compliment « de son beau gazouillis et de sa belle figure ».

L’incorrigible moqueuse dut se mordre les lèvres pour éviter un nouvel éclat de rire.

– Si vous vouliez étudier sérieusement le solfège au lieu de bourdonner bêtement un tas d’ariettes insignifiantes, peut-être comprendriez-vous mieux l’admirable talent de notre cantatrice et chercheriez-vous, sinon à l’égaler, du moins à l’imiter.

– Oh ! protesta la jeune fille avec humilité, je ne possède ni le gazouillis, ni la belle figure de l’illustre aïeule.

Mme Rabel-Fouquet toisa avec hauteur l’insignifiante fillette.

– Ah ! certes, non ! Malheureusement ! Vous ne tenez pas de notre aïeule, pas du tout. Vous êtes loin d’être jolie, vous !

Et, se tournant vers la maîtresse de chant qui écoutait avec embarras cet échange de réflexions, elle expliqua :

– Quand sa mère m’a demandé de la nommer et de la tenir sur les fonts baptismaux, j’espérais bien qu’elle ferait honneur à notre famille. Élevée avec la haute pensée de notre ancienne gloire, Isabelle aurait pu essayer de relever la bannière de la grande cantatrice.

– Mademoiselle étudie sérieusement, cependant, intervint généreusement le professeur.

– Mais non, madame ! répliqua la terrible femme. Elle chantonne, elle bêle, elle grince ; ça ne s’appelle pas chanter, cela !

– Pardonnez-moi de vous contredire, insista la maîtresse de chant. La voix de mon élève est ravissante et atteint une ampleur magnifique dans les notes élevées.

– Absolument comme la crécelle du puits par les temps secs, reprit la dame qui n’admettait pas la contradiction et que l’intervention d’une femme qu’elle payait, irritait doublement. D’ailleurs, continua-t-elle, je ne sais si ce ne serait pas plus raisonnable de ma part de faire cesser ces leçons de chant qui ne servent à rien. Jamais Isabelle ne saura donner un nouveau lustre à notre nom.

– Je suis indigne d’une si belle tâche, répondit la jeune fille tristement.

– Oui, c’est réellement du superflu que de payer, pour vous, quelque chose.

– Il est surtout regrettable, ma tante, que ce ne soit pas vous qu’on ait chargée, vingt ans plus tôt, de faire revivre la grande artiste. Sûrement, vous en eussiez été plus capable que moi.

La maîtresse de chant jeta, à la dérobée, un regard sur son élève. Elle se demandait si, réellement, la jeune fille pensait ce qu’elle disait.

Mme Rabel-Fouquet n’avait pas eu une hésitation, elle ! Les compliments que lui décernait sa nièce ne pouvaient qu’être mérités.

– Certes, approuva-t-elle, j’aurais apporté à ma tâche plus de zèle et d’amour-propre que vous. Ma pauvre mère, hélas ! veuve de bonne heure et sans fortune, ne put me payer les professeurs voulus... les professeurs que je vous paye, moi ! insista-t-elle durement. Et, continua-t-elle, quand M. Rabel, plus tard, m’eut épousée et faite riche, il ne permit pas à son épouse d’affronter les lustres de l’Opéra. Je dus me résigner à n’être qu’une épouse soumise, vertueuse, et...

– Et bourgeoise, acheva Isabelle à mi-voix.

Mais l’autre avait saisi le mot.

– Comment ? questionna-t-elle, prête à prendre le mors aux dents. Que voulez-vous dire avec votre « épouse bourgeoise » ?

– Oui, expliqua la jeune fille avec candeur. Vous avez été une grande dame bourgeoise et non une étoile, une artiste, comme vous en aviez l’âme.

– Et comme j’en aurais eu certainement le talent, acheva l’autre, sans fausse modestie.

De nouveau, le regard pensif de la maîtresse de chant se leva vers les deux femmes.

« Comment deux créatures aussi dissemblables peuvent-elles vivre en contact journalier, sous le même toit, sans souffrir atrocement ? pensa-t-elle. L’une est orgueilleuse, pédante et bête ; l’autre, très simple, spirituelle et bonne fille. Vraiment, la Providence s’est plu à mettre du contraste entre elles... Mais, conclut-elle avec un soupir, la petite n’a pas le sou et dépend totalement de sa tante, ce qui la force à supporter bien des choses. »

La veuve devina-t-elle les pensées du professeur ? On eût pu le croire, car, sans transition, elle observa de son ton péremptoire :

– Quoi qu’il en soit, Isabelle, je tiens à vous dire que si vous ne me donnez pas plus de satisfaction avec votre chant, je suspendrai vos leçons ; je n’ai pas envie de continuer à payer pour une petite sotte indigne de mes bontés.

– Que faut-il donc que je fasse de plus que ce que je fais ? questionna l’orpheline avec lassitude. Mme Morice est contente de moi...

– Madame se contente de peu. Je suis plus exigeante, moi. Je paie et j’en veux pour mon argent ! Voici trois ans que vous traînez sur cet acte de Lucie de Lammermoor ; croyez-vous que ce soit intéressant pour moi de toujours vous entendre rengainer la même chose ?

– Cet acte est très dur, madame, remarqua le professeur. Mlle Isabelle est arrivée à le chanter dans la perfection... Ce n’est pas un mince compliment, je vous assure ! Interrogez de vrais artistes, ils vous diront que ce passage de la partition de Donizetti est un des plus beaux de l’art musical.

Mme Rabel-Fouquet allait encore trouver quelque inepte et désobligeante réplique, quand elle se souvint à temps que Mme Morice était considérée dans cette ville de Vernon, où elles habitaient toutes deux, comme l’un des meilleurs et des plus consciencieux professeurs.

Il valait donc mieux la ménager encore, puisqu’il serait difficile de la remplacer avantageusement.

– Vous êtes contente d’Isabelle, c’est le principal, chère madame, minauda-t-elle. Mais, à la moindre défaillance de votre élève, n’hésitez pas à me prévenir. Je me charge de mettre à la raison cette mauvaise tête.

Navrée de voir calomnier si injustement la jeune fille, Mme Morice prit, en hâte, congé des deux femmes. Elle étouffait véritablement dans cette pièce trop luxueuse, où le moindre objet paraissait exiger l’admiration des visiteurs ; entre cette femme altière et méchante et cette jeune fille pâle, pensive, qui s’efforçait de demeurer calme sous l’orage.

Mais, lorsque le professeur se fut éloigné, Mme Rabel-Fouquet put parler librement. Personne n’était plus là pour retenir son exaltation et arrêter ses plaintes. Pendant une heure, Isabelle dut entendre tout le chapelet des lamentations de sa tante.

On lui rappela, sans ménagement, que sa mère, malgré le conseil des siens, avait épousé un homme sans fortune, et que, trois ans après son mariage, elle avait été bien aise de se réfugier à Vernon avec sa petite fille.

– Oui, ma chère, votre père n’avait trouvé rien de mieux que d’abandonner sa femme et son enfant pour aller chercher fortune ailleurs ! Votre mère avait confiance en lui, elle était persuadée qu’il allait lui écrire et lui envoyer de l’argent ; elle n’a jamais rien reçu ! Si bien qu’elle fut complètement à ma charge et que j’aurais pu vous abandonner à l’Assistance publique, lorsqu’elle mourut quelques mois après, enlevée par le chagrin et les privations endurées auprès d’un mari insouciant et paresseux.

Isabelle se mordait les lèvres pour ne pas répondre.

Vingt fois déjà, elle avait entendu pareil récit et subi de semblables reproches.

Certes, elle était loin d’excuser le silence de son père ; mais elle ne voulait pas le juger, ne sachant pas exactement la part de vérité qu’il pouvait y avoir dans le récit de Mme Rabel-Fouquet et n’ignorant pas, au contraire, combien celle-ci savait broder sur la moindre des choses.

Elle s’efforçait donc de garder le silence et de se draper dans une apparente indifférence.

Mais cette attitude ne faisait pas l’affaire de la terrible femme, qui n’évoquait tous ces souvenirs que pour avoir le plaisir d’humilier la jeune fille.

– Je ne sais, ma pauvre Isabelle, si vous vous rendez bien compte de votre situation auprès de moi. Vous êtes ma petite-nièce, évidemment, mais il n’en est pas moins vrai que je vous ai élevée par charité et que si, du jour au lendemain, je cessais de m’occuper de vous, il ne vous resterait qu’à mourir de faim.

– Je vous ai déjà demandé, ma tante, de me permettre de gagner ma vie. J’aurais pu, comme tant d’autres jeunes filles, apprendre un métier et subvenir aux frais de mon existence. Vous ne l’avez jamais voulu...

– Parce que vous n’êtes bonne à rien... capable, tout au plus, de faire une fille de basse-cour ou une laveuse de vaisselle. Je ne puis tout de même pas accepter que la petite-fille de mon frère occupe un si humble emploi !

Isabelle haussa les épaules : elle savait bien qu’elle aurait pu devenir mieux qu’une servante, si on lui avait permis de chercher du travail au-dehors.

– Vous n’avez jamais admis que je pusse faire autre chose que du chant, remarqua-t-elle tristement. Il fallait que je succède à la grande aïeule ! Est-ce ma faute, si ma voix n’atteint pas la beauté de la sienne et si mes cordes vocales laissent à désirer ?

– Ah ! Vous êtes bien heureuse de me jeter au visage votre manque d’aptitude. J’ai vu grand pour vous, mais vous êtes paresseuse et entêtée ; l’effort vous répugne et vous vous enlisez dans le bien-être où je vous couve. Tout le portrait de votre père, ma chère ! Il faut que ce soient les autres qui assument votre tâche et se chargent de votre fardeau ; vous êtes incapable de gagner votre vie.

– Encore une fois, laissez-moi travailler au-dehors, ma tante.

– Ça viendra, ça viendra ! Je ne pourrai pas me montrer toujours aussi ridiculeusement bonne !

Et très fière de cette longue scène où elle avait pu à son aise « rabattre le caquet » à cette petite, l’imposante Mme Rabel-Fouquet quitta le salon où l’orpheline demeurait effondrée dans un fauteuil.

――

Quand sa tante eut disparu, la jeune fille releva la tête.

– Oh ! ça ne peut plus durer ! murmura-t-elle. Ce n’est pas possible ! Je n’en puis plus !

Elle se dressa, fit quelques pas dans la pièce solitaire, puis, éperdue, les mains jointes dans un geste de prière :

– Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! supplia-t-elle. Je suis trop malheureuse, mon courage est à bout !

La tête en feu, hoquetante de sanglots trop longtemps comprimés, Isabelle monta à sa chambre.

Et là, une fois la porte refermée, certaine d’être bien seule, elle osa se livrer à son désespoir.

– Ma mère, protégez-moi, vous qui, de là-haut, voyez votre enfant malheureuse. Vous aussi, vous avez dû connaître les reproches de cette femme et la saveur atroce du pain qu’elle donne ! Faut-il donc que j’aille vous rejoindre, que je meure aussi pour lui échapper ?... Cette femme est méchante. Oh ! comme je voudrais être loin d’elle... oh ! oui, partir... n’importe où, mais ne plus entendre sa voix mordante. Travailler, vivre tranquille ! Seule, peut-être, mais sans injures, sans reproches ! Ne manger que du pain sec, mais ne pas pleurer à table, avec l’estomac serré comme dans un étau... Vivre enfin… vivre !

Longtemps, elle divagua. Puis vint le soir.

Une servante vint la prévenir que Madame était déjà à table. Elle dut paraître au dîner, car sa tante n’eût pas admis, sans éclat, qu’elle s’y dérobât.

Son visage ravagé par les larmes souleva la gaieté de Mme Rabel-Fouquet,

– Vous êtes jolie, ma chère, remarqua-t-elle, en riant. Les larmes vous vont très bien et nos serviteurs pourront s’en donner à cœur joie, ce soir, en pensant à vous.

Isabelle ne répondit pas. Que lui importait l’opinion des domestiques de sa tante ! Et d’ailleurs, était-il exact qu’ils pussent se réjouir de son chagrin ? Eux aussi connaissaient les duretés de la dame.

Naturellement, c’est à peine si la jeune fille mangea ; elle n’avait pas faim et sa poitrine était encore si remplie de sanglots que les aliments ne semblaient pouvoir descendre.

Dès qu’elle put quitter la salle à manger, elle se précipita dans sa chambre.

Et seule, enfin, certaine de ne pas être dérangée à cette heure, que Mme Rabel-Fouquet passait généralement à jouer aux cartes avec des amis, Isabelle commença un singulier travail.

D’un placard, elle tira une valise de cuir jaune et un grand sac de tapisserie qu’elle avait mis deux ans à faire, autrefois, à l’école.

Dans l’un, elle mit une partie de son linge : la meilleure, c’est-à-dire celle qui paraissait devoir durer le plus longtemps. Puis, elle rangea ses petits souvenirs : les photos de ses parents, les quelques papiers de famille laissés à sa disposition, son livret de caisse d’épargne qui contenait la jolie somme de huit cents francs, une vraie fortune qu’elle avait économisée, sou par sou, depuis six ans, en soignant les poules de Mme Rabel-Fouquet, qui, pour être sûre de manger des œufs bien frais, acceptait de les payer à sa nièce, pourvu que celle-ci assumât totalement les charges du poulailler.

« Elle pourra manger les dix poules que je soignais, pensa l’orpheline avec rancune. Elles sont à moi, puisque je les ai achetées de ma bourse... ce sera autant de remboursé sur ce que je lui dois. »

Car, dans son désir de fuir au loin et de gagner sa vie, il y avait aussi le besoin impérieux de dédommager, un jour, sa tante de l’argent dépensé pour elle.

« Oh ! pouvoir lui rendre tout ce qu’elle a fait pour moi ! songeait-elle souvent avec ardeur. Qu’elle ne puisse plus me reprocher ce que je lui ai coûté ! »

Elle ne voyait que ces détails matériels. Dans son âme ulcérée par tant d’amers reproches, elle oubliait que le geste même de sa tante en la gardant près d’elle, en l’empêchant d’être réellement une enfant abandonnée, était de ceux qu’aucune somme d’argent ne peut compenser.

Combien de personnes, capables d’une belle action comme celle de Mme Rabel-Fouquet, l’amoindrissent et la diminuent par d’importuns reproches sous lesquels, involontairement, leurs débiteurs finissent pas ne plus la voir !

Et c’est ainsi qu’Isabelle, dans sa détresse, négligeait les bons mouvements que sa tante avait eus parfois avec elle pour ne se souvenir que des mauvais moments...

Dans l’autre sac, Isabelle mit le meilleur de ses habits et de ses chaussures.

Ce n’était pas une garde-robe merveilleuse que celle que possédait la jeune fille, mais, pour elle, qui se proposait de vivre de son travail, c’était le nécessaire.

Sur l’oreiller de son lit qui n’était pas défait et, bien en évidence, l’orpheline laissa une lettre, depuis longtemps déjà écrite pour sa tante. Elle avisait celle-ci de son départ, lui conseillant vivement de ne pas la faire rechercher puisqu’elle voulait vivre seule, en travaillant, et qu’aucun argument ne la forcerait à revenir à Vernon.

« Vous ne me reverrez que si je réussis, ma tante, car je tiens à vous prouver que je suis moins bête et moins paresseuse que vous me l’avez toujours reproché. Je veux aussi vous dédommager de toutes vos générosités à mon égard et cette pensée me donnera tous les courages.

« Vous pourrez dire à vos amies que je suis partie avec votre assentiment.

« Je ne démentirai pas cette version pour la bonne raison que je n’écrirai à aucune de nos connaissances ; c’est une autre vie absolument nouvelle que je veux vivre et je n’ai besoin d’aucun rappel démoralisant pour amoindrir mon effort. »

Suivaient quelques lignes correctement affectueuses, car Isabelle avait des principes et elle n’aurait pas voulu avoir à rougir, un jour, d’un mot irrespectueux prononcé ou écrit dans un moment de colère.

Cette lettre, elle en avait longtemps pesé tous les termes, car, depuis de longues semaines, la hantise de son départ la poursuivait.

Par avance, elle avait réglé tous les détails de ce premier voyage hors du nid, et maintenant que le moment était venu de les réaliser, elle agissait à coup sûr, comme si elle jouait une scène longtemps répétée.

À onze heures du soir, elle ouvrit sa fenêtre qui donnait sur le potager, derrière la maison.

À l’aide d’une corde fortement attachée au balcon, elle descendit ses deux valises. Puis, après un dernier coup d’œil dans sa chambre pour s’assurer qu’elle la laissait bien en ordre et qu’elle n’y oubliait rien, elle se laissa glisser, à son tour, le long de la corde.

Le chien de garde que l’on mettait, chaque soir, en liberté dans le jardin, vint lui lécher les mains.

C’était son camarade de promenade. Ensemble, ils avaient fait bien des excursions...

– Oui, mon vieux Tommy, tu es beau ! Je pars vois-tu, et nos bonnes parties sont finies... C’est toi que je regretterai le plus et c’est peut-être toi qui m’oublieras le moins...

Une porte, au fond du potager, donnait sur une impasse qui permettait de desservir tous les jardinets voisins. Isabelle l’ouvrit le plus doucement possible, car les gonds grinçaient lamentablement.

Et, après un dernier regard vers tout ce qui avait été sa vie jusqu’ici, ce jardin qu’elle avait cultivé, ce poulailler aménagé par ses soins, ce chien, fidèle compagnon de ses ébats, elle sortit et referma la porte.

– Adieu tout... À Dieu vat !

Elle savait qu’à la gare un train s’arrêtait à onze heures quarante-cinq.

Dans la nuit noire et par les rues désertes à cette heure, elle gagna la station.

Sans aucune hésitation, sans un regret pour tout ce qu’elle quittait, gravement, hardiment, Isabelle monta dans le train et roula vers Paris...

Elle savait que personne ne l’attendait à l’arrivée, qu’aucune main amie ne serait là pour la guider et lui faciliter les premiers pas, mais il y avait tant de rancœurs accumulées dans son âme que toutes les misères qu’elle était susceptible de rencontrer lui paraissaient préférables à la vie aisée mais saturée de reproches qu’elle avait vécue jusqu’ici.

――

Depuis huit jours, Isabelle courait Paris du matin au soir à la recherche d’un emploi. Complètement ignorante des moyens employés par les travailleurs parisiens pour trouver de l’ouvrage, l’orpheline avait pensé qu’il lui suffirait de se présenter dans les maisons de commerce, offrant ses services, pour obtenir facilement du travail. Et, durant toute une semaine, la jeune fille avait été de maison en maison, presque de porte en porte, partout éconduite, sans qu’une seule fois on eût écouté favorablement sa requête.

Parfois, on lui disait avec bienveillance :

– Nous avions besoin de quelqu’un ces jours derniers ; maintenant, la place est prise !

Ailleurs, par pitié, on ajoutait :

– Repassez. Quelquefois, ça peut se trouver...

Mais, le plus souvent, on l’accueillait d’une très sèche affirmation :

– Inutile, mademoiselle, nous n’avons besoin de personne !

Et maintenant, elle était lasse, infiniment lasse, au point que, la veille au soir, elle s’était jetée, accablée de fatigue, sur son lit, en se promettant bien de ne pas continuer une aussi démoralisante recherche.

« Puisque mes efforts n’aboutissent pas, inutile de les continuer. Il faut, certainement, s’y prendre autrement que je ne fais pour réussir. »

Pour ses yeux ingénus de petite provinciale, c’était un véritable émerveillement de voir sortir des maisons le flot des innombrables travailleurs de toutes sortes qui y étaient occupés.

« Mais, comment font-ils, ceux-là, pour trouver du travail ? se demandait-elle avec stupeur. Ils sont des milliers et des milliers qui ont une occupation. Et parmi tant de places, il n’en reste pas pour moi ! »

Et, ce matin-là, au lieu d’être dehors de bonne heure, comme elle en avait l’habitude, elle demeurait dans sa chambre, incertaine du parti à prendre pour continuer fructueusement ses recherches.

Tristement, elle se remémorait son arrivée courageuse en pleine nuit, dans la grande ville.

Avec quelle belle désinvolture, ce soir-là, elle avait demandé une chambre à l’hôtel ! Le prix élevé, réclamé par le garçon de service, l’avait bien fait un peu hésiter, mais elle s’était vite résignée à cette première brèche faite à sa petite épargne.

– Demain, je chercherai une chambre moins chère.

Recherche ardue qui ne lui avait coûté qu’une journée, cependant. Le soir même, elle avait couché dans une autre chambre, louée pour un mois.

– Trois cents francs, c’est une bien grosse somme pour moi, mais c’est néanmoins moins cher qu’à l’hôtel.

En acceptant ce logis, sur la cour, au sixième d’un immeuble très propre, la jeune fille avait espéré trouver tout de suite du travail.

– Dès que je serai fixée sur mon gain journalier, je m’organiserai pour équilibrer mon budget sans toucher davantage à mon petit pécule.

Belle résolution qu’il ne dépendait pas d’elle de pouvoir tenir, puisque les jours se succédaient sans apporter d’amélioration à sa situation.

L’orpheline, qui avait une peur affreuse de voir fondre son petit capital, n’osait plus se livrer à aucune dépense, si bien que, depuis trois jours, elle se contentait, à chaque repas, d’un morceau de pain et de quelques fruits achetés sur des voiturettes, dans la rue.

Un pareil régime n’était pas fait pour soutenir intacte l’énergie de la jeune fille. Son estomac, mal nourri à un âge où la faim est encore impérieuse, lui donnait de sourds tiraillements dont la répercussion, sans qu’elle s’en rendît compte, altérait sa bonne humeur habituelle.

Ce matin-là, tout lui paraissait terne et désagréable : cette chambre vulgaire, d’une location si élevée pourtant, ce refuge que, dans vingt jours, il faudrait quitter ou payer à nouveau ; cette robe, qui, mal taillée par une petite couturière de province, la revêtait d’une livrée de mauvais goût ; ces souliers qu’il faudrait bientôt faire ressemeler ; ce pain peu savoureux qui aurait eu besoin d’une bonne couche de beurre pour passer plus facilement.

Tout contribuait à rendre Isabelle mélancolique. De quel côté qu’elle se tournât, elle ne voyait que matière à découragement.

Ne sachant quelle décision prendre, ne voyant aucune manière de se tirer d’affaire, elle restait songeuse devant sa petite table, la tête levée vers sa fenêtre ouverte, contemplant machinalement les milliers de cheminées qui peuplaient son horizon.

– Ah ! qu’il est décevant, ce Paris ! Jusqu’à son ciel qui se dérobe derrière les hautes maisons...

À un mètre cinquante de sa fenêtre, une autre fenêtre se découpait dans la muraille en équerre avec la sienne. Parfois, un visage féminin apparaissait dans l’embrasure et saluait Isabelle d’un léger coup de tête.

Les rares fois où la jeune fille avait aperçu sa voisine, elle répondait d’une même inclination de front ; puis, discrètement, elle se retirait au fond de sa chambre, ayant peur instinctivement de contracter toute relation indésirable qu’elle eût déplorée par la suite.

Ce jour-là, enfoncée dans ses sombres réflexions, l’orpheline n’avait pas vu s’ouvrir la fenêtre si proche de la sienne.

Elle ne vit pas davantage le frais visage qui s’y encadrait et qui, tourné vers elle, s’immobilisa un moment pour mieux l’observer...

Ce fut la voix jeune de l’inconnue qui la tira de sa rêverie :

– Nous allons avoir une belle journée aujourd’hui, je crois.

Isabelle tressaillit.

– Oui, fit-elle machinalement, en levant la tête vers celle qui l’interpellait.

– Il n’est pas trop tôt que le soleil revienne, reprit l’autre avec entrain. Ces trois jours de pluie ont été bien ennuyeux... surtout pour ceux qui habitent loin de leur travail.

– La pluie n’est jamais bien agréable, répondit l’orpheline, sans empressement.

Mais l’autre ne parut pas s’apercevoir du ton de son interlocutrice. Elle voyait celle-ci encore dans sa chambre à une heure où elle avait l’habitude d’être dehors ; d’un autre côté, elle avait observé son air triste et découragé ; c’en était assez pour que la nouvelle venue, en moineau parisien à la fois curieux et complaisant, désirât se renseigner.

– Vous ne travaillez pas, aujourd’hui ? attaqua-t-elle hardiment.

Isabelle eut un vague mouvement des épaules.

– Je n’ai pas d’emploi, fit-elle amèrement, sans songer à dissimuler sa situation.

– Vous avez perdu le vôtre ? insista l’inconnue.

– Non, je n’en ai jamais eu.

– Vous avez vécu jusqu’ici sans travailler ?

Elle s’étonnait, mais l’orpheline expliqua tout de suite :

– J’arrive de province ; il n’y a que dix jours que je suis à Paris, et je ne trouve pas une occupation. Tous les jours et du matin au soir, j’ai couru partout et demandé à des centaines de gens. On me fait toujours la même réponse : rien, il n’y a rien !

– Il est certain qu’il y a une crise des affaires, en ce moment, approuva la nouvelle venue. C’est assez difficile de se placer actuellement.

– Oh ! protesta Isabelle avec amertume, quand je vois des milliers de travailleurs qui ont un emploi à Paris, je me dis qu’il reste bien quelques places inoccupées. Seulement, je manque d’expérience et je ne sais pas me débrouiller.

– C’est toujours embarrassant pour une femme seule... Il faut des références, des certificats.

– Je n’ai même pas eu l’occasion d’en donner... Il est vrai que je n’aurais pu en fournir, je n’ai jamais travaillé et je ne possède aucun certificat.

– Cela complique vos recherches... Qu’est-ce que vous savez faire ?

– Oh ! beaucoup de choses : j’ai mes diplômes, je connais la musique, le chant, la cuisine, le ménage et je peux diriger une basse-cour modèle. J’ai beaucoup étudié cette dernière question, ajouta-t-elle avec orgueil.

C’était si naïvement affirmé, que l’inconnue eut un bon sourire.

– Vous êtes très jeune, remarqua-t-elle avec indulgence.

– J’ai plus de dix-neuf ans, répliqua l’orpheline, et beaucoup de femmes, à mon âge, gagnent leur vie depuis plusieurs années déjà.

– Oui, reconnut l’autre, l’âge ne veut rien dire.

Un moment, celle-ci contempla le visage triste de sa petite voisine.

– Et si vous ne trouvez pas de travail ? questionna-t-elle encore.

À cette supposition, un sanglot vint mourir sur les lèvres d’Isabelle.

– Je tiendrai le plus longtemps possible, en cherchant toujours un emploi et avec espoir de ne pas mourir de faim. Puis, lorsque je serai au bout du rouleau... eh bien ! je ne sais pas... oh ! c’est affreux !... La Seine, peut-être !

Et cette perspective devait apparaître déjà si impérieuse à l’orpheline qu’elle ne put retenir ses larmes.

– Allons, allons ! fit l’autre avec bonté ; votre situation n’est pas vraiment si désespérée !

– Oh ! non, j’ai encore le temps d’attendre ! Mais si je ne trouve pas... Le bout du fil vient toujours, à un moment donné.

– D’ici là, bien des choses peuvent changer. Vous avez de la famille, des parents, des amis ?

– Personne ! fit nettement Isabelle, en s’essuyant les yeux.

Elle ajouta :

– Je ne dois compter que sur moi seule. Jamais je ne retournerai d’où je viens.

– Les vôtres peuvent vous aider ?

– Je ne leur demanderai rien.

– Vous les avez quittés dans un coup de tête ?

– Je suis partie parce que j’étais très malheureuse et qu’on me faisait payer trop cher le pain que je mangeais.

À peine eut-elle prononcé ces paroles qu’elle s’étonna de les avoir formulées.

Cette confidence qu’elle s’était toujours promis de taire et d’ensevelir au tréfonds d’elle-même venait de sortir de ses lèvres sans qu’elle songeât à la retenir.

Isabelle se demanda si la vie déprimante qu’elle menait depuis quelques jours n’avait pas amoindri sa volonté.

À moins, tout simplement, que ce ne fût la voix sympathique de sa voisine qui l’incitât à des confidences.

Cependant, l’orpheline ne voulait pas livrer davantage du douloureux secret qui la faisait isolée, sur le pavé de Paris, à un âge où, généralement, la famille vous couve de sa tendresse.

Et elle demeura tête basse, un peu gênée d’avoir déjà tant raconté de son passé.

Mais l’autre restait silencieuse, pesant en elle quelque vague projet d’assistance qui pût sauver du désespoir la nouvelle venue.

La jeune provinciale lui était sympathique. Elle-même, depuis un an seulement à Paris, était bien seule dans la grande ville. La première arrivée ne pouvait-elle pas tendre la main à l’autre et, d’un service rendu, faire jaillir une bonne camaraderie ?

Et tout à coup, elle se décida.

– Écoutez, fit-elle. J’ai peut-être quelque chose pour vous, mais il faut que vous me promettiez de rester sérieuse...