Amours sur Bélon - Françoise Le Mer - E-Book

Amours sur Bélon E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

Jusqu'où peut-on aller par amour ?

Il en va de l’amour comme de la cuisine. Chacun a sa recette, chacun y goûte avec plus ou moins de bonheur… Pour d’aucuns, la recherche de l’équilibre parfait est nécessaire en soi. D’autres ne conçoivent un mets que puissamment épicé…
Quant à vous, comment préférez-vous déguster les succulentes huîtres du Bélon ? Crues ? Avec un filet de citron ?
Beaucoup de gens, cœurs solitaires ou âmes dévorées par la passion, gravitent autour de Jean-Jacques Huet et Olivier Testu, ostréiculteurs à Riec. Au nom de l’amour, de quoi sont-ils capables ? Du meilleur comme du pire…
C’est ainsi qu’un enfant, dans ce cercle d’amis intimes, va disparaître. Les gendarmes ne tarderont pas à trouver une piste. Comme si la vie était si simple…

Une vraie perle de polar dans le monde de l'ostréiculture qui vous tiendra en haleine de bout en bout !

EXTRAIT

Qui aurait pu la comprendre, du reste ? Personne… Vouloir mettre le point final au dernier chapitre de sa vie, tout ça parce qu’elle n’arrivait pas à se décider entre un petit flacon de parfum et une raquette de tennis ! En veux-tu, en voilà de l’absurde !
Elle n’attendrait pas le verdict d’un aliéniste de toute façon. La cause était entendue…
D’ailleurs, c’était un joli temps pour mourir.
La femme arrêta un instant sa marche et sonda le ciel épais et lymphatique. La brise poussive ne parviendrait pas de sitôt à percer la peau adipeuse des cumulonimbus. Ses bottes de caoutchouc s’engluèrent un peu plus profondément dans le magma terreux gorgé d’eaux pluviales. Même les herbes grasses, sous le faix des lourdes gouttelettes, courbaient l’échine.
Alors, pourquoi n’aurait-elle pas été en osmose avec ce temps déliquescent ?

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

Amourssur Bélon

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°4 - L’oiseau noir de Plogonnec

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°10 - Buffet froid à Pouldreuzic

n°11 - Amours sur Bélon

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

Retrouvez tous les ouvrages des Éditions du Palémon sur :

www.palemon.fr

 

 

Dépôt légal 1er trimestre 2015

ISBN : 978-2-372602-56-3

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,des lieux privés, des noms de firmes, des situations existantou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2015 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements

 

 

 

- À Annie et Yvan Jegat, ostréiculteurs à Arradon,

pour leurs précieux conseils.

 

- À Gwenaëlle et Jérôme Guivarc’h,

pour la découverte du Bélon.

 

- À Christiane Fraval mon amie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mes enfants,

Paul, Faustine et Augustin.

 

 

Chapitre 1

Qui aurait pu la comprendre, du reste ? Personne… Vouloir mettre le point final au dernier chapitre de sa vie, tout ça parce qu’elle n’arrivait pas à se décider entre un petit flacon de parfum et une raquette de tennis ! En veux-tu, en voilà de l’absurde !

Elle n’attendrait pas le verdict d’un aliéniste de toute façon. La cause était entendue…

D’ailleurs, c’était un joli temps pour mourir.

La femme arrêta un instant sa marche et sonda le ciel épais et lymphatique. La brise poussive ne parviendrait pas de sitôt à percer la peau adipeuse des cumulonimbus. Ses bottes de caoutchouc s’engluèrent un peu plus profondément dans le magma terreux gorgé d’eaux pluviales. Même les herbes grasses, sous le faix des lourdes gouttelettes, courbaient l’échine.

Alors, pourquoi n’aurait-elle pas été en osmose avec ce temps déliquescent ?

Ses bottes émirent un bruit de succion lorsqu’elle voulut se libérer de la matrice noirâtre du champ. Une bulle d’air, semblable au ventre d’un crapaud, vint crever à la surface.

Des sangsues… Tous des sangsues ! Ne voyaient-ils pas qu’elle était exsangue depuis longtemps déjà ? Réflexion idiote… Personne ne la regardait plus… La question ne se posait donc pas…

Tout en se dirigeant vers le bras de mer, elle fut happée par une réminiscence insolite… En ce moment grave tout de même, et qui aurait dû n’appartenir qu’à elle, le visage de Vanessa, l’une de ses élèves de seconde, s’imposa à elle. Quelle foutue peste, celle-là ! Trois jours auparavant, elle avait bien failli la gifler en classe… Finalement, elle aurait dû ! Un blâme ou une mise à pied n’aurait pas changé grand-chose de toute manière…

Elle revoyait encore le regard bleu insolent de la gamine qui s’était posé sur elle alors qu’elle tentait de lui expliquer pourquoi son devoir n’était pas bon. « Et vous Madame », lui avait-elle rétorqué avec un beau sourire mielleux, « vous étiez bonne quand vous étiez jeune ?  » Éclat de rire des petits mâles boutonneux qui, du moins, avaient compris le sens équivoque de l’impertinence…

En ce matin de février, elle allait enfin s’octroyer de grandes vacances ! Définitives même… Finies les interminables corrections de copies qui rongeaient tous ses week-ends : elle allait rendre la sienne ! Au moins échapperait-elle à la nouvelle réforme des lycées qui, si elle rognait les heures de français des élèves, allongeait ipso facto les siennes !

Depuis qu’elle s’était amusée un jour à compter, sa calculatrice interne s’était mise à dérailler. S’asseyait-elle à son bureau que les chiffres aussitôt dansaient une ronde folle autour de son cerveau exténué. Les tas de feuilles griffonnées s’amoncelaient sans fin dans le tonneau des Danaïdes. Cinq classes à raison de trente élèves par classe. Quinze minutes par copie… Impossible de mieux faire… Elle avait essayé…

Tout en se dirigeant d’un pas rapide vers la grève, la femme marmottait ses comptes d’apothicaire.

«… Quatre élèves par heure… Ce qui nous fait 7 h 30 pour une seule classe… Que je multiplie par cinq… Soit trente-sept heures trente de corrections à renouveler toutes les trois semaines… Sans oublier les heures de recherche, de préparation de cours, de concertation avec les collègues, de réunions… Et bla, bla, bla… »

S’il n’y avait eu que cela encore ! Sempiternelle ritournelle des profs de lettres de lycée…

Elle aurait dû s’abstenir de compter le reste… Les rares sourires ou les paroles aimables de Léonard, son fils cadet, par exemple… Les coups de fil intéressés de Pierre, l’aîné.

— Maman, les étudiants de notre promotion organisent une grande fête. Costume obligatoire. C’est une question de standing et d’image pour notre école de commerce !

— Mets ton blazer bleu, mon chéri, et ton pantalon gris, ils sont encore très bien…

— Mais tu n’y es pas du tout, maman ! J’aurais l’air ringard !

— Dans ce cas, téléphone à ton père, il peut t’aider pour une fois !

— Tu sais comme moi qu’il refusera… Oh, et puis, c’est toujours la même chose avec vous !

Bip… Bip… Bip… Raccroché au nez maternel. Son pied rageur fit valdinguer une motte de terre qui dérangeait la rectitude de son chemin.

… Marre des enfants ingrats… Dès le départ, elle aurait dû avoir le courage de refuser à Pierre, élève brillant au demeurant, son inscription dans cette école onéreuse. Elle n’avait plus les moyens de faire face à leurs désirs légitimes ni à leurs exigences. Une fois réglé ses prêts et les dépenses incontournables, il ne lui restait que 120 euros par mois en poche ! Pas la peine d’avoir fait cinq années d’études supérieures et passé un concours difficile pour si peu ! Elle ne pouvait plus supporter les réflexions de certains de ses collègues qui, par conscience politique ou par mécanisme d’autosuggestion salutaire, lui serinaient : « Tu sais, Nathalie, il y a pire que nous ! 50 % des Français ne touchent que le SMIC ! Comment font-ils ?  »

— Il y a pire… murmura-t-elle comme un leitmotiv, tout en s’approchant de la grève. Certes, il y a pire…

Mais ce constat ne la consolait pas pour autant…

« Il y a mieux aussi, non ?  » se révolta-t-elle en tançant le ciel d’un regard furibond. Depuis neuf ans, date de son divorce, elle n’était jamais partie en vacances… Jamais de sorties au cinéma… Le dernier film qu’elle avait vu en salle était Titanic ! Pas de quoi se vanter… Si ? Elle avait sombré en même temps que le paquebot ! Jamais de sorties au restaurant, bien sûr… ni de séances chez le coiffeur… Elle faisait ses teintures elle-même et c’est son fils, Léonard, dans un rôle de composition, qui jouait les figaros ! Sous prétexte de régime - ceci pour ne pas alerter les mères Térésa et les sœurs Emmanuelle de l’Éducation Nationale et Dieu sait s’ils étaient légion ! - elle économisait aussi l’argent de la cantine et déjeunait d’un sandwich dans la salle des profs désertée.

Alors ? Quelles distractions ? se demanda-t-elle en sondant du regard la grève grise et nue. Faire l’amour ? Activité sportive préférée des pauvres certes, mais pour laquelle elle était dispensée depuis belle lurette…

— Ça fait combien temps déjà ? frissonna-t-elle après avoir ôté ses bottes et son ciré. Neuf ans… Au siècle dernier ! Que dis-je… Au dernier millénaire !

Nathalie Masson, tout en se déshabillant, se conforta dans le bien-fondé de son projet. Si elle n’intéressait personne, à quoi bon continuer ? Même Léonard le taciturne, depuis plusieurs semaines, donnait des signes de défection… Quelques insinuations, assénées par touches légères et successives… La dernière en date n’avait que 24 heures d’existence… « Supposons, maman, que je veuille aller vivre dans le Midi chez mon père… crois-tu qu’il accepterait ?  » Goutte d’eau qui avait fait déborder la citerne… Si elle regrettait la sécheresse de sa réponse, il n’en restait pas moins que son fils avait raison de vouloir fuir le domicile maternel : il n’est pas sain, pour un jeune, de s’agripper à une mère neurasthénique, débordée par le travail et sans le sou. Son geste allait libérer son fils d’un choix difficile. Elle espérait seulement que Bertrand et sa nouvelle épouse sauraient s’occuper de lui…

À présent en maillot de bain, Nathalie fut surprise par une sensation à laquelle elle ne s’attendait pas : elle crevait de froid. Sa mise en scène était pourtant nécessaire, il fallait impérativement que l’on crût à un accident et non à un suicide. Question de morale, tout d’abord… Inapte à la vie, elle n’allait pas de surcroît faire endosser un ballot de remords aux quelques personnes qui l’aimaient bien !

Ensuite, elle avait contracté deux assurances décès : l’une auprès de la banque, l’autre à l’Éducation Nationale, très intéressante celle-ci ! Ses deux fils, pupilles de l’état, verraient leurs études payées, aux frais de l’étique mammouth.

Nathalie sortit de son sac à dos une serviette de bain qu’elle étala sur le sable. Elle s’était vantée auprès de quelques collègues - ils seraient sûrement interrogés par la suite - de vouloir à présent nager par tous les temps. Cet exercice salutaire fouettait le sang et ravivait l’esprit !

« Bof… » se dit la femme, peu sportive au demeurant. « Une otarie de hammam, tout au mieux… » Chair de poule et poils hérissés, elle extirpa de son sac un paquet de cigarettes presque vide. D’une main violacée aux doigts gourds, elle dut s’y reprendre à trois fois pour allumer l’unique objet du désir qui lui restât. Elle inhala ces dernières bouffées de tabac avec un plaisir indicible. Jamais elle n’avait pu se décider à arrêter totalement de fumer. Diminuer, oui… Économie obligeait…

C’est donc la cigarette aux lèvres - comme d’aucuns, naguère, la fleur au fusil - qu’elle s’avança vers son supplice. Moment désagréable à passer… Le premier consentement mutuel entre son esprit, toujours aussi résolu, et son corps, rétif comme une vieille mule fourbue. Des bottes de glace lui brûlaient les mollets, l’empêchant physiquement de progresser plus avant. Nathalie accepta cette ultime tentative de conciliation et patienta quelques minutes, le temps pour son corps de s’habituer à l’inhospitalité de l’eau. Avait-elle pensé à tout ? À son réveil, Léonard trouverait le petit mot déposé sur la table de la cuisine. Elle partait nager, mais dès son retour, ils iraient ensemble en ville pour lui acheter cette fameuse raquette de tennis… Ainsi, son père, forcément au courant, n’oserait pas se soustraire à la promesse d’une morte !

Là où elle allait, elle n’avait plus besoin du parfum qui lui faisait tant envie, de toute façon.

Nathalie compta dix pas de plus puis elle dut s’arrêter à nouveau, le souffle coupé ! L’immersion du ventre et du bassin lui était insupportable. Elle ne sentait plus ses jambes. Prise de vertiges, elle sut, à ce moment-là que son agonie serait de courte durée. Parfois, le fait de ne pas être sportive est un atout… La ligne morne de l’horizon dansait devant ses yeux. Tournant la tête de côté, elle aperçut les parcs à huîtres dont les ombres se brouillaient. Elle choisit cet instant pour se jeter à l’eau. D’instinct, elle fit quelques mouvements de brasse en glapissant. Puis, très vite, ses bras tétanisés rechignèrent à l’effort. Elle but la tasse. Avant de sombrer dans l’inconscience, elle eut une ultime pensée saugrenue. Et si l’enfer existait ? Et si un Dieu vengeur la condamnait à corriger des copies durant toute l’éternité ?

 

*

 

Non loin de là, Jean-Jacques Huet disposait ses poches de jeunes gigas sur des petites tables en fer. Pour épouser le flux et le reflux de la marée, nécessaire au développement des huîtres, ces tables étaient basses et, malgré l’habitude du travail, l’homme commençait à ressentir les assauts de son insatiable compagnon : un lancinant mal de dos. Néanmoins, il ne regrettait pas le choix de cette technique de culture, plus performante que celle en eau profonde. Il se rappelait encore les nombreuses déceptions de son père, ostréiculteur avant lui, lorsque de forts courants ou des dépôts de vase venaient gâcher ses semis, quand ce n’était pas le Polydora, ce vers qui creusait des galeries dans les coquilles. Et puis, en haut de l’estran, là où l’influence des marées est plus importante, les huîtres étaient habituées à être exondées et elles tenaient mieux fermées.

La veille, Jean-Jacques Huet et ses deux ouvriers avaient préparé le travail en répartissant huit kilos d’huîtres de dix-huit mois dans chaque poche ou sac de plastique grillagé. Ces jeunes creuses avaient été captées sur leurs propres collecteurs en ardoise. Parfois, il arrivait à cet homme de rêver… Il trouvait alors un remède à la mortalité des naissains d’edulis. Mais ce n’était qu’un vœu pieux. Pas de pouponnières d’huîtres plates sur l’Aven… La maladie les tuait. Jean-Jacques achetait ses bébés edulis à Marennes. L’étape d’affinage s’achevait ici, conférant aux huîtres du Bélon leur incomparable petit goût de noisette.

L’aile d’un goéland cendré l’effleura. Surpris, l’ostréiculteur releva la tête et suivit un instant le vol de l’effronté. Était-ce « Robin des mers » ou l’un de ses compères ? Difficile à préciser.

— J’ai rien pour toi aujourd’hui, mon gars ! Travaille et pêche ! crut-il bon de le tancer.

Ce vieux roublard venait souvent le visiter, ou plutôt son baskodenn, panier en osier qu’il emportait parfois et où il mettait le sandwich qu’il s’était confectionné ; pour lui !

Le voleur aux teintes passe-muraille se confondit aux nuées grises et lourdes. C’est alors que le regard de l’homme fut attiré par la silhouette d’une femme qui, à une cinquantaine de mètres de son parc, se déshabillait sur la grève. D’un sac à dos, elle avait sorti une serviette de bain qu’elle étalait sur le sable vaseux.

« Drôle d’idée de venir se baigner ici », se dit-il. La plage de Kerfany, à un kilomètre de là, lui semblait plus convenable pour ce téméraire exercice.

En allant rechercher deux autres poches, il hocha la tête. Patauger dans une flotte glaciale en plein mois de février ! Lui, il était payé pour ça. Les gens étaient tout de même bizarres ! Malgré sa grenouillère en caoutchouc qui lui montait jusqu’aux aisselles, il ressentait déjà la morsure du froid. Faire trempette en maillot de bain tenait soit de la prouesse sportive soit du vice.

Mais Jean-Jacques Huet oublia vite sa congénère. Les yeux fixés sur la vase, il venait d’apercevoir trois spécimens de ses ennemis intimes qu’il s’empressa de ramasser pour les jeter plus tard, loin des parcs.

— Saloperie ! commenta-t-il à haute voix, à l’adresse des bigorneaux perceurs.

Bien sûr, il avait équipé les pieds de ses tables métalliques de tessons de bouteilles, astuce qui limitait les dégâts, mais éliminer ces prédateurs restait encore la meilleure solution, quand bien même s’agissait-il d’une tâche de titan. Ces coquillages de malheur, amateurs éclairés d’huîtres, possédaient une trompe pourvue d’une sorte de tête foreuse qui, grâce à une sécrétion d’enzymes, parvenait à percer un trou dans la coquille. Le bigorneau n’avait plus qu’à se régaler en aspirant l’huître.

Comme il se redressait pour se masser les reins endoloris, l’ostréiculteur resta un instant interloqué par un spectacle peu banal. La naïade, qu’il avait prise pour une sacrée sportive, n’en était sûrement pas une…

— Mais c’est quoi cette bonne femme ? marmonna-t-il pour lui-même, amusé. A-t-on idée d’aller nager une clope au bec ? Jamais vu encore !

L’homme haussa les épaules et reprit son travail. Après tout, la vie serait triste sans excentriques… Une touriste anglaise, probablement…

Quelques minutes plus tard, de petits piaulements effarouchés lui arrachèrent un large sourire. Finalement, la langoustine s’était décidée à s’élancer dans son court-bouillon. Elle en avait mis un temps !

Pourtant, quelque chose d’indicible dérangea à nouveau Jean-Jacques Huet. La qualité du silence peut-être ? Il releva la tête et scruta la surface de l’eau en quête de sa nageuse. Tout d’abord, il crut apercevoir le petit bonnet de bain jaune dont elle s’était attifée. Faisait-elle du surplace ? Il comprit très vite son erreur. Il s’agissait en fait d’une bouée de flottaison qu’un caseyeur avait dû perdre…

Allongeant le cou, il sonda alors le bord de la grève. Le sac à dos et la serviette de bain n’avaient pas bougé.

— Elle est passée où, cette conne ? éructa-t-il, un peu inquiet.

Doté d’une excellente vue, l’ostréiculteur se retourna encore vers la ria. Ce n’était pas normal. Il aurait dû la voir, forcément. Personne ne nage sous l’eau aussi longtemps…

Son instinct de sauveteur en mer avertit l’homme d’un danger immédiat.

— Et merde ! cria-t-il en sautant sur sa plate.

Allumant le moteur, il mit plein gaz et, le regard fixé sur le point hypothétique où la nageuse aurait pu couler, Jean-Jacques Huet arriva très vite sur les lieux. Il esquissa tout d’abord un large cercle à bas régime, les yeux rivés sur l’eau. Une fois sa boucle terminée, il progressa vers le centre. C’est à ce moment-là qu’il aperçut le corps qui flottait, inerte, entre deux eaux…

 

*

 

— Surtout, ne me remerciez pas ! s’exclama-t-il pour tenter d’arracher un mot à sa passagère qui continuait à pleurer en silence.

— Bien ! reprit-il, stoïque. Je crois, Madame, que vous êtes toujours en état de choc. Le plus raisonnable est que je vous conduise à l’hôpital…

— Non ! réagit-elle enfin. Je vous en supplie ! Ne faites pas ça ! Ramenez-moi chez moi… s’il vous plaît… Et puis, merci, Monsieur !

Jean-Jacques Huet coupa le moteur de sa camionnette qui n’avait pas encore quitté la grève. À dire vrai, il commençait à être légèrement incommodé par le chauffage du véhicule, poussé à fond.

À ses côtés, la femme, en revanche, emmitouflée dans son propre pull dont il s’était dépouillé avant de sauter à l’eau, continuait toujours à grelotter. Néanmoins, ses lèvres étaient déjà moins cyanosées. L’œil en coin, il l’observa un instant en silence. De fait, il la connaissait de vue, même si, avant de fouiller son sac à la recherche de ses papiers d’identité, il avait été incapable, au préalable, de mettre un nom sur son visage. Plutôt petite, mince, Nathalie Masson n’était pas vilaine à regarder. D’après son état civil, elle avait quarante-huit ans, mais ne faisait pas son âge. Or, il avait besoin de comprendre avant de décider, en toute conscience, où il la conduirait.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? lui demanda-t-il d’une voix qu’il tenta de rendre douce.

Aussitôt, sa passagère tressaillit. Il la devinait sur la défensive.

— Fait quoi ? s’insurgea-t-elle. De quoi parlez-vous ? Je nageais ; j’ai eu une crampe… Ensuite, j’ai senti que la tête me tournait… et j’ai dû m’évanouir… Voilà tout !

Conciliant, le conducteur tapota son volant du plat de la main.

— Soit… Mais permettez-moi de m’interroger… Vous n’arrêtez pas de pleurer depuis que j’ai réussi à vous réanimer…

Nathalie Masson, bien décidée à en découdre une fois pour toutes avec cet inquisiteur, plongea son regard peu amène dans celui du « héros du jour ».

— J’ai eu très peur ! Est-ce si difficile à comprendre ? répliqua-t-elle sur le ton du défi.

Étant donné que son projet était tombé à l’eau - c’était le cas de le dire - il fallait à présent qu’il la crût. Elle n’avait pas envie, de surcroît, qu’on la victimise… Encore moins que cette histoire arrive aux oreilles de ses deux fils !

— Bien ! soupira-t-il au bout de quelques secondes. C’est comme vous voulez… Je vous ramène chez vous… Quelle adresse déjà ?

Dès que la camionnette s’ébranla, Nathalie se détendit un peu.

Consciente que la partie n’était pas encore terminée, elle réfléchit à ce qu’il aurait été convenu de faire en pareil cas. Une noyée reconnaissante aurait sûrement invité cet abruti à prendre une boisson chaude…

— Vous devez avoir froid aussi ? déclara-t-elle en affichant un sourire compatissant. Je vais nous préparer un thé à la maison… Vous avez le temps au moins ?

— Pas de problème. De toute façon, ma journée de boulot est foutue. La marée remonte.

« Et flûte… », songea la femme. « Quel malotru en plus… Tant pis… Une demi-heure de conversation, c’est raisonnable… Ensuite, je serai débarrassée de ce type à tout jamais… Il faut que je trouve quelque chose à lui raconter… Dieu que c’est assommant ! »

Nathalie Masson n’eut pas le loisir de réfléchir plus avant car, par association de pensée, il lui demanda à brûle-pourpoint :

— Et vous ? C’est quoi votre métier ?

— Je suis prof de français, en lycée, répliqua-t-elle d’une voix atone.

— Oh ! C’est chouette ça ! s’exclama-t-il en la regardant. Moi, j’adorais écrire des rédactions quand j’étais môme ! Vous devez éprouver du plaisir à lire toutes leurs histoires, non ?

Le « oui, bien sûr », de sa passagère qui se pelotonna aussitôt en chien de fusil dans son siège, lui parut sonner faux. Cette bonne femme lui mentait. De cela, il était persuadé. Mais après tout, c’était son problème à elle, pas le sien ! En quoi son devenir lui importait-il ? Il l’avait sortie de l’eau et s’était donc acquitté de son devoir. Point barre !

Mais au plus profond de lui, sa conscience lui intimait un tout autre discours. Et parce qu’il lui avait sauvé la vie, Jean-Jacques Huet, en homme simple, se jugeait à présent responsable d’elle.

L’ostréiculteur gara sa camionnette devant une maison pimpante et blanche aux volets bleus. Dans cette rue, bon nombre de résidences secondaires hibernaient, closes jusqu’à la saison nouvelle. Cette désaffection conférait au quartier une certaine mélancolie, comme si le temps, aussi maussade fût-il, ne parvenait plus à se faire respecter.

Lorsque la femme le fit entrer chez elle, un sentiment contradictoire saisit Jean-Jacques Huet. Nathalie Masson possédait quelques très beaux meubles, de jolies toiles aussi, du moins en jugeait-il ainsi… Pourtant, il se dégageait de l’ensemble une impression de tristesse.

Désirant avant toute chose prendre une douche brûlante, elle le conduisit dans la cuisine puis, l’invitant à faire bouillir de l’eau pour le thé, elle s’éclipsa dans la salle de bain.

Une imposante maie en chêne massif faisait office de table. Une fois seul, Jean-Jacques Huet ne put s’empêcher de lire le petit mot adressé à l’attention d’un « chéri ». Le chéri en question fit d’ailleurs irruption dans la cuisine alors qu’il reposait la feuille sur la table. Pris en flagrant délit d’indiscrétion, l’homme détourna la tête un instant avant de se raviser.

— Bonjour ! lança-t-il d’un ton léger au garçon. Je raccompagnais ta maman…

— Salut…

La présence d’un intrus chez lui n’eut pas l’air de troubler le jeune homme qui ouvrit immédiatement la porte du buffet afin de prendre un paquet de céréales.

C’était un adolescent aux traits fins, autant que l’ostréiculteur pût en juger, car ses cheveux, d’un châtain clair et raides comme des baguettes, lui condamnaient l’usage des yeux. Un genre, sans doute… Où diable avait-il déjà vu ce gamin de quatorze ans environ ?

Étant donné la loquacité de l’adolescent à qui, une fois les présentations expédiées, il ne savait plus que raconter, Jean-Jacques s’affaira autour de la cuisinière. Le garçon petit-déjeunait à l’heure où d’aucuns auraient mis le couvert pour le repas de midi, et l’eau de la bouilloire était la seule à chanter…

— C’est pas vous le copain à Olivier Testu ? mâchouilla-t-il enfin, la bouche pleine.

L’homme, content d’une trêve dans l’aphasie juvénile, profita de cette brèche entrouverte.

— Mais oui ! Je te reconnais maintenant ! C’est toi le garçon qui vient souvent flâner au chantier ! Tu aimes le métier ?

— Mouais… ça va, répondit l’adolescent avec l’enthousiasme qui caractérise cet âge.

Amis de longue date, Jean-Jacques Huet et Olivier Testu exerçaient la même profession. Leurs concessions se touchaient. Encouragé par cette passionnante discussion, l’homme éteignit sous la bouilloire et demanda au garçon où se trouvait la boîte à thé ainsi que les tasses. Sans se lever, le jeune désigna du menton le buffet derrière lui. Jean-Jacques Huet fit donc le tour de la table pour s’approcher du meuble sur lequel il aperçut trois paquets de copies… Ébahi, il ne put s’empêcher de faire une réflexion au garçon :

— C’est toi, l’artiste de la maison ? Je ne sais pas si ta mère va être ravie de tes talents conceptuels !

L’adolescent souffla sur sa frange pour appréhender un instant le reste du monde avant de déclarer en haussant les épaules :

— Non… C’est sûrement elle… Ça lui prend, des fois…

L’ostréiculteur n’eut pas l’heur de s’attarder davantage sur cette étrange découverte. Nathalie Masson revenait, vêtue d’un jean et d’un pull noir à col roulé, les cheveux encore humides, elle se pencha vers son fils pour lui dire bonjour. Devant ce contact mouillé, Léonard eut un mouvement de recul.

— C’est à cette heure-ci que tu te lèves ?

— Mouais… Pourquoi ? J’ai rien à faire de toute façon…

Pour illustrer cette leçon de philosophie, l’adolescent quitta la pièce en laissant son bol sur la table. Sans un mot, la mère nettoya la place souillée. Chacun étant maître chez soi, Jean-Jacques Huet s’abstint de formuler la première pensée qui lui vint à l’esprit. lls étaient à présent assis face à face, se regardant en chiens de faïence, devant leurs tasses de porcelaine…

L’hostilité affichée de la femme l’agaçait. Il avait hâte à présent de quitter cette atmosphère pesante. Néanmoins, ce même sentiment de malaise impalpable le retenait. Il se décida, presque malgré lui, à l’attaquer de front :

— À votre place, j’irais dès aujourd’hui voir un médecin.

— Un rhume, ça passe avec ou sans médicament, répondit-elle sèchement.

— Je ne pensais pas à cela mais à votre état général, lança-t-il. Vous me semblez un peu… heu, déprimée.

— C’est une idée fixe chez vous, on dirait ! répliqua-t-elle, peu amène.

Jean-Jacques Huet ne releva pas cette intervention et poursuivit son idée.

— Vous n’aimez plus votre métier ? C’est ça ?

Nathalie Masson et son fils avaient la même façon de hausser les épaules.

— Mais si, pourquoi ? Où allez-vous chercher ça ? Jean-Jacques Huet croisa les bras et se cala confortablement contre le dossier de la chaise, geste qui exaspéra davantage encore la maîtresse de maison. Cette espèce de grand machin, aux membres démesurés de primate et à la barbe naissante, se targuait en plus de psychologie… Il allait taper l’incruste, c’était sûr… Elle avait très mal à la tête… Que dire ou que faire pour qu’il dégage vite fait ? Elle coula alors vers lui un regard qui lui sembla inspiré.

— Vous savez, sourit-elle d’une façon assez niaise, dans tous les métiers, il y a des moments difficiles… Mais quand j’ai choisi la voie du professorat, c’était une véritable vocation ! Transmettre un savoir à de jeunes esprits encore en friche, qu’y a-t-il de plus beau ?

Nathalie Masson, sûre de sa ruse pourtant, resta saisie d’étonnement lorsque son vis-à-vis éclata d’un rire bruyant et qu’il applaudit des deux immenses battoirs qui lui servaient de mains.

— Pas mal le coup des morveux en jachère ! exulta-t-il. Le ministre de l’Éducation Nationale vous donnerait, les yeux fermés, la médaille du mérite ! Mais moi, on ne me la fait pas !

Elle s’était levée, blême, lèvres tremblantes, signifiant ainsi son congé à cet orang-outang.

— Je ne vous permets pas, Monsieur ! Vous n’avez aucun droit !

Jean-Jacques Huet tenta de reprendre son sérieux.

— Excusez-moi… Je ne voulais pas vous vexer… C’est votre air extatique… Vous devriez faire du théâtre !

— Laissez-moi, maintenant, s’il vous plaît…

En guise de réponse, il but une longue gorgée de thé.

La femme ne s’était toujours pas rassise.

— Je ne vous ficherai pas la paix tant que je n’aurai pas eu une promesse de vous… décréta-t-il, péremptoire.

— Tout ce que vous voudrez… fit-elle pour se débarrasser de lui.

— Tss… Tss… Ça ne fonctionne pas comme ça ! Il me faut des garanties.

— Des garanties ? s’insurgea-t-elle. Mais de quoi ? Pourquoi vous immiscez-vous ainsi dans ma vie ?

— Je ne l’ai pas choisi, mais puisqu’il en est ainsi, vous allez me jurer de ne plus essayer d’attenter à vos jours… Et cet après-midi, vous irez voir votre médecin qui vous donnera, j’en suis certain, un congé de maladie. Une semaine ou deux de repos et, en prime, des antidépresseurs, vous remettront sur les rails. Vous êtes d’accord ?

Comme elle esquissait un geste timide de la tête, il ajouta qu’il repasserait dans la soirée et qu’elle lui montrerait son certificat médical…

— Vous feriez un maître chanteur hors pair ! murmura-t-elle. Soit ! Je suis un peu fatiguée en ce moment, mais retirez-vous de la tête que j’ai voulu me suicider. C’est faux ! Vous m’entendez ? J’avais juste envie de nager, pour décompresser un peu avant de m’attaquer à mes copies !

Jean-Jacques Huet se leva et, de sa haute stature, contempla ce petit bout de bonne femme aussi coriace, selon lui, qu’une bernique.

— Soit ! Parlons-en ! J’ai aussi une amie prof d’anglais, à Vannes. Je peux vous jurer qu’elle a une autre méthode pédagogique que la vôtre ! dit-il en fixant le buffet. Quand elle a fini ses corrections, Sophie range ses copies dans son cartable, voyez-vous. Elle ne les rend pas à ses élèves sous forme de cocottes en papier…

Prise en défaut, Nathalie Masson rougit et ne trouva aucune explication rationnelle à lui proposer.

— À ce soir donc ! conclut-il en déposant sa tasse vide dans l’évier. Rassurez-vous ! Je ne resterai que cinq minutes, le temps de voir votre certificat médical… J’ai aussi une vie privée !

Comme il quittait la cuisine, il se heurta à Léonard. Le jeune homme, blouson sur l’épaule, avait l’air d’attendre son départ pour se faire conduire en ville par sa mère. « La fameuse raquette de tennis », pensa-t-il.

Se mêlant encore de ce qui ne le regardait pas, Jean-Jacques Huet ne put s’empêcher de se retourner vers l’adolescent pour lui glisser à voix basse :

— Aide un peu plus ta maman, veux-tu ? Elle est fatiguée et elle a besoin qu’on s’occupe d’elle…

En guise de réponse, « l’esprit en friche » souffla sur le foin de sa frange.

 

 

Chapitre 2

Était-ce sa mauvaise conscience ou avait-il l’impression qu’à quelques pas de lui ces deux mères de famille l’observaient à la dérobée ? Raphaël Cohen avait longtemps hésité avant de mettre ce stupide projet à exécution. Nonobstant, il désirait en avoir le cœur net. Au propre comme au figuré. Après tout, dans le monde entier, des millions de parents attendaient leur progéniture à la sortie des collèges. Sauf que lui n’avait pas d’enfant… Du moins, pas à sa connaissance.

La sonnerie de l’établissement retentit à 16 h 30. Un surveillant vint ouvrir les monumentales portes de fer, libérant ainsi un flot de têtes blondes ou brunes.

Raphaël Cohen releva le col de son blouson de cuir, puis, les mains dans les poches, attacha consciencieusement son regard sur toutes les adolescentes, nubiles ou impubères, effrontées ou sages, jolies ou quelconques, qui s’égaillaient devant lui. Déjà, de la ruche essaimée, des groupuscules se reformaient. Des paquets de cigarettes sortaient des sacs à dos, se passaient de main en main. Au milieu des pétarades de scooters, rires et invectives fusaient. Les filles surtout fulminaient, provoquaient les petits mâles en leur hurlant des jurons. « Hep Ben ! T’es qu’un pauv’con, mais y a Marjorie qui te kiffe. T’es d’accord ?  » Si l’on bafouait la grammaire, écorchait la syntaxe et les oreilles, il s’agissait malgré tout de la même et sempiternelle pavane amoureuse, Tête basse, certains faisaient mine de ne pas avoir aperçu leurs parents et, observant un détour pour éviter leurs sourires attendris ou, pire, leurs embrassades incongrues, fuyaient directement vers la voiture familiale garée un peu plus loin. Vaincus par avance, les adultes respectaient ce pacte tacite et suivaient, dociles, leur ingrate descendance.

Raphaël Cohen, quant à lui, passa avec succès les tests qu’il s’était imposés. Aucune de ces jouvencelles n’avait su l’émouvoir. Son cas n’était peut-être pas aussi désespéré… Certes, pas l’une de ces ados ne possédait le charme de Marie, ce qui lui facilitait l’épreuve. Depuis quatre ans qu’il ne l’avait pas revue, il conservait d’elle le souvenir d’une enfant puis d’une jeune fille naturelle et enjouée. La mode avait changé sans doute… Les collégiennes qui passaient aujourd’hui devant lui s’affichaient pour la plupart comme des miniatures de dames. Serrées dans leur pantalon et leur blouson court, très maquillées, elles faisaient marteler les talons de leurs chaussures pointues et tenaient par la poignée le sac à main de nos grands-mères.

Comme le flux des retardataires s’étiolait, l’homme ne voulait pas se faire remarquer. Songeur, il regagna seul le parking attenant. Qu’avait-il appris sur lui-même ? Rien de plus, rien de moins. Il conserverait toujours le doute angoissant qui le taraudait depuis dix années… Accident de parcours ou nature profondément perverse ? Faisait-il partie de ces pédophiles qu’il vomissait ?

 

*

 

— Raphaël ! Je te dérange ?

De toute façon, après avoir discrètement toqué à la porte, la jeune femme avait déjà investi l’antre de son bureau.

L’homme posa ses lunettes sur la table de travail et s’étira.

— Non… Je n’ai pas vraiment d’inspiration aujourd’hui, répondit-il en souriant à sa compagne. C’était qui, le coup de fil de tout à l’heure ?

— Ton éditeur. Il voulait savoir si ta quatrième de couverture était prête. Il faudrait que tu l’envoies par e-mail, au plus tard lundi.

— OK, bâilla-t-il. Je m’en occupe.

— Tu as l’air fatigué, Raph…

— Oh que oui ! Je sens que je ne ferai pas de vieux os ce soir !

La pétillante brune s’approcha de lui et caressa sa joue du revers de la main.

— Ah non ! Ce soir, tu vas être obligé de fournir un petit effort ! Tu as encore oublié qu’on était invités chez les Testu ?

— La barbe… soupira-t-il. Cela t’embêterait d’y aller seule et de m’excuser ?

Raphaël Cohen lut sur le visage de sa compagne de la déception métissée de colère.

La voix de Clarisse tremblait un peu quand elle s’écria :

— Il n’en est pas question, voyons ! Ce sont tes meilleurs amis et ils sont si heureux de donner une réception pour le retour de leur fille ! Tu ne peux pas leur faire faux bond au dernier moment ! C’est dégueulasse !

— Il y aura plein de monde et, vraiment, je n’ai pas envie d’y aller, marmonna-t-il.

Clarisse se dressait à présent devant lui, tel un parangon de justice.

— Donne-moi une seule raison valable pour te désister ! C’est à croire que tu le fais exprès ! En tout cas, ne compte pas sur moi pour jouer les commissionnaires ! Si vraiment c’est ta décision, tu agites tes petites mains et tu téléphones à Olivier et à Mado toi-même ! Leur fille et son copain ne sont en France que pour quinze jours.

— Ah bon ? Marie a un ami ? ne put s’empêcher de relever l’écrivain.

— Ben oui… C’est normal, non ? Quel âge a-t-elle ? Vingt ans ?

— Vingt-deux, rectifia Raphaël en rechaussant ses lunettes. C’est bon… Puisque cette soirée a l’air de te tenir tellement à cœur, on ira… Mais je te préviens ! Je ne jouerai pas les prolongations ! Maintenant, tu serais gentille de me laisser… Il faut que je m’attelle à cette quatrième de couverture.

Dès que la porte fut refermée, Raphaël repoussa ses feuillets griffonnés. Après avoir une nouvelle fois reposé ses lunettes sur le bureau, il se massa les ailes du nez avec lassitude. Soudain, il eut envie d’entendre la voix de Marie. Fouillant dans un tiroir, il en sortit l’un de ses derniers enregistrements, une cantate profane de Bach, peu connue du grand public et dans laquelle la jeune soprano chantait en duo avec une contralto hongroise. C’étaient Olivier et Mado qui, légitimement fiers de la carrière fulgurante de leur fille, lui avaient offert ce CD, le Noël précédent.

Mais dès que les premières notes cristallines de cette voix hors du commun transfigurèrent l’atmosphère de la pièce, Raphaël Cohen n’en put supporter davantage et éteignit aussitôt le lecteur. Trop de beauté consume les âmes ordinaires : la sienne en l’occurrence.

Marie… Il revoyait encore la petite fille qu’elle était lorsque, onze ans auparavant, il avait fui Paris et ses mirages pour s’installer ici, au hasard d’un séjour en Bretagne, invité par une bande de copains. Il est de ces noms propres qui exultent, même si la réalité trahit parfois la toponymie. Qui n’a jamais enveloppé Bagdad ou Valparaiso d’une aura scintillante ? Le Finistère ! Le lieu où finit la terre donnait envie de poser son bagage. Depuis lors, Raphaël n’avait jamais regretté son choix.

Très vite, il s’était lié d’amitié avec un ostréiculteur, Olivier Testu, et sa femme Mado. Ce couple extraordinaire, exempt de doutes, soudé par un amour granitique, venait de donner naissance à un petit garçon, douze années après celle de Marie. C’était, déjà à l’époque, une fillette hors norme. Précoce intellectuellement, Marie fuyait la compagnie des enfants de son âge pour rechercher celle des adultes. Cette attitude souciait ses parents, effrayés qui plus est par le caractère entier de la gamine. Ils craignaient pour elle une inadaptation sociale. 40 % des gamins dont le quotient intellectuel dépasse 130, sont paradoxalement des élèves médiocres. Marie faisait partie de ce pourcentage. Si elle tirait brillamment son épingle du jeu en français et dans les disciplines artistiques, ses autres résultats, en classe de sixième, restaient poussifs.

Qui, de lui ou des parents de Marie, avait suggéré d’aider la gamine après ses cours ? Il ne le savait plus… Toujours est-il que la petite avait pris l’habitude de venir chez lui à l’heure du goûter afin de réviser ses leçons et travailler ses devoirs du lendemain. À cette évocation, Raphaël Cohen se surprit à sourire, seul, dans ce bureau dont les murs conservaient, peut-être, quelques éclats de rires d’antan…

Car la chipie était espiègle et essayait de manœuvrer pour discuter de tout autre sujet qu’un fastidieux problème de maths ! Et elle parvenait à ses fins, enfin… parfois, avec ses grands yeux gris moqueurs, les commissures de ses lèvres maculées des traces du chocolat qu’elle venait de boire et sa minuscule silhouette de souris.

Il se souvenait·, bien sûr, de la conversation fatidique qui allait bouleverser sa vie, même si, ce jour-là, il n’en avait pas mesuré les répercussions.

Un an plus tard, pour son goûter d’anniversaire, il n’avait pas voulu se substituer au rôle parental en lui achetant un gâteau. En revanche, il avait planté une bougie symbolique dans la brioche qu’elle avait l’habitude de dévorer. Marie avait semblé, non pas triste, mais grave.

Craignant un impair de sa part, il lui avait expliqué que, pour dîner, sa mère lui avait préparé une très jolie surprise.

Elle avait alors secoué la tête, faisant virevolter les boucles blondes de ses cheveux. Puis elle avait levé vers lui son beau regard gris.

— Ce n’est pas ça… J’adore ton gâteau, Raphaël. Mais j’ai douze ans aujourd’hui et je voudrais que tu me promettes quelque chose…

— Tout ce que tu veux, ma poupée ! avait-il répondu bien imprudemment.

— Tu attendras, dis, que je sois grande ? avait-elle alors demandé d’une voix timide.

Lui, totalement niais, n’avait pas compris le sens équivoque de la question.

— T’attendre ? Ben… oui, poussin… Mais pourquoi faire ?

— Pour te marier avec moi…

Après quelques secondes d’un silence interloqué, son propre rire lui avait paru aussi faux qu’une dentition éclatante dans la bouche d’un octogénaire.

— Ah ! Elle est drôle, celle-là ! Sacrée minette, va ! Tout juste si, à la bonne franquette, il ne s’était pas tapé les mains sur les cuisses. Désarmé et pitoyable…

— Je ne plaisante pas, Raphaël. Tu es et tu resteras l’homme de ma vie ! C’est une petite voix, à l’intérieur de moi, qui me le dit.

— Eh bien, Marie, avait-il rétorqué, tu diras de ma part à ta petite voix qu’elle yo-yote ! Je suis… heu… très flatté de ton intérêt pour ma « grande personne ». Mais tu m’as bien regardé ? J’ai trente-sept ans et tu n’es qu’un bébé ! Lorsque tu seras en âge de te marier, je chanterai Étoile des neiges le dimanche après-midi, au fin fond d’un hospice !

Elle avait haussé ses épaules menues.

— Tu exagères toujours tout, Raphaël… Que disait-on tout à l’heure, à propos du texte sur Perceval ? Une hyperbole ? C’est ça ? Eh bien, tu hyperbolises toujours… Mais moi, je sais ce que je dis. Et je dis ce que je sais.

— Bon ! Trêve de plaisanterie ! On se remet au travail ! Allez, oust ! Ouvre ton livre d’histoire !

Le sujet de cette conversation avait fait long feu. Cependant, le ver venait de se loger dans la pomme. À tout jamais. Pourquoi n’avait-il pas balayé du revers de la main ces enfantillages et fait table rase ? Pourquoi ne s’était-il plus jamais comporté de façon naturelle avec Marie ? Et surtout, pourquoi s’était-il senti si troublé ? C’était là, la vraie question. Elle remettait en cause ses convictions profondes. Un adulte irrésistiblement attiré par un enfant ne peut-être qu’un pervers ! C’était certain… Ah ! Il avait pourtant assez trituré son âme ! Il aurait obtenu mention très bien à ses éternels examens de conscience ! Plus tatillon qu’une vieille bigote amoureuse de son curé et qui déverserait en confession des seaux de peccadilles !

Raphaël Cohen se leva et alluma une cigarette. Le front contre le carreau, il regarda la nuit tomber. Au moins, ce soir, en revoyant Marie après quatre ans d’absence, il serait délivré de ses fantasmes… Il pourrait, dès lors, cessé de mettre sa vie affective entre parenthèses. Clarisse lui demandait de s’investir davantage dans leur relation. Elle désirait un enfant. Pourquoi pas, après tout ?

La petite Marie revenait au pays avec son petit ami. Tant mieux, tant mieux et tant mieux ! C’était sûrement sérieux entre eux si elle s’était décidée à présenter ce garçon à ses parents… Même enfant, Marie n’avait rien d’une girouette. Elle n’avait que treize ou quatorze ans lorsqu’un cours de musique avait déterminé le choix de sa future carrière. Son professeur, enroué ce jour-là, avait fait écouter à la classe plusieurs extraits d’opéra afin que les élèves apprennent à distinguer les différentes tessitures de voix. Le duo des fleurs