La Lame du tarot - Françoise Le Mer - E-Book

La Lame du tarot E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

Un étrange rituel meurtrier.

À Brest, lors de la foire Saint-Michel, un camelot est retrouvé mort sous un porche.
Apprêté comme pour un rite funéraire, il porte au front les stigmates d’une croix gravée par la lame d’un coupe-papier. Sur le corps, à l’intention de la police, est déposée une carte du tarot divinatoire.
De nouveaux crimes du même type vont être perpétrés, et l’assassin préviendra à chaque fois une jeune cartomancienne, Sylvia Nathan…
Les inspecteurs Le Gwen et Le Fur, fort mal à l’aise dans ce climat étrange, vont orienter leur enquête vers le milieu de la voyance… Sauront-ils démasquer à temps l’esprit démoniaque qui sévit dans la cité du Ponant ?

Le Gwen et Le Fur dans une enquête teintée d'ésotérisme dont l'issue vous laissera sans voix !

EXTRAIT

Madame Barrot ne fit pas attention au timbre de la voix devenu étrangement suraigu. Sur le tapis cramoisi, la lame de l’objet, étroite et affilée, scintillait. Sous une pile de revues posées à même le sol, dépassaient quelques centimètres d’un carton orange.
Toujours accroupie, la femme l’aperçut et tenta de l’extirper.
— Voilà la Maison-Dieu, ma chérie… L’autre doit être à côté… Merci, mon ange ! Comment pourrais-je vivre sans toi ! Merci ma toute douce… Maman va pouvoir travailler et elle t’achètera les plus belles fleurs que…
Monique Barrot, alias Madame Lucie, ne termina jamais sa phrase. Projetée en avant, elle sentit dans le dos et au cou comme d’atroces morsures. Sa bouche s’emplit de sang. Elle réussit à tourner la tête et, à travers un brouillard rouge, perçut un jeune corps qui s’acharnait sur elle.
Que lui criait-on… « Maman… Aime-moi… Je suis là… » Où l’enfant avait-il trouvé un couteau ?…La dernière image qu’elle distingua fut le portrait de Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus. Le cœur à nu de la religieuse bat si fort… Et son visage… Celui d’une petite fille aux boucles blondes… Elle rit… rit… « Mais oui, ma chérie, maman t’aime… Elle arrive… ».

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Livre que j'ai lu d'une traite grâce à l'enquête policière qui est menée à travers l'ésotérisme et les différentes cartes du tarot de Marseille retrouvées auprès des cadavres. La fin est véritablement époustouflante à mon goût, je n'étais pas parvenu à imaginer ce dénouement. - didiebreizh, Babelio

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

La lame du tarot

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 St-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

 

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

 

 

 

Dépôt légal 4e trimestre 2014

ISBN : 978-2-372602-47-1

 

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2014 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma mère.

 

 

 

 

 

Remerciements

 

À mes amis médiums et voyants

dont l’honnêteté et la compétence

ne sont plus à démontrer :

Sylvia, Michelle de Saint-Jean,

François de Quimper, Yvonnick Queruel ;

 

Au docteur Charles Vaena pour m’avoir prêté

sa thèse de médecine « Guérisseurs du Finistère » ;

 

À Alice, Frédéric et Pascal.

 

Chapitre 1

Rennes, le 29 septembre 1978.

Rien de tel ne se serait, sans doute, jamais produit, si Monique Barrot - nom de guerre : Madame Lucie - n’avait eu la fâcheuse manie de penser tout haut. En montant l’escalier des quatre étages qui la menait à son deux-pièces cuisine, les bras chargés de victuailles, elle marmottait contre la vie chère, l’Urssaf et les clients au portefeuille frileux. Sur le palier du troisième, elle croisa son voisin dont la voix teintée de bière pâteusa quand il la salua. « Il a encore tété ! » murmura-t-elle. Mais l’homme ne se retourna pas.

Monique Barrot actionna la poignée de sa porte. À son étonnement, elle resta close. Elle sonna…

— Mais c’est moi ! Ouvre !

Elle sonna à nouveau, agacée. Elle s’apprêtait à fourrager dans son cabas à la recherche de sa clef, quand le déclic du verrou se fit, sans qu’elle eût entendu, chose curieuse, le bruit familier des pas sur le plancher.

— Qu’est-ce que tu fichais, ma parole ! Tu faisais la planque derrière la porte ou quoi ? Aide-moi plutôt à porter un sac dans la cuisine.

L’autre s’exécuta sans un mot.

Après avoir rangé la dernière boîte de cassoulet dans le placard, « Madame Lucie » s’autorisa un petit remontant, juste un doigt de martini, qui l’aiderait à supporter tout à l’heure son premier client de la journée : un raseur hypocondriaque.

Son verre à la main, elle pénétra dans le salon-salle à manger-cabinet de consultation dont elle avait conçu l’agencement avec soin. Dans cette pièce, elle se sentait bien… ou moins mal.

Les murs tendus de tissu rouge reflétaient sa vie. Elle jeta un coup d’œil sur la reproduction de Sainte-Thérèse de l’enfant Jésus qui dévoilait son cœur égratigné en levant les yeux vers un monde meilleur. Elle lui dit quelques mots amicaux. Ce n’était pourtant pas la carmélite qui tenait la place d’honneur sur ces murs mais un crucifix janséniste entouré d’images d’angelots et veillé sur un guéridon par une vierge lumineuse. Il lui réfléchit un visage encore jeune mais marqué, ni beau ni laid, d’une insignifiance raisonnable. Elle humecta ses doigts de salive et remit en place une mèche rebelle.

— Si tu as faim, ouvre-toi une boîte. Moi, je ne déjeunerai pas.

N’obtenant pas de réponse, elle haussa les épaules et ferma le rideau de velours noir. La lumière du jour se heurta au tissu et l’ombre se fit. Au jugé, elle alluma la lampe de verroterie de son bureau. Une toute petite fille, dans son cadre d’argent, lui souriait. Monique Barrot s’empara du portrait et le serra un instant contre elle. Puis, elle le reposa et brûla un bâton d’encens.

Elle observait les yeux rieurs de l’enfant à travers les volutes de fumée.

— Mon ange, mon amour, cinq ans aujourd’hui que tu es partie…

Pour ne pas se laisser gagner par l’angoisse, elle se racla la gorge et raffermit sa voix.

— J’irai au cimetière en fin d’après-midi. Tu viendras avec moi ?

Face à ce mutisme auquel elle s’était habituée, la femme ouvrit son courrier et chercha son coupe-papier. Elle souleva une carte du ciel, déplaça un pendule qui servait de presse-papiers à une dizaine de thèmes zodiacaux et, dans son énervement, bouscula sa boule de cristal. En vain…

Pour se calmer, elle but une gorgée de martini et décida de déchirer les enveloppes. Rien d’important. Une facture d’eau, une lettre de remerciement pour le retour d’affection d’un mari volage : la routine.

Elle s’adressa à la petite fille du cadre :

— Tu vois, Léna, comme maman est désordonnée ! Tu serais si gentille de me retrouver mon coupe-papier ! C’était un cadeau de papa. Tiens, je ferme les yeux… Dis-le moi, mon ange.

Quelques secondes plus tard, madame Barrot fouilla le dernier tiroir de son bureau et le referma.

— Tu dois être fatiguée, ma chérie ; il n’y est pas. Mais je ne t’ennuie plus avec ces bêtises. Repose-toi.

Elle-même alla s’allonger sur un divan, dans l’encoignure de la pièce. Avant de recevoir un client, il lui fallait s’étendre un moment et faire le vide en elle. Elle ferma les paupières. Déjà, elle se sentait plus réceptive à l’atmosphère ambiante, à la lueur rouge révélée par la lampe qu’elle percevait à travers ses cils clos, et à la lourde senteur de l’encens.

Tout, dans « sa » pièce, tenait dans le délicat équilibre de l’austérité mystique et du luxe tapageur d’un bordel.

Monique Barrot se laissait envahir par Madame Lucie car, tout à l’heure, elle aurait besoin de toutes ses lumières pour ne pas décevoir ce consultant difficile. Une chose la tracassait cependant… Un détail qu’elle aurait dû remarquer. Mais quoi ? Qu’avait-elle oublié ?

Soudain, elle se leva et se dirigea vers son bureau dont elle ouvrit un à un les tiroirs d’une main fébrile. Elle en était sûre… elles étaient là ce matin encore. Avant qu’elle n’aille faire les courses, elle les avait vues…

Sa voix se fit colère :

— Viens ici tout de suite ! Tu as encore touché à mes cartes ! Je te l’ai pourtant assez défendu ! Où les as-tu mises ?

Un pas traînard parcourut le court chemin de la cuisine au salon.

— Elles sont là… sous la revue Astro.

Monique Barrot se précipita à l’endroit indiqué et se mit à compter les cartes.

— Je te l’ai répété mille fois. Si tu les touches, tu les démagnétises et je ne peux plus les lire. Zut, il m’en manque deux. Où sont-elles ?

Au paroxysme de l’énervement, Monique Barrot se mit à quatre pattes et souleva le tapis à la recherche des cartes disparues.

— Tiens, regarde… j’ai trouvé ton coupe-papier. Tu l’avais laissé sur la table de la cuisine.

La femme releva un visage congestionné par l’exaspération.

— Je me fous du coupe-papier ! C’est bien le moment ! Aide-moi plutôt…

Tandis qu’elle inspectait le dessous du buffet Henri III, un chagrin aussi violent que soudain la submergea :

— Oh, ma petite fille, hoqueta-t-elle, aide ta maman ! Ma chérie, mon doux trésor, retrouve ces deux cartes, j’en ai besoin tout à l’heure.

— Mais, maman, ne pleure pas. Elle ne peut pas t’aider, Léna. Elle est morte ! Regarde-moi un peu… Je t’ai dit que j’avais retrouvé ton coupe-papier…

Monique Barrot ne jeta pas même un coup d’œil sur l’enfant qui, pourtant, lui tendait l’objet. À croupetons, elle explorait toujours les moindres recoins de la pièce. L’enfant, désirant capter l’attention de sa mère, s’avança vers elle, le bras tendu. Mais elle continuait à parler à « l’autre ».

— Ma fille… ma douce… si tu étais là, tu saurais… tu es si fine, si intuitive. Le Bon Dieu m’a bien punie… Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Je sais qu’il a besoin de petits anges là-haut. Tu es le plus éclatant de tous. Ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers…

— Maman, tais-toi ! hurla l’enfant qui, se bouchant les oreilles, laissa tomber le coupe-papier.

Madame Barrot ne fit pas attention au timbre de la voix devenu étrangement suraigu. Sur le tapis cramoisi, la lame de l’objet, étroite et affilée, scintillait. Sous une pile de revues posées à même le sol, dépassaient quelques centimètres d’un carton orange.

Toujours accroupie, la femme l’aperçut et tenta de l’extirper.

— Voilà la Maison-Dieu, ma chérie… L’autre doit être à côté… Merci, mon ange ! Comment pourrais-je vivre sans toi ! Merci ma toute douce… Maman va pouvoir travailler et elle t’achètera les plus belles fleurs que…

Monique Barrot, alias Madame Lucie, ne termina jamais sa phrase. Projetée en avant, elle sentit dans le dos et au cou comme d’atroces morsures. Sa bouche s’emplit de sang. Elle réussit à tourner la tête et, à travers un brouillard rouge, perçut un jeune corps qui s’acharnait sur elle.

Que lui criait-on… « Maman… Aime-moi… Je suis là… » Où l’enfant avait-il trouvé un couteau ?…La dernière image qu’elle distingua fut le portrait de Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus. Le cœur à nu de la religieuse bat si fort… Et son visage… Celui d’une petite fille aux boucles blondes… Elle rit… rit… « Mais oui, ma chérie, maman t’aime… Elle arrive… ».

 

Chapitre 2

Brest, vingt ans plus tard, le 14 septembre.

Devant la porte d’entrée d’un grand immeuble, Augustin Lafargues et Philippine Leroy discutaient, convenant de la meilleure attitude à adopter. La jeune fille paraissait plus enthousiaste que son compagnon. Elle le prit par le bras et l’entraîna vers le pub le plus proche.

— Je te dis que pour un homme et une femme qui vont ensemble consulter, il vaut mieux se faire passer pour un couple stérile ! fit-elle, mutine.

— Oui, mais il faut être à l’aise. Et ce rôle, je ne le sens pas. Enfin… pour moi !

— Espèce de macho ! hurla-t-elle, en pinçant son coéquipier.

Attablés devant qui une bière, qui un café, les jeunes gens devisaient à présent de façon plus sérieuse. Tandis qu’il relevait les adresses sur son calepin, Philippine observait son vis-à-vis, en prenant soin de ne pas afficher sur son visage tout l’amour qu’elle lui portait. Certes, elle l’avait déjà dans son lit. Au demeurant, la chose était fort agréable, mais ce qu’elle désirait par-dessus tout ressemblait à une bague, genre anneau de préférence.

Tous deux journalistes dans un grand quotidien, ils s’étaient vu confier par leur rédacteur en chef, Bernard Anzo, une mission qui, lorsqu’elle leur fut exposée, les laissa perplexes. Il s’agissait d’enquêter sur les voyants et médiums de Brest ; non pas pour jeter sur eux forcément l’anathème, attitude systématique dans l’hexagone depuis quelques années, mais plutôt pour connaître l’origine de leurs dons - si tant est qu’il y eût don - et s’informer des préoccupations de leur clientèle.

« Ces préoccupations sont le baromètre de notre société », avait décrété Bernard Anzo.

Augustin Lafargues but la dernière goutte de son café et prit une cigarette.

— Il est bien gentil, Bernard, de nous donner carte blanche. Il ferait mieux de nous filer sa carte bleue ! S’il croit qu’on va pouvoir faire le tour de ces charmantes pythonisses en leur offrant les pièces jaunes du train de l’espoir collectées au bureau !

— Tu en as combien sur ta liste ? demanda Philippine.

— Huit déclarées, ayant pignon sur rue et, voyons… quinze travaillant au black. Renseignements pris auprès de mes petites amies… fit-il dans un clin d’œil à sa compagne. Ce qui nous en fait vingt-trois. Vaste programme ! Par qui commence-t-on ?

Ils décidèrent de « se faire la main » sur les voyants déclarés : deux hommes et six femmes. Les autres, pensaient-ils, seraient plus soupçonneux à leur égard. Dans la crainte d’un représentant du fisc, ils désireraient sûrement savoir qui les recommandait.

Le projet des journalistes consistait à mettre au défi les spécialistes des arts divinatoires en leur soumettant un problème plausible mais faux. À ceux qui seraient capables de détecter la supercherie, Augustin et Philippine demanderaient, dans un second temps, une collaboration plus étroite.

Fiers de leur plan de bataille, les jeunes gens sortirent du pub. Un vent, très frais pour la saison, les piqua. Augustin tapa du pied pour se réchauffer.

— On prend ta voiture ou la mienne ? dit-il en frissonnant.

— Tu plaisantes ! Tes parents t’ont fait complet ou quoi ? Ils n’ont pas pris : option jambes ? Allez, viens ! ajouta-t-elle en le tirant par la manche. La première de nos sibylles habite à deux rues d’ici.

 

Chapitre 3

Brest, le 16 septembre.

— Je suis désolée, Pauline et Marc, mais là, je ne vois rien… Il faudra revenir ; enfin… si vous le désirez. Quand aviez-vous pris rendez-vous ?

— Avant-hier, fit la femme d’une voix perplexe. Un de vos clients s’était désisté… Mais, excusez-moi, reprit-elle. Comment pouvez-vous nous dire que vous ne voyez rien à notre sujet alors que nous venons à peine d’arriver ? Vous n’avez même pas sorti vos cartes !

Sylvia Nathan regarda, songeuse, le couple qui lui faisait face. Elle : vingt-cinq ans environ, une très jolie rousse aux yeux bleus. Aussi assurée que ravissante, ou plutôt : aussi assurée parce que ravissante. Lui : un grand brun au regard noir, profond, la trentaine épanouie. Ils formaient un joli couple. Le seul problème était que Sylvia ne ressentait rien pour eux. Elle essaya de le leur faire admettre. Elle prit une cigarette et en offrit à ses clients. L’homme accepta.

— Il faut que vous compreniez que je ne suis pas en état de voyance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si, au bout de cinq minutes, je suis incapable de vous dire quelque chose de votre passé rien qu’en vous observant, alors il est inutile d’insister. Je ne veux pas vous faire perdre trois cents francs pour rien.

La voyante se leva, signifiant au couple que l’entretien était terminé. Elle se demandait si elle les reverrait. En leur serrant la main, elle connut la réponse à son interrogation. En partant, l’homme lui glissa à l’oreille :

— Excusez-moi, madame, mais vous saignez du nez.

Restée seule, Sylvia se mit sur répondeur téléphonique. Elle ne ferait plus rien de bon ce jour-là. Si ce client avait su à quel point sa remarque, somme toute anodine, avait pu la contrarier, il se serait abstenu de la lui faire. Elle se rappela une lecture où le héros, pressentant le danger, percevait une petite lumière rouge. Pour elle, ces saignements intempestifs étaient comme un signal d’alarme donné par son cerveau, le prélude à quelque catastrophe ou, tout du moins, à un événement pénible et personnel. Jusqu’à présent, son instinct ne l’avait jamais trahie. La petite fille de douze ans qu’elle avait été se souvenait du pieux mensonge de sa mère quand elle tentait de minimiser la gravité du cancer de son père. C’est à cette époque-là que ces saignements de nez étaient apparus pour la première fois. Ils étaient revenus, dix ans plus tard, lorsque son fiancé avait décidé de partir faire du ski avec une bande de copains.

Sylvia Nathan choisit de chasser ses ombres et descendit les escaliers du vieil immeuble de la place Georges-Perros où elle louait deux pièces pour son travail.

À quelques pas de là, elle franchit le seuil d’une boutique aux couleurs défraîchies. La clochette tinta lorsqu’elle en ouvrit la porte. Une femme, occupée à mettre des gerbes de roses dans une vasque, releva la tête.

— Ah ! C’est toi, Sylvia ? Un café ?

Sylvia Nathan avait sympathisé avec la fleuriste de la place et prenait un café en sa compagnie, dans l’arrière-boutique, une ou deux fois par jour.

La femme essuya ses grandes mains rougies par l’eau et s’approcha de son amie.

— Tu as une mine à faire peur, ma fille. Tiens ! Tu saignes encore du nez ?

En guise de réponse, Sylvia Nathan caressa du bout des doigts les pétales de roses de jardin.

— Je viens de les recevoir ce matin. Elles sont belles, hein ? Je t’en donnerai quelques-unes quand tu repartiras. Si tu veux, ajouta la fleuriste, va brancher la cafetière. Je mets la pancarte à la porte et j’arrive.

Dans la pièce exiguë qui tenait lieu de débarras, entre des piles de cartons et une poubelle où des fleurs fanées exhalaient leurs derniers parfums, les deux femmes tentaient à présent de se réchauffer au contact de bols brûlants.

— Ta matinée s’est bien passée, Sylvia ?

Sylvia Nathan eut une moue dubitative. La fleuriste tenta de deviner le trouble fugitif qu’elle avait décelé dans le regard de son amie.

— J’ai cru voir « ton » Raymond. Il montait chez toi ?

La boutique d’Hélène Tréguier faisait face au petit immeuble où exerçait la voyante et dans lequel elle-même résidait. Aussi, sans vouloir pour autant surveiller les allées et venues des clients de Sylvia, la fleuriste, connaissant les quelques locataires de la maison et leurs familiers, était-elle aux premières loges pour repérer qui se rendait chez son amie.

— D’abord, ne l’appelle pas « mon » Raymond, riposta la jeune femme. Ce n’est pas parce qu’il vient en consultation une fois par semaine qu’il peut se permettre tous les droits !

Hélène fronça le sourcil. Sylvia paraissait en colère et tripotait d’un geste machinal les feuilles d’un philodendron.

— Tu peux raconter ?

Sylvia but une gorgée de café et prit le temps d’allumer une cigarette.

— Ceci reste entre nous, Hélène, répondit-elle en inhalant une bouffée. Je ne voudrais pas dévoiler un secret professionnel, mais là, Raymond a dépassé les bornes ! Tu sais, sa femme le cocufie tellement qu’un cerf serait jaloux de sa ramure. Quant à lui, il est impuissant. Eh bien, figure-toi qu’il a voulu que je le magnétise !

— Rien que de très normal, répliqua Hélène. Après tout, il est bien marqué sur ta plaque professionnelle : « Sylvia, voyance en direct, tarots et magnétisme ». Non ?

Sylvia se leva et se mit à arpenter l’arrière-boutique.

— Tu me comprends mal, Hélène. Raymond, tout à l’heure, sans que j’aie eu le temps de dire ouf, s’est planté devant moi, a fait glisser pantalon et slip, m’a exhibé son tutti frutti et ordonné que je lui fasse une passe magnétique. Tu vois le genre ?

L’exclamation de dégoût qui fusa de la bouche d’Hélène eut le don d’égayer la voyante. Elle ne savait quel sentiment, de la répugnance ou de la colère, l’emportait sur le visage de son amie.

Pêle-mêle, invectives contre les dégénérés ou mises en garde contre les hommes en général jaillissaient des lèvres de la fleuriste, si bien que Sylvia crut bon d’endiguer ce flot verbal et de rassurer Hélène. Il ne fallait pas s’inquiéter pour elle…

Un peu calmée, Hélène lui demanda si elle n’avait jamais songé à changer de métier, à évoluer dans un milieu plus équilibré.

— Écoute, si j’ai quitté l’enseignement pour la voyance il y a sept ans, ce n’est pas pour me disperser encore aujourd’hui. Je ne saurais rien faire d’autre maintenant.

Pourtant, en toute honnêteté, Sylvia regrettait parfois ces visages adolescents, l’odeur des classes et des crayons que l’on taille, et même les chahuts des élèves ou les récriminations des parents angoissés devant leur propre impuissance. Néanmoins, elle se serait fait hacher menu plutôt que d’avouer cela, fût-ce à Hélène. Elle avait naguère mûrement réfléchi avant de donner sa démission.

Et, en fin de compte, ces deux voies, si différentes l’une de l’autre, se révélaient tout aussi fatigantes.

— En tout cas, Sylvia, gronda Hélène, si ce détraqué revient à la charge, promets-moi de m’appeler. Il n’aura pas le temps de compter les boutons de sa braguette que je lui aurai déjà prédit son avenir !

Sylvia se mit à rire de bon cœur. Le pragmatisme d’Hélène la réconfortait. Rétive à toute forme de divination, elle avait toujours refusé de se faire tirer les cartes. Jamais elle n’avait considéré Sylvia en tant que voyante. S’il lui arrivait de lui demander conseil, c’était à la femme qu’elle s’adressait. Cette relation amicale reposait Sylvia qui, en connaissance de cause, savait combien il était difficile à un médium de s’enorgueillir de sympathies totalement désintéressées…

Les deux amies étaient pourtant fort dissemblables. Au regard d’un homme qui se serait targué de bien connaître la gent féminine et pour lequel, seule la séduction est l’apanage de l’autre sexe, Hélène aurait volontiers passé pour le faire-valoir de Sylvia.

Le nez busqué de la fleuriste, ses muscles noueux et sa voix rauque auraient découragé les velléités d’un mâle insensible aux vertus scoutes.

Sans doute consciente de cette image, Hélène Tréguier appliquait tout son savoir-faire à réparer les injustices d’une nature parcimonieuse en se maquillant et en se coiffant de façon impeccable… ou presque, au gré de Sylvia, qui reprochait à son amie l’abus de fond de teint et de laque à cheveux. Pas une mèche rebelle ne venait troubler l’ordonnance de son chignon.

— On déjeune ensemble, Sylvia ?

— Non, tu es gentille mais je retourne chez moi. Je me sens si fatiguée que je serais capable de confondre mes cartes et de jouer à la belote avec mes clients.

Si la jeune femme avait pu traduire ce qu’elle ressentait vraiment depuis quelque temps, elle n’aurait pas parlé de fatigue, mais d’angoisse qui taraude l’âme en y forant un puits d’ombre glacée où se tapit la prescience d’un danger imminent…

 

*

 

Au même moment, Raymond Le Roux entamait sa tournée de la côte nord qui le mènerait jusqu’à Plouguerneau. Il atteignit Le Conquet et préféra, compte tenu de l’heure, se diriger droit vers le port. En descendant l’étroite rue qui le menait sur le quai, il sut qu’il n’était pas en retard. L’Enez III, encore amarré, lui prendrait ses deux colis. En cette arrière-saison, garer son break ne posait pas de difficulté. La fin de l’été avait balayé le flot des estivants en partance pour les îles. Seuls, quelques insulaires, deux ou trois couples de retraités et une poignée de touristes étrangers, amoureux sans doute d’une nature reposée ou désireux d’éprouver le frisson romantique de la lande qui s’étiole aux approches des tempêtes d’équinoxe, attendaient d’embarquer.

Un marin de l’équipage vit s’avancer vers lui un petit homme falot au crâne dégarni. Sous chaque bras, il portait un paquet dont l’encombrement semblait le gêner dans sa démarche. D’une poigne experte, le marin débarrassa l’homme de son fardeau qu’il flanqua sur le pont avant du bateau. Raymond Le Roux regagna alors sa voiture, sans un regard vers le large où l’île de Molène, vigie d’une mer étale, surveillait Ouessant perdue au loin dans la brume marine.

En cette fin de matinée, l’humeur de Raymond n’était pas au beau fixe. Lorsqu’il regagna le centre du Conquet, il faillit tout laisser tomber et rentrer chez lui. Après tout, nul n’était infaillible et il avait bien le droit d’être malade comme les fonctionnaires qu’il exécrait. Son patron ne lui en tiendrait pas rigueur… Mais la pensée de l’humiliation qu’il pourrait subir s’il revenait à la maison sans avoir prévenu Térésa coupa court à son envie de fuguer. Aussi, résigné, poussa-t-il la porte de Frou-Frou, boutique au nom évocateur…

— Ce modèle de soutien-gorge est révolutionnaire. Touchez, mademoiselle, et appréciez la qualité ! Réalisé en dentelle de Calais, il existe en trois coloris. Non… ne cherchez pas les baleines, il n’y en a pas. C’est cela notre petit secret ! Chez Lingeor nous pensons que les poitrines opulentes ont droit aussi à plus de féminité.

— Écoutez, monsieur, je ne peux pas prendre seule la décision. Je vais appeler madame.

Nathalie, l’employée de Frou-Frou, fut heureuse de s’éclipser un instant pour chercher sa patronne à l’étage. La tête de ce représentant ne lui revenait pas. Elle avait eu la désagréable impression, mais sans doute n’était-ce qu’une impression, que les doigts de l’homme cherchaient les siens au moment où elle palpait les tissus.

« Une gentille petite caille… bien roulée, la garce… il faudra que je revienne… Elle n’a pas l’air très farouche… Ça n’a sûrement pas plus de vingt ans… À cet âge-là on ne fait pas de chichis… Si j’avais su… ». L’image fulgurante d’une belle jeune femme aux yeux vert d’eau venait de lui traverser l’esprit. Sylvia Nathan… Celle-là, il lui ferait payer l’affront subi.

— Monsieur ? Vous représentez Lingeor, je crois ?

Comme la patronne de Frou-Frou n’était pas au goût de Raymond Le Roux, ce dernier put tout à loisir se consacrer à son métier. Aussi, déballa-t-il les modèles qu’il devait vendre en priorité.

— Je vous ai réservé une petite surprise… Regardez-moi cette merveille ! Cet ensemble s’appelle « Ivresse d’Asie ». Tout un programme ! N’est-ce pas ? Chère madame. Vos clientes seront conquises par la légèreté du caraco. Pure soie, évidemment. Nous avons eu la judicieuse idée de l’assortir à ce string.

Raymond Le Roux brandit alors au nez de la patronne le rogaton de chez Lingeor : un triangle de soie noire retenu par ses ficelles.

— Que voulez-vous que je fasse de ce truc-là ? Un bandeau pour l’œil de Jo ? C’est mon cousin. Il est patron pêcheur… et borgne à ses moments perdus… Nous sommes ici au Conquet, monsieur ; pas à Quimper ou à Brest. Vous n’avez rien de plus… de moins…

Raymond Le Roux ne se laissa pas ébranler par le solide accent breton de la femme ni par son bon sens. C’était un excellent commercial.

— Chère madame, fit-il d’une voix lente et grave comme s’il vendait ses mots, ne pensez-vous pas que la femme rurale a le droit, elle aussi, à un peu plus de joie dans l’intimité conjugale ?

Une demi-heure plus tard, le représentant de chez Lingeor sortait de la boutique, content de lui, débarrassé d’un lot de solides culottes et de soutiens-gorge assortis, mais aussi de trois « Ivresse d’Asie ».

Avant de quitter Le Conquet, il voulut prendre une leçon de son maître, se ressourcer en quelque sorte. Il se dirigea donc vers la Maison de la Presse du lieu, où régnait Raymonde, la prêtresse du négoce, la walkyrie du commerce.

Elle aurait vendu de la crème anti-rides à l’abbé Pierre, des préservatifs à un eunuque, les œuvres complètes de Cousteau à un poisson rouge. Si un client morose entrait chez elle, il repartait hilare, requinqué par ce phénomène.

Le représentant de chez Lingeor n’avait aucun achat à faire. Il savait pourtant qu’il ressortirait, comme tous les autres chalands, possesseur d’une revue, d’un pull ou d’une babiole.

Pour l’heure, la jolie brune sémillante régentait son monde depuis sa caisse, distribuant à qui un compliment sur sa nouvelle coiffure, à qui un avertissement pour avoir voulu doubler un petit camarade dans la queue. À un jeune homme boutonneux venu acheter une gomme et un stylo, elle déclara qu’il était grand temps qu’il fît un cadeau à sa mère - on n’en avait qu’une - et elle lui brandit sous le nez un roman historique, préparé à l’avance. Le pauvre eut beau assurer que sa mère l’avait déjà lu, il le prit malgré tout pour une grand-tante oubliée. Raymond Le Roux aurait défié n’importe qui de résister à l’appel de ce parangon de la vente.

Quand il ressortit, les bras chargés d’un plat en faïence, il se dit qu’il avait encore des progrès à faire et que Raymonde aurait mérité de figurer dans le Guinness des Records.

 

Chapitre 4

19 septembre.

En cette fin d’après-midi pluvieuse, Madeleine fit entrer dans sa cuisine ses derniers clients de la journée. Au regard étonné que l’homme lui lança, elle crut bon de se justifier en prétendant que les casseroles et les cartes ne faisaient pas mauvais ménage. D’ailleurs, elle manquait de place cette petite maison de Lambézellec, les chats ayant élu domicile dans son salon.

La première impression d’Augustin Lafargues fut que Philippine et lui-même s’étaient trompés d’adresse. Néophyte en matière de voyance, il avait du mal à voir en Madeleine un être doué de dons supra normaux. Tout, chez cette femme, lui semblait ordinaire, tant son physique que sa façon de s’habiller. Pourtant, pas une once de vulgarité n’émanait de sa personne. Augustin lui donnait environ soixante ans. Dépourvus de maquillage, ses yeux, d’un brun quelconque, dégageaient une certaine bienveillance mêlée d’humour.

Quelques minutes plus tard, Madeleine avait disposé ses cartes à l’envers, sur une toile cirée à fleurs jaunes qui protégeait la table de cuisine. Sans s’enquérir de la raison pour laquelle ses clients étaient venus la consulter, elle pria Philippine de choisir quatre lames et de les disposer en croix.

— Je les prends au hasard ? demanda la jeune journaliste d’une voix devenue timide.

— Celles que vous aurez prises, mademoiselle, ne seront pas le fruit du hasard, répondit la voyante sans sourciller.

Après avoir jeté un coup d’œil furtif à son compagnon, comme pour lui communiquer son envie de rire, Philippine s’exécuta de bonne grâce. Madeleine retourna alors les quatre figures et se tut un instant. Seuls, les battements du cœur en cuivre de l’horloge comtoise égrenaient le temps. Afin de dérider l’atmosphère et dissiper le malaise qui commençait à la gagner, Philippine faillit lancer à la cantonade un « C’est grave, docteur ? », mais elle n’osa pas et se mit à jouer avec l’alliance prêtée pour l’occasion par une collègue du journal.

Enfin, la voyante se décida à parler.

— Vous possédez un heureux caractère, mademoiselle.

— Madame… rectifia Philippine. Nous sommes mariés et justement nous nous demandions…

Mais Madeleine interrompit la journaliste sans tenir compte de sa riposte.

— Lorsque vous désirez quelque chose, mademoiselle, vous faites tout pour l’obtenir… C’est bien de savoir ce que l’on veut, poursuivit la voyante. Mais veillez tout de même à ce que votre volonté s’accorde à celle de vos partenaires, notamment sur le plan sentimental.

— Je connais mon caractère, madame. Mon problème est de savoir si mon mari, que voici, et moi-même aurons un jour un enfant.

Madeleine soupira et planta son regard dans celui de la journaliste.

— Mademoiselle, pourquoi vous obstinez-vous à me mentir ? répondit-elle avec douceur. N’oubliez pas que je suis voyante ! Je suis là pour vous aider, voyons !

Philippine, domptée, ne sut que rétorquer. En regardant de biais sa compagne, Augustin Lafargues, amusé, comprit qu’elle allait faire la tête. Il lui fallait pourtant sauver la situation car les bouderies de la pétulante rousse étaient homériques et pouvaient durer une semaine entière. Il ne voulait surtout pas en faire les frais.

— Madame, fit-il en toussotant, il est vrai que nous ne sommes pas encore mariés, mais c’est tout comme… Mon amie a un réel désir de maternité. Avant d’approfondir la question, auriez-vous la gentillesse de me dire un mot sur mon avenir professionnel ?

Madeleine se tourna vers le bel homme brun qui lui faisait face et fouilla son regard tout en battant les cartes de l’oracle Belline. Avant même qu’elle eût posé un jeu, elle déclara :

— Vous êtes dans les médias, n’est-ce pas… Journaliste ?

De se voir ainsi mis à nu, Augustin Lafargues se tortilla sur son siège et marmotta une réponse inaudible. Il avait l’impression d’être pris en faute comme un garçonnet et s’en voulait de sa gaucherie. Soudain, une forte pression sur les cuisses faillit le renverser de sa chaise.

— Va-t-en, Socrate ! Laisse monsieur tranquille !

Augustin n’avait pas vu venir l’énorme matou pelé, lové à présent contre son giron. L’âcre odeur de pisse exhalée par l’animal souleva le cœur du journaliste mais il n’osa pas le chasser pour ne pas risquer de vexer la voyante. Celle-ci examinait à présent douze cartes placées en losange.

— En ce qui concerne votre carrière, monsieur, vous n’avez pas de soucis à vous faire. Collaborez-vous avec la police ?

Augustin Lafargues tenta de la tête un hochement de démenti, geste contrarié par Socrate qui, en mal d’affection, posa les pattes avant sur le cou de l’homme en lui mordillant le nez. L’opération séduction coûta au chat une nouvelle perte de touffes de poils.

— Ne craignez rien, monsieur, il est gentil.

En guise d’acquiescement, le journaliste éternua.

Imperturbable, Madeleine poursuivit :

— Vous aurez affaire au judiciaire… J’ignore encore pourquoi. Mais ce n’est pas tant cela qui m’ennuie… Pouvez-vous me remettre une carte sur la maison IV ?

— Pardon ?

— Oh ! Excusez-moi… Tenez, ici, tout en bas.

Augustin Lafargues tendit la main en aveugle pour essayer de saisir un carton bleu étoilé, usé par le temps. En vain.

— Je suis désolé, madame. C’est ce gentil chat qui…

Enfin, la voyante se leva et dégagea le journaliste de son fardeau. Durant le court trajet que fit Socrate de la poitrine de l’homme aux genoux de sa maîtresse, il se libéra encore de poils qui vinrent se déposer, en pluie, sur le pantalon d’Augustin.

Lorsque son client mit une carte, puis une autre, à l’endroit indiqué, le visage de Madeleine se crispa brusquement.

— Auriez-vous une photographie de votre mère, monsieur ? Peut-être dans votre portefeuille ?

La pâleur soudaine du journaliste sortit Philippine Leroy de son mutisme.

— Tu ne te sens pas bien, Augustin ? Veux-tu sortir un peu ?

— Non, non… Ça va passer. Rassure-toi, balbutia le journaliste. C’est le chat… Je suis allergique.

Puis, sentant le regard des deux femmes posé sur lui, il ajouta d’une voix bien timbrée cette fois :

— Je vous assure que ce n’est rien. On peut continuer, madame. Mais je suis désolé : je n’ai aucune photo de mes parents sur moi.

Après un court silence, Madeleine parut chercher ses mots. D’un geste spontané, elle saisit la main de son client qu’elle garda un instant avant de reprendre :

— Vous savez… Pour aller toujours de l’avant, il faut savoir affronter son passé… L’enfance est déterminante. Elle fera de vous un homme, une femme, ou une chair abîmée de douleur. Je le constate tous les jours dans mon métier. Avez-vous songé à consulter un psychanalyste ? Ou un prêtre ?

Les propos de la voyante semblèrent agacer Augustin Lafargues. Il répliqua :

— Madame, il est vrai que j’ai été orphelin de bonne heure, mais nous sommes des centaines de milliers dans ce cas ! Et même si je n’aime pas discuter de mon enfance, ce n’est pas pour autant que j’ai quelque chose à cacher !

— Qui vous parle de cacher quoi que ce soit ? C’est vous qui employez ce terme, pas moi…

Un instant déconfit, le journaliste se reprit vite. L’entretien, malgré tout, aurait pu tourner court si la jolie journaliste, dévorée par la curiosité sans avoir l’air d’y toucher, n’avait interrogé la voyante sur plusieurs points lui tenant à cœur.

Au bout d’une demi-heure, Augustin, lassé de voir sa compagne, prise au jeu, tenter de forcer le destin en posant et reposant sans cesse les mêmes questions qu’elle reformulait de façon différente quand la réponse n’avait pas l’art de lui plaire, lui tira sur la manche pour lui signifier qu’ils devaient à présent prendre congé. Si la voyante, harcelée par la journaliste, était fatiguée, elle n’en faisait pas montre.

Quand ils sortirent du jardinet clos de rosiers, Madeleine, de sa porte, leur fit un signe amical de la main. Augustin sentait confusément qu’il reverrait cette femme lorsqu’il serait seul.

Ce fut Philippine qui rompit le silence quand son ami lui ouvrit la portière et qu’ils s’installèrent dans la voiture.

— Alors, qu’est-ce que tu penses d’elle ?

— Et toi ?

Le teint de la rousse s’empourpra.

— Sous ses dehors de mémé-confiture qui épluche son vieux matou quand elle le caresse, elle disjoncte complètement, la vieille ! Tu as bien entendu comme moi ! Elle n’est pas fichue de dire combien d’enfants nous aurons ensemble !

— Elle n’en voit peut-être pas… hasarda Augustin, circonspect.

Il regretta aussitôt sa remarque qui lui valut de sortir son mouchoir.

— Écoute, Philippine, je t’éponge mais tu arrêtes de pleurer. Les voyantes, aussi bonnes soient-elles, ne voient pas tout, et à la commande qui plus est. Tu n’as pas arrêté de lui demander si nous aurions trois garçons, ou deux filles, ou bien deux garçons et deux filles… Que veux-tu qu’elle te réponde ? Laisse faire le temps !

Il prit à deux mains le visage de sa compagne et lui embrassa les yeux.

— Tu devrais, ajouta-t-il en tournant sa clef de contact, méditer ces vers d’Apollinaire :

« La tzigane savait d’avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l’espérance. »

— Ça veut dire quoi, ton truc ? renifla-t-elle.

— La voyance n’est pas tout. Il faut faire confiance en la vie, elle a plus d’imagination que nous.

Comme ils faisaient demi-tour dans la rue pour regagner le boulevard Montaigne, ils repassèrent devant la maison de Madeleine. La voyante, sur le trottoir, rentrait sa poubelle. Elle aperçut le profil fugitif des journalistes dans leur voiture.

— Pauvre gosse ! murmura-t-elle.

Elle seule devait savoir à qui s’adressait cette compassion.

 

Chapitre 5

20 septembre.

Ce samedi soir, Térésa avait eu un mal de chien à s’éclipser de chez elle. Aussi, montait-elle la rue Jean Jaurès avec la célérité que lui permettaient ses petites jambes. Ses hauts talons martelaient le bitume luisant d’une ondée récente. Vue de dos, sa silhouette évoquait celle d’un échassier.

Elle décida qu’elle prospecterait en premier lieu du côté de la place Guérin. Les bars y étaient sympas, les rencontres prometteuses. Si jamais elle ne trouvait pas ce qu’elle escomptait, elle descendrait à Recouvrance. Depuis que la rue Saint-Marc avait été en partie détruite pour faire place à des immeubles chics et aseptisés - réhabilitation d’un quartier mal famé oblige - Térésa avait perdu son repaire. Naguère, elle passait des nuits entières chez Sulliman ou chez les Turcs, à boire et à danser, tout du moins lorsque son mari était en tournée.

Tandis qu’elle trottinait, elle repensait à cette époque. Dix ans déjà… Sulliman et son physique à la Raimu. Ses colères contre tout et tout le monde… Le juke-box qu’il fallait rudoyer pour qu’il daigne cracher de sa voix de fausset les nouveautés du patron à l’heure de la Techno : « Rikita, jolie fleur de Java » ou le premier Richard Anthony. Il faut dire que Sulliman obtenait des prix de gros sur les marchés ! Les regrats du vinyle étaient pour lui.

Une seule fois, Térésa avait traîné là Raymond, qu’elle venait de rencontrer. Évidemment, il n’avait pas compris la fascination qu’exerçait ce lieu sur elle. Térésa le revoyait encore, pinçant les lèvres, essuyant de son mouchoir les rebords du verre qu’on venait de lui servir. Il avait même eu le culot de repousser Titine, la princesse des rues, qui condescendait à l’inviter à danser un paso-doble ! C’était une vieille pocharde. Dès qu’un nouveau client s’égarait chez Sulliman, elle sortait de son sac plastique le seul bouquin qu’elle eût possédé : son premier livre d’Histoire de France. Elle l’ouvrait, page sept et déclamait en y mettant le ton : « Jules César veut faire la conquête de la Gaule avec ses légions. Vercingétorix essaie de l’arrêter mais le brave chef gaulois est vaincu à Alésia ». Inéluctablement, elle fermait ensuite le livre et les yeux, puis engageait la conversation avec le nouveau venu en disant : « C’est beau, hein ! »

Comme il n’y avait pas d’image aux pages six et sept, il lui arrivait parfois de tenir son livre à l’envers. Titine ne savait pas lire.

Térésa secoua ses souvenirs d’un haussement d’épaules. Déjà, sur la place Guérin, la porte du bistrot ouvrait grand sa gueule jaune à la nuit, happant çà et là un étudiant en goguette, un matelot de passage ou un poivrot esseulé.

Térésa entra. Aussitôt, l’haleine chaude du troquet souffla sur elle ses remugles de bière, de fumée, ses rires étouffés et un relent de corps moites. Ici, la faune était bien représentée. La flore aussi, du reste. Perchée sur un tabouret de comptoir, la « baronne » entonnait une chanson de marins de sa belle voix de gorge. Été comme hiver, elle portait le même chapeau de paille, agrémenté de roses, de myosotis et de marguerites, surmonté d’une grappe de cerises que picorait, pour l’éternité, un oiseau chamarré.

Térésa se posta près du zinc, à côté d’un violoneux. Il tentait d’accompagner la baronne avec, toujours, un temps d’avance. De là, la jeune femme embrassait la pièce du regard, surveillait les entrées et sorties et, surtout, pouvait être remarquée.

Elle tenta, sans grand bonheur, de commander un demi. Comme il n’est rien de plus difficile que d’essayer de capter l’attention d’un serveur débordé qui, par principe, est sourd et aveugle, elle se servit à même le plateau, lors de l’un des incessants va-et-vient du garçon. Pour le coup, le miracle eut lieu : il recouvra la vue. Il s’apprêtait à l’arroser de copieuses injures quand Térésa le rendit brusquement muet en déposant sur le plateau le prix de deux consommations. Blasé, le serveur hocha la tête et retrouva la ligne bleue de ses Vosges lointaines.

Ce soir-là, la jeune femme connaissait, hélas, presque tout le monde. Elle évita de croiser le regard d’un vieil artiste peintre en mal d’inspiration et en manque de matériel. Deux mois auparavant, elle s’était laissé séduire par lui et son concept original sur l’art. Il peignait dans sa tête et invitait qui voulait le suivre à partager ses visions éphémères. Pour éphémères, elles l’étaient ! Non. Décidément, elle éviterait cette nuit le barbouilleur de rêves.

De toute façon, elle n’avait jamais envie de poursuivre une relation avec un homme quand celui-ci l’avait déjà touchée. Elle en ignorait la raison mais c’était comme ça.

En balayant une mèche brune qui tombait dans son verre, Térésa se demanda si beaucoup de femmes lui ressemblaient. Elle n’aurait su le dire, et elle s’en fichait. Raymond la traitait de pute. Peut-être. Les mots ne lui faisaient pas peur. Pourtant, elle ne demandait jamais d’argent. C’était autre chose qu’elle voulait…

Dans un coin du bar, un barbu lorgnait sur elle. Elle en était sûre. Elle savait lire la concupiscence dans les yeux d’un homme. D’instinct, elle remonta sa mini jupe en haut des cuisses et croisa les jambes dans un mouvement naturel. Il lui suffisait d’attendre. Ivresse d’Asie qu’elle avait chipée dans la mallette de son mari ferait peut-être son effet ce soir. Elle adorait la belle lingerie. Était-ce pour cela qu’elle avait épousé Raymond ?

Raymond… Quand elle rentrerait cette nuit, ou demain si tout allait bien, il lui ferait une scène de plus. Elle voyait son visage d’avance : rouge et suant de colère. Il l’injurierait, la menacerait puis se mettrait à pleurer et à la supplier. C’étaient ces jérémiades qui ennuyaient le plus Térésa. Jamais Raymond ne l’avait frappée. Parfois, quand elle en avait assez de le voir pleurnicher, elle provoquait sa colère. Il levait alors la main, comme pour la gifler, mais son geste restait en suspens. Il devenait blême et regardait sa main comme si elle lui était devenue étrangère. Cette esquisse de gifle, qu’il ne donnait pas, semblait le calmer, pour un temps. Ensuite, taciturne, Raymond se réfugiait dans sa mélancolie et Térésa avait la paix.

Un mouvement se fit dans le bar. Un type, dont le ventre s’avançait tel un durillon de comptoir, venait de passer les bretelles de son accordéon. Pour le coup, un cercle se fit autour du tabouret de la baronne. Chacun attendait que la Callas des p’tits zincs choisisse dans son répertoire une chanson à boire ou une romance de Piaf. Lorsqu’elle fredonna les premières notes de Fanny de Recouvrance, les habitués, portant à bout de bras leur verre de bière, se levèrent et trinquèrent en chaloupant ou tanguant selon leur degré d’alcoolémie. Ceux qui ne connaissaient pas bien les paroles du chant de marins tentaient de les deviner sur les lèvres des autres et, avec un temps de retard, braillaient encore plus fort leur soif d’aventures ou leur soif tout court.

Ce fut cet instant propice au rapprochement des âmes et des corps que choisit le barbu pour aborder Térésa. Sa tactique, simpliste, consista à lui demander du feu. Térésa, qui ne fumait pas, avait néanmoins toujours un briquet dans son sac à main : stratégie oblige. Du coin de l’œil, elle l’avait vu quémander une cigarette à un voisin de table. Sans doute ne pétunait-il pas lui-même.

— Belle ambiance ce soir, hein ? Madame ou mademoiselle ?

— Mademoiselle.