Les âmes torses - Françoise Le Mer - E-Book

Les âmes torses E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

Le plus beau jour de sa vie ?

Le commissaire Le Gwen, à titre privé, est invité à célébrer l’union de Sixtine Choiseul-Méraux, jeune fille de bonne famille dont Marine - la fille de Le Gwen - est le témoin civil.
La réception a lieu à Audierne, dans le décor idyllique de l’abbaye des Capucins.
« Mariage pluvieux, mariage heureux » prétend un dicton consolateur.
Ce jour-là, il fait très beau… Les parents de Sixtine, qui ne badinent pas avec les principes moraux et religieux, sont issus d’un milieu catholique très traditionnaliste. Leur gendre répond en tous points à leurs exigences.
La journée aurait dû être parfaite ! Et pourtant, elle va tourner au cauchemar…

Le commissaire Le Gwen est de retour dans un thriller haletant jusqu'à la dernière ligne !

EXTRAIT

Sixtine, comme son prénom l’infirme, n’était pas la sixième enfant des Choiseul-Méraux, mais l’aînée, la cadette, la benjamine, l’unique ; en un mot, la fille d’industriels brestois desquels elle avait hérité les principes moraux et spirituels avant, sûrement un jour, le plus tard possible cela va sans dire, de bénéficier du fruit de leur travail.
Le choix de ce prénom n’avait non plus aucun rapport avec une prédilection homophonique et nostalgique pour les yé-yé chevelus des années soixante. Non.
D’un voyage à Rome, Jacques Choiseul, alors jeune homme, avait rapporté ce prénom en viatique, persuadé que, plus tard, il le prononcerait avec bonheur, tant il avait été ébloui par la voûte de la célèbre chapelle du Vatican. Bien des années après, sa future épouse, Anne-Sophie Méraux, qui désirait tant qu’on l’appelât familièrement Anne-So, devrait d’ailleurs taquiner Jacques à ce sujet. Loué soit Dieu qu’une fille leur fût née. Michel-Ange Choiseul-Méraux resterait dans les limbes…
Ce matin-là, debout devant une psyché du XIXe siècle, Sixtine Choiseul-Méraux regardait son reflet porter son nom. Tantôt il l’articulait en détachant chacune des syllabes, tantôt il le psalmodiait. Comme il était étrange que le prénom d’une femme se déshabillât pour revêtir un autre patronyme. Ne fallait-il pas l’essayer tout d’abord ? C’est donc à cet exercice que s’adonnait la jeune fille, seule, en jupon et caraco devant la glace, avant de devenir la proie des mains expertes de sa mère et de sa tante.

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

Les âmes torses

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°4 - L’oiseau noir de Plogonnec

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°10 - Buffet froid à Pouldreuzic

n°11 - Amours sur Bélon

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

Retrouvez tous les ouvrages des Éditions du Palémon sur :

www.palemon.fr

 

 

Dépôt légal 4e trimestre 2013

ISBN : 978-2-372602-59-4

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,des lieux privés, des noms de firmes, des situations existantou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2013 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

Le Couvent des Capucins d’Audierne, 1657-1795,

Fondation, Vie et Disparition

d’une Institution Capiste,

de Paul Cornec.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements à

 

 

Youenn, le meilleur des guides,

et Marie Le Gall.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mes enfants

 

 

Paul, Faustine, Augustin.

 

 

Chapitre 1

Sixtine, comme son prénom l’infirme, n’était pas la sixième enfant des Choiseul-Méraux, mais l’aînée, la cadette, la benjamine, l’unique ; en un mot, la fille d’industriels brestois desquels elle avait hérité les principes moraux et spirituels avant, sûrement un jour, le plus tard possible cela va sans dire, de bénéficier du fruit de leur travail.

Le choix de ce prénom n’avait non plus aucun rapport avec une prédilection homophonique et nostalgique pour les yé-yé chevelus des années soixante. Non.

D’un voyage à Rome, Jacques Choiseul, alors jeune homme, avait rapporté ce prénom en viatique, persuadé que, plus tard, il le prononcerait avec bonheur, tant il avait été ébloui par la voûte de la célèbre chapelle du Vatican. Bien des années après, sa future épouse, Anne-Sophie Méraux, qui désirait tant qu’on l’appelât familièrement Anne-So, devrait d’ailleurs taquiner Jacques à ce sujet. Loué soit Dieu qu’une fille leur fût née. Michel-Ange Choiseul-Méraux resterait dans les limbes…

Ce matin-là, debout devant une psyché du XIXe siècle, Sixtine Choiseul-Méraux regardait son reflet porter son nom. Tantôt il l’articulait en détachant chacune des syllabes, tantôt il le psalmodiait. Comme il était étrange que le prénom d’une femme se déshabillât pour revêtir un autre patronyme. Ne fallait-il pas l’essayer tout d’abord ? C’est donc à cet exercice que s’adonnait la jeune fille, seule, en jupon et caraco devant la glace, avant de devenir la proie des mains expertes de sa mère et de sa tante.

— Mademoiselle Choiseul-Méraux ? Non Monsieur, Madame… Madame Crécens. Sixtine Crécens… Pour vous servir, minauda-t-elle en exécutant une révérence, vestige de douze années de danse classique.

Un coup toqué discrètement à la porte, accompagné d’un « c’est moi », la détourna de son alter ego. Mère et Tante entrèrent de concert dans la chambre, les bras chargés d’une housse de plastique qu’elles portaient comme s’il se fût agi du Saint-Sacrement.

En entendant le bruit particulier que fit la fermeture éclair, une image incongrue et malvenue s’imposa un instant à l’esprit de Sixtine. Cette housse rappelait les suaires modernes et elle revit le visage livide de sa grand-mère juste avant sa mise en bière. Un frisson chassa cette malencontreuse association d’idées. D’ailleurs, les exclamations laudatives de sa tante Dorothée ne laissèrent pas le temps à la jeune fille de s’appesantir sur son malaise fugace.

Anne-Sophie accrocha au montant du paravent le porte-manteau qui soutenait la robe d’une blancheur immaculée. Les trois femmes se reculèrent un peu pour juger de l’effet. Seule Dorothée Valette-Méraux n’avait pas encore vu la robe de mariée.

— Sublime ! s’écria-t-elle. Cette soie est superbe ! Sobre et élégante ! Je craignais un peu, ajouta-t-elle en se tournant vers sa sœur, que vous n’ayez choisi un tissu blanc cassé.

Devant l’incongruité de cette remarque, la mère de Sixtine faillit s’étrangler.

— Manques-tu à ce point de sens commun, Dorothée ? Marier ma fille en blanc cassé ! Pour que toute la famille croie peut-être que Sixtine a fêté Pâques avant les Rameaux ?

— Ne monte pas sur tes grands chevaux, Anne-So ! concilia sa sœur. Je n’émets aucune réserve sur la pureté de ma nièce. Simplement, chez les jeunes filles, le blanc est passé un peu de mode. Souvent, elles préfèrent l’ivoire !

La principale intéressée assistait, sans s’émouvoir, à cet échange verbal, habituée depuis sa plus tendre enfance à la stricte observance des rites familiaux.

— Je me doute bien, Dorothée, que ces jeunes gens sont pressés de s’unir… Mais de là, à franchir le cap ! Il nous paraissait inconcevable à Jacques et à moi-même de bénir cette union en mai. Un mois de plus, ce n’est pas la mer à boire !

— Tu as raison, Anne-So. Le mois marial reste sacré… Quoique, de nos jours, beaucoup de catholiques ne respectent plus cette règle. Certains enfants d’ailleurs, dont je m’occupe, et qui vont bientôt faire leur profession de foi, ignoraient même que le mois de mai était consacré à la Vierge. Te rends-tu compte ? On se demande parfois ce que leurs parents leur enseignent !

Les deux sœurs aidèrent Sixtine à enfiler sa robe de confection. Il s’agissait simplement d’un dernier essai. Il n’était pas question que la jeune fille la portât pour son mariage civil qui aurait lieu deux heures plus tard à la mairie d’Audierne. Aux yeux de toute la famille, ou presque, cette première étape, bien que nécessaire, n’était qu’une formalité administrative. Seule la célébration religieuse comptait.

— Comme tu es jolie, ma fille ! s’extasia sa mère, émue jusqu’aux larmes. Tourne-toi un peu pour voir ?

— Ce petit décolleté est juste comme il faut, renchérit sa tante. Au moins, il ne laisse pas deviner la naissance des seins ! Porteras-tu un bijou, Sixtine ?

— Uniquement ma chaîne en or et ma médaille de baptême…

— C’est parfait ! conclut sa tante. Mais… ajouta-t-elle en fronçant les sourcils, il me semble qu’on a oublié quelque chose… Voyons… Flûte… Ça ne me revient pas… Ah oui ! Quelque chose de bleu !

Anne-Sophie soupira de soulagement.

— Heureusement que tu en parles à temps, Dorothée ! J’y avais pensé en quittant Brest. J’ai, dans ma valise, une jarretière bleu ciel. J’irai la chercher tout à l’heure.

Sixtine haussa les épaules.

— Maman, ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’une superstition ? Pourquoi voudriez-vous qu’un objet bleu porte bonheur à une mariée ?

— Tu te trompes, ma chérie, les croyances superstitieuses du commun des mortels m’indiffèrent totalement. Il ne s’agit pas de gris-gris mais d’un engagement de ta part à te placer sous la protection de notre mère Marie !

— Dans ce cas… concéda la jeune fille. Puis-je enlever ma robe maintenant ? Je ne voudrais pas l’abîmer avant la cérémonie ! Oh ! Voulez-vous que je vous montre le petit tailleur que je mettrai à la mairie ? Marine m’a aidée à le choisir. Il est gris perle, très chic !

— C’est inutile, ma chérie. Nous te faisons confiance. Il sera sûrement très bien… Peut-être avons-nous mieux à faire que de parler chiffons en un moment pareil… Tu ne crois pas ? Ta tante Dorothée va maintenant nous laisser un petit instant toutes les deux, ajouta-t-elle, avec toute la solennité requise. Tu dois sûrement avoir quelques petites questions à me poser, comme je l’ai fait il y a vingt-huit ans à présent, avec ma propre mère.

Arborant un sourire entendu, Dorothée Valette-Méraux quitta la pièce sur la pointe des pieds. Sixtine piqua un fard. Elle avait parfaitement compris les sous-entendus de sa mère. Impossible pourtant de déroger à cet entretien qui la gênait, au fond. Depuis belle lurette, elle avait interrogé Marine, sa meilleure amie, sur le goût du plat auquel elle serait accommodée la nuit de ses noces. Mais elle ne pouvait pas s’en ouvrir à sa mère. Cela aurait blessé Anne-Sophie Choiseul-Méraux dans ses prérogatives.

 

*

 

Il dominait avec orgueil Audierne qu’il surplombait. Pourtant, d’aucune rue, d’aucune plage qui festonnait la côte, on ne pouvait voir les trésors architecturaux qu’il recelait. D’ailleurs, cet écrin de nature foisonnante était à lui seul un joyau. C’était cela, le secret de ce port, parure du Cap. À la façon d’une poupée russe, Audierne pouvait se laisser admirer par l’œil paresseux d’un visiteur. Mais si ce dernier touchait son ventre, en comprenait les mécanismes, s’ouvraient alors devant son regard ébahi des secrets en abîme.

Le parc du domaine des Capucins exigeait qu’on le déshabillât. Planté par les fils illégitimes de Louis XIV, le duc de Penthièvre et le comte de Toulouse, ce vieillard plus que quatre fois centenaire, mais toujours aussi vert, chapeautait de sa morgue royale le menu fretin de son peuple de marins. Poussaient là, à foison, peut-être par une grâce de droit divin, des essences aussi variées que rares, tels ces myrtes au tronc rouge et velouté, symboles de la démocratie dans la Grèce antique, ou ces étranges hêtres tortueux. C’est donc dans ce parc que se promenaient ce matin-là un père et sa fille. Quentin Le Guen et Marine marchaient d’un pas lent et se donnaient le bras, tout entiers à leur complicité retrouvée. Ils venaient de dépasser l’esplanade où l’on avait dressé l’avant-veille un immense barnum décoré à présent de colossaux bouquets d’hortensias blancs et bleu ciel. Ils avaient pu constater, par un pan de toile relevé, que l’on s’agitait encore à l’intérieur pour les ultimes préparatifs de la réception suivie du banquet.

Le commissaire Le Gwen admirait le joli profil de sa fille qui, pour l’occasion, avait noué ses cheveux châtain clair en chignon.

— Tu es particulièrement élégante aujourd’hui, ma cocotte. Je suis fier de toi. Mais pourquoi ne portes-tu pas la robe fuchsia qu’on avait achetée ensemble pour ce mariage ?

— Tu n’aimes pas celle-là ? lui rétorqua la jeune femme, un brin inquiète.

— Si… Pas mal. Les teintes pastel te vont aussi. C’est la longueur qui me chiffonne un peu, juste sous le genou. Je préférais l’autre. Elle laissait voir tes magnifiques gambettes.

Légèrement déçue, Marine Le Gwen corrobora le verdict paternel :

—  C’est vrai, tu as raison. Mais quand j’ai essayé la robe fuchsia devant Sixtine, j’ai senti aussitôt que quelque chose clochait. J’ai insisté et elle m’a avoué qu’elle la trouvait trop courte et trop décolletée. Cela pouvait choquer sa famille. En tant que témoin civil, tu comprends, j’ai dû me plier à ses exigences…

Quentin Le Gwen leva les yeux au ciel mais ne dit mot sur le sujet.

— Pourquoi, au fait, n’es-tu pas aussi le témoin de Sixtine à l’église ?

— Alors ça, Papa, s’écria la jeune fille, ce n’était même pas envisageable ! Pas assez catholique à leurs yeux. Cet honneur revient de droit à son parrain et à sa marraine.

Tout en marchant vers le belvédère du parc, Quentin Le Gwen songeait à cette étrange mais véritable amitié qui unissait Marine et Sixtine depuis leur classe de seconde. Elles étaient si dissemblables ! Les voies différentes qu’elles avaient choisies après leur bac n’avaient altéré en rien la force de ce lien. Si Sixtine avait préféré se diriger vers des études d’Histoire de l’art, Marine quant à elle avait suivi sa vocation première : la médecine. À présent interne à vingt-cinq ans, elle deviendrait dans quelques années anesthésiste.

Père et fille parvinrent au fond du parc où une croix érigée, vestige de l’ancienne abbaye des Capucins, servait d’amer. Ce belvédère surplombait la route de la corniche qui menait plus loin à l’embarcadère de l’île de Sein et à Esquibien. D’ici, la vue embrassant toute la baie d’Audierne était somptueuse. La clémence du temps permettait d’augurer une belle journée. Évidemment, le ciel n’avait pas ce bleu criard, imbu de lui-même, des pays méditerranéens, toile uniforme devant laquelle un peintre amateur resterait en mal d’inspiration. Non, c’était un bleu timide, laiteux, de ceux qui colorent les yeux des Celtes, un bleu méritant qui accepte dans son sillon une cohorte de nuages blancs au ventre rebondi ou les étiolements de vapeurs grises presque violettes.

— Mariage pluvieux, mariage heureux… murmura Quentin Le Gwen pour lui-même.

Sa fille réagit aussitôt :

— Hein ? Mais qu’est-ce que tu nous chantes avec tes dictons à la noix ? Il fait un temps superbe !

— Justement… marmonna le père, sibyllin. J’aime beaucoup Sixtine. C’est vraiment une chic fille. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive des déconvenues. Rappelle-toi, il y a deux ans…

— Oui Papa, mais ce n’est pas le même cas de figure. Elle était tombée sur un con ! Arnaud lui convient très bien ! Ils se ressemblent.

— Trop, sur certains points, décréta son père. C’est, en fait, ce qui m’inquiète un peu. Je vais te poser une question indiscrète… Es-tu sûre que Sixtine soit toujours vierge ?

— Aussi sûre que moi je ne le suis plus depuis belle lurette ! répondit Marine du tac au tac.

— Épargne-moi le récit de tes débauches, fifille ! Revenons plutôt à ton amie. Te rends-tu compte de ce qu’elle deviendra si elle et son futur mari ne s’accordent pas sur ce plan-là ? Quelle alternative aura-t-elle ? C’est long, une vie ! Et dans le dictionnaire de son milieu, le mot « divorce » n’existe pas.

Une ombre voila le regard de Marine. Elle comprenait d’autant mieux son père qu’elle avait très souvent abordé ce sujet avec Sixtine. Peine perdue. La jeune fille comptait sur ses principes moraux et religieux, arguait du fait que, de toute façon, une passion charnelle, quoi qu’il en soit, ne durerait que quelques brèves années, qu’aujourd’hui, jeunes ou vieux, une fois cette phase idyllique terminée, passaient à autre chose. Pour elle, l’amour n’était pas ce produit de consommation qu’il était devenu. Autrefois, toujours selon Sixtine, les mariages arrangés n’étaient pas les pires. Les couples apprenaient à se connaître et à s’estimer au fil du temps, ciment de l’amour. Le désir, en tant que moteur d’une union, n’était en fait qu’un moteur très moderne et, qui plus est, ne fonctionnait pas.

— Que veux-tu répondre à ces arguments ? demanda Marine à son père après s’être confiée à lui.

— Bah… soupira Quentin, si telles sont ses convictions… Et Arnaud, tu crois que lui aussi…

— Est puceau ? termina Marine. J’en ai peur… Sixtine n’a pas abordé cette question avec lui. Cela ne se fait pas. Mais elle le pense. En tout cas, aux yeux des Choiseul-Méraux, Arnaud est le gendre idéal, et ce, depuis leur première entrevue. Sais-tu sur quel thème a tourné leur conversation ? Je te le donne en mille…

— Vas-y…

— Sur le bien-fondé de Vatican II ! Eh oui ! Il est intarissable sur ce passionnant sujet. Et les réserves qu’il émettait étaient, paraît-il, fort judicieuses !

Quentin Le Gwen se contenta de hocher la tête de droite à gauche.

— Je vois. Es-tu certaine qu’ils ne sont pas tout bonnement intégristes ?

— Non, je te l’ai déjà dit. Mais très traditionalistes, ça oui sûrement !

Le commissaire se tut et se plongea dans la contemplation rassérénante de la mer. Il garda ses réflexions pour lui, peu convaincu des arguments du futur couple dont sa fille jouait le rôle du héraut. Était-ce par déformation professionnelle ? Quotidiennement, il rencontrait des gens broyés par la vie. S’épouser dans une totale innocence et s’en remettre aux soins de la seule Providence lui paraissait ubuesque, surréaliste. De nos jours, notre monde n’était pas peuplé de Bisounours. L’avait-il d’ailleurs jamais été ?

Il songea à l’éducation qu’avaient reçue Sixtine et, sans doute, son futur mari. À trop vouloir protéger son enfant dans un cocon de candeur naïve, ne l’exposait-on pas plus tard à toutes sortes de prédateurs ? À l’exemple de cette mer, conclut Quentin Le Gwen. D’un bleu profond en son centre, aux abords d’une côte déchiquetée, elle se délitait rapidement par la violence de sa houle en faisceaux de gerbes argentées.

Marine regarda sa montre.

— Papa, il nous reste un peu de temps. Je voulais te montrer ces arbres étranges dont je t’ai parlé. On se bouge ?

Ils s’enfoncèrent dans le bois et arrivèrent près du mur d’enceinte où se tenaient les deux colosses. Ici, la nature imitait l’art et Quentin Le Gwen eut l’impression de se trouver face à des sculptures végétales. La main de l’homme n’y était cependant pour rien. Étrange phénomène que celui-là. Les branches, aussi énormes fussent-elles, de ces hêtres tortueux, avaient pour particularité de ne jamais rencontrer d’obstacle. Si bon leur semblait, elles pénétraient le tronc pour ressortir au point opposé dans un entrelacs de ramures.

Quentin Le Gwen regretta d’avoir laissé son appareil photographique dans la boîte à gants de sa voiture. Le cliché obtenu grâce au portable de sa fille ne lui paraissait pas convaincant. L’idée lui était venue de faire un poster de ces magnifiques arbres.

— La voiture n’est pas garée loin. J’y fais un saut. J’ai peur de ne pas avoir le temps par la suite et d’oublier.

Ils revinrent tous deux sur leurs pas et, parvenus sur l’esplanade, se heurtèrent à Arnaud Crécens qui sortait du barnum. Ce dernier, tout sourire, salua le commissaire.

— Je ne vous ai pas encore vu, monsieur. Bienvenue à vous ! Êtes-vous confortablement installé dans votre hôtel ?

Le père de Marine n’eut pas le temps de répondre que le fiancé se tournait déjà vers sa fille.

— Ah ! Marine ! Mon futur beau-père vient de me dire que tu étais embarrassée par ton cadeau. Veux-tu le déposer à présent dans la salle ? Vous n’avez qu’à me suivre. Ce sera l’occasion de vous montrer le fameux tableau de Sixtine. Sa grand-tante Blanche vient de le faire livrer. Puis baissant la voix comme si on pouvait l’entendre, il ajouta sur le ton de la confidence :

— Vous me donnerez ainsi votre avis. Je n’y connais rien en matière de peinture et je ne veux pas blesser Sixtine mais je trouve cette toile… heu… trop colorée.

Il semblait difficile de décliner l’offre. Marine sortit de son sac à main un paquet joliment enrubanné et tous deux suivirent Arnaud Crécens à l’intérieur du manoir. Durant ce court trajet, Quentin Le Gwen ne put s’empêcher de trouver saugrenue et surannée l’idée qu’avaient eue les Choiseul-Méraux d’exposer tous les cadeaux de mariage dans une salle prévue à cet effet. Qui plus est, cette tradition d’un autre âge pouvait blesser certains invités plus démunis que d’autres. Le policier s’attendait à trouver une table couverte de piles de draps, de nappes, de torchons et de serviettes en quatre ou cinq exemplaires que les mariés échangeraient plus tard. Il n’en fut rien. La caverne d’Ali Baba recelait des trésors qui auraient appâté plus d’un antiquaire, tels ces deux chandeliers en argent massif, de splendides couverts du même métal, une jolie boîte à musique en bois de rose datant du XVIIIe siècle. Les cadeaux, emballés ou non, s’étalaient sur trois tables disposées en U. Mais incontestablement, l’objet qui aimantait le regard était cette toile dressée à la va-vite sur deux chaises paillées. Elle représentait deux jeunes filles en costume breton, alanguies au pied d’un arbre.

— C’est un cerisier, crut bon de préciser Arnaud.

Quentin optait plutôt pour un pommier… Non loin des personnages, serpentait à travers champs un sentier cramoisi dont la teinte étrange rehaussait les verts et les jaunes d’une campagne flamboyante. Un coup d’œil sur le bas du cadre doré permit à l’amateur de peinture de connaître le nom de cette toile : Le Chemin Rouge. Il avait aussitôt identifié la facture de l’artiste, adepte du fauvisme et classé dans l’école de Pont-Aven. En prononçant son nom, il comprit la bourde du fiancé de Sixtine. Quoi qu’il en fût, Arnaud ne mentait pas. Il n’y connaissait rien en peinture.

— C’est un Paul Sérusier admirable que vous avez là !

— Ah oui ! C’est ce nom-là, reprit l’étourdi sans se vexer. Il paraît qu’il est très connu en Bretagne.

— Et ailleurs aussi, un peu… lui sourit le commissaire en se redressant. On vous a offert un somptueux cadeau…

— Ah bon ! Vous trouvez ? Je ne sais pas où on va le mettre. Peut-être au-dessus du canapé du salon… Mais il est bleu. Ça va jurer. Enfin, c’est Sixtine qui décidera…

N’importe qui, songea Quentin, aurait aménagé et décoré sa pièce en fonction de cette toile, et non l’inverse… Sceptique, le commissaire balaya le petit salon du regard.

— Dites-moi, Arnaud, durant les cérémonies civile et religieuse, qui restera sur place à part le régisseur du manoir ?

— Heu… Personne, je suppose…

Le jeune homme n’avait pas l’air de comprendre la valeur marchande de tous ces objets, en particulier de la toile. Rien n’était plus facile pour un voleur que de vider la pièce en moins de temps qu’il ne faudrait pour se passer la bague au doigt. Sans y être invité, le policier se dirigea vers l’unique fenêtre qui éclairait l’endroit et ferma les volets intérieurs.

— C’est déjà cela, fit-il satisfait. Je vous conseille vivement, Arnaud, quand nous allons quitter ce salon, de le verrouiller à double tour. Gardez la clef sur vous. Ce n’est pas d’une garantie absolue mais, au moins, cette précaution élémentaire dissuadera peut-être des personnes indélicates…

— Mais nous sommes entre nous ! s’offusqua le futur marié. Qui aurait l’idée saugrenue de…

— Beaucoup de gens, le coupa sans ambages le commissaire. Tout le monde, ou presque, oublie la politesse devant un buffet bien garni. Devant une toile de maître qui doit avoisiner les cent mille euros, c’est la même chose.

En entendant l’estimation approximative de Quentin Le Gwen, Arnaud Crécens gonfla ses joues, l’air ahuri.

— La vache ! Ce truc ?… Enfin, vous avez eu raison de me prévenir. De toute façon, j’avais l’intention dès demain matin de rapporter tous ces cadeaux à Brest dans notre futur appartement.

— Où est-il situé déjà ? demanda innocemment Marine.

— Ah non ! Coquine ! Tu ne m’auras pas comme cela ! répondit Arnaud en retrouvant sa gaieté. Je te vois venir avec tes gros sabots. Tu sais bien que c’est ma surprise pour Sixtine. Elle va être tellement contente !

— Oui. J’aurai au moins essayé de te tirer les vers du nez ! fit la jeune fille en éclatant de rire.

Un instant plus tard, père et fille cheminaient ensemble et empruntaient l’allée pour sortir du manoir.

— Il n’empêche, décréta Marine, que, le cas échéant, j’aurais détesté ce genre de surprise qui ravit Sixtine ! Je n’aurais pas du tout aimé que mon compagnon choisisse seul l’endroit où il me faudrait vivre.

— Moi non plus, admit son père. À chacun ses goûts ! À voir son peu d’emballement devant cette toile sublime, je crains le pire. Mais dis-moi, Marine, je ne pensais pas la famille Choiseul-Méraux si fortunée…

— Ils ne le sont pas tant que cela. Enfin, ils n’ont pas tous beaucoup de liquidités mais des biens acquis surtout par l’arrière-grand-père armateur et, dans une moindre mesure, le grand-père Choiseul que tu rencontreras aujourd’hui. Il a quatre-vingt-dix ans et mène encore son monde à la baguette. Blanche est sa sœur cadette.

Marine expliqua alors à son père un pan de l’histoire de cette famille, qu’elle tenait de Sixtine. Durant sa jeunesse, Blanche Méraut, pétrie de catholicisme, voulait devenir religieuse. Elle rencontra pourtant un certain Gustave de Drézennec, marchand d’art et collectionneur, qui s’éprit follement de sa beauté virginale et lui proposa de troquer le voile noir auquel elle aspirait contre un autre, léger et blanc. La jeune fille prit son temps pour réfléchir. Cinq ans, au bout desquels elle accepta d’épouser son soupirant. Le couple vécut en bonne harmonie mais n’eut pas la chance d’avoir des enfants. À la mort de Gustave, vingt ans auparavant, Blanche choisit de revenir à ses premières amours. Avant de gagner son couvent périgourdin, elle prit soin néanmoins, et ce devant le notaire qui gérait ses biens, de doter neveux et petits-neveux du tableau de leur choix. À sa mort, le reste de sa fortune reviendrait à l’ordre des clarisses, communauté où elle s’était retirée. Néanmoins, un imposant codicille complétait le legs fait à ses descendants indirects. Si l’un d’entre eux avait la fâcheuse lubie de rester célibataire ou pis de divorcer, selon le cas de figure, il ne recevrait pas de tableau ou devrait le rendre.

Après avoir entendu ce récit, Quentin soupira :

— Ce doit être une sacrée rigolote, cette Blanche ! Mais je suppose que dans cette famille exemplaire, il n’y a pas de veaux à cinq pattes…

— Détrompe-toi, Papa, fit-elle, excitée. Sainte Blanche n’est pas nitouche ! Elle savait parfaitement qu’elle lésait ainsi une nièce, Hermeline, la sœur aînée de Jacques Choiseul, ainsi que le benjamin, Alban, qui doit être moins âgé que toi.

— Qu’ont-ils fait pour démériter ? s’enquit Quentin, amusé.

— En ce qui concerne Alban, tu le sauras dès que tu le verras. Sixtine adore cet oncle et il a fallu qu’elle insiste auprès de ses parents pour que ce mouton noir soit invité à son mariage.

— Et Hermeline ?

— Tu as dû déjà l’apercevoir. Une femme blonde de cinquante-cinq ans, qui circule en fauteuil. La pauvre est atteinte d’une maladie musculaire dégénérative. Son unique forfait a été d’avoir eu deux enfants, des jumeaux, sans être mariée.

— C’est en effet un crime impardonnable ! Eh bien, je pense qu’on va franchement rigoler aujourd’hui. Je me demande pourquoi j’ai accepté cette invitation…

Marine se haussa sur la pointe des pieds et plaqua sur la joue de son père un baiser sonore.

— Mais pour être mon cavalier, mon papounet d’amour !

 

Chapitre 2

Les cérémonies civile et religieuse s’étaient fort bien déroulées, même si, aux yeux de Quentin, la messe avait tiré en longueur. Peu avant le départ pour l’église, les Choiseul-Méraux avaient ménagé une ultime surprise à leur fille qui, au nom de l’invité auquel elle ne s’attendait pas, avait manifesté sa joie en battant des mains. Il s’agissait du père Maxence, un jeune prêtre d’une trentaine d’années environ. Quand on ouvrit grand la porte du salon et qu’il apparut, sourire aux lèvres et bras levés, il y eut un fort moment d’émotion dans le clan familial. À son habillement, même un néophyte aurait reconnu en lui un serviteur de Dieu. S’il ne vêtait pas la soutane, son costume de ville, entièrement noir, se composait d’une veste boutonnée jusqu’au cou et d’un col blanc rigide. Il portait en outre, pendue contre son poitrail, une grande croix de bois. Le père Maxence, ami de la famille, allait officier auprès du curé d’Audierne. D’ailleurs, au dernier moment, une petite transaction dut avoir lieu car on entonna bien, comme promis, le Salve Regina et l’Ave Maria en latin. Tous les participants ou presque chantèrent d’une seule voix.

Pour Quentin Le Gwen, le moment le plus émouvant de la cérémonie fut lorsque Jacques Choiseul, traversant l’église au bras de la mariée, vint symboliquement confier sa fille à un autre que lui, au pied de l’autel. Le chapitre d’une vie se terminait. Il n’osa pas cependant se projeter dans ce cas de figure. Marine venait de lui confier à l’oreille que, si jamais un jour elle se mariait, elle serait seule avec son époux. Quentin fut aussi étonné de voir combien le côté d’Arnaud Crécens était peu représenté : sept ou huit personnes tout au plus dont sa grand-mère, une petite femme vêtue de soie violette et qui portait au doigt un énorme saphir. La famille d’Arnaud, originaire du Pas-de-Calais, n’était pas nombreuse. Orphelin de père depuis ses quatorze ans, ce fils unique avait toujours sa mère. Néanmoins, celle-ci, malade et affaiblie, n’avait pas pu faire le voyage pour assister au mariage d’Arnaud. Alors fiancée, Sixtine avait tenu à rencontrer sa future belle-mère dans sa vaste propriété de la région lilloise. Si, pour raison de santé, la visite avait été écourtée, Sixtine était rentrée en Bretagne charmée de cette brève entrevue. D’ailleurs, avant de convoler pour Venise, destination obligée de leur voyage de noces, les jeunes mariés feraient un voyage dans le Nord pour embrasser la malheureuse femme. Ainsi en étaient-ils convenus.

Pour l’heure, sa flûte de champagne à la main, Quentin Le Gwen s’ennuyait un peu. S’immiscer dans des groupes déjà formés n’était pas son fort. D’un naturel réservé, le commissaire se contentait donc de déambuler sur la pelouse de l’esplanade où la réception battait son plein, admirant çà et là, dans cet aréopage coloré, le chapeau ou la voilette d’une femme. Cette assemblée élégante faisait la part belle aux officiers de Marine en uniforme. Il remarqua la présence d’un amiral qu’il connaissait de vue, en grande conversation avec un général de l’armée de Terre. Au loin, sa fille, entourée de cinq jeunes gens, devait sûrement raconter une histoire drôle à force de gestes et de mimiques car des visages hilares étaient tendus vers elle. Parmi eux, le cousin et témoin du marié, Axel de Saint-Dié, le seul qui portât les cheveux longs, noués en catogan, à la manière des dandies du XIXe siècle. Le physique très avantageux de ce jeune homme lui permettait cette petite extravagance et il devait sûrement cultiver son côté romantisme allemand.

— Belle fête, n’est-ce pas ? Notre Sixtine est vraiment ravissante !

Quentin Le Gwen n’avait pas vu venir l’homme qui l’interpellait ainsi. Il se retourna et se présenta. L’invité esseulé fit de même. À l’annonce de son nom, la curiosité de Quentin fut piquée. Ainsi donc se tenait devant lui le paria de la famille, celui qui n’avait rien obtenu des largesses de la tante Blanche, Alban Choiseul, frère cadet du père de la mariée. Le commissaire devina aussitôt la raison de ce bannissement.

— Comme j’ai lu sur mon petit carton que nous serions voisins de table tout à l’heure, je me suis dit qu’il serait plus sympa de faire connaissance avant, expliqua-t-il le plus naturellement du monde. Je ne peux pas déguster un cocktail de crevettes, aussi délicieux soit-il, à côté d’étrangers.

Une conversation s’engagea à brûle-pourpoint. Peu guindé et doté d’un humour caustique, Alban Choiseul avait le don de mettre à l’aise ses interlocuteurs. Ainsi, Quentin apprit-il que l’homme habitait Nantes et qu’il vouait à son métier une véritable passion. Joaillier, il avait créé, ainsi que l’attestaient ses mains parfaitement manucurées et baguées, une ligne de bijoux fantaisie pour hommes.

— On a oublié qu’autrefois, au temps de la royauté, le port des bijoux était avant tout une affaire d’hommes. C’était un signe de richesse, de pouvoir et non de féminité. Résurgence du passé. Aurait-on aujourd’hui idée de se moquer de l’améthyste d’un évêque ? Même le pape Benoît aimait beaucoup les pierres et en changeait régulièrement.

Ils devisaient depuis dix minutes et Quentin apprenait des anecdotes très intéressantes sur l’histoire des bijoux quand Alban Choiseul le poussa du coude.

— Marchons un peu par là si vous le voulez bien. Je ne tiens pas à croiser le chemin du patriarche. Nous avons pris grand soin de nous éviter tous les deux depuis ce matin et il serait fort dommage, sous prétexte qu’il est bigleux, que notre pacte tacite soit mis à mal.

Et en effet, un vieillard encore ingambe se dirigeait vers eux. Seul le pli amer de sa bouche accusait son grand âge et conférait à son visage un aspect sévère qu’il n’avait peut-être pas.

Quentin, précédé d’Alban Choiseul, s’était éloigné de la trajectoire du nonagénaire.

— Votre père désirait peut-être vous parler ? suggéra le policier.

— Sûrement pas ! Cela fait trente-deux ans qu’il ne m’a pas adressé la parole et il a encore toute sa lucidité. Non, regardez discrètement. C’est l’oiseau noir qu’il cherchait.

Du coin de l’œil, ainsi que l’avait prédit son fils, le vieil homme discutait à présent avec le jeune père Maxence.

Ce mini-incident diplomatique avait un peu entaché la verve joyeuse d’Alban qui crut bon devoir s’expliquer :

— Sans vouloir vous ennuyer avec mes histoires, sachez que je suis persona non grata aux yeux de ma famille. Ils me tolèrent aux enterrements et aux mariages, jamais aux baptêmes. Malgré cela, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, je m’impose dans toutes leurs manifestations ! Une petite piqûre de rappel leur fait du bien de temps en temps. Cela conforte leur santé de bien-pensants !

Quentin, tout en marchant auprès de cet inconnu, sympathique au demeurant, se contentait d’écouter. Sans doute les retrouvailles d’Alban avec certains membres de la famille n’étaient-elles pas si évidentes qu’il voulait bien le faire accroire et sans doute aussi avait-il besoin d’une oreille bienveillante, plongé qu’il était en milieu hostile.

— Autant vous annoncer la couleur, poursuivit le joaillier. Pour eux, je suis atteint de deux tares irrémédiables : agnostique et homosexuel ! Je ne sais pas laquelle est la pire. La seconde, peut-être…

— C’est sûr, admit Quentin, que, dans ces cas-là, votre jeunesse n’a pas dû être des plus facile…

Alban Choiseul haussa les épaules.

— Bof ! On se fait à tout… J’avoue cependant qu’un moment a été particulièrement pénible : la mort de ma mère, il y a douze ans de cela. Je pensais pourtant être plus endurci… Elle m’a fait appeler à Nantes parce qu’elle savait sa fin imminente. Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai accouru, croyant naïvement que nous allions peut-être nous rapprocher enfin l’un de l’autre à pareil instant. Eh bien, pas du tout ! soupira-t-il d’un air faussement dégagé. Sur son lit de mourante, elle m’a dit texto : « Alban, nous avons tous notre croix à porter sur terre. La mienne a été lourde. C’était toi. À présent, avant d’aller retrouver mon créateur, je dois faire la paix avec moi-même. Je te pardonne donc ton inversion. Sache pourtant que j’aurais préféré que tu meures de la typhoïde qui a failli t’emporter à l’âge de cinq ans et que tu ne deviennes pas… ça ! »

— Au moins son aveu, aussi effrayant fût-il, a le mérite d’être clair. On ne peut pas taxer votre mère d’hypocrisie.

Alban Choiseul avait retrouvé son sourire espiègle. Il heurta légèrement sa flûte de champagne contre celle du commissaire avant de la lever vers le ciel.

— Je porte un toast à feu Madame ma mère ! Si l’au-delà est tel qu’elle le concevait, elle doit être la reine de la fête tous les jours !

— Ou peut-être, suggéra Quentin Le Gwen, apprend-elle à présent la compassion…

— Oh non ! Pitié pour son âme ! Elle aurait trop de boulot ! Et puis d’abord la bonté n’est pas forcément la vertu cardinale d’un grand chrétien !

— Je m’y connais peu en la matière mais, à mon avis, vous devez jubiler à manier les paradoxes. Il me semble au contraire que le devoir de tout croyant est d’aimer son prochain…

— Tout cela est bien joli, mais totalement théorique. Prenez le cas de Blaise Pascal, par exemple. On ne peut pas dire de lui qu’il sentait le soufre. Grand savant et serviteur de Dieu devant l’Éternel, il s’est tout de même arrangé pour faire embastiller un autre mathématicien qui allait divulguer un peu avant lui la machine à calculer ! Autre joyeuseté de ce pieux philosophe, il a fait condamner au supplice de la roue le malheureux curé de Meudon de l’époque, sous le fallacieux prétexte que ce pauvre bougre se demandait naïvement de quelle nature était le lait de la Vierge, étant donné qu’elle était l’Immaculée Conception. Ça laisse rêveur, non ?

Quentin Le Gwen hocha la tête. Il était évident pour lui qu’Alban Choiseul, un homme sûrement sensible, avait souffert de son éducation psychorigide et que, par là même, il en avait à découdre avec la religion.

Ils continuaient à marcher quand Alban Choiseul changea de conversation. Il venait d’apercevoir sa sœur, seule au milieu de la foule.

— Venez avec moi, Commissaire, je vais vous présenter à Hermeline, ma grande sœur. Je l’aime beaucoup, contrairement à ses deux enfants, les jumeaux, qui sont des monstres d’égoïsme. Mais cela est une autre histoire… Ils dînent tous trois à notre table. Vous jugerez de vous-même…

La présence à ses côtés de cet homme volubile égayait le début de la soirée de Quentin Le Gwen qui, sans lui, se serait sûrement ennuyé. Il avait l’impression d’évoluer dans une société étrangère, assisté d’un chroniqueur mondain qui en décodait les arcanes.