Le Faucheur du Menez Hom - Françoise Le Mer - E-Book

Le Faucheur du Menez Hom E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

Mystères et secrets de famille...

À l’occasion d’un décès, le lieutenant de police Quentin Le Gwen renoue des liens distendus avec sa famille.
Il va être amené, de façon officieuse, à prêter main forte à son oncle le baron Jean-Eudes de Kermantec, hobereau sur les terres arides du Menez-Hom, qu’une lettre anonyme accuse de la disparition d’un enfant.
Fasciné par la beauté ascétique du lieu, Quentin apprendra aussi à connaître les proches voisins du manoir, dont les vies recèlent de bien lourds secrets...
Mais il est des vacances qui tournent au cauchemar. Que feriez-vous si, au détour de la lande, vous rencontriez le spectre de l’Ankou ? Affabulation, superstitions, fadaises, me diriez-vous ?

Ce polar au suspense haletant vous invite à faire une rencontre avec la mort sur les hauteurs bretonnes !

EXTRAIT

— Jean-Eudes, les pompes funèbres viennent d’arriver. Ils veulent savoir si, avant de refermer le cercueil, nous tenons ou non à recouvrir le visage de Grégoire d’un mouchoir. Qu’en penses-tu ?
En guise de réponse, Jean-Eudes déposa son verre sur la table de chêne et suivit sa sœur.
Quelques minutes plus tard, le chef de famille invitait toute la maisonnée à venir dire un dernier adieu au frère puîné.
En pénétrant dans la chambre mortuaire, Quentin Le Gwen eut l’impression d’entrer de plain-pied dans un tableau du Caravage. Les cierges allumés autour du lit n’éclairaient que les visages et les mains, laissaient aux ombres le soin de grignoter tout contour, d’absorber les vêtements de deuil. Impressionné malgré lui, l’inspecteur Le Gwen se félicita de ne pas avoir amené sa fille Marine. Il parcourut des yeux la vaste pièce. Comme de bien entendu, les représentants des pompes funèbres se tenaient à l’écart, près de la fenêtre aux volets clos. Les mains croisées l’une sur l’autre, ils affichaient une mine de convention : visage figé dans une impassibilité métissée de componction, regard éteint. Déformation professionnelle. Lorsque le plus jeune d’entre eux, sans doute un novice ne jouissant que d’un contrat à durée déterminée, outrepassa son rôle et tenta un infime soupir accompagné d’un hochement de tête qui se voulait significatif, il fut sévèrement remis à sa place par le plus âgé : ce dernier le gratifia d’un froncement de sourcils.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Dans ce roman dit régionaliste, parce que paru à l'origine chez un petit éditeur de province [...], l’auteur imprègne sa marque de fabrique, mélange d’humour, de noirceur, d’appel à la superstition, au terroir, à l’actualité et aux réminiscences d’un passé plus ou moins proche. - Les lectures de l'oncle Paul

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

Le faucheur

du Menez Hom

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 St-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

 

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

 

 

 

Dépôt légal 4e trimestre 2014

ISBN : 978-2-372602-48-8

 

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2014 - Éditions du Palémon.

 

Remerciements

 

Au docteur Luc Guillerm

pour ses précieux conseils ;

À madame Jean-Claude Le Berre de Plogonnec ;

À Michelle Le Mer.

 

 

 

 

À Bruno, Paul et Faustine.

 

 

À la mémoire de Lou-Salomé.

 

Les petits anges aussi, rient

Et applaudissent de leurs ailes

Lorsque, se penchant au balcon du ciel,

Ils aperçoivent sur les visages aimés

L’esquisse d’une joie déjà regrettée,

Seconde d’abandon au sombre supplice -

Alors, s’échappe de leurs ailes ébouriffées

De la poussière séraphique qui tombe, tombe,

Sur les paupières closes au monde

Des parents désolés.

Mais leurs yeux dessillés reconnaissent l’Enfant

Dans les baisers flocons apportés par le vent.

Ils osent enfin sourire.

Aussi, les petits anges, délivrés de cette peine,

Tout gorgés d’amour, déploient d’immenses ailes,

Rompent la Corde l’Argent, fracassent la voûte du ciel

Et s’élèvent légers, légers, papillons-haleines,

Vers Celui qui les attend.

« Laissez venir à moi les petits anges blancs. »

 

Chapitre 1

La pluie gouttait contre les carreaux de la haute salle. Pourtant, le ciel pommelé avait cessé de se rompre. L’esprit vacant, Quentin Le Gwen souffla doucement sur la vitre. Puis, du doigt, il remodela les vagues contours du dessin de buée ainsi réalisé, opaque comme un œil touché de glaucome. Une goutte d’eau se détacha du nimbe. Semblable à une prisonnière qui aurait vu, de façon miraculeuse, les portes de sa geôle s’ouvrir devant elle, elle parut tout d’abord désorientée, hésitante quant au chemin à prendre. Mais, bien vite, elle se fraya une voie parmi ses congénères, mornes et indolentes. Sa course vagabonde la laissa peu à peu sans force. Vidée de sa substance, elle mollit, se métamorphosa en un mince filet de lumière d’eau. De l’ongle, l’inspecteur Le Gwen tapota la moribonde à travers le carreau. Cette secousse sismique ébranla le petit monde assoupi. Une grosse goutte déboula, charria dans ses eaux l’élue de l’inspecteur et lui redonna la vie. Quentin Le Gwen en conçut une satisfaction stupide mais réelle.

— C’est un temps de circonstance. Pas vrai ?

Le policier sursauta. Tout à sa rêverie aqueuse, il n’avait pas entendu le maître des lieux pénétrer dans le grand salon.

— Heu, oui… Un vrai temps d’enterrement ! Oh, pardon, mon oncle. Je ne voulais pas…

— Tsst… Tsst… Laisse donc. Aucune importance. Accompagne-moi plutôt dans la bibliothèque. J’ai besoin de prendre un remontant.

Bien que l’on fût aux premières heures de l’après-midi, la pénombre dans laquelle se trouvait plongé le salon ne permettait pas à Quentin de distinguer les yeux rougis de Jean-Eudes de Kermantec. Quentin savait pourtant que son oncle venait de pleurer.

La bibliothèque, où se tenaient à présent les deux hommes, sans être à proprement parler accueillante, offrait au regard une ascèse moins rigoriste que le grand salon. Un tapis aux teintes de pastel, élimé par endroits, adoucissait les dalles de granit, noircies par le temps et qui tenaient lieu de plancher.

Quentin s’approcha de la haute cheminée de pierre surmontée des armoiries de la famille - une sorte d’épée fantasmatique aux lames multiples et ramifiées figurant les bois d’un cerf  - et se réchauffa les mains aux tisons encore rougeoyants.

D’office, Jean-Eudes de Kermantec prépara deux verres de bourbon et en tendit un à son neveu.

— Depuis combien de temps n’es-tu pas venu nous voir ?

Cette simple question, posée sans l’ombre d’une acrimonie, laissa pourtant Quentin confus.

— Il y a sept ans, bafouilla-t-il. C’était à l’occasion du mariage de Ghislain et de Brigitte.

Jean-Eudes de Kermantec fit tourner un glaçon dans son verre.

— Hélas, soupira-t-il, je n’ai pas d’autres neveux à marier. S’il faut attendre une occasion aussi sinistre que celle-ci pour avoir le plaisir de retrouver le fils de ma sœur…

Quentin ne sut que répondre à ce reproche mérité. Il ne pouvait nier que, depuis la mort de sa mère, il avait négligé, par laisser-aller plus que par volonté, sa famille du côté maternel. La venue inopinée de sa tante Adrienne lui sauva la mise.

— Jean-Eudes, les pompes funèbres viennent d’arriver. Ils veulent savoir si, avant de refermer le cercueil, nous tenons ou non à recouvrir le visage de Grégoire d’un mouchoir. Qu’en penses-tu ?

En guise de réponse, Jean-Eudes déposa son verre sur la table de chêne et suivit sa sœur.

Quelques minutes plus tard, le chef de famille invitait toute la maisonnée à venir dire un dernier adieu au frère puîné.

En pénétrant dans la chambre mortuaire, Quentin Le Gwen eut l’impression d’entrer de plain-pied dans un tableau du Caravage. Les cierges allumés autour du lit n’éclairaient que les visages et les mains, laissaient aux ombres le soin de grignoter tout contour, d’absorber les vêtements de deuil. Impressionné malgré lui, l’inspecteur Le Gwen se félicita de ne pas avoir amené sa fille Marine. Il parcourut des yeux la vaste pièce. Comme de bien entendu, les représentants des pompes funèbres se tenaient à l’écart, près de la fenêtre aux volets clos. Les mains croisées l’une sur l’autre, ils affichaient une mine de convention : visage figé dans une impassibilité métissée de componction, regard éteint. Déformation professionnelle. Lorsque le plus jeune d’entre eux, sans doute un novice ne jouissant que d’un contrat à durée déterminée, outrepassa son rôle et tenta un infime soupir accompagné d’un hochement de tête qui se voulait significatif, il fut sévèrement remis à sa place par le plus âgé : ce dernier le gratifia d’un froncement de sourcils.

Quentin Le Gwen détourna la tête et concentra toute son attention sur le visage de son oncle défunt. Il chercha au-delà de ce masque momifié, comme figé dans un bain de cire, des expressions de l’homme qu’avait été Grégoire de Kermantec. En vain. La mort était passée, chosifiant toute vie d’un battement d’aile. Seule, la mémoire parviendrait à l’humaniser à nouveau dès que le cercueil serait fermé à tout jamais.

Adrienne Vern de Kermantec jeta un coup d’œil à son frère Jean-Eudes. Ce dernier lui répondit d’un clignement de paupières. La vieille dame déposa donc sur le visage du cadavre un mouchoir de fine batiste blanche ornée de dentelle. De façon idiote, Quentin Le Gwen se surprit à penser que le linge allait empêcher son oncle de respirer. On ne conçoit la mort qu’avec des mots de vivant…

C’est alors qu’un vieillard aux moustaches chenues, jaunies de nicotine par endroits, s’approcha du corps d’une démarche gauche. Il souleva le mouchoir qu’il déposa sur l’oreiller, prit entre ses deux grosses mains rouges le visage de Grégoire qu’il embrassa comme du bon pain. Sous la violence de cette effusion, la tête du défunt dodelina d’une manière mécanique. Lorsque le vieil homme s’écarta enfin, Quentin Le Gwen observa sur le visage de sa tante un léger tremblement de la lèvre supérieure, signe, chez elle, d’une intense émotion. Comme un papillon de nuit hypnotisé par un fanal, toute son attention semblait captée par la joue désormais lisse de son frère défunt. Une larme incongrue coulait le long de la pommette du cadavre, comme s’il venait de pleurer. Personne n’eut idée d’essuyer ce simulacre de vie bien qu’il rendît encore plus palpable la réalité de la mort.

Revenu dans son coin de pénombre, le vieillard se sécha les yeux du revers de sa manche. Quentin Le Gwen se rappelait l’avoir toujours connu au manoir de Kermantec lorsqu’il était encore enfant et que sa mère les emmenait, lui et son frère jumeau, en visite dans sa famille. Tad Coz - c’est ainsi qu’on le surnommait - était déjà la vigilante sentinelle du domaine. Tout à tour jardinier, palefrenier, homme à tout faire, selon les besoins du moment, Alain Tygréat, alias Tad Coz, avait toujours vécu auprès de la famille de Kermantec : vestige d’une société à présent révolue où les neuf dixièmes de la population trompaient leur vie au service d’une poignée d’élus. Si Quentin Le Gwen avait accordé quelque crédit à ses souvenirs d’enfant, Tad Coz aurait approché des cent cinquante ans. L’homme avait porté de très bonne heure des cheveux blancs. Il n’en faut pas davantage à un môme pour classer ces individus au rang de fossiles. À présent, le policier pouvait raisonnablement penser qu’Alain Tygréat comptait au nombre des octogénaires encore ingambes.

Auprès de lui, le dépassant d’une bonne tête, se tenait une belle jeune fille brune au visage grave, que Quentin ne connaissait pas. Derrière elle, un homme d’une trentaine d’années, le nouveau médecin d’Argol, sans doute, devisait à voix basse avec Germaine, la plantureuse cuisinière. De l’autre côté du lit, comme pour mieux marquer sa différence, s’était placée la famille proche du défunt. Au premier rang, Jean-Eudes et sa sœur Adrienne et un peu plus à l’écart, Ghislain, le fils de cette dernière et Brigitte sa femme.

Un incident vint troubler le cérémonial de la mise en bière. Le jardinier, Alain Tygréat, en fut l’instigateur. Au moment où les représentants des pompes funèbres allaient fermer le cercueil, le vieil homme aperçut une mouche posée sur la bouche du mort. Gesticulant comme un damné, il saisit d’une poigne terrible le bras de l’officiant.

— Arrêtez, ma Doué ! Vous ne voyez pas ? C’est le signe !

Habitué, sans doute, aux manifestations excessives de certaines familles accablées de douleur, l’homme en noir s’exécuta. Néanmoins, il ne put s’empêcher de donner son point de vue devant tant d’insignifiance.

— Mais monsieur… Ce n’est qu’une mouche !

— Imbécile… grommela Tad Coz qui s’empressa d’aller ouvrir fenêtre et volets.

Adrienne Vern de Kermantec crut bon d’intervenir auprès des services des pompes funèbres.

— Excusez-le, messieurs, murmura-t-elle. Il n’a plus toute sa tête…

Impassible, Tad Coz continuait à fixer, de la fenêtre, un point imaginaire de la lande noyée de brume.

Ce ne fut qu’au retour du cimetière que Quentin Le Gwen put assouvir sa curiosité. Sa tante Adrienne avait pris place auprès de lui dans la voiture. Elle tenait à revenir la première au manoir où une collation allait être servie, selon l’usage, pour la famille et les amis qui avaient assisté à l’office religieux.

— L’église était pleine. Tu as vu cette foule ? Grégoire aurait été si heureux…

Le policier se contenta de hocher la tête, taisant le fait que Sainte-Marie du Menez-Hom ressemblait davantage à une chapelle.

— Comment Grégoire est-il mort, exactement ? demanda-t-il à sa tante pour combler le silence.

— Crise cardiaque, répondit-elle, laconique. Tad Coz l’a trouvé avant-hier, mort dans le parc, au pied d’un arbre.

— Au sujet de Tad Coz, quelle mouche l’a piqué tout à l’heure ?

— Tu as le sens de l’à-propos, mon garçon…

Quentin Le Gwen se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. L’expression malencontreuse lui avait échappé.

Adrienne de Kermantec soupira :

— Ce pauvre Alain… Je le savais superstitieux, mais à ce point ! Je crains qu’il ne devienne gâteux. Le jour de la mort de Grégoire, déjà, il m’a certifié que mon frère avait pressenti sa fin.

— Comment cela ? fit Quentin, intrigué.

— Oh… des bêtises. Selon les dires de Tad Coz, Grégoire se serait confié à lui, il y a une semaine. Mon frère aurait soi-disant entendu la charrette de l’Ankou ! Tu vois le genre…

Quentin Le Gwen éclata de rire. Depuis son enfance, le nom de l’Ankou n’avait guère été prononcé devant lui. Il tenta de se rappeler les contes et légendes de Bretagne récoltés par Anatole Le Braz. L’Ankou ou la personnification de la mort… Vêtu d’une longue cape noire, coiffé d’un chapeau de feutre à larges rebords cachant son visage, et muni d’une faux montée à l’envers, lame tournée vers l’extérieur, ce faucheur de vies avait effrayé bien des générations de Bretons. Il se trouvait encore des gens, surtout de la campagne, pour affirmer qu’un oncle, qu’un voisin avait entendu les essieux mal huilés de la charrette de l’Ankou grincer. C’était là signer son arrêt de mort. Afin d’exorciser ce moissonneur funeste, certaines chapelles ou quelques calvaires le représentaient, figé dans la pierre.

Amusé par ces réminiscences, Quentin Le Gwen se gara au pied du perron du manoir et aida sa tante à sortir du véhicule.

— Et pour la mouche ? Que s’est-il passé ?

Avant de répondre, Adrienne de Kermantec inspecta une jardinière et enleva, d’une main experte, les pétales abîmés de zinnias moribonds.

En se relevant, elle se massa la hanche. Arthrose.

— Ce vieux fada, grimaça-t-elle, croit encore aux superstitions de ses aïeux. Autrefois, dans nos campagnes, on était persuadé que l’âme sortait de la bouche du mort sous la forme d’une mouche. Tad Coz a donc agi très pieusement en ouvrant la fenêtre. Ainsi, ajouta-t-elle, avec une once de malice dans la voix, la mouche, c’est-à-dire l’âme de mon pauvre Grégoire, a pu s’enfuir en quête d’un lieu où il expiera ses péchés. Et je ne serais pas du tout étonnée de voir Tad Coz parcourir la lande à la recherche de sa mouche pour connaître l’endroit de son purgatoire et interroger l’insecte afin de savoir s’il ne peut rien faire pour que mon frère accède au plus vite à la félicité éternelle.

— Je vois… commenta Quentin. Il est complètement frappé.

L’inspecteur Le Gwen s’était réfugié dans la bibliothèque, loin du brouhaha de la salle à manger d’où lui parvenaient, malgré tout, le vagabondage des voix d’une cinquantaine de conviés en veine de confidences, d’anecdotes où ils auraient joué un certain rôle dans la vie du défunt, le raclement des chaises contre les dalles en pierre, le tintement de la porcelaine fine sortie pour l’occasion. Tout ce remue-ménage rassurant qui rappelle que vous appartenez, pour un temps encore, au monde des vivants. La mort touche toujours l’Autre.

Quentin Le Gwen avait, au préalable, demandé à sa tante la permission de regarder les vieux albums de photographies de famille. Sous ses yeux défilaient des pans de vie sépia puis noirs et blancs, prélude à l’édification de sa propre construction. Joseph de Kermantec, le grand-père, l’œil sévère et la moustache altière, debout derrière le fauteuil où se perdait sa femme Émilie qui avait l’air de s’excuser d’être née. Elle poussa d’ailleurs la politesse jusqu’à refermer derrière elle la porte de la vie à l’âge de vingt-huit ans. Sans bruit, bien entendu. Puis les quatre orphelins. Jean-Eudes, Adrienne et Grégoire hissés sur des échasses, la mine faraude, aux côtés de leur petite sœur Ninon éblouie par l’adresse de ses aînés… Les années-pension. Jean-Eudes et Grégoire en blouse noire, les cheveux coupés ras. Adrienne la sage qui supplée à l’absence maternelle et gouverne sa nichée. Joseph de Kermantec monté sur son cheval alezan, l’œil toujours furibond, la moustache moins imposante. Le mariage éclair d’Adrienne avec Auguste Vern. Visages désappointés de la couvée. Mais le richissime Auguste aura le bon goût de mourir suite à une méchante pneumonie. Sourires retrouvés de la fratrie, le grand-père Joseph tassé dans un fauteuil roulant, l’œil éteint, la moustache tombante.

Quentin Le Gwen s’attarda sur le portrait de sa mère, Ninon de Kermantec, photographiée le jour de ses vingt ans. À présent, il aurait pu être le père de cette belle jeune fille blonde au regard tendre. Miroir magique, ne vois-tu pas venir la cruauté de la vie ? Sa fille Marine lui ressemblait, plus mutine et volontaire, peut-être.

L’inspecteur Le Gwen fut tiré de sa rêverie par les crissements des graviers du perron. Levant la tête, il aperçut dans le clair-obscur de la nuit naissante deux gendarmes. Ils s’apprêtaient à sonner. Intrigué, le policier sortit de la bibliothèque.

Déjà, Jean-Eudes de Kermantec s’entretenait avec les deux hommes dans le vestibule, seul endroit du rez-de-chaussée à avoir été carrelé. Lorsque le baron fit les présentations, Quentin remarqua, non sans un certain amusement, l’air agacé de l’un d’eux. Sempiternelle rivalité entre la police et la maréchaussée.

Malgré tout, Quentin Le Gwen ne fut pas tenu à l’écart des conciliabules, sous réserve tacite de ne pas se mêler à l’enquête, chasse gardée de la gendarmerie de Châteaulin. Car il s’agissait bien d’une enquête. Par bribes décousues, Quentin apprit qu’un jeune garçon des environs, Rémi Moreau, avait disparu depuis l’avant-veille, jour du décès de Grégoire de Kermantec. Selon les recoupements faits depuis lors, l’enfant, âgé de dix ans, avait été aperçu pour la dernière fois au lieu-dit de Kermantec, sans que l’on pût savoir de façon indubitable laquelle des quatre maisons avait été visitée en dernier par le garçon. Tout se jouait entre 17 heures et 17 heures 15. Aucun témoin ne pouvait être plus précis. Rémi Moreau était venu de Plomodiern à vélo. Il vendait des billets de tombola pour la kermesse de son école. Depuis lors, il semblait s’être volatilisé. Aucune trace, non plus, de son vélo.

Quentin brûlait d’envie de poser une question. Il se retint toutefois, de crainte de vexer les représentants de l’ordre. Mais son attente fut brève. L’un des gendarmes s’adressa à son oncle Jean-Eudes :

— Monsieur, je suis navré de vous déranger en un moment pareil, mais pouvez-vous nous dire si vous, ou quelqu’un de votre famille, avez acheté à l’enfant un billet de tombola ?

— Oui… Bien sûr. Personnellement je lui en ai pris un. Voulez-vous le voir ? Il doit être dans la poche de la veste que je portais avant-hier. Attendez un moment, je vous prie.

Avant que le baron ne monte l’escalier, le gendarme exprima le souhait d’interroger les autres membres de la maisonnée, famille et domestiques, sur le même sujet.

Il fut donc décidé que Quentin avertirait les personnes concernées dans la salle à manger et les convierait, une à une pour plus de discrétion, à rejoindre les gendarmes dans la bibliothèque.

Un quart d’heure plus tard, la situation s’était un peu éclaircie. L’emploi du temps de l’enfant avait pu être partiellement reconstitué lors de son bref passage au manoir.

Seuls Jean-Eudes, Tad Coz et Quentin Le Gwen entouraient à présent les gendarmes.

— Résumons-nous, fit le brigadier en se raclant la gorge. Il tenait entre les doigts quatre papiers roses et les faisait glisser d’une main à l’autre. Avant-hier, aux environs de 17 heures, le jeune Rémi Moreau sonne au manoir. Madame Germaine Le Page, cuisinière et femme de ménage, lui ouvre la porte. L’enfant tente de lui vendre un billet de tombola ; sans succès. Survient alors votre sœur dans le vestibule…

Quentin Le Gwen remarqua, non sans sourire, que le lieutenant s’adressait exclusivement à son oncle Jean-Eudes, et feignait de l’ignorer, lui, le policier.

— Madame de Kermantec, reprit-il, a pitié de l’enfant et lui prend un billet. Celui-ci, numéro 047.

Le gendarme déposa le petit papier rose sur la table basse.

— Le jeune garçon vous voit alors dans la cour, monsieur, et réitère sa demande.

— C’est cela, précisa Jean-Eudes de Kermantec. Mais comme je n’avais pas de monnaie sur moi, j’ai interpellé ma saur. Elle n’avait pas encore refermé la porte et m’a prêté dix francs.

— Voici donc votre billet, monsieur. Numéro 048. Le second papier rose vint rejoindre sa réplique sur la table.

— Que s’est-il passé, ensuite ?

— Le garçon m’a demandé si quelqu’un d’autre du manoir était susceptible de lui acheter un billet. Je l’ai donc conduit jusqu’aux écuries où Rose-May Simpson pansait Zaza, l’une de nos juments.

— Qui donc est cette fille ? s’enquit l’autre gendarme.

— Une jeune Anglaise. Je lui loue une chambre depuis un mois. Elle prépare un doctorat à la faculté de Brest. Comme elle n’aime pas la ville et qu’elle adore s’occuper des chevaux, elle vit ici.

Quentin Le Gwen put mettre alors un nom sur le beau visage grave aperçu quelques heures plus tôt dans la chambre funéraire : Rose-May Simpson.

— Avez-vous assisté à leur conversation ? demanda le brigadier.

— Non, j’avais à faire. Une gouttière percée. J’ai laissé là le garçon et je ne l’ai plus revu par la suite.

Le brigadier soupira et déposa sur la table un troisième billet portant le numéro 049, acheté par la jeune Anglaise. Il s’adressa ensuite à Tad Coz, resté debout, et qui, embarrassé, pétrissait son béret comme du beurre de baratte.

— Monsieur Tygréat, je crois… Quand avez-vous rencontré Rémi Moreau ?

— Il retraversait la cour pour s’en aller, m’sieur l’officier. J’revenais de la coopérative agricole de Châteaulin, rapport à l’avoine des bêtes. C’est madame Brigitte qui m’avait conduit en auto. Le p’tit gars m’a causé quand elle est partie se garer.

— Et vous lui avez pris un billet ?

— Oui dame ! Un brave p’tit mousse. J’avais cent douze francs cinquante sur moi. Un billet de cent francs tout rafistolé et des pièces. La monnaie pour l’avoine. J’ai de la mémoire, vous savez ! ajouta-t-il avec malice. Alors, j’ai prélevé dix francs. J’suis tout de suite parti dans ma chambre récupérer l’appoint et j’suis allé rendre le tout à m’sieur le baron qu’était affairé sur le pignon sud.

— Personne ne vous accuse de malhonnêteté, monsieur Tygréat, répondit le lieutenant, amusé partant de verve. Il savait d’expérience que la peur du gendarme déliait les langues autant qu’elle pouvait les couper.

— Donc, voici votre ticket de tombola, ajouta-t-il redevenu sérieux. Vous ne remarquez rien ?

Trois paires d’yeux se penchèrent sur l’anodin petit papier rose. Quentin Le Gwen réagit aussitôt.

— Il porte le numéro 051. Il manque donc un billet, le numéro 050, fit-il d’une voix neutre.

Le brigadier parut un peu désappointé d’avoir été si vite deviné. Il n’insista pas sur l’effet qu’il aurait désiré produire.

Il semblait clair pour tout le monde qu’une autre personne résidant au manoir avait acheté un billet à l’enfant, entre le moment où celui-ci sortait des écuries et où il rencontrait Tad Coz dans la cour.

— Votre neveu se trouvait-il là au moment des faits, monsieur de Kermantec ?

— Non… Ghislain est architecte à Quimper. Il ne rentre tous les soirs qu’à 19h30, et encore… au plus tôt ! Oh ! Attendez une minute… J’ai une idée.

Jean-Eudes de Kermantec sortit de la bibliothèque sans plus ample explication. Lorsqu’il revint, il tenait entre les doigts la fameuse coupure rose. Pressé par le lieutenant, le baron répondit qu’il avait déniché le billet de tombola dans la poche de la veste de son frère Grégoire.

Le gendarme se caressa le menton, perdu dans ses pensées.

— À quelle heure votre frère est-il mort ? fit-il d’une voix pateline.

— Tad Coz l’a trouvé dans le bois vers 19 heures. D’après le médecin, Grégoire serait décédé d’une crise cardiaque aux environs de 18h30.

— Curieux… répondit, laconique, son vis-à-vis.

Quentin Le Gwen se sentit mal à l’aise. Son instinct de flic l’avertissait d’un danger confus. Il était clair que le gendarme établissait une corrélation entre la mort de son oncle et la disparition de l’enfant. Rien de tangible, pourtant, ne permettait d’étayer cette thèse. Aussi, décida-t-il de prendre les devants.

— Avez-vous rendu visite aux voisins ? Aucun d’entre eux n’a acheté de billet ?

Un long mutisme accueillit ces questions. Le lieutenant feignait d’ignorer l’intervention de Quentin. Seul le besoin soudain de se réchauffer les mains devant la cheminée sembla capital pour le gendarme. Les crépitements de la flambée ponctuaient le silence de la pièce. On n’avait pas jugé bon d’éclairer la bibliothèque, aussi les ombres du feu projetaient-elles sur les murs, çà et là, les langoureuses arabesques des corps d’almées ou le sabbat frénétique d’une ronde de succubes, comme autant de chimères oubliées. Au loin, dans la cour d’une ferme, un chien aboya.

— Vous nous prenez pour des bleus ? Nous sommes, à la gendarmerie, aussi bien formés que vous, dans la police. Mieux, peut-être…

— Loin de moi l’idée de…

Le lieutenant écarta d’un geste de la main l’excuse bredouillée de Quentin Le Gwen et s’adressa à Jean-Eudes de Kermantec qui, pourtant, n’avait rien demandé.

— Bien sûr, nous avons interrogé vos voisins ce matin. Si certains n’ont pas voulu acheter de billets, d’autres étaient absents de chez eux au moment où Rémi Moreau a dû passer.

Le maître des lieux s’éclaircit la gorge.

— Vous semblez craindre le pire, monsieur. Ne serait-il pas plus raisonnable de penser que l’enfant a tout bonnement fait une fugue ?

— Tout à fait possible. Nous ne négligeons aucune piste. Reste alors à connaître les raisons de cette escapade. La famille Moreau semble unie. L’enfant est l’un des meilleurs élèves de sa classe et, d’après sa maîtresse, une histoire de racket n’a jamais été signalée au sein de l’école. Voici donc écartés les trois motifs principaux de la fuite d’un gosse.

L’heure n’était qu’aux supputations. Fugue, accident, enlèvement, meurtre, tout fut évoqué en trois mots devant un verre de vin chaud que ne refusèrent pas les gendarmes. Jean-Eudes de Kermantec et Tad Coz se proposèrent pour participer à la battue organisée le lendemain par les parents et amis de l’enfant.

Bien après le départ des gendarmes, Quentin Le Gwen prit congé, lui aussi, de son oncle et de sa tante. À les sentir si démunis devant la mort de leur frère, une idée lui vint. Sa fille Marine devait passer les vacances de Toussaint chez sa mère. Lui-même se trouvant dans l’obligation de récupérer quelques jours de repos, il soumit à Jean-Eudes et à Adrienne son projet de venir passer une semaine avec eux au manoir comme au temps de l’enfance. Cette perspective sembla les enchanter.

En adressant un dernier signe de la main à ses parents, le policier n’imaginait pas à quel point cette semaine-là, qu’il augurait calme, allait tourner au cauchemar…

 

Chapitre 2

Avant de quitter Brest, ce samedi 30 octobre, Quentin Le Gwen passa au commissariat déposer un dossier. Il venait de conduire Marine au train et se sentait l’âme d’un père célibataire. Dans son bureau, l’attendait l’inspecteur Le Fur, bougon.

— Alors, t’es décidé ? Tu m’ lâches ?

— Je ne me souviens pas, Michel, t’avoir déclaré ma flamme ni encore moins de t’avoir épousé…

Les deux inspecteurs avaient eu l’intention première de prendre ensemble quelques jours de congé. Michel Le Fur aurait aimé initier son copain aux plaisirs de la pêche. Malheureusement pour lui, le décès brutal de l’oncle de Quentin Le Gwen avait bouleversé les plans des deux hommes.

— Je vais me sentir aussi seul qu’un ténia, soupira le petit moustachu. J’avais besoin de changer d’air…

— Si tes jumeaux continuent à bramer toutes les nuits, ta femme, elle aussi, va devoir s’oxygéner. Profite de cette semaine pour l’emmener se reposer quelque part !

— Ça va pas, non ! Qui s’occuperait de Jules et d’ Hercule ?

Jamais Quentin Le Gwen n’avait pu se résoudre à appeler les fils de Michel Le Fur par leur prénom. Les pauvres enfants faisaient les gorges chaudes du commissariat, à musse-pot de leur père, cela va sans dire. Entre deux portes, on prenait des nouvelles de Maigret et de Poirot. Déformation professionnelle…

L’inspecteur Le Gwen invita son acolyte à partager avec lui un petit-déjeuner au café du coin.

Après son sixième croissant, Michel Le Fur retrouva un peu de sa bonne humeur. Aussi, Quentin se permit-il de le plaisanter au sujet d’une stagiaire peu farouche, et qui avait pour l’inspecteur bedonnant, les yeux d’une Chimène ballonnée.

— Propose donc à Simone de t’accompagner à la pêche ! Je suis sûr qu’elle sera ravie…

— T’es pas bien ! éructa l’animal. Elle a du culot, le cul bas et un QI de majorette ! Rédhibitoire !

L’inspecteur Le Gwen dut promettre à son coéquipier de l’appeler durant son séjour au manoir de Kermantec. Le phénomène tenta bien de se faire inviter mais Quentin n’osait pas même concevoir l’éventualité d’un tête-à-tête entre lui et son oncle. Autant faire se rencontrer un curiste et la veuve Cliquot, ou imaginer la Thénardier allant boire le thé chez la duchesse de Guermantes.

L’esprit musard, en cette matinée ensoleillée, Quentin délaissa la voie express pour prendre le chemin des écoliers ; Le Faou, Térénez, Argol. Savoir la mer à proximité l’avait toujours rassuré.

Adrienne de Kermantec le prit au saut de voiture. Pouvait-il l’accompagner au cimetière ? En cette avant-veille de Toussaint, c’était le dernier jour autorisé pour nettoyer les tombes. Quentin accepta volontiers. Curieusement, il aimait flâner dans les cimetières durant cette période. Les Bretons ont un culte particulier pour les morts. Dans leurs nécropoles, les fleurs poussent à même le granit, tant ils sont attentifs à ne pas laisser les défunts avoir honte de la nudité de leur pierre. Ni les commères de cancaner non plus, il faut le dire… C’était alors une surenchère de pots de chrysanthèmes. À qui obtiendrait les plus gros, donc les plus beaux. Et les pauvres fleurs suralimentées de laisser pendre leurs têtes obèses au gré du vent.

Armées de brosses, de seaux, d’huile de vaseline et de courage, la cohorte de ménagères avait déjà investi les lieux. Quentin Le Gwen et sa tante Adrienne s’arrêtèrent au bout de l’allée centrale, devant le caveau familial ceint d’une grille de fer forgé. La stèle monumentale, au marbre de Carrare, où plusieurs générations de Kermantec avaient leurs noms gravés, en lettres d’or, pour l’éternité, côtoyait une tombe, creusée à même le sol, simple tumulus de terre orné d’une croix de bois dont la peinture, jadis blanche, s’écaillait. Le locataire perpétuel avait poussé la discrétion jusqu’à omettre de laisser son nom. Vie de chien, mort de chien. Tandis que sa tante s’affairait à racler les mousses indésirables, Quentin s’amusait à deviner le statut social des propriétaires de ces « dernières demeures », tant cette périphrase lui semblait justifiée. À quelques pâtés de tombes de là, une femme astiquait une dalle de granit rose poli, où deux colombes polychromes n’en finiraient jamais de prendre leur envol. Dans le vase assorti, marqué aux initiales de la famille, s’élançait un somptueux bouquet de fleurs en tissu. Sur les bas-côtés, dans un alignement impeccable, les deux inévitables pots de choux-fleurs jaunes.

« Fonctionnaire des impôts… Sécurité sociale, peut-être… Urssaf ? », se dit Quentin.

— Pardon, ma tante. Connaissez-vous cette dame, là-bas ?

Adrienne de Kermantec releva la tête.

— Tu veux parler de madame Le Mignon ? La pauvre… Son mari, patron-pêcheur, est décédé l’année dernière.

« Raté », songea Quentin qui ne se découragea pas pour autant et inspecta une autre tombe.

Celle-ci donnait dans la sobriété. Une pierre de granit brut surmontée d’une plaque d’ardoise. Seul, un coussin de roses thé agrémentait l’ensemble.

Médecin, notaire… pourquoi pas vétérinaire ?

Intrigué, Quentin Le Gwen dérangea une fois encore sa tante.

— C’est la tombe de Jean Lasorgues. Tu ne le connais pas de nom ? Lasorgues… l’artiste peintre… Mais, ajouta-t-elle, finaude, tu joues à « dis-moi où est ta tombe, je te dirai qui tu es » ou quoi ? Tu ne crois pas que tu pourrais tout aussi bien me donner un coup de main ?

Vexé d’avoir été ainsi deviné, Quentin s’exécuta. La tante Adrienne : une femme redoutable…

Alors que la baronne Vern de Kermantec repoussait la grille de son château funéraire, son neveu voulut récupérer quelques fleurs boudées par elle, pour les déposer sur la tombe de terre nue.

— Laisse-les. Elles ne sont pas suffisamment fraîches. Tad Coz viendra dans la soirée fleurir les tombes oubliées. Il le fait tous les ans avec d’autres. C’est la coutume ici.

Tandis qu’ils s’apprêtaient à quitter le cimetière, sous un soleil froid mais radieux, une femme héla Adrienne qui s’arrêta pour lui parler. Autour d’eux les langues allaient bon train ; les mains n’étaient pas en reste non plus. Une ménagère en sarrau racontait à qui voulait l’entendre ses déboires conjugaux. Et patati… Elle prit son élan pour flanquer sur la tombe un seau d’eau savonneuse… et patata. Sa voisine lui rétorqua qu’il était inutile de bichonner à ce point un mari volage et buveur… Un simple bouquet de fleurs artificielles ferait l’affaire…

Quentin Le Gwen, les chaussures trempées, fit un repli stratégique. Devant lui, une inspirée du chiffon, à genoux sur sa dalle, astiquait un crucifix avec une ardeur toute maternelle. Elle s’était même munie de cotons-tiges pour récurer les oreilles et le cou de bronze. De sa place, Quentin pouvait apercevoir les deux gros mollets blancs tressauter au rythme de la toilette mystique, sous un vigoureux fessier de jument de labour.

Pour couper court à une conversation inépuisée mais épuisante, Adrienne de Kermantec prit d’autorité le bras de son neveu et l’entraîna vers l’allée centrale. La commère poursuivit les fuyards de son arme fatale : la langue, jusqu’au moment où, faute de combattant, le dialogue se fit monologue.

— Ouf… On l’a échappé belle ! Sortons vite avant de…

Adrienne ne termina pas sa phrase. Soudain, devenue pâle, elle pressa un peu plus fort le bras de son neveu et s’immobilisa, les yeux fixes.

— Ça ne va pas, ma tante ? s’inquiéta Quentin. On dirait que vous avez vu un revenant !

— Tu ne crois pas si bien dire, balbutia-t-elle. Regarde qui se recueille sur notre tombe…

Quentin Le Gwen dut cligner les yeux. Le soleil le gênait. Sa tante jouissait sûrement d’une vue perçante. Quand il se fut habitué à la lumière blessante, il aperçut, au loin, la silhouette d’une femme, auburn, la quarantaine épanouie, svelte, élégante.

— Qui est-ce ? Je ne la connais pas.

— Pour un policier, tu n’es guère physionomiste. Viens ! Partons. Je ne tiens pas à la voir.

Poussé par sa tante au pas de charge, Quentin tourna néanmoins la tête. La femme en noir s’agenouillait pour déposer, derrière les grilles, une rose.

— Et surtout, pas un mot de cette rencontre à ton oncle, ordonna Adrienne. Il serait bouleversé.

— Mais enfin ! Expliquez-moi ! Qui donc est cette femme ?

— Ta tante Anna.

Le nom, lâché comme à regret par Adrienne de Kermantec, ne produisit sur son neveu aucun effet.

Anna… Anna… chercha-t-il. Puis, un éclair se fit dans son esprit brumeux. Anna ! Bien sûr, Anna ! Même si Quentin l’avait en fait très peu connue, comment avait-il pu oublier cette superbe jeune femme ? Il tenta de rembobiner le fil d’Ariane. Cela devait faire vingt-cinq ans que personne ne l’avait revue. Anna… l’épouse fugitive de Jean-Eudes de Kermantec. Combien de temps avaient-ils vécu ensemble ? Deux ans… peut-être trois ? Que s’était-il passé entre eux ? Quentin, curieux, interrogea sa tante Adrienne.

— Voilà ce qui arrive, commenta-t-elle, lorsque l’on épouse, sur le tard, une femme de quinze ans sa cadette… Au bout d’un certain temps, elle jouera les filles de l’air…

— Elle a quitté mon oncle pour quelqu’un ?

— Je ne saurais l’affirmer, réfléchit Adrienne. Pour être honnête, je ne l’ai jamais vue papillonner autour d’un autre homme. Mais on ne sait jamais…

— Que s’est-il passé, alors ?

— Un beau matin, elle a fait ses valises, c’est tout. Quentin ouvrit la portière de la voiture à sa tante et prit place à ses côtés.

Cette histoire matrimoniale l’intriguait. Cependant, afin de ne pas agacer Adrienne, il tenait à distiller ses questions à dose homéopathique. Cette précaution clinique fit son effet. Au bout de cinq minutes, ce fut elle qui relança le sujet. Quentin roulait doucement afin de recueillir plus amples confidences. Il savait que dès qu’ils apercevraient le toit du manoir derrière les pins, sa tante se tairait.

— Après le départ d’Anna, ni Grégoire ni moi n’avons osé interroger Jean-Eudes. Il est de ces hommes qui savent imposer leurs distances. Aussi secret que ne l’était Anna…

— Savez-vous ce qu’elle est devenue par la suite ?

— Elle a immigré aux États-Unis où elle a refait sa vie. Enfin… je crois. Elle avait entre les mains un bon métier : styliste de mode.

— Mais, songea Quentin tout à coup, elle est toujours l’épouse légitime de mon oncle, non ?

— Bien sûr ! Quelle question, répliqua Adrienne. Chez les de Kermantec, on ne divorce pas ! C’est-à-dire, lorsqu’on nous demande notre avis sur la question…

« Et pan ! Prends ça pour toi, mon garçon ! », songea Quentin.

L’idée de demander à son oncle et à sa tante la permission de divorcer de la mère de Marine, ne lui avait, de toute façon, jamais effleuré l’esprit. Quentin ne voulut pas donner l’impression d’être pris en faute comme un gamin. Aussi, se mit-il à siffloter avec la spontanéité d’un nouvel impétrant à l’Académie française lisant son discours d’intronisation devant ses pairs. Sourire en coin de sa tante.

Toutefois, Adrienne de Kermantec reprit son air sérieux lorsque Quentin quitta la départementale… pour s’engager dans un chemin caillouteux. Ils arrivaient au manoir…

— Une chose me chiffonne, malgré tout… Que vient faire ici Anna après tant d’années d’absence ? Et comment a-t-elle appris le décès de Grégoire ?

— Quelqu’un l’aura prévenue, répondit Quentin. Oncle Grégoire et elle étaient très amis ?

— Oui… Enfin, ils partageaient les mêmes goûts. Parfois, je me suis demandée si Grégoire n’avait pas un petit faible pour elle… Chut ! Plus un mot de cette histoire à présent. Nous y sommes.

Dans la vaste cour régnait une animation inhabituelle. Sacs à dos et valises s’égaillaient sur le sol de terre battue. Une douzaine d’enfants excités couraient de tous côtés, se lançaient les bardas, tentaient de les rattraper au vol ou tombaient, déstabilisés par un poids trop lourd. Et tout ce petit monde hurlait, jaspinait, piaulait sur le terrain de rugby improvisé, sous le regard amusé de Jean-Eudes, atterré de Tad Coz et furibond d’un inconnu, sans doute l’accompagnateur des monstres. Le pauvre désespéré, monté sur ses ergots, rouge de honte, volait de groupe en groupe avec autant de succès qu’un coq de basse-cour coursant une bande de poules ménopausées.

Il eut enfin l’idée de se servir de son sifflet. Le calme revint. Un peu. Assez, cependant pour rabattre le caquet des plus dociles et limiter les gloussements dans les rangs.

— J’ai oublié de te prévenir, Quentin. Durant les vacances scolaires, nous accueillons des groupes d’enfants. Nous avons besoin d’argent pour réparer le toit. Cela ne te gêne pas, au moins !

— Du tout, ma tante… Mais dites-moi, ils dorment au manoir ? ajouta le policier, vaguement inquiet.

— Non, rassure-toi. Ils occupent avec leurs moniteurs les anciennes écuries, transformées en gîte. Le matin, ils s’initient au cheval. Ils passent l’après-midi à Morgat où un club de voile les prend en charge.

Quentin et sa tante rejoignirent Jean-Eudes de Kermantec sur le perron. Le baron discutait à présent avec un jeune homme dégingandé d’une quinzaine d’années. Sa poignée de main molle, ses cheveux gras et surtout son regard fuyant déplurent aussitôt à Quentin.