Maître-chanteur à Landévennec - Françoise Le Mer - E-Book

Maître-chanteur à Landévennec E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

La rançon de la gloire peut frapper fort...

Quand un célèbre chanteur de charme, qui a connu son heure de gloire dans les années quatre-vingts, décide de passer ses vacances à Landévennec, c’est une explosion de joie pour l’une de ses plus ardentes fans.
Elle va manœuvrer pour parvenir à ses fins : servir son idole. Même la fugue de sa fille ne va pas ternir son bonheur de côtoyer son héros.
Mais à toute gloire il faut une rançon. Le drame frappe là où on ne l’attend pas.
Appelés sur les lieux, le commissaire Le Gwen et son lieutenant vont avoir fort à faire…

Suivez Le Gwen et Le Fur dans cette histoire où se mêlent lumineuses paillettes et sombres desseins !

EXTRAIT

La nouvelle s’était distillée dans ses veines, tel un merveilleux poison, en un goutte-à-goutte d’une insoutenable volupté. Pas d’électrochoc, non ; comme elle aurait pu le penser a posteriori. Son ange gardien devait veiller au grain ! Elle serait morte dans la seconde suivant l’aveu…
Tout en laçant ses chaussures de marche, Myriam Leblez revivait encore et encore cette minute magique, aussi importante dans sa vie - il fallait se l’avouer en toute honnêteté - que le jour où elle avait dit « oui » à Jean-Pierre, dix-huit années plus tôt, devant l’autel fleuri de blanc de l’église de Châteaulin… Minute aussi immortelle que ses deux accouchements. D’ailleurs, « il » était présent, à sa façon, lors de ces trois événements. Pour la cérémonie de son mariage, Myriam l’avait élu, lui, reléguant Bach et ses sempiternels arias soporifiques au fond d’un tiroir de la sacristie. En ce qui concernait la naissance de ses deux enfants, il avait fallu batailler ferme. La sage-femme ne comprenait pas qu’elle eût envie d’écouter de la musique pendant l’accouchement. Mais devant sa détermination, la bonne femme, à chaque fois, avait cédé. La musique la détendait ! Et alors ? Qu’y avait-il à redire ? Évidemment, c’était la version officielle… Personne du reste n’avait admis son besoin viscéral de l’entendre, LUI, d’écouter sa voix chaude lui murmurer des mots tendres et apaisants, pendant que, genoux ployés dans les étriers, elle était écartelée.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Légèrement différent dans le style de dénouement de l'intrigue. On retrouve notre bon vieux commissaire Le Gwen, ça fait plaisir ! - Jordanega, Booknode

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

Maître-chanteurà Landévennec

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°4 - L’oiseau noir de Plogonnec

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°10 - Buffet froid à Pouldreuzic

n°11 - Amours sur Bélon

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

Retrouvez tous les ouvrages des Éditions du Palémon sur :

www.palemon.fr

 

 

Dépôt légal 4e trimestre 2014

ISBN : 978-2-372602-57-0

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,des lieux privés, des noms de firmes, des situations existantou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2014 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À tous mes amis.

 

Chapitre 1

La nouvelle s’était distillée dans ses veines, tel un merveilleux poison, en un goutte-à-goutte d’une insoutenable volupté. Pas d’électrochoc, non ; comme elle aurait pu le penser a posteriori. Son ange gardien devait veiller au grain ! Elle serait morte dans la seconde suivant l’aveu…

Tout en laçant ses chaussures de marche, Myriam Leblez revivait encore et encore cette minute magique, aussi importante dans sa vie - il fallait se l’avouer en toute honnêteté - que le jour où elle avait dit « oui » à Jean-Pierre, dix-huit années plus tôt, devant l’autel fleuri de blanc de l’église de Châteaulin… Minute aussi immortelle que ses deux accouchements. D’ailleurs, « il » était présent, à sa façon, lors de ces trois événements. Pour la cérémonie de son mariage, Myriam l’avait élu, lui, reléguant Bach et ses sempiternels arias soporifiques au fond d’un tiroir de la sacristie. En ce qui concernait la naissance de ses deux enfants, il avait fallu batailler ferme. La sage-femme ne comprenait pas qu’elle eût envie d’écouter de la musique pendant l’accouchement. Mais devant sa détermination, la bonne femme, à chaque fois, avait cédé. La musique la détendait ! Et alors ? Qu’y avait-il à redire ? Évidemment, c’était la version officielle… Personne du reste n’avait admis son besoin viscéral de l’entendre, LUI, d’écouter sa voix chaude lui murmurer des mots tendres et apaisants, pendant que, genoux ployés dans les étriers, elle était écartelée.

— Maman, tu peux m’amener jusqu’à l’arrêt du car ?

Sortie de sa douce rêverie, Myriam releva la tête vers sa fille.

— Ça m’embête un peu, ma bichette. Je pensais faire un jogging pour aller au boulot… Ton sac est lourd ? Tu ne peux pas demander à ton père ?

— Il est déjà parti, répondit Éva d’un ton neutre. Tans pis, je me débrouillerai. Salut, à la semaine prochaine, ajouta la jeune fille en déposant un léger baiser sur la tempe de sa mère.

Prise de remords, Myriam retint l’adolescente.

— Non, attends une seconde, Éva ! Je t’amène. Je reviendrai à la maison redéposer la voiture. Ça nous donnera l’occasion de discuter un peu toutes les deux. Tu n’as pas été très bavarde ce week-end, hein ?

La jeune fille se contenta d’un haussement d’épaules.

Myriam conduisait lentement. À ses côtés, sa fille se tenait droite, un peu tendue même. Les écouteurs aux oreilles, elle repassait en boucle la même chanson d’un groupe de rap quelconque. Ses doigts fins caressaient l’écran de son téléphone portable. Le pli amer de sa bouche conférait à son profil, pourtant délicat, une expression à la fois si dure et si triste que sa mère, de façon maladroite, ne put s’empêcher de lui demander :

— Tu penses encore à lui ?

— Hein ? fit la fille en ôtant l’un de ses écouteurs. Tu m’as parlé ?

— Oui. Je voulais savoir si tu te remettais un peu de la mort de votre copain, euh… Quentin.

— Germain ! rectifia sa fille, en se réfugiant derrière le rideau de ses cheveux brillants. À ton avis ? C’est normal de mourir quand on n’a que dix-huit ans ?

Fin du commentaire acerbe. Mais Myriam insista d’une voix qu’elle voulut rendre un peu légère :

— Tu n’étais pas un tantinet amoureuse de lui, par hasard ?

La réponse claqua tel un coup de fouet :

— T’es débile ou quoi ? Tu crois qu’on a besoin d’être amoureux pour avoir du chagrin ? C’est ton Max Major qui te rend si niaise ?

— Ne me parle pas sur ce ton ! Je suis ta mère tout de même !

— Excuse… soupira sa fille. J’n’ai pas voulu dire ça…

Fin de la logomachie. Éva se réfugia derrière ses bouchons braillards. Myriam soupira. Ses rapports avec sa fille devenaient de plus en plus tendus. De l’avis de la mère, la crise d’adolescence d’Éva traînait en longueur et en largeur. À ce train de limace, allait-elle en prendre pour perpète ? Se pouvait-il qu’une chrysalide garde sa larve ad vitam aeternam et ne se métamorphose jamais en papillon ?

Éva avait commencé à être difficile à l’âge de douze ans. Elle en avait seize à présent et toujours pas d’amélioration en vue.

Myriam négligea le ruban blanc continu sur la route et dépassa un tracteur poussif. Dans moins d’une minute, elle déposerait sa fille sur la place de l’église de Port-Launay. Éva jetterait alors un regard au miroir de courtoisie afin de vérifier la tenue de son maquillage, pourtant récent, ferait une contorsion inutile pour saisir son sac flanqué sur la banquette arrière, alors que d’ouvrir la portière eût été plus commode, et, selon un rituel immuable, murmurerait un « merci » inaudible puis un « à vendredi prochain, bisou » qui s’égrèneraient au vent de la place.

Trois lycéens, ils n’étaient pas légion à préférer le pensionnat et à s’expatrier à Brest pour une poignée de jours, attendaient à l’arrêt de car. Myriam stoppa, sans couper le moteur et, au bout de quelques secondes d’un script déjà lu, la portière claqua.

— À vendredi prochain, bisou…

— C’est ça, bougonna Myriam, pourtant seule dans l’habitacle.

Avant de repartir, la quadragénaire prit soin toutefois de sortir de sa boîte à gants un CD de Max Major que le lecteur avala sans rechigner. À chacune ses rites…

Le velours de la voix adulée opéra sa magie aussitôt. Exit les problèmes existentiels d’une gamine ingrate. Et les paroles de la nouvelle chanson de Max méritaient à elles seules une explication de texte. D’ailleurs, Christiane, Françoise et elle-même s’en étaient longuement entretenues sur le site du fan-club dont elle avait l’insigne honneur d’être la cofondatrice.

Myriam n’était pas du tout d’accord avec ses amies qui, à son goût, prenaient trop à la légère le message dévoilé dans L’ange noir.

Tout en rentrant chez elle, la femme fredonna avec Max le début de la chanson.

Le second couplet, surtout, lui causait souci. Elle haussa le son. Si elle connaissait, bien entendu, les paroles par cœur, une intonation particulière, peut­-être, lui avait échappé…

« Toi, l’ange noir, sors de mon âme,

Je t’en supplie, va-t’en, avant

Qu’il ne soit trop tard et que la lame

De mon errance n’entame

Le triste parcours du châtiment… »

Françoise et Christiane pariaient pour Jenny Rivière, la nouvelle maîtresse de Max Major révélée trois mois plus tôt par les magazines people, au moment de la sortie de ce dernier CD. À n’en pas douter, c’était elle l’ange noir de Max ! Certes, la jeune actrice était belle à en mourir, mais sa réputation de croqueu­se d’hommes l’avait précédée. De surcroît, leur gran­de différence d’âge ne pouvait que nuire à Max. D’après les paroles de la chanson, elle le rendait déjà malheureux…

Certes, l’analyse de ses amies n’était pas dénuée de fondement. Mais si « l’ange noir » de Max n’était pas Jenny Rivière ? Si c’était uniquement une image pour nommer son mal de vivre ? Cinq ans auparavant, Max avait déjà subi une grave dépression. Son agent artistique l’avait trouvé un matin inanimé dans la cuisine de sa villa de Neuilly. Mélange d’alcool et de barbituriques. Myriam avait conservé d’ailleurs le cliché d’un paparazzi lorsque les pompiers avaient transporté Max, inconscient sur sa civière, à l’hôpital. Seul réconfort à cette horrible période, Myriam se plaisait à croire qu’il avait lu les cartes de bon rétablissement qu’elle lui avait envoyées quotidiennement durant les trois semaines de son hospitalisation.

Quand Myriam Leblez se gara devant sa maison pavillonnaire, elle fut surprise de trouver là Jean-Pierre, son mari. Appuyé contre la haie dense et fraîchement taillée, il téléphonait de son portable.

— Éva m’a dit que tu étais déjà parti ! s’étonna-t-elle.

— J’essayais de te joindre, répondit-il, un peu énervé. Et je te signale, à toutes fins utiles, que dans « portable », il y a le verbe « porter ». Si tu ne prends pas ton téléphone, à quoi ça sert d’en avoir un ?

— Ho ! Ho ! Doucement ! Cool ! C’est quoi ton problème ?

— Sitôt énoncé ce léger rappel à l’ordre, l’excès d’humeur de Jean-Pierre Leblez fondit comme neige au soleil.

— C’est Georges… Il m’a appelé alors que je poireautais déjà depuis dix minutes sur le parking de covoiturage. Il ne peut pas passer me prendre. Crise de goutte. Je peux piquer la bagnole et te déposer ?

Avec un sourire radieux, Myriam tendit les clefs à son mari.

— L’épicerie n’ouvre que dans une heure. J’ai largement le temps d’aller à Châteaulin au pas de course ! Le temps est magnifique et j’ai envie de faire du sport.

Tout en pénétrant dans la voiture, Jean-Pierre grommela derrière sa fine moustache :

— N’en fais pas trop tout de même, ma Mimi ! D’abord, ne perds pas de vue qu’après ton jogging, tu devras rester debout toute la journée ! Ensuite, moi j’aime bien tes rondeurs…

— Ben pas moi ! rétorqua Myriam en déposant un léger baiser à la commissure de ses lèvres.

Comme Jean-Pierre enclenchait la première vitesse, sa femme s’agrippa à la vitre entrouverte.

— Oh ! Jean-Pierre ! trépigna-t-elle. Et surtout n’oublie pas ! Dès que tu arrives à la mairie, première chose, tu mets mon nom au tout début de la liste ! Compris ?

— Comme si je pouvais penser à autre chose ! C’est au moins la centième fois que j’entends ta rengaine depuis hier soir ! Mais… ajouta-t-il d’une voix gourmande, donnant donnant… En retour, j’attends une petite récompense…

— Tu l’as déjà eue cette nuit, expédia Myriam du revers de la main.

— Ouais, mais pas comme ça… Tu sais bien. Avec le petit ensemble que je t’ai offert pour ton anniversaire et que tu ne portes jamais…

Myriam se garda bien d’éteindre la lueur libertine qu’elle lut dans le regard de son mari. Après tout, ce n’était qu’un homme, pas difficile à contenter de surcroît. Et le jeu en valait tellement la chandelle ! Ces affreux sous-vêtements rouges, ornés de dentelle noire, si inconfortables et vulgaires, eh bien, elle pourrait bien les porter dix jours d’affilée, du moment que…

— Je te promets, mon chéri, susurra-t-elle. Artillerie lourde, avec tout le saint-frusquin ! Mais je t’en supplie… demande au maire de soutenir ma candidature !

— C’est comme si c’était fait, Mimi, déclara-t-il d’un air important.

 

*

 

Insensible au tumulte des désirs, l’Aulne coulait dans son lit éternel. En ce petit matin de juin, une lumière nacrée baignait la rivière, nimbait les berges de sa douce caresse. Au-dessus de l’eau, les derniers filaments de brume s’étiolaient. Un couple de cygnes, tels des danseurs éthérés, tournoyait sur lui-même, enlaçant dans la fugacité de l’instant la gracilité de leurs cous, froissant à peine la moire de l’onde. Immobile sur sa balise, les ailes déployées, un cormoran semblait offrir ses prédications au soleil naissant. Tout était calme. Sur la rive opposée, près d’une ruine aux pierres nues, deux vaches paissaient paisiblement dans ce petit coin de paysage aux accents irlandais. Seules, infatigables et énervées, pareilles à des aviateurs kamikazes, une bande d’hirondelles exécutaient des loopings audacieux, venaient griffer la surface de l’eau pour saisir leur trophée : une libellule aux ailes bleues.

À petites foulées, Myriam Leblez traversa la route et rejoignit la berge, insoucieuse pourtant de la beauté du site. Écouteurs aux oreilles, sac au dos, notre apprentie joggeuse ne fut pas longue à se faire rappeler à l’ordre par Darne Nature. Dès qu’elle eut dépassé, sur l’autre rive, les prémisses de la civilisation, en l’occurrence un grand centre commercial, son ardeur flageola. Un point de côté l’acheva et Myriam dut renoncer à toute velléité sportive. Rompue, elle s’allongea un instant dans l’herbe tendre, non loin d’un pêcheur obnubilé par son bouchon et qui, de ce fait, ne lui accorda aucune attention. Le souffle court, elle optimisa malgré tout sa brève carrière. N’avait-elle pas couru pendant trois kilomètres ? C’était déjà bien. Tournant la tête vers le clocher de Châteaulin, elle ne parvint pas à lire l’heure affichée au cadran. Bah… Elle avait pris de l’avance et ne serait, en aucune façon, en retard au boulot. Madame Morel, l’épicière chez qui elle travaillait depuis plus de deux ans maintenant, ne l’eût pas accepté.

Les joues en feu, ruisselant de transpiration, Myriam Leblez prit le temps, dans son lit de verdure, de remettre de l’ordre dans son organisme avant de se relever. Dire que Max Major courait six kilomètres chaque matin afin de se maintenir en forme ! Quel homme ! Elle avait appris ce scoop par hasard, quinze jours auparavant, sur une station de radio à laquelle il avait accordé une interview. Aussitôt, elle était allée acheter des chaussures adéquates. Hélas, les chaussures ne faisaient pas la coureuse… Tant pis ! Il ne fallait pas parler en termes d’échec. Un jour, elle y arriverait, elle aussi…

Forte de ce vœu pieux, Myriam se remit debout. Le tissu de son survêtement lui collait désagréablement aux jambes. Heureusement, elle avait veillé au grain et son sac à dos recélait un pantalon et un tee-shirt propres. Elle se changerait chez madame Morel, avant l’arrivée des premiers clients.

Un peu plus d’aplomb, la femme fourragea dans la poche de son sac à la recherche de la barre chocolatée qu’elle avait emportée, au cas où… Sa main rencontra la montre qu’elle ne mettait jamais au poignet.

— Mon Dieu ! Ce n’est pas possible ! vitupéra-t-elle en lisant l’heure.

D’un bond, elle fut sur la route. Marchant à reculons, elle leva le poing, pouce levé et fit du stop…

 

*

 

— Françoise ou Myriam, allez réceptionner les packs d’eau ! Je passe au bar.

— Bien, madame Morel, j’y vais, devança aussitôt la seconde nommée, qui avait un petit souci à se faire pardonner.

Le commerce de madame Morel était divisé en deux. D’un côté l’épicerie, de l’autre le bar. Selon le moment de la journée, les trois femmes vaquaient de l’un à l’autre.

Françoise Le Cossec, une grande blonde au sourire timide, attendait, depuis l’arrivée de Myriam, l’occasion de pouvoir rester seule avec son amie. Cette dernière lui avait mis l’eau à la bouche un quart d’heure plus tôt quand, en passant près d’elle, elle lui avait délivré à la va-vite :

— J’ai une nouvelle exceptionnelle à te dire. J’ai failli t’envoyer un mail hier soir, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de voir ta tête quand tu saurais ! Tu vas tomber à la renverse, ma fille ! Promis !

Il fallut encore attendre d’en avoir fini avec le livreur et d’avoir signé le bon de réception de la marchandise.

— Alors ! Raconte ! supplia Françoise dès que l’homme eut tourné les talons.

Myriam savourait tellement cet instant qu’elle ne put s’empêcher de la faire languir encore un peu.

— Devine…

— J‘sais pas moi. Heu… T’as un amant ?

— Depuis hier ? s’exclama Myriam. Et qu’est-ce que j’en ferais, par-dessus le marché ? Tu prends tes désirs pour la réalité ! Moi, j’ai assez d’un homme à la maison ! C’est bien de toi, tiens, une idée pareille !

Elle regretta aussitôt sa dernière répartie. Seule et sans enfant, Françoise n’avait rien de la « célibattante » endurcie. « Célibattue » lui aurait mieux convenu… Sans essayer de bousculer le destin qui la dédaignait, elle patientait sagement dans un petit coin de la vie.

— Non, ma Fanchon… C’est bien mieux que ce que tous les amants de la Terre ne sauraient nous apporter… Ça y est ! Je t’ai mise sur la voie !

— Max ? demanda l’autre, dubitative. Tu as un scoop sur Max Major, c’est ça ?

Les deux femmes partageaient la même idolâtrie pour le célèbre chanteur de charme. C’était là, d’ailleurs, le ciment de leur amitié. Sous l’effet de l’émotion, les joues de Myriam se gonflèrent.

— Oui, ma fille ! Et tu sais quoi ? Il va venir passer quinze jours de vacances chez nous…

Françoise ouvrit des yeux ronds comme des billes de loto.

— Chez toi ? Et il a accepté ton invitation ?

— Mais non, grosse bête ! Quand je dis « chez nous », je pense à la région ! Il cherche une villa à louer près du Faou. C’est paraît-il le berceau de sa famille maternelle ! Entre parenthèses, ce détail me chiffonne… J’ai eu beau fouiller cette nuit dans mes archives, j’étais trop excitée pour dormir, tu penses ! je n’ai rien trouvé de ce côté-là. La grand-mère de Max s’appelait Marie-Louise Janvier. Elle est née à Aubagne en 19 12. Quel rapport avec la Bretagne ?

— On ne peut pas tout savoir sur lui, tu sais… Hélas ! Ou bien, si ça se trouve, c’est une histoire montée de toutes pièces par son service de « com ».

Tout en bavardant, cutter en main, les deux femmes délivraient les bouteilles d’eau de leur gangue de plastique rigide. Dans ce commerce de proximité, la clientèle était plutôt âgée et achetait ce produit à l’unité. Et comme, à tout moment, elles pouvaient être dérangées, d’un accord tacite, le débit de leur voix coulait en cascade.

Françoise, cependant, marqua une légère pause. Ses yeux devinrent rêveurs et elle afficha sur ses lèvres un doux sourire.

— Oh… la… la… Tout de même, c’est génial…

On pourra se balader par là, le soir, après le boulot. Et qui sait, peut-être on le rencontrera.

— Pfff ! J’ai bien mieux que ça ! déclara Myriam en ménageant ses effets.

— Dis vite ! Tu me fais mourir ! trépigna l’autre.

L’instant du dénouement approchait. Myriam ne pouvait pas le différer sine die. Une cliente, madame Bourhis, avait déjà la main sur la poignée de la porte. Pour l’instant, elle était en grande discussion avec un voisin sur le seuil du magasin et, si elle ne se décidait pas encore à entrer, le moment où il faudrait s’occuper d’elle ne tarderait pas.

— Tu ne m’as même pas demandé comment j’avais appris la nouvelle ! Non, ne cherche plus… C’est Jean-Pierre. Hier, au Faou, ils ont reçu à la mairie un coup de fil de Philippe Henski, lui-même, l’agent artistique de Max. Il lui fallait trouver très vite une belle villa près du Faou et ce, pour la seconde quinzaine de juillet. Et surtout, il demandait à la mairie de s’occuper de lui dénicher une femme de ménage, efficace et discrète, durant tout le séjour de Max. Eh bien, regarde bien ta copine, car tu as sous les yeux la future soubrette de Max !

Sur ce, telle une souveraine auréolée de gloire, Myriam Leblez répondit à l’appel de la cliente qu’elle rejoignit à l’avant de la boutique dans une attitude hiératique. Restée accroupie pour finir le travail au fond du magasin, Françoise essuya une larme du bout des doigts, tout en entendant la voix flûtée de son amie.

— Si, si, madame Bourhis ! Il y a quelqu’un. J’arrive !

Les deux femmes n’eurent l’occasion de se retrouver que trois quarts d’heure plus tard. Chez madame Morel, la majorité des clients étaient des habitués qui venaient ici faire leurs courses d’appoint, qui un kilo de tomates, qui deux tranches de jambon. Le samedi, en général, était consacré au temple de la consommation, un hypermarché situé sur l’autre rive. Néanmoins, ceux qui ne possédaient pas de moyen de locomotion se fournissaient parfois exclusivement chez madame Morel ou aux halles toutes proches. Le va-et-vient entre le bar et l’épicerie participait aussi à la fluidité de la pratique. Si, de l’autre côté, l’on jouait aux cartes, attablés des après-midi parfois entières devant un verre de rouge ou le matin, d’autres, plus jeunes, debout au comptoir, expédiaient un café-crème avant d’aller travailler, il était courant que la frontière fût franchie entre ces deux mondes. Chacun trouvait sa place, un peu comme à l’église autrefois : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Mais fût-ce au bar, fût-ce à l’épicerie, chacun réclamait contre sa monnaie son dû d’attention. D’ailleurs, madame Morel n’aurait jamais embauché une serveuse muette ou atrabilaire. Cette vieille figure castellinoise prenait son rôle social avec le plus grand sérieux. Dès potron-minet, elle hissait le drapeau de l’aménité devant sa troupe de choc réunie, à savoir Françoise et Myriam…

— N’oubliez pas de demander à monsieur Lelouppe, s’il passe aujourd’hui, des nouvelles de sa femme. Elle a été hospitalisée avant-hier. Et quand madame Chavez viendra chercher sa commande, appelez-moi au bar. Elle n’a toujours pas reçu de carte postale de sa fille et s’en inquiète.

Nonobstant, madame Morel avait le défaut de ses qualités. Souvent, ses deux employées pouvaient la surprendre les yeux mi-clos devant un client dont elle récoltait une quelconque confidence. Elle donnait alors l’impression d’emmagasiner l’information, de s’en nourrir et de s’en repaître. Bien qu’elle ne ragotât pas, l’épicière savourait son insatiable curiosité telle une friandise trop délectable pour être partagée.

Le ventre de l’épicerie connut un petit creux aux environs de neuf heures. Avant de rejoindre Myriam, Françoise jeta un coup d’œil dans l’ouverture de la porte qui les séparait du bar.

C’était bon… Madame Morel recevait à confesse Louis et Hervé Le Du, deux frères ennemis. Sa tête dodelinait de l’un à l’autre, comme naguère ces figurines de chien que l’on plaçait sur la lunette arrière des voitures.

Myriam dépaquetait des cartons de brioches quand son amie s’approcha d’elle pour lui demander :

— Dis-moi, c’est bien la troisième semaine de juillet que tu as posé tes congés ?

— Ben, oui. Pourquoi ?

— La semaine dernière, tu m’as bien dit que vous partiez tous les quatre camper en Vendée ?

Devant le ton précautionneux de son amie, Myriam haussa les sourcils.

— Oui… Où veux-tu en venir ?

Françoise prit son élan avant de débiter d’une traite :

— On est bien d’accord que tu ne peux pas te trouver à la fois au four et au moulin ? Si tu campes avec ton mari et tes enfants, je ne vois pas comment tu pourrais travailler chez Max Major ! Alors… il m’est venu une idée… Si tu veux, je prends ta place…

— Tu as envie d’aller camper avec Jean-Pierre et mes gosses ?

Françoise haussa les épaules.

— Ne fais pas l’idiote ! Tu as très bien compris… Tu peux pas demander à ton mari de m’obtenir ce boulot ?

Myriam tergiversa avant d’affronter le danger.

— Tu sais très bien, Françoise, que c’est impossible ! Toi, tu as choisi la première quinzaine d’août pour tes congés. Madame Morel n’acceptera jamais que l’on prenne nos vacances en même temps ! Comment ferait-elle pour tenir, seule, l’épicerie et le bar ?

— Ça c’est pas mes oignons, bougonna Françoise.

Et puis, même si je n’suis pas en vacances, je pourrais m’arranger pour obtenir, au minimum, un congé de maladie d’une semaine… Tu te rappelles ? On l’a déjà fait l’année dernière pour le concert de Max à Bruxelles !

— Attends ! rectifia Myriam. C’était tout à fait autre chose ! Il ne s’agissait que de deux jours ! Et puis, on était en pleine période de grippe hivernale ! Qu’est-ce que tu raconterais au toubib ?

— Une gastro, ou quelque chose comme ça, répondit l’autre. Les maux de ventre, c’est pas écrit sur ta figure… Et le docteur Lenoux se méfie comme de la peste des épidémies ! Il a tellement peur de choper un truc qu’il ne s’approche de toi qu’à reculons !

Myriam, acculée devant tant d’arguments recevables, fit la moue. Il était temps d’annoncer la couleur à son amie. Tout à son propre bonheur, elle n’avait pas songé que Françoise pût être jalouse de sa félicité.

— Écoute, ma Fanchon… Tout d’abord, avec une gastro-entérite d’une semaine, tu serais dans le Guinness des Records des chutes libres ! Et puis, pour tout te dire, je me suis déjà arrangée avec Jean-Pierre hier soir… et j’ai annulé la réservation au camping… Tu le comprendras sûrement, toi, mais je ne pouvais pas laisser filer une occasion pareille ! Tant pis pour nos vacances ! On n’en mourra pas ! Ce n’est que partie remise pour l’an prochain !

Infiniment déçue, Françoise prit sur elle malgré tout, pour tenter de donner des remords à sa grande copine.

— Ton mari a accepté ça sans broncher ? s’exclama-t-elle.

— Je lui ai promis quelques petites compensations estivales…

— Et tes enfants ? Les pauvres… Simon et Éva ont dû être drôlement tristes d’apprendre qu’ils ne partiront pas en vacances…

— Mais ils partiront ! rétorqua l’autre. Ça ne les empêchera pas de camper avec leurs copains réciproques ! Et puis, tu sais, quand on est ado, la famille, on est content de s’en débarrasser de temps à autre !

Tout était dit. Françoise prit un air pincé. Sa peine était si visible que Myriam tenta de la consoler.

— Écoute, ma bibiche, toi ou moi, c’est du pareil au même ! Et quand je serai sur place, je trouverai bien l’occasion de te faire venir !

— Et comment ? répliqua-t-elle d’une voix aigre. Tu sais tout aussi bien que moi que Max a horreur d’être piégé par ses fans ! D’ailleurs, ajouta-t-elle, s’il te reconnaît, tu pourras dire bye-bye à ton poste !

— Ne gâche pas la fête, Françoise ! En vingt-cinq ans, il n’a eu l’occasion de me faire la bise que trois fois ! Ça m’étonnerait qu’il s’en souvienne…

— Pour plus de sécurité, moi, à ta place, je porterais des lunettes. C’est fou comme ça peut changer un visage, lui conseilla Françoise avec un soupçon de perfidie…

D’ailleurs, « l’élue » monta aussitôt sur ses ergots.

— Des lunettes ! Et pourquoi pas des fausses dents, tant que tu y es ! Non merci ! J’ai pas envie de présenter à Max un repoussoir ! Au contraire, je me maquillerai les yeux… C’est ce que j’ai de mieux.

— Ma parole ! On dirait que t’as l’intention de le draguer ! Je ne voudrais pas te vexer, ma pauvre Mimi, mais avec Max, t’as aucune chance ! Il ne sort qu’avec des jeunettes ! Et puis d’ailleurs, Jenny Rivière sera sûrement dans les parages… Alors, laisse tomber ton maquillage ; il ne te verra même pas.

Peu soucieuse de ses propres contradictions, Françoise répondit à l’appel de madame Morel de l’autre côté de la cloison et laissa son amie se dépatouiller avec ses cartons de brioches. Après tout, une piqûre de rappel ferait le plus grand bien à Myriam… Pour qui se prenait-elle ? La vie l’avait déjà suffisamment gâtée : une jolie maison, un mari plutôt sympa, deux enfants. Qui avait-elle, elle, pour lui tenir compagnie lorsqu’elle rentrait dans son T2 loué, le soir, après son boulot ? Capitaine Flamme… Un chat siamois, pure race, qui lui avait coûté les yeux de la tête. Mais cet effort pécuniaire valait tous les sacrifices. Max Major possédait le même animal. Et souvent, quand elle caressait sa douce fourrure, elle se plaisait à penser qu’à plus de cinq cents kilomètres d’elle, Max accordait la même faveur à son Capitaine Flamme. Même chat, même nom… Ils étaient en symbiose. Enfin presque… La dame qui lui avait vendu son chaton s’était trompée de religion. Son Capitaine Flamme, à elle, s’était révélé être une femelle.

 

Chapitre 2

— Excusez-moi, Madame. Je cherche dans la collection « Profil d’une œuvre » une critique de Madame Bovary. Je ne la trouve pas en rayon…

L’employé de la librairie pianota aussitôt sur son ordinateur.

— En effet, Mademoiselle. Nous sommes en rupture de stock. Faut-il vous commander l’ouvrage ?

— Heu… Non merci. Pas la peine…

Une fois sorties sur le trottoir, les deux jeunes filles furent éblouies par la lumière crue du soleil.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Jade, une petite brune, en plissant ses yeux verts. Il semblerait que tous les profs de français de Brest se soient donné le mot ! La mère Bovary a plus de succès que Miss France ! Et la dissert’ est à rendre vendredi prochain ! Tu ne crois pas que ce serait plus simple de lire le bouquin ? Tu te tapes la première moitié du livre, par exemple, et moi la seconde ; après on en discute ?

— Pas question que je me farcisse cette conne pendant plus de trois heures ! J’ai essayé. Charlène m’a indiqué les passages importants. Cette Emma est une tarte ! Elle me fait trop penser à ma « darone ». J’peux pas la kiffer ! Allez, viens ! On descend la rue. Là, on trouvera.

Dans le court tunnel à l’usage des piétons qui reliait la place de la Liberté à la rue de Siam, Jade se retourna.

— Pourquoi ta mère te fait penser à Emma Bovary, Éva ? C’est vrai… Tu ne me parles jamais d’elle.

La jeune fille élancée, aux longs cheveux brillants, soupira.

— C’est une trop longue histoire… Et pas des plus intéressantes. Ma mère n’est pas méchante, non… Mais elle est comme la Bovary. Une monomaniaque accrochée à son seul fantasme.

— Ta mère a un amant ? s’écria Jade, tout émoustillée.

— Si encore c’était ça ! Au moins, ce serait concret ! Non… Elle est fan d’un chanteur, et ça bouffe la vie de toute la famille !

— Johnny Hallyday ?

— Non. Plus jeune et plus niais. Max Major.

Jade fit la moue.

— Ah ! Je vois le genre… Enfin, chacun ses goûts. Remarque… quand j’étais petite, j’écoutais ses disques. Je le trouvais romantique.

— Ouais, mais tu as évolué. Pas lui. Ni ma mère…

Les deux jeunes filles avisaient, droit devant elles, l’enfilade de fontaines de marbre noir. Au loin, un ruban de mer bleu fermait l’horizon. Éva Leblez poussa sa compagne vers le trottoir de droite, face à la poste. Pensionnaires au lycée Kérichen, elles goûtaient au plaisir de savourer quelques heures de liberté, tous les mercredis après-midi.

Elles descendaient la rue d’un bon pas lorsque Jade jeta un coup d’œil derrière elle. Puis elle se serra contre son amie.

— Dis donc, Éva, j’ai l’impression qu’un type nous suit depuis tout à l’heure…

— Beau mec, j’espère ? plaisanta l’autre.

— Non. C’est un vieux. La cinquantaine… Un bourge chicos… Il était déjà à la librairie.

Sans ambages, Éva Leblez pivota sur elle-même.

— Vu… Mais tu es parano, ma fille. Il ne nous regarde pas. Il doit aussi avoir une fille en seconde et qui étudie la mère Bovary ! Décidément, elle a plus de cent soixante ans, la vieille, et elle fait encore chier tout le monde !

Au trait d’humour de son amie, Jade gloussa. Dans leur classe, pas un élève n’avait autant le sens de la repartie qu’Éva, elle répondait même aux profs, mais elle le faisait en y mettant les formes, sourire aux lèvres et politesse exigée, si bien qu’ils se sentaient souvent désarçonnés face à elle. Néanmoins, la jolie brunette ne remarqua pas le geste de la main qu’Éva fit derrière son dos…

Elles avaient parcouru trois cents mètres environ lorsque la blonde s’arrêta un instant pour fouiller dans son sac. Elle en sortit un billet de cinq euros bien plié.

— C’est ma tournée, ma cocotte. Je t’offre une glace. Tu veux bien aller prendre une boule au melon ou au citron ?

— Ben… où ça ?

— Tu tournes là à droite. Au coin de la rue, il y a une pâtisserie. Leurs glaces sont super bonnes !

— Tu ne viens pas avec moi ? s’étonna Jade.

— Heu… non. J’ai horreur de poireauter dans un magasin. Ça me file des angoisses.

Sans plus amples explications, Jade se saisit du billet tendu. Lorsque la jeune fille revint, cinq minutes plus tard, elle trouva son amie à l’endroit où elle l’avait laissée. Le regard rivé devant la vitrine d’une agence de voyages. Éva semblait en contemplation devant une affiche vantant les beautés du Costa Rica.

— Tiens… voilà ta monnaie ! Et ne rêve pas trop, ma fille ! ajouta-t-elle en sondant les yeux un peu tristes de son amie. Il faut être pété de thunes pour se payer un voyage comme ça…

— J’irai là-bas avant mes dix-huit ans, décréta l’autre d’une voix ferme.

— Ouah ! Tes parents ont gagné au loto ?

Éva haussa les épaules, ramenée soudain à la réalité.

— Penses-tu ! répliqua-t-elle d’une voix plus enjouée. Ma darone a même trouvé le moyen de nous sucrer cet été notre semaine de camping en Vendée ! Elle va jouer les bonniches chez son Max Major.

— Sans blague ! Raconte !

Tout en devisant, les deux jeunes filles poursuivirent leur chemin. Brièvement, Éva résuma la situation. Jade tenta de désarmer l’humeur belliqueuse de celle qu’elle admirait tant.

— Tu sais, être fan c’est ça… J’aurais peut-être fait la même chose à la place de ta mère. Pourquoi tu ne lui parles pas ? Pourquoi tu ne lui dis pas qu’elle te pompe grave le mou avec son Max ?

— C’est râpé d’avance… On voit que tu ne la connais pas ! Moi ou mon frère, on disparaîtrait de sa vie qu’elle ne s’en rendrait même pas compte ! Mais si, je te jure ! Tiens, un exemple… Sais-tu pourquoi je porte ce prénom que je déteste et que mon frère, mieux loti que moi, s’appelle Simon ? Non, ne cherche pas… Max Major est le nom de scène de Simon Évabellitz. J’aurais eu une petite sœur, elle se tapait du « Bella » pour toute son existence ! Non mais des fois, les enfants devraient avoir le droit de divorcer de leurs parents !

— T’exagères un peu, non ? essaya de tempérer sa camarade. Mes parents non plus ne sont pas très riches, mais je les aime bien quand même !

En hochant vigoureusement la tête, Éva fit tournoyer sa chevelure claire.

— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ! riposta-t-elle. Je m’en fous pas mal du fric ! C’est tout ce qui gravite autour qui me manque et m’attire ! Heu… je ne sais pas, moi… un certain savoir-vivre… une culture. T’imagines pas la honte que je me coltine lorsque ma mère part assister à un concert de son « héros » avec ses copines ! Max Major appelle affectueusement ses fans ses petites majorettes ! Tu veux un dessin sur la façon dont elles s’habillent pour aller l’applaudir ?

— Oh non ! pouffa Jade en se cachant la bouche de sa main. Pas ça ! Ma pauvre… Allez, viens ! ajouta-t-elle en glissant son bras sous celui de son amie. À propos de culture, nous y voilà. Tu vas pouvoir détailler Madame Bovary sous toutes ses cultures…

 

*

 

Au même moment, à Port-Launay, Simon Leblez tentait de camoufler trois boutons indésirables à l’aide d’une crème miracle oubliée par sa sœur aînée. Ce garçon de quinze ans essayait, malgré tout, de prendre soin de lui. Profiter de la salle de bain ne lui était guère possible que le mercredi. Ce jour-là, il avait la maison pour lui. Simon n’avait pas à supporter l’impatience d’Éva : « Sors de là, c’est à mon tour » ou pire les quolibets goguenards de son père : « Encore enfermé dans la salle de bain ? Mais, ma parole, tu es pire qu’une chochotte ! »

Aussi, dans cette maison où la douche était de rigueur - économie oblige - venait-il de quitter la douce torpeur d’un bain tiède. Sur la glace embuée, il dessina de l’index un cœur qu’il effaça encore plus vite du plat de la main. Il s’examinait à présent sans concession. Pourquoi n’osait-il pas demander à sa mère de lui acheter en pharmacie un produit efficace contre l’acné ? Après tout, il n’y avait rien de louche à ça… La plupart de ses copains agissaient ainsi ! Alors, pourquoi pas lui ?

— Toi, tu ne peux pas… murmura-t-il à son reflet. Tu dois faire attention à tout… C’est comme ça…

Nicolas et les potes devaient passer le chercher d’ici un quart d’heure. Ils iraient faire une partie de flipper ou de baby-foot à Châteaulin. Cette réminiscence lui donna soudain une bouffée d’angoisse.

— Merde ! Son match ! hoqueta-t-il en dévalant l’escalier, nu comme un ver.

Le jeune homme se précipita dans le salon et alluma le poste de télévision au moment où l’arbitre donnait le coup d’envoi. S’il avait oublié d’enregistrer ce match de coupe du monde, il était mort !

Il chassa de son esprit la perspective de la soirée à venir. Son père avait besoin d’un public - lui en l’occurrence - pour commenter un match de foot. Selon ses dires, il faisait l’éducation sportive de Simon. Sa mère « qui n’y connaissait rien » avait par là même, les soirs de grande messe, le droit de regarder un film dans sa chambre ou de sortir avec des amies. Quant à lui, inutile d’essayer d’y couper.

Si, année après année, match après match, il avait forcément assimilé les règles de ce sport, il n’éprouvait qu’un vague ennui à chaque fois.

Son truc à lui, c’était le surf qu’il pratiquait de temps en temps. Seulement voilà : comment gagner le spot le plus proche, en l’occurrence Morgat, quand on n’a pas de moyen de locomotion ? Ce n’est pas sur le scooter qu’il partageait avec sa sœur qu’il aurait pu embarquer sa planche ! Il dépendait donc du bon vouloir de son père pour le conduire. Fallait-il encore qu’il n’y ait, ce jour-là, ni match de foot ni course cycliste à la télévision…

Parfois, le père de Nicolas se dévouait et emmenait les deux garçons. C’était alors jour de fête !

Simon regagna l’étage pour aller s’habiller en pensant à son grand copain. Depuis deux mois, leur relation s’étiolait un peu. À présent, la préoccupation majeure de Nicolas s’appelait Aurore. Une grande brune, plutôt mignonne devait-il se l’avouer en toute franchise… Mais un Nicolas amoureux était encore plus lourd à porter qu’un Nicolas tout seul…