Je ne reçois jamais un
manuscrit sans quelque terreur ; tous les hommes de lettres qui
évoluent autour de la quarantaine comprendront cette épouvante sans
que j’insiste davantage. Celui de Claudine m’effraya plus
particulièrement pour ce qu’il était noué de la faveur rose qui,
d’ordinaire, distingue les manuscrits féminins ; je le développai
d’une main tremblante ; mes prévisions ne m’avaient pas trompé :
c’était de la prose de femme, bien mieux (bien mieux ?) un journal
de jeune fille !
De jeune fille, mais non pour
jeunes filles… Et moi qui craignais de me poisser à quelques
papotages sirupeux ! Dès les premières pages, mes craintes d’ennui
s’évanouirent, — il ne me resta plus que de la stupéfaction.
Assurément, d’analogues lectures
m’avaient préparé déjà au récit des passionnettes fourvoyées que
l’auteur de cette autobiographie dévide au jour le jour avec une
ingénuité de Taïtienne — avant l’arrivée du missionnaire ; — mais
la tendresse de « Chonchette » pour sa petite amie de couvent, un
peu de mysticisme en estompe les précisions périlleuses ; mais la
transposition en prose contemporaine des romantiques Femmes
damnées, toujours un restant de passion baudelairienne la vient
ennoblir ; morose esclavage de « Mlle Giraud », ou détraquement
fervide des « Deux Amies ». Ne parlons point de l’irréelle et
charmante « Mlle de Maupin » dont la fantaisie se penche,
indulgente un instant, sur le lit de Rosette ; ne parlons pas
surtout des spécialités qui ne relèvent d’aucune littérature,
productions belges — ou dignes de l’être.
Claudine, elle, petite personne
lucide, ignore les frénésies de passion flambant aux yeux d’or de
Paquita Valdès ; même, elle sourirait de l’exaltation pieuse qui
transporte les couventines sagacement observées par Marcel Prévost,
elle qui, pendant le cours de toute une année — où sont relatés
jusqu’aux moindres détails de son existence — ne fait pas mention
de prières une seule fois. Imperturbable, elle recense les scènes
les plus scabreuses avec une narquoiserie amusée, de même que les
bourdes lâchées par une condisciple étourdie, et sans plus d’émoi.
Car elle ne met jamais au point : comme les bambins ignorants de la
perspective déclarent la Tour Eiffel, aperçue dans le lointain, «
joliment plus petite que la maison de papa » — quitte à reconnaître
quand on la leur montre de près : « elle a joliment grandi depuis
l’autre jour », — Claudine ne soupçonne pas l’importance relative
des sensations qui successivement sollicitent son âme non formée,
son cœur non averti. Elle note tout sur le même plan : ses
angoisses suscitées par l’extraction douloureuse d’une racine
carrée et son chagrin rageur lors de l’ukase directorial supprimant
les leçons particulières — très particulières en effet — dispensées
par la plus jolie institutrice de l’École où elle s’instruit,
prodigieusement ; toute joyeuse et fière de constater la déconvenue
penaude d’un instituteur-adjoint, Don Juan de l’enseignement
primaire, qu’elle a drôlement berné, son allégresse éclate non
moins vive à découvrir l’incontestable droit qu’ont les pains à
cacheter de se classer parmi les comestibles.
Sauvageonne, elle a la
spontanéité inconsciente d’un jeune animal souple qui mordille sans
méchanceté et câline sans penser à mal : cette gamine qui, sans
doute, n’a pas été élevée dans les bons principes, mais non plus
dans les mauvais, car elle n’en reçut aucun, cette petite Claudine
qui est presque l’enfant de la Nature — ô Rousseau ! — m’apparaît,
ma foi, quasi innocente en sa perversité ingénue. Et j’emploie à
regret ce mot de « perversité » qui trahit ma pensée — hélas !
notre langue française, si riche, ne comporte point de vocable qui
convienne au cas spécial de Claudine — puisque, précisément, je
tiens qu’on ne trouve nul vice réfléchi en cette fillette moins
immorale que, si l’on peut dire, « a-morale ». Et ceci, je pense,
sort de la banalité coutumière aux confidences des
demoiselles.
Voilà pourquoi je me suis décidé
à publier ce manuscrit, comme m’y autorisait, m’y invitait même une
lettre épinglée au premier feuillet avec un portrait « qui date de
deux ans » : la pudeur de mon sexe m’a seulement contraint d’opérer
quelques coupures et d’atténuer certains passages, d’une franchise
campagnarde un peu brutale ; et j’ai naturellement changé tous les
noms de pays et de personnes sauf celui du ministre qui, sans
doute, tandis qu’il inaugurait l’an dernier, officiel et grave, la
nouvelle école de Montigny, ne se savait pas scruté par des yeux
aussi fouilleurs.