1,50 €
Mitsou ou Comment l’esprit vient aux filles est un roman d’amour de Colette. Mitsou est une femme de 24 ans, ayant pour ami un homme d’une quarantaine d’années : Pierre. Issue d’une famille pauvre, elle a réussi à se faire un nom dans un music-hall dont elle est la vedette. Mais, si elle dispose de bien plus d’argent qu’à son enfance, elle n’a aucun goût ; ainsi, son appartement est très mal meublé et elle n’a réuni que les objets dont elle rêvait enfant, sans y mettre une quelconque harmonie. Elle mène une vie très simple, sans passions ni transports, sa relation avec Pierre n’a jamais été menacée par une dispute en trois ans, et elle affirme : « Moi je ne le cherche pas : la tranquillité ! » Mais un jour, Petite Chose, une autre employée du music-hall, cache deux soldats dans la loge de Mitsou, seule pièce sûre du lieu. Mitsou ignore totalement les deux hommes, cachés dans son placard devant lequel elle se déshabille sans aucune gêne, tout en menant une conversation superficielle et totalement désintéressée. Soudain, Pierre rentre et est étouffé par la jalousie à la vue de ces deux beaux jeunes hommes, ce dont s'amuse Mitsou.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Veröffentlichungsjahr: 2024
1
2
3
4
Série :Colette
|8| MITSOU
|ou Comment l'esprit vient aux filles|
Ce roman est suivi de : |9|Chéri
COLETTE
MITSOU
ou
Comment l'esprit vient aux filles
Paris, 1919
Raanan Éditeur
Livre 1214 | édition 1
raananediteur.com
Un mois de mai de la guerre.
L’Empyrée-Montmartre, pour jouer sa grande Revue de printemps Ça gaze ! a engagé dix-huit jeunes femmes, un petit compère « faible du poumon », un tragédien octogénaire pour les rôles indispensables, du Père la Victoire, du Grognard de Raffet et du général Joffre.
La loge de Mlle Mitsou, première vedette. Papier qui imitait la toile de Jouy blanche et rose, quand il était blanc et rose. Mitsou n’a pas connu ce temps-là. Un tréteau en guise de table, nappé de serviettes éponge. Toilette, seau et broc de chambre de bonne. La poudre de riz dans des boîtes de carton. Un très beau brillant, monté en bague, parmi les crayons gras et les boîtes de rouge. Petit divan, moelleux comme un banc de square, deux chaises cannées peintes au ripolin. Allure générale de « c’est-bien-assez-bon-comme-ça ».
L’entracte. Mitsou, seule, se repose, vêtue de bas couleur de fraise cousus par l’ourlet à son maillot de jambes, d’une paire de souliers d’or et d’un kimono de crépon mauve. La nature a paré Mitsou des beautés que requiert la mode actuelle : point de nez, – ou si peu, – l’œil très grand, noir comme le cheveu, la joue ronde, la bouche étroite, boudeuse et fraîche, voilà pour le visage. Pour le corps, il le fallait mince, avec la jambe longue et noble, le sein bas et petit : nous avons tout cela, sans autre défaut qu’un peu de maigreur au-dessus du genou. Mais la trentaine rembourrera cette cuisse de page, et aussi ce dos de nymphe anémique : Mitsou n’a que vingt-quatre ans.
Mitsou est seule, assise à sa table de maquillage. Les deux jambes, ouvertes en V, demeurent rigides pour ne point « pocher » les bas au genou, mais le jeune dos ploie, et le cou se tend comme celui d’une gazelle altérée. Mitsou, immobile, n’aurait presque pas l’air vivante, si de temps en temps elle ne se poudrait la joue, n’avivait de rouge sa bouche ou n aiguisait au crayon l’angle de l’œil. La main diligente ne pense à rien, ni le grand œil sombre et poli, ni la jeune figure morne et sereine…
Bruit, dans le couloir, de pas boiteux. Un vieux doigt sec frappe à la porte, celui de Boudou l’avertisseur.
BOUDOU (entrouvrant la porte. Il a soixante-douze ans et paraît plus âgé.) : La fin de l’entracte. Ça va être à vous, mademoiselle Mitsou.
MITSOU (lentement éveillée.) : Merci, Boudou. Il va mieux, votre pied ?
BOUDOU : Pas beaucoup mieux. Si jeudi il n’y a pas de changement, je le laverai, et j’y mettrai une chaussette de laine et une chaussette de coton l’une par-dessus l’autre. Il faut tout essayer, c’est mon principe.
Il s’éloigne, laissant la porte entrouverte. Bruit, dans le couloir, de pieds mous. Passage, dans la pénombre, de Beautey, le tragédien octogénaire. Il s’arrête un instant et les ampoules de la loge éclairent l’uniforme glorieux des Grognards, mais aussi les yeux sanguinolents et la lippe affreuse de Beautey.
BEAUTEY (à Mitsou.) : Ça va, petite ?
MITSOU (précipitamment, penchée sur son miroir.) : Oui, oui, monsieur Beautey, merci bien… Oh ! je suis en retard…
BEAUTEY : Tu veux que je t’aide ?
MITSOU (épouvantée.) : Non, non, monsieur Beautey, ne vous donnez pas la peine… Pensez-vous ! (Il s'éloigne)
MITSOU (avec un frisson.) : Je mourrais plutôt que de le regarder en face. Montrer des gens si vieux que ça, ce n’est guère convenable. Moi qui ne peux déjà pas regarder un cheval par terre…
Bruit, dans le couloir, de dix petits talons de bois ; passage, dans un désordre anglais bien agréable, des cinq Tirelireli-girls. Mais Mitsou, blasée, ne tourne pas la tête. Passent, l’un après l’autre, le Pain de Régime, la Crise du Papier, la Saccharine, le petit compère faible du poumon… Entrée d’une Vieille Dame montée sur savates, qui porte les palmes académiques épinglées sur le pan gauche de sa palatine en peluche : l’Habilleuse.
Enfin, bruit et cris comme d’un nid de souris traquées, et irruption, dans la loge, de Petite-Chose. Petite-Chose est-elle laide, ou jolie ? Bien, ou mal faite ? C’est un bout de femme qu’un incessant et astucieux tortillement défend de toute estimation sérieuse. Des cheveux teints descendent en nuage jusqu’au bout de son nez, qui d’ailleurs ascensionne a leur rencontre. Les cils noircis, les pommettes farceuses, les coins de la bouche, tout cela remonte, comme rebroussé par un coup de vent. Les épaules frissonnent, la croupe danse, les mains empoignent la gorge – pour la signaler ou la soutenir ? – et si les genoux se frottent l’un à l’autre en marchant, est-ce parce que Petite-Chose a froid, parce qu’elle veut faire rire, ou simplement parce qu’elle est cagneuse ? Mystère. Que Petite-Chose tombe à la Seine : ses amis les plus intimes, appelés à la Morgue, ne seront pas capables de la reconnaître : personne ne l’a, en vérité, jamais vue…
PETITE-CHOSE : (vêtue d’un peignoir de bain sans fraîcheur et coiffée d’une banane « stylisée » en carton peint, se jetant sur Mîtsou.) : Cache-les-moi, Mitsou, cache-les-moi. On veut les flanquer dehors et me coller l’amende !
MITSOU (paisible, les sourcils hauts.) : Qui ?
PETITE-CHOSE : Les deux petits, là, qui sont si jolis ! (Elle désigne le couloir.) Cache-les-moi le temps que Boudou ait fini sa ronde ! (Câline, excessivement tortillée.) On ne leur cherchera pas de misères chez toi, tu es vedette, tu as le droit de recevoir qui tu veux !
MITSOU (royale.) : Ça ne serait vraiment pas la peine d’être vedette, si on ne pouvait pas recevoir. Mais moi je n’ai jamais personne ici et je ne veux pas de monde que je ne connais pas.
PETITE-CHOSE (pressante.) : Rien qu’une minute, Mitsou ! Dans ton grand placard ! Ils sont si jolis ! (Sans attendre la réponse, elle appelle à demi-voix dans le couloir.) Vite, vite, vous les deux là-bas ! Au trot !
Elle attire dans la loge deux jeunes sous-lieutenants, un kaki et un bleu horizon. Le kaki est très bien ; le bleu est mieux.
MITSOU (les regardant comme deux meubles.) : Je n’ai rien à faire à tout ça, moi !
LE KAKI : Mademoiselle Mitsou, nous vous avons beaucoup admirée tout à l’heure. Permettez-moi de vous prés…
MITSOU (sans paraître l’entendre, à Petite-Chose, pardessus la tête du lieutenant kaki.) : Tu comprends bien que si jamais mon ami a l'idée de venir ici avant le deux, avec des associés à lui qu’ils ont pris une avant-scène, ça me fera du joli dans ma loge !
LE BLEU (que l’inattention de Mitsou agace.) : Mademoiselle, je ne veux pas vous imposer plus longtemps une présence qui…
MITSOU (de même, à Petite-Chose.) : Tu comprends bien que pour moi, ça m’est indifférent qu’ils soient dans mon placard ou ailleurs, ce n’est pas la question, c’est pour l’air que ça a. Tu sais bien que je ne suis pas une personne a…
PETITE-CHOSE (irrésistible.) : Je le sais, je le sais ! Mais tu le feras pour moi, tu es si gentille ! (Aux deux sous-lieutenants.) Ouste, vous les deux, dans le placard ! (À Mitsou.) Y a plein de drames dans la maison, comprends donc, Boudou a trouvé un classe dix-sept dans la penderie de cette grande jument de Weiss, il a dit qu’il ferait remonter ça jusqu’à la direction, c’est un choléra vert que ce père Boudou…
BOUDOU (entrouvrant la porte, obligeant et soupçonneux.) : Dans cinq minutes c’est à vous, mademoiselle Mitsou. (Il regarde fixement Petite-Chose, qui a refermé sur les lieutenants les portes du placard.)
PETITE-CHOSE (aimable.) : Ça va, Boudou ? Et ce pied ?
BOUDOU (froid) : Comme ça… S’il n’y a pas du mieux jeudi, je le laverai, et après j’y mettrai une chaussette de coton et une chaussette de laine.
PETITE CHOSE : Aux grands maux les grands remèdes, Boudou !
Il sort. Petite-Chose rouvre le placard. Les deux internés, bien rangés à plat sur le fond du placard, ne donneraient pas leur place pour la croix de guerre. Ils ne disent mot et ne s’en amusent pas moins.