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Ce livre est un roman de Colette. Il raconte la vie d'une jeune fille "Claudine" au sein d'un internat de filles. Colette y dépeint la vie quotidienne des élèves. Claudine, personnage principal, est pleine de vitalité, d'insouciance et d'intelligence, et elle aborde les défis de la vie scolaire avec un mélange de curiosité et de rébellion. Le roman décrit les relations de complicité et jalousie, le rapport à l'autorité, les amitiés et les rivalités de ces jeunes adolescentes en internat.
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Seitenzahl: 376
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Je ne reçois jamais un manuscrit sans quelque terreur ; tous les hommes de lettres qui évoluent autour de la quarantaine comprendront cette épouvante sans que j’insiste davantage. Celui de Claudine m’effraya plus particulièrement pour ce qu’il était noué de la faveur rose qui, d’ordinaire, distingue les manuscrits féminins ; je le développai d’une main tremblante ; mes prévisions ne m’avaient pas trompé : c’était de la prose de femme, bien mieux (bien mieux ?) un journal de jeune fille !
De jeune fille, mais non pour jeunes filles… Et moi qui craignais de me poisser à quelques papotages sirupeux ! Dès les premières pages, mes craintes d’ennui s’évanouirent, — il ne me resta plus que de la stupéfaction.
Assurément, d’analogues lectures m’avaient préparé déjà au récit des passionnettes fourvoyées que l’auteur de cette autobiographie dévide au jour le jour avec une ingénuité de Taïtienne — avant l’arrivée du missionnaire ; — mais la tendresse de « Chonchette » pour sa petite amie de couvent, un peu de mysticisme en estompe les précisions périlleuses ; mais la transposition en prose contemporaine des romantiques Femmes damnées, toujours un restant de passion baudelairienne la vient ennoblir ; morose esclavage de « Mlle Giraud », ou détraquement fervide des « Deux Amies ». Ne parlons point de l’irréelle et charmante « Mlle de Maupin » dont la fantaisie se penche, indulgente un instant, sur le lit de Rosette ; ne parlons pas surtout des spécialités qui ne relèvent d’aucune littérature, productions belges — ou dignes de l’être.
Claudine, elle, petite personne lucide, ignore les frénésies de passion flambant aux yeux d’or de Paquita Valdès ; même, elle sourirait de l’exaltation pieuse qui transporte les couventines sagacement observées par Marcel Prévost, elle qui, pendant le cours de toute une année — où sont relatés jusqu’aux moindres détails de son existence — ne fait pas mention de prières une seule fois. Imperturbable, elle recense les scènes les plus scabreuses avec une narquoiserie amusée, de même que les bourdes lâchées par une condisciple étourdie, et sans plus d’émoi. Car elle ne met jamais au point : comme les bambins ignorants de la perspective déclarent la Tour Eiffel, aperçue dans le lointain, « joliment plus petite que la maison de papa » — quitte à reconnaître quand on la leur montre de près : « elle a joliment grandi depuis l’autre jour », — Claudine ne soupçonne pas l’importance relative des sensations qui successivement sollicitent son âme non formée, son cœur non averti. Elle note tout sur le même plan : ses angoisses suscitées par l’extraction douloureuse d’une racine carrée et son chagrin rageur lors de l’ukase directorial supprimant les leçons particulières — très particulières en effet — dispensées par la plus jolie institutrice de l’École où elle s’instruit, prodigieusement ; toute joyeuse et fière de constater la déconvenue penaude d’un instituteur-adjoint, Don Juan de l’enseignement primaire, qu’elle a drôlement berné, son allégresse éclate non moins vive à découvrir l’incontestable droit qu’ont les pains à cacheter de se classer parmi les comestibles.
Sauvageonne, elle a la spontanéité inconsciente d’un jeune animal souple qui mordille sans méchanceté et câline sans penser à mal : cette gamine qui, sans doute, n’a pas été élevée dans les bons principes, mais non plus dans les mauvais, car elle n’en reçut aucun, cette petite Claudine qui est presque l’enfant de la Nature — ô Rousseau ! — m’apparaît, ma foi, quasi innocente en sa perversité ingénue. Et j’emploie à regret ce mot de « perversité » qui trahit ma pensée — hélas ! notre langue française, si riche, ne comporte point de vocable qui convienne au cas spécial de Claudine — puisque, précisément, je tiens qu’on ne trouve nul vice réfléchi en cette fillette moins immorale que, si l’on peut dire, « amorale ». Et ceci, je pense, sort de la banalité coutumière aux confidences des demoiselles.
Voilà pourquoi je me suis décidé à publier ce manuscrit, comme m’y autorisait, m’y invitait même une lettre épinglée au premier feuillet avec un portrait « qui date de deux ans » : la pudeur de mon sexe m’a seulement contraint d’opérer quelques coupures et d’atténuer certains passages, d’une franchise campagnarde un peu brutale ; et j’ai naturellement changé tous les noms de pays et de personnes sauf celui du ministre qui, sans doute, tandis qu’il inaugurait l’an dernier, officiel et grave, la nouvelle école de Montigny, ne se savait pas scruté par des yeux aussi fouilleurs.
Car c’est à des événements échus en 1899 que se rapportent ces confessions déroutantes… et Claudine compte aujourd’hui dixsept années : il serait amusant qu’elle fût quelque jour élue par un de ces admirables célibataires qui, redoutant d’associer leur existence à celles de Parisiennes trop renseignées, s’en vont chercher par les provinces de blanches petites fiancées qui ne savent rien de rien…
Willy.
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Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny ; j’y suis née en 1884 ; probablement je n’y mourrai pas.
Mon Manuel de géographie départementale s’exprime ainsi : « Montigny-en-Fresnois, jolie petite ville de 1950 habitants, construite en amphithéâtre sur la Thaize ; on y admire une tour sarrasine bien conservée… » Moi, ça ne me dit rien du tout, ces descriptions-là ! D’abord, il n’y a pas de Thaize ; je sais bien qu’elle est censée traverser des prés au-dessous du passage à niveau ; mais en aucune saison vous n’y trouveriez de quoi laver les pattes d’un moineau. Montigny construit « en amphithéâtre » ? Non, je ne le vois pas ainsi ; à ma manière, c’est des maisons qui dégringolent, depuis le haut de la colline jusqu’en bas de la vallée ; ça s’étage en escalier au-dessous d’un gros château, rebâti sous Louis XV et déjà plus délabré que la tour sarrasine, épaisse, basse, toute gainée de lierre, qui s’effrite par en haut, un petit peu chaque jour. C’est un village, et pas une ville ; les rues, grâce au ciel, ne sont pas pavées ; les averses y roulent en petits torrents, secs au bout de deux heures ; c’est un village, pas très joli même, et que pourtant j’adore.
Le charme, le délice de ce pays fait de collines et de vallées si étroites que quelques-unes sont des ravins, c’est les bois, les bois profonds et envahisseurs, qui moutonnent et ondulent jusque là-bas, aussi loin qu’on peut voir. Des prés verts les trouent par places, de petites cultures aussi, pas grand’chose, les bois superbes dévorant tout. De sorte que cette belle contrée est affreusement pauvre, avec ses quelques fermes disséminées, si peu nombreuses, juste ce qu’il faut de toits rouges pour faire valoir le vert velouté des bois.
Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les bois-taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage, ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J’y ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée, haletante, en trouvant sous ma main, près de la « passe-rose », une couleuvre bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux dorés me regardant ; ce n’était pas dangereux, mais quelles terreurs ! Tant pis, je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades ; plutôt seule, parce que ces petites grandes filles m’agacent, ça a peur de se déchirer aux ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles veloutées et des araignées des bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c’est fatigué, — insupportables enfin.
Et puis il y a mes préférés, les grands bois qui ont seize et vingt ans, ça me saigne le cœur d’en voir couper un ; pas broussailleux, ceux-là, des arbres comme des colonnes, des sentiers étroits où il fait presque nuit à midi, où la voix et les pas sonnent d’une façon inquiétante. Dieu, que je les aime ! Je m’y sens tellement seule, les yeux perdus loin entre les arbres, dans le jour vert et mystérieux, à la fois délicieusement tranquille et un peu anxieuse, à cause de la solitude et de l’obscurité vague… Pas de petites bêtes, dans ces grands bois, ni de hautes herbes, un sol battu, tour à tour sec, sonore, ou mou à cause des sources ; des lapins à derrières blancs les traversent ; des chevreuils peureux dont on ne fait que deviner le passage, tant ils courent vite ; de grands faisans lourds, rouges, dorés ; des sangliers (je n’en ai pas vu) ; des loups — j’en ai entendu un, au commencement de l’hiver, pendant que je ramassais des faînes, ces bonnes petites faînes huileuses qui grattent la gorge et font tousser. Quelquefois des pluies d’orage vous surprennent dans ces grands bois-là : on se blottit sous un chêne plus épais que les autres, et, sans rien dire, on écoute la pluie crépiter là-haut comme sur un toit, bien à l’abri, pour ne sortir de ces profondeurs que tout éblouie et dépaysée, mal à l’aise au grand jour.
Et les sapinières ! Peu profondes, elles, et peu mystérieuses, je les aime pour leur odeur, pour les bruyères roses et violettes qui poussent dessous, et pour leur chant sous le vent. Avant d’y arriver, on traverse des futaies serrées, et tout d’un coup, on a la surprise délicieuse de déboucher au bord d’un étang, un étang lisse et profond, enclos de tous côtés par les bois, si loin de toutes choses ! Les sapins poussent dans une espèce d’île, au milieu ; il faut passer bravement à cheval sur un tronc déraciné qui rejoint les deux rives. Sous les sapins, on allume du feu, même en été, parce que c’est défendu ; on y cuit n’importe quoi, une pomme, une poire, une pomme de terre volée dans un champ, du pain bis faute d’autre chose ; ça sent la fumée amère et la résine, c’est abominable, c’est exquis.
J’ai vécu dans ces bois dix années de vagabondages éperdus, de conquêtes et de découvertes ; le jour où il me faudra les quitter j’aurai un gros chagrin.
Quand, il y a deux mois, j’ai eu quinze ans sonnés, j’ai allongé mes jupes jusqu’aux chevilles, on a démoli la vieille école et on a changé l’institutrice. Les jupes longues, mes mollets les exigeaient, qui tiraient l’œil, et me donnaient déjà trop l’air d’une jeune fille ; la vieille école tombait en ruines ; quant à l’institutrice, la pauvre bonne Madame X, quarante ans, laide, ignorante, douce, et toujours affolée devant les inspecteurs d’académie, même devant les inspecteurs primaires, le docteur Dutertre, délégué cantonal, avait besoin de sa place pour y installer une protégée à lui. Dans ce pays, ce que Dutertre veut, le ministre le veut.
Pauvre vieille école, délabrée, malsaine, mais si amusante ! Ah ! les beaux bâtiments qu’on construit ne te feront pas oublier1.
Les chambres du premier étage, celles des instituteurs, étaient maussades et incommodes ; le rez-de-chaussée, nos deux classes l’occupaient, la grande et la petite, deux salles incroyables de laideur et de saleté, avec des tables comme je n’en revis jamais, diminuées de moitié par l’usure, et sur lesquelles nous aurions dû, raisonnablement, devenir bossues au bout de six mois. L’odeur de ces classes, après les trois heures d’étude du matin et de l’aprèsmidi, était littéralement à renverser. Je n’ai jamais eu de camarades de mon espèce, car les rares familles bourgeoises de Montigny envoient, par genre, leurs enfants en pension au cheflieu, de sorte que l’école ne compte guère pour élèves que des filles d’épiciers, de cultivateurs, de gendarmes et d’ouvriers surtout ; tout ça assez mal lavé.
Moi, je me trouve dans ce milieu étrange parce que je ne veux pas quitter Montigny ; si j’avais une maman, je sais bien qu’elle ne me laisserait pas vingt-quatre heures ici, mais papa, lui, ne voit rien, ne s’occupe pas de moi, tout à ses travaux, et ne s’imagine pas que je pourrais être plus convenablement élevée dans un couvent ou dans un lycée quelconque. Pas de danger que je lui ouvre les yeux !
Comme camarades, donc, j’eus, j’ai encore Claire (je supprime le nom de famille), ma sœur de lait, une fillette douce, avec de beaux yeux tendres et une petite âme romanesque, qui a passé son temps d’école à s’amouracher tous les huit jours (oh ! platoniquement) d’un nouveau garçon, et qui, maintenant encore, ne demande qu’à s’éprendre du premier imbécile, sous-maître ou agent voyer, en veine de déclarations « poétiques ».
Puis la grande Anaïs (qui réussira sans doute à franchir les portes de l’École de Fontenay-aux-Roses, grâce à une prodigieuse mémoire lui tenant lieu d’intelligence véritable), froide, vicieuse, et si impossible à émouvoir que jamais elle ne rougit, l’heureuse créature ! Elle possède une véritable science du comique et m’a souvent rendue malade de rire. Des cheveux ni bruns ni blonds, la peau jaune, pas de couleur aux joues, de minces yeux noirs, et longue comme une rame à pois. En somme, quelqu’un de pas banal ; menteuse, filouteuse, flagorneuse, traîtresse, elle saura se tirer d’affaire dans la vie, la grande Anaïs ! À treize ans, elle écrivait et donnait des rendez-vous à un nigaud de son âge ; on l’a su et il en est résulté des histoires qui ont ému toutes les gosses de l’École, sauf elle.
Et encore les Jaubert, deux sœurs, deux jumelles, même, bonnes élèves, ah ! bonnes élèves, je crois bien, je les écorcherais volontiers, tant elles m’agacent avec leur sagesse, et leurs jolies écritures propres, et leur ressemblance niaise, des figures molles et mates, des yeux de mouton pleins de douceur pleurarde. Ça travaille toujours, c’est plein de bonnes notes, c’est convenable et sournois, ça souffle une haleine à la colle forte, pouah !
Et Marie Belhomme, bébête, mais si gaie ! raisonnable et sensée, à quinze ans, comme une enfant de huit ans peu avancée pour son âge, elle abonde en naïvetés colossales qui désarment notre méchanceté et nous l’aimons bien, et j’ai toujours dit force choses abominables devant elle parce qu’elle s’en choque sincèrement, d’abord, pour rire de tout son cœur une minute après en levant au plafond ses longues mains étroites « ses mains de sage-femme » dit la grande Anaïs. Brune et mate, des yeux noirs longs et humides, Marie ressemble, avec son nez sans malice, à un joli lièvre peureux. Ces quatre-là et moi, nous formons cette année la pléiade enviée, désormais au-dessus des « grandes » nous aspirons au brevet élémentaire.
Le reste, à nos yeux, c’est la lie, c’est le vil peuple ! Je présenterai quelques autres camarades au cours de ce journal, car c’est décidément un journal, ou presque, que je vais commencer.
Mme X, qui a reçu l’avis de son changement, en a pleuré, la pauvre femme, toute une journée, — et nous aussi — ce qui m’inspire une solide aversion contre sa remplaçante. En même temps que les démolisseurs de la vieille école paraissent dans les cours de récréation, arrive la nouvelle institutrice, Mlle Sergent, accompagnée de sa mère, grosse femme en bonnet, qui sert sa fille et l’admire, et qui me fait l’effet d’une paysanne finaude, connaissant le prix du beurre, mais pas méchante au fond. Mlle Sergent, elle, ne paraît rien moins que bonne, et j’augure mal de cette rousse bien faite, la taille et les hanches rondes, mais d’une laideur flagrante, la figure bouffie et toujours enflammée, le nez un peu camard, entre deux petits yeux noirs, enfoncés et soupçonneux. Elle occupe dans l’ancienne école une chambre qu’il n’est pas nécessaire de démolir tout de suite, et son adjointe de même, la jolie Aimée Lanthenay, qui me plaît autant que sa supérieure déplaît. Contre Mlle Sergent, l’intruse, je conserve ces jours-ci une attitude farouche et révoltée ; elle a déjà tenté de m’apprivoiser mais j’ai regimbé d’une façon presque insolente. Après quelques escarmouches vives, il me faut bien la reconnaître institutrice tout à fait supérieure, nette, cassante souvent, d’une volonté qui serait admirablement lucide si la colère ne l’aveuglait parfois. Avec plus d’empire sur elle-même, cette femme-là serait admirable ; mais qu’on lui résiste : les yeux flambent, les cheveux roux se trempent de sueur… je l’ai vue avant hier sortir pour ne pas me jeter un encrier à la tête.
Pendant les récréations, comme le froid humide de ce vilain automne ne m’engage guère à jouer, je cause avec Mlle Aimée. Notre intimité progresse très vite. Nature de chatte caressante, délicate et frileuse, incroyablement câline, j’aime à regarder sa frimousse rose de blondinette, ses yeux dorés aux cils retroussés. Les beaux yeux qui ne demandent qu’à sourire ! Ils font retourner les gars quand elle sort. Souvent, pendant que nous causons sur le seuil de la petite classe empressée, Mlle Sergent passe devant nous pour regagner sa chambre, sans rien dire, fixant sur nous ses regards jaloux et fouilleurs. Dans son silence nous sentons, ma nouvelle amie et moi, qu’elle enrage de nous voir « corder » si bien.
Cette petite Aimée — elle a 19 ans et me vient à l’oreille — bavarde comme une pensionnaire qu’elle était encore il y a trois mois, avec un besoin de tendresse, de gestes blottis, qui me touche. Des gestes blottis ! Elle les contient dans une peur instinctive de Mlle Sergent, ses petites mains froides serrées sous le collet de fausse fourrure (la pauvrette est sans argent comme des milliers de ses pareilles). Pour l’apprivoiser, je me fais douce, sans peine, et je la questionne, assez contente de la regarder. Elle parle, jolie en dépit, ou à cause, de sa frimousse irrégulière. Si les pommettes saillent un peu trop, si, sous le nez court, la bouche un peu trop renflée fait un drôle de petit coin à gauche quand elle rit, en revanche quels yeux merveilleux couleur d’or jaune, et quel teint, un de ces teints délicats à l’œil, si solides que le froid ne les bleuit même pas ! Elle parle, elle parle, — et son père qui est tailleur de pierres, et sa mère qui tapait souvent, et sa sœur et ses trois frères, et la dure École normale du chef-lieu où l’eau gelait dans les brocs, où elle tombait toujours de sommeil parce qu’on se lève à cinq heures (heureusement la maîtresse d’anglais était bien gentille pour elle) et les vacances dans sa famille où on la forçait à se remettre au ménage, en disant qu’elle serait mieux à tremper la soupe qu’à faire la demoiselle, — tout ça défile dans son bavardage, toute cette jeunesse de misère qu’elle supportait impatiemment et dont elle se souvient avec terreur.
Petite Mlle Lanthenay, votre corps souple cherche, et appelle, un bien-être inconnu ; si vous n’étiez pas institutrice-adjointe à Montigny, vous seriez peut-être… je ne veux pas dire quoi. Mais que j’aime vous entendre et vous voir, vous qui avez quatre ans de plus que moi, et de qui je me sens, à chaque instant, la sœur aînée !
Ma nouvelle confidente me dit un jour qu’elle sait pas mal d’anglais, et cela m’inspire un projet tout simplement merveilleux. Je demande à papa (puisqu’il me tient lieu de maman) s’il ne voudrait pas me faire donner par Mlle Aimée Lanthenay des leçons de grammaire anglaise. Papa trouve l’idée géniale, comme la plupart de mes idées, et, « pour boucler l’affaire », comme il dit, m’accompagne chez Mlle Sergent. Elle nous reçoit avec une politesse impassible, et, pendant que papa lui expose son projet, paraît l’approuver ; mais je sens une vague inquiétude de ne pas voir ses yeux pendant qu’elle parle. (Je me suis aperçue très vite que ses yeux disent toujours sa pensée, sans qu’elle puisse la dissimuler, et je suis anxieuse de constater qu’elle les tient obstinément baissés). On appelle Mlle Aimée qui descend empressée, rougissante, et répétant « Oui Monsieur », et « Certainement Monsieur », sans trop savoir ce qu’elle dit, pendant que je la regarde, toute contente de ma ruse, et réjouie à la pensée que je vais, désormais, l’avoir avec moi plus intimement que sur le seuil de la petite classe. Prix des leçons : quinze francs par mois, deux séances par semaine ; pour cette pauvre petite adjointe qui gagne soixante-quinze francs par mois et paie sa pension là-dessus, c’est une aubaine inespérée. Je crois aussi qu’elle a du plaisir à se trouver plus souvent avec moi. Pendant cette visite-là, je n’échange guère que deux ou trois phrases avec elle.
Premier jour de leçon ! Je l’attends après la classe, pendant qu’elle réunit ses livres d’anglais, et en route pour la maison ! J’ai installé un coin confortable pour nous deux dans la bibliothèque de papa, une grande table, des cahiers et des plumes, avec une bonne lampe qui n’éclaire que la table. Mlle Aimée, très embarrassée (pourquoi ?) rougit, toussote :
— Allons, Claudine, vous savez votre alphabet, je pense ?
— Bien sûr, Mademoiselle, je sais aussi un peu de grammaire anglaise, je pourrais très bien faire cette petite version-là. On est bien, s’pas ici ?
— Oui, très bien.
Je demande, en baissant un peu la voix pour prendre le ton de nos bavardages :
— Est-ce que Mlle Sergent vous a reparlé de mes leçons avec vous ?
— Oh ! presque pas. Elle m’a dit que c’était une chance pour moi, que vous ne me donneriez pas de peine, si vous vouliez seulement travailler un peu, que vous appreniez avec une grande facilité quand vous vouliez bien.
— Rien que ça ? C’est pas beaucoup ! Elle pensait bien que vous me le répéteriez.
— Voyons, Claudine, nous ne travaillons pas. Il n’y a en anglais qu’un seul article… etc., etc.
Au bout de dix minutes d’anglais sérieux, j’interroge encore :
— Vous n’avez pas remarqué qu’elle n’avait pas l’air content quand je suis venue avec papa pour demander de prendre des leçons avec vous ?
— Non… Si… Peut-être, mais nous ne nous sommes presque pas parlé le soir.
— Ôtez donc votre jaquette, on étouffe toujours chez papa. Ah ! comme vous êtes mince, on vous casserait ! Vos yeux sont bien jolis à la lumière.
Je dis tout ça parce que je le pense, et que je prends plaisir à lui faire des compliments, plus de plaisir que si j’en recevais pour mon compte. Je demande :
— Vous couchez toujours dans la même chambre que Mlle Sergent ?
(Cette promiscuité me paraît odieuse, mais le moyen de faire autrement ! Toutes les autres chambres sont déjà démeublées, et on commence à enlever le toit. La pauvre petite soupire) :
— Il faut bien, mais c’est ennuyeux comme tout ! Le soir, à neuf heures, je me couche tout de suite, vite, vite, et elle vient se coucher après ; mais c’est tout de même désagréable, quand on est si peu à son aise ensemble.
— Oh ! ça me blesse pour vous, énormément ! Comme ça doit vous assommer de vous habiller devant elle, le matin ! Je détesterais me montrer en chemise à des gens que je n’aime pas !
Mlle Lanthenay sursaute en tirant sa montre :
— Mais enfin, Claudine, nous ne faisons rien ! Travaillons donc !
— Oui. Vous savez qu’on attend de nouveaux sous-maîtres ?
— Je sais, deux. Ils arrivent demain.
— Ça va être amusant ! Deux amoureux pour vous !
— Oh ! taisez-vous donc. D’abord tous ceux que j’ai vus étaient si bêtes que ça ne me tentait guère ; je sais déjà leurs noms, à ceuxci, des noms ridicules : Antonin Rabastens et Armand Duplessis.
— Je parie que ces pierrots-là vont passer vingt fois par jour dans notre cour, sous prétexte que l’entrée des garçons est encombrée de démolitions…
— Claudine, écoutez, c’est honteux, nous n’avons rien fait aujourd’hui !
— Oh ! c’est toujours comme ça le premier jour. Nous travaillerons beaucoup mieux vendredi prochain ; il faut bien le temps de se mettre en train.
Malgré ce raisonnement remarquable, Mlle Lanthenay, impressionnée de sa propre paresse, me fait travailler sérieusement jusqu’à la fin de l’heure ; après quoi je la reconduis au bout de la rue. Il fait nuit, il gèle, ça me fait peine de voir cette petite ombre menue s’en aller dans ce froid et dans ce noir, pour rentrer chez la Rousse aux yeux jaloux.
Cette semaine nous avons goûté des heures de joie pure, parce qu’on nous employa, nous, les grandes, à déménager le grenier, pour en descendre les livres et les vieux objets qui l’encombraient. Il a fallu se presser ; les maçons attendaient pour démolir le premier étage. Ce furent des galopades insensées dans les greniers et les escaliers ; au risque d’être punies, nous nous aventurions, la grande Anaïs et moi, jusque dans l’escalier conduisant aux chambres des instituteurs, dans l’espoir d’entrevoir enfin les deux nouveaux sous-maîtres demeurés invisibles depuis leur arrivée…
Hier, devant un logis entre-bâillé, Anaïs me pousse, je trébuche et j’ouvre la porte avec ma tête. Alors nous pouffons et nous restons plantées sur le seuil de cette chambre, justement une chambre d’adjoint, vide, par bonheur, de son locataire ; nous l’inspectons rapidement. Au mur et sur la cheminée, de grandes chromolithographies banalement encadrées : une Italienne avec des cheveux foisonnants, des dents éclatantes et la bouche trois fois plus petite que les yeux ; comme pendant, une blonde pâmée qui serre un épagneul sur son corsage à rubans bleus. Au-dessus du lit d’Antonin Rabastens (il a fixé sa carte sur la porte avec quatre punaises) des banderoles s’entrecroisent, aux couleurs russes et françaises. Quoi encore ? une table avec une cuvette, deux chaises, des papillons piqués sur des bouchons de liège, des romances éparpillées sur la cheminée, et rien de plus. Nous regardons tout sans rien dire, et tout d’un coup nous nous sauvons vers le grenier en courant, oppressées de la crainte folle que le nommé Antonin (on ne s’appelle pas Antonin !) ne vienne à monter l’escalier ; notre piétinement, sur ces marches défendues, est si tapageur qu’une porte s’ouvre au rez-de-chaussée, la porte de la classe des garçons, et quelqu’un se montre, en demandant avec un drôle d’accent marseillais : « Qu’est-ce que c’est, pas moins ? Depuis demi-heure j’entends des chevox dans l’escalier ? » Nous avons encore le temps d’entrevoir un gros garçon brun avec des joues bien portantes… Là-haut, en sûreté ma complice me dit en soufflant :
— Hein, s’il savait que nous venons de sa chambre ! — Oui, il ne se consolerait pas de nous avoir ratées.
— Ratées ? reprend Anaïs avec un sérieux de glace, il a l’air d’un gars solide qui ne doit pas vous rater.
— Grande sale, va !
Et nous poursuivons le déménagement du grenier ; c’est un enchantement de farfouiller dans cet amas de livres et de journaux à emporter, qui appartiennent à Mlle Sergent. Bien entendu, nous feuilletons le tas avant de les descendre et je constate qu’il y a là l’Aphrodite de Pierre Louys avec de nombreux numéros du Journal Amusant. Nous nous régalons, Anaïs et moi, émoustillées d’un dessin de Gerbault : Bruits de couloirs, des messieurs en habit noir occupés à chatouiller de gentilles danseuses d’Opéra, en maillot et en jupe courte, qui gesticulent et criaillent. Les autres élèves sont descendues ; il fait sombre dans le grenier, et nous nous attardons à des images qui nous font rire, des Albert Guillaume, d’un raide !
Tout d’un coup nous sursautons, car quelqu’un ouvre la porte en demandant d’un ton à l’ail : « Hé ! qui peut faire cet infernal tapage dans l’escalier ? »
Nous nous levons, graves, les bras chargés de livres, et nous disons posément : « Bonjour Monsieur » maîtrisant une envie de rire qui nous tord. C’est le gros sous-maître à figure réjouie de tout à l’heure. Alors, parce que nous sommes de grandes filles paraissant bien seize ans, il s’excuse et s’en va en disant : « Mille pardons, Mesdemoiselles ». Et derrière son dos nous dansons silencieusement, en lui faisant des grimaces comme des diables. Nous descendons en retard ; on nous gronde ; Mlle Sergent me demande : « Qu’est-ce que vous pouviez bien faire là-haut ? — Mademoiselle, nous mettions en tas des livres pour les descendre. » Et je pose devant elle, ostensiblement, la pile de livres, avec l’audacieuse Aphrodite et les numéros du Journal Amusant pliés dessus, l’image en dehors. Elle voit tout de suite ; ses joues rouges deviennent plus rouges, mais, vite raccrochée, elle explique : « Ah ! ce sont les livres de l’instituteur que vous avez descendus, tout est si mêlé dans ce grenier commun, je les lui rendrai. »
Et la semonce s’arrête là ; pas la moindre punition pour nous deux. En sortant, je pousse le coude d’Anaïs dont les yeux minces sont plissés de rire :
— Hein, il a bon dos, l’instituteur !
— Tu penses, Claudine, comme il doit collectionner des « bêtises2 » cet innocent ! S’il ne croit pas que les enfants naissent dans les choux, c’est tout juste.
Car l’instituteur est un veuf triste, incolore, on sait à peine s’il existe, il ne quitte sa classe que pour s’enfermer dans sa chambre.
Je prends le vendredi suivant, ma deuxième leçon avec Mlle Aimée Lanthenay. Je lui demande :
— Est-ce que les sous-maîtres vous font déjà la cour ?
— Oh ! justement, Claudine, ils sont venus hier nous « rendre leurs devoirs ». Le bon enfant et qui fait le beau, c’est Antonin Rabastens.
— Dit « la perle de la Canebière » ; et l’autre, comment est-il ?
— Maigre, beau, intéressant de figure, il s’appelle Armand Duplessis.
— Ce serait un péché de ne pas le surnommer « Richelieu ».
Elle rit :
— Un nom qui va lui rester parmi les élèves, méchante Claudine. Mais quel sauvage ! Il ne dit rien que oui et non.
Ma maîtresse d’anglais me semble adorable ce soir-là, sous la lampe de la bibliothèque ; ses yeux de chat brillent tout en or, malins, câlins, et je les admire, non sans me rendre compte qu’ils ne sont ni bons, ni francs, ni sûrs. Mais ils scintillent d’un tel éclat dans sa figure fraîche, et elle semble se trouver si bien dans cette chambre chaude et assourdie que je me sens déjà prête à l’aimer tant et tant, avec tout mon cœur déraisonnable. Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout.
— Et Elle, la Rousse, elle ne vous dit rien, ces jours-ci ?
— Non, elle est même assez aimable, je ne la crois pas si fâchée que vous le pensez, de nous voir bien ensemble.
— Poûoûoûh ! Vous ne voyez pas ses yeux ! Ils sont moins beaux que les vôtres, mais plus méchants… Jolie petite Mademoiselle, que vous êtes mignonne !…
Elle rougit beaucoup, et me dit sans aucune conviction :
— Vous êtes un peu folle, Claudine, je commence à le croire, on me l’a tant dit !
— Oui, je sais bien que les autres le disent, mais qu’est-ce que ça fait ? Je suis contente d’être avec vous ; parlez-moi de vos amoureux.
— Je n’en ai pas ! Vous savez, je crois que nous verrons souvent les deux adjoints ; Rabastens me semble très « mondain », et traîne son collègue Duplessis avec lui. Vous savez aussi que je ferai sans doute venir ma petite sœur comme pensionnaire, ici ?
— Votre sœur, je m’en moque pas mal. Quel âge a-t-elle ?
— Votre âge, quelques mois de moins, quinze ans ces jours-ci.
— Elle est gentille ?
— Pas jolie, vous verrez ; un peu timide et sauvage.
— Zut pour votre sœur ! Dites donc, j’ai vu Rabastens dans le grenier, il est monté exprès. Il possède un solide accent de Marseille, ce gros Antonin !…
— Oui, mais il n’est pas trop laid… Voyons Claudine, travaillons donc, vous n’avez pas honte ? Lisez ça et traduisez.
Elle a beau s’indigner, le travail ne marche guère.
Je l’embrasse en lui disant au revoir.
Le lendemain, pendant la récréation, Anaïs était en train, pour m’abrutir, de danser devant moi une danse de possédée, tout en gardant sa figure fermée et froide, quand voici que Rabastens et Duplessis surgissent à la porte de la cour.
Comme nous sommes là, Marie Belhomme, la grande Anaïs et moi, ces messieurs saluent, et nous répondons avec une correction froide. Ils entrent dans la grande salle où Mesdemoiselles corrigent les cahiers, et nous les voyons causer et rire avec elles. Alors, je me découvre un besoin urgent et subit de prendre mon capuchon, resté sur mon pupitre, et je me précipite dans la classe, poussant la porte, comme si je n’avais jamais supposé que ces messieurs pussent s’y trouver ; puis je m’arrête, jouant la confusion, sur le seuil. Mlle Sergent ralentit ma course par un « Soyez plus calme, Claudine », à frapper une carafe, et je me retire à pas de chat ; mais j’ai eu le temps de voir que Mlle Aimée Lanthenay rit en bavardant avec Duplessis, et fait des grâces pour lui. Attends, beau ténébreux, demain ou après, il y aura une chanson sur toi, ou des calembours faciles, ou des sobriquets, ça t’apprendra à séduire Mlle Aimée. Mais… eh bien, quoi donc ? On me rappelle ? Quelle chance ! Je rentre, d’un air docile :
— Claudine, explique Mlle Sergent, venez déchiffrer ça ; Monsieur Rabastens est musicien, mais pas tant que vous.
Qu’elle est aimable ! Quel revirement ! Ça, c’est un air du Châlet, ennuyeux à pleurer. Moi, rien ne me coupe la voix comme de chanter devant des gens que je ne connais pas ; aussi je déchiffre proprement, mais avec une voix ridiculement tremblante qui se raffermit, Dieu merci, à la fin du morceau.
— Ah ! Mademoiselle, permettez-moi de vous féliciter, vous ettes d’une force !
Je proteste en lui tirant intérieurement la langue, la lanngue, dirait-il. Et je m’en vais retrouver les otres (ça se gagne) qui m’accueillent avec des compliments au vinaigre.
— Ma chère ! grince la grande Anaïs, j’espère que te voilà dans les bonnes grâces ! Tu as dû produire un effet foudroyant sur ces Messieurs, et nous les verrons souvent.
Les Jaubert ricanent en dessous, jalousement.
— Laissez-moi donc tranquille, il n’y a vraiment pas de quoi mousser parce que j’ai déchiffré quelque chose. Rabastens est du midi, du midi et demi, et c’est une race que j’exècre ; quant à Richelieu, s’il revient souvent, je sais bien qui l’attirera.
— Qui donc ?
— Mademoiselle Aimée, tiens ! Il la mange des yeux.
— Dis donc, chuchote Anaïs, ce n’est pas de lui que tu seras jalouse, alors, c’est d’elle…
(Peste d’Anaïs ! Ça voit tout, et ce que ça ne voit pas, ça l’invente !)
Les deux adjoints rentrent dans leur cour, Antonin Rabastens expansif et salueur, l’autre intimidé, presque farouche. Il est temps qu’ils s’en aillent, la rentrée va sonner et leurs gamins font autant de bruit, dans la cour voisine, que si on les avait plongés tous ensemble dans une chaudière d’huile bouillante. On sonne pour nous, et je dis à Anaïs :
— Dis donc, il y a longtemps que le délégué cantonal n’est venu ; ça m’étonne bien si nous ne le voyons pas cette semaine.
— Il est arrivé hier, il viendra sûrement fouiner un peu par ici.
Dutertre, délégué cantonal, est en outre médecin des enfants de l’hospice qui, pour la plupart, fréquentent l’école ; cette double qualité l’autorise à venir nous visiter, et Dieu sait s’il en use ! Des gens prétendent que Mlle Sergent est sa maîtresse, je n’en sais rien. Qu’il lui doive de l’argent, oui, je le parierais ; les campagnes électorales coûtent cher et Dutertre, ce sans-le-sou, s’obstine, avec un insuccès persistant, à vouloir remplacer le vieux crétin muet mais millionnaire qui représente à la Chambre les électeurs du Fresnois. Que cette rousse passionnée soit amoureuse de lui, j’en suis sûre ! Elle tremble de rage jalouse quand elle le voit nous frôler avec trop d’insistance.
Car, je le répète, il nous honore fréquemment de ses visites, s’assied sur les tables, se tient mal, s’attarde auprès des plus grandes, surtout de moi, lit nos devoirs, nous fourre ses moustaches dans les oreilles, nous caresse le cou et nous tutoie toutes (il nous a vues si gamines !) en faisant briller ses dents de loup et ses yeux noirs. Nous le trouvons fort aimable ; mais je le sais une telle canaille que je ne ressens devant lui aucune timidité, ce qui scandalise les camarades.
C’est jour de leçon de couture, on tire l’aiguille paresseusement en causant à voix insaisissable. Bon, voilà les flocons qui commencent à tomber. Quelle chance ! On fera des glissades, on tombera beaucoup, et on se battra à coups de boules de neige. Mlle Sergent nous regarde sans nous voir, l’esprit ailleurs.
Toc ! Toc ! aux vitres. À travers les plumes tournoyantes de la neige, on aperçoit Dutertre qui frappe, tout enveloppé et coiffé de fourrures, beau garçon là-dedans, avec ses yeux luisants et ses dents qu’on voit toujours. Le premier banc (moi, Marie Belhomme et la grande Anaïs), se remue ; j’arrange mes cheveux sur mes tempes, Anaïs se mord les lèvres pour les rendre rouges et Marie resserre sa ceinture d’un cran ; les sœurs Jaubert joignent les mains, comme deux images de première communion : « Je suis le temple du Saint Esprit ».
Mlle Sergent a bondi, si brusquement qu’elle a renversé sa chaise et son tabouret pour courir ouvrir la porte ; devant tant d’affolement je me roule, et Anaïs profite de cet émoi pour me pincer, pour me faire des grimaces démoniaques en croquant du fusain et de la gomme à effacer. (On a beau lui interdire ces nourritures extravagantes, tout le long du jour elle a les poches et la bouche pleines de bois de crayons, de gomme noire et infecte, de fusain et de papier buvard rose. La craie, la plombagine, tout ça bourre son estomac de façon bizarre ; c’est ces nourritures-là, sans doute, qui lui font un teint couleur de bois et de plâtre gris. Au moins, moi, je ne mange que du papier à cigarette, et encore d’une certaine marque. Mais la grande Anaïs ruine la commune qui nous donne la papeterie scolaire, en demandant des « fournitures » nouvelles toutes les semaines, si bien qu’au moment de la rentrée, le conseil municipal a fait une réclamation.)
Dutertre secoue ses fourrures poudrées de neige, on dirait que c’est son pelage naturel ; Mlle Sergent étincelle d’une telle joie à le voir qu’elle ne pense même pas à vérifier si je la surveille ; il plaisante avec elle, son accent de montagne sonore et rapide réchauffe la classe. J’inspecte mes ongles et je mets mes cheveux en évidence, car le visiteur regarde surtout de notre côté ; dame ! on est de grandes filles de quinze ans, et si ma figure est plus jeune que mon âge, ma taille a bien dix-huit ans. Et mes cheveux aussi valent d’être montrés, puisqu’ils me font une toison remuante de boucles dont la couleur change selon le temps entre le châtain obscur et l’or foncé, et qui contraste avec mes yeux brun-café, pas vilainement ; tout bouclés qu’ils sont, ils me descendent presque aux reins ; je n’ai jamais porté de nattes ni de chignon, les chignons me donnent la migraine et les nattes n’encadrent pas assez ma figure ; quand nous jouons aux barres, je ramasse le tas de mes cheveux, qui feraient de moi une proie trop facile, et je la noue en queue de cheval. Et puis, enfin, est-ce que ce n’est pas plus joli comme ça ?
Mlle Sergent interrompt enfin son dialogue ravi avec le délégué cantonal et lance un : « Mesdemoiselles, vous vous tenez fort mal ». Pour l’affirmer dans cette conviction, Anaïs trouve utile de laisser échapper le « Hpp… » des fous-rires contenus, sans qu’un trait bouge dans sa figure, et c’est à moi que Mademoiselle jette un regard de colère qui promet une punition.
Enfin M. Dutertre hausse la voix, et nous l’entendons demander : « On travaille bien, ici ? on se porte bien ? »
— On se porte fort bien, répond Mlle Sergent, mais on travaille assez peu. Ces grandes filles sont d’une paresse !
Aussitôt que nous avons vu le beau docteur se tourner vers nous, nous nous sommes penchées sur nos cahiers, avec un air appliqué, absorbé, comme si nous oubliions soudainement sa présence.
— Ah ! Ah ! fait-il en s’approchant de nos bancs, on ne travaille pas beaucoup ? Quelles idées a-t-on en tête ? Est-ce que Mlle Claudine ne serait plus la première en composition française ?
Ces compositions françaises, je les ai en horreur ! Des sujets stupides et abominables : « Imaginez les pensées et les actions d’une jeune fille aveugle » (Pourquoi pas sourde-muette en même temps ?) Ou encore : « Écrivez, pour faire votre portrait physique et moral, à un frère que vous n’avez pas vu depuis dix ans ». (Je n’ai pas la corde fraternelle, je suis fille unique.) Non, ce qu’il faut que je me retienne pour ne pas écrire des blagues et des conseils subversifs, on n’en saura jamais rien ! Mais quoi, mes camarades — sauf Anaïs — s’en tirent si mal, toutes, que je suis, malgré moi, « l’élève remarquable en composition littéraire ».
Dutertre en est venu là où il souhaitait en venir, et je lève la tête pendant que Mlle Sergent lui répond :
— Claudine ? oh, si ! Mais ce n’est pas sa faute, elle est douée pour cela et ne se fatigue pas.
Il est assis sur la table, une jambe pendante, et me tutoie, pour ne pas en perdre l’habitude :
— Alors, tu es paresseuse ?
— Dame, c’est mon seul plaisir sur la terre.
— Tu n’es pas sérieuse ! Tu aimes mieux lire, hein ? Qu’est-ce que tu lis ? Tout ce que tu trouves ? Toute la bibliothèque de ton père ?
— Non, Monsieur, pas les livres qui m’ennuient.
— Tu te fais une jolie instruction, je parie ! Donne-moi ton cahier.
Pour lire plus commodément, il appuie une main sur mon épaule et roule une boucle de mes cheveux. La grande Anaïs en jaunit plus que de raison ; il ne lui a pas demandé son cahier à elle ! Cette préférence me vaudra des coups d’épingle en dessous, des rapports sournois à Mlle Sergent, et des espionnages quand je causerai avec Mlle Lanthenay. Elle est près de la porte de la petite classe, cette gentille Aimée, et me sourit si tendrement, de ses yeux dorés, que je suis presque consolée de n’avoir pu, aujourd’hui ni hier, causer avec elle autrement que devant mes camarades. Dutertre pose mon cahier et me caresse les épaules d’un air distrait. Il ne pense pas du tout à ce qu’il fait, évidemment, é-vi-dem-ment.
— Quel âge as-tu ?
— Quinze ans.
— Drôle de petite fille ! Si tu n’avais pas l’air si toqué, tu paraîtrais davantage, tu sais. Tu te présenteras pour le brevet au mois d’octobre prochain ?
— Oui, Monsieur, pour faire plaisir à papa.
— À ton père ? Qu’est-ce que ça peut lui fiche ! Mais toi, ça ne te remue pas beaucoup, donc ?
— Si ; ça m’amuse de voir tous ces gens qui nous interrogeront ; et puis s’il y a des concerts au chef-lieu à ce moment-là, ça se trouvera bien.
— Tu n’entreras pas à l’École normale ?
Je bondis :
— Non, par exemple !
— Pourquoi cet emballement, jeune fille exubérante ?
— Je ne veux pas y aller, pas plus que je n’ai voulu aller en pension, parce qu’on est enfermé
— Oh ! oh ! tu tiens tant à ta liberté ? Ton mari ne fera pas ce qu’il voudra, diable ! Montre-moi cette figure. Tu te portes bien ? Un peu d’anémie, peut-être ?
Ce bon docteur me tourne vers la fenêtre, de son bras passé autour de moi, et plonge ses regards de loup dans les miens, que je fais candides et sans mystère. Mes yeux sont toujours cernés, et il me demande si j’ai des palpitations et des essoufflements.
— Non, pas du tout.
Je baisse les paupières parce que je sens que je rougis bêtement. Il me regarde trop, aussi ! Et je devine Mlle Sergent qui se crispe derrière nous.
— Dors-tu toute la nuit ?
J’enrage de rougir davantage en répondant :
— Mais oui, Monsieur, toute la nuit.
Il n’insiste pas et se redresse en me lâchant la taille.
— Bah ! tu es solide au fond.
Une petite caresse sur ma joue, puis il passe à la grande Anaïs qui sèche sur son banc.
— Montre-moi ton cahier.
Pendant qu’il le feuillette, assez vite, Mlle Sergent foudroie à voix basse la première division (des gamines de douze et quatorze ans qui commencent déjà à se serrer la taille et à porter des chignons) car la première division a profité de l’inattention directoriale pour se livrer à un sabbat de tous les diables ; on entend des tapes de règles sur des mains, des gloussements de gamines qu’on pince ; elles vont se faire orner d’une retenue générale, sûr !
Anaïs étrangle de joie en voyant son cahier dans de si augustes mains, mais Dutertre la trouve sans doute assez peu digne d’attention et passe, après quelques compliments et un pinçon à l’oreille. Il reste quelques minutes près de Marie Belhomme dont la fraîcheur brune et lisse lui plaît, mais, tout de suite affolée de timidité, elle baisse la tête comme un bélier, répond oui pour non et appelle Dutertre « Mademoiselle ». Quant aux deux sœurs Jaubert, il les complimente sur leur belle écriture, c’était prévu. Enfin, il sort. Bon vent !
Il nous reste une dizaine de minutes avant la fin de la classe ; comment les employer ? Je demande à sortir pour ramasser furtivement une poignée de la neige qui tombe toujours ; je roule une boule et je mords dedans : c’est bon et froid, ça sent un peu la poussière, cette première tombée. Je la cache dans ma poche et je rentre. On me fait signe autour de moi, et je passe la boule de neige, où chacune, à l’exception des jumelles impeccables, mord avec des mines ravies. Zut ! voilà cette niaise Marie Belhomme qui laisse tomber le dernier morceau, et Mlle Sergent le voit.
— Claudine ! vous avez encore apporté de la neige ? Ça passe les bornes, à la fin !