L'Ingénue libertine - Colette - E-Book

L'Ingénue libertine E-Book

Colette

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Beschreibung

Jeune fille de bonne famille parisienne, la jolie Minne s'ennuie dans un quotidien douillet et sans surprises. Elle se passionne pour les hauts faits des bandits de la banlieue nord dont elle lit les aventures dans le journal en cachette de sa mère. Seul son grand cousin Antoine, secrètement amoureux d'elle, la distrait un peu aux vacances. Mais un soir, lasse de penser en vain au Frisé, le chef des voyous dont elle rêve, Minne prend son destin en main et se lance dans une odyssée nocturne dans la capitale.

A PROPOS DE L'AUTRICE

Sidonie Gabrielle Colette , née en 1873 en France, fut une icône littéraire intemporelle. Connue sous le nom de Colette, elle brilla par sa plume unique et sa rébellion subtile. Ses œuvres emblématiques, dont "Claudine à l'école" et "Gigi", captivèrent le public du début du 20e siècle. Colette n'était pas seulement une auteure, mais une femme audacieuse qui bouscula les conventions sociales. Son art saisissant et son regard perspicace sur la condition féminine lui ont valu une place permanente dans le cœur des lecteurs du monde entier.

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Seitenzahl: 266

Veröffentlichungsjahr: 2025

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COLETTE

L’INGÉNUE LIBERTINE

(1909)

PRÉFACE

Je ne voulais, lorsque j’écrivis Minne, qu’écrire une nouvelle, avec l’espoir que je la signerais de mon nom. Il fallait donc, pour détourner d’elle une convoitise qui s’adressait d’habitude aux dimensions du roman, que ma nouvelle fût assez brève. Elle le fut : pas longtemps. Son succès la perdit : j’entendis d’une bouche conjugale des paroles de louange, et d’autres paroles aussi qui furent trop insistantes pour que je leur donne une place dans cet Avertissement. Il me fallut délayer Minne quelque peu. Que ceux qui n’ont jamais désiré la paix comme le plus grand des biens me jettent la première pierre : je dus écrire encore Les Égarements de Minne, que je ne pus jamais considérer comme un bon roman. Fut-il meilleur lorsque, redevenu plus tard ma propriété, abrégé, soulagé, je le soudai à Minne pour constituer un seul volume sous le titre : L’Ingénue libertine ? Je voudrais bien le croire, mais je crains que cette édition définitive elle-même ne parvienne pas à m’en donner la certitude, ni à me réconcilier complètement avec les premiers aspects de ma carrière de romancière.

COLETTE.

PREMIÈRE PARTIE

I

« Minne ?… Minne chérie, c’est fini, cette rédaction ! Minne, tu vas abîmer tes yeux ! » Minne murmure d’impatience. Elle a déjà répondu trois fois : « Oui, maman » à Maman qui brode derrière le dossier de la grande bergère… Minne mordille son porte-plume d’ivoire, si penchée sur son cahier qu’on voit seulement l’argent de ses cheveux blonds, et un bout de nez fin entre deux boucles pendantes. Le feu parle tout bas, la lampe à huile compte goutte à goutte les secondes, Maman soupire. Sur la toile cirée de sa broderie – un grand col pour Minne – l’aiguille, à chaque point, toque du bec. Dehors, les platanes du boulevard Berthier ruissellent de pluie, et les tramways du boulevard extérieur grincent musicalement sur leurs rails. Maman coupe le fil de sa broderie… Au tintement des petits ciseaux, le nez fin de Minne se lève, les cheveux d’argent s’écartent, deux beaux yeux foncés apparaissent, guetteurs… Ce n’est qu’une fausse alerte ; Maman enfile paisiblement une autre aiguillée, et Minne peut se pencher de nouveau sur le journal ouvert, à demi dissimulé sous son cahier de devoirs d’Histoire… Elle lit lentement, soigneusement, la rubrique Paris la nuit : « Nos édiles se doutent-ils seulement que certains quartiers de Paris, notamment les boulevards extérieurs, sont aussi dangereux, pour le promeneur qui s’y aventure, que la Prairie l’est pour le voyageur blanc ? Nos modernes apaches y donnent carrière à leur naturelle sauvagerie, il ne se passe pas de nuit sans qu’on ramasse un ou plusieurs cadavres. « Remercions le Ciel – il vaut mieux s’en remettre à lui qu’à la police – quand ces messieurs se bornent à se dévorer entre eux, comme cette nuit, où deux bandes rivales se rencontrèrent et se massacrèrent littéralement. La cause du conflit ? “Cherchez la femme !” Celle-ci, une fille Desfontaines, dite Casque-de-Cuivre à cause de ses magnifiques cheveux roux, allume toutes les convoitises d’une douteuse population masculine. Inscrite aux registres de la préfecture depuis un an, cette créature, qui compte à peine seize printemps, est connue sur la place pour son charme équivoque et son caractère audacieux. Elle boxe, lutte, et joue du revolver à l’occasion. Bazille, dit La Teigne, le chef de la bande des Frères de Belleville, et Le Frisé, chef des Aristos de Levallois-Perret, un souteneur dangereux dont on ignore le véritable nom, se disputaient cette nuit les faveurs de Casque-de-Cuivre. Des menaces on en vint aux couteaux. Sidney, dit la Vipère, déserteur belge, grièvement blessé, appela Le Frisé à son aide, les acolytes de la Teigne sortirent leurs revolvers, et alors commença une véritable boucherie. Les agents, arrivés après le combat, selon leur immuable tradition, ont ramassé cinq individus laissés pour morts ; Defrémont et Busenel, Jules Bouquet, dit Bel-œil, et Blaquy, dit la Boule, ont été transportés d’urgence à l’hôpital, ainsi que le sujet de Léopold, Sidney la Vipère. « Quant aux chefs de bandes et à la Colombine, cause première du duel, on n’a pu mettre la main dessus. Ils sont activement recherchés. » Maman rouie sa broderie. Vite, le journal disparaît sous le cahier, où Minne griffonne, au petit bonheur :

« Par ce traité, la France perdait deux de ses meilleures provinces. Mais elle devait quelque temps après en signer un autre beaucoup plus avantageux. »

Un point… un trait d’encre à la règle au bas du devoir d’Histoire… le papier buvard qu’elle lisse de sa main longue et transparente – et Minne, victorieuse, s’écrie : –Fini ! – Ce n’est pas trop tôt ! dit Maman soulagée, va vite au lit, ma souris blanche ! Tu as été longue, ce soir. C’était donc bien difficile, ce devoir ? – Non, répond Minne qui se lève. Mais j’ai un peu mal à la tête. Comme elle est grande ! Aussi grande que Maman, presque. Une très longue petite fille, une enfant de dix ans qu’on aurait tirée, tirée… Étroite et plate dans son fourreau de velours vert empire, Minne s’allonge encore, les bras en l’air. Elle passe ses mains sur son front, rejette en arrière ses cheveux pâles. Maman s’inquiète : – Bobo ? Une compresse ? – Non, dit Minne. Ce n’est pas la peine. Ce sera parti demain. Elle sourit à Maman, de ses yeux marron foncé, de sa bouche mobile dont les coins nerveux remuent. Elle a la peau si claire, les cheveux si fins aux racines, qu’on ne voit pas où finissent les tempes. Maman regarde de près cette petite figure qu’elle connaît veine par veine, et se tourmente, une fois de plus, de tant de fragilité. « On ne lui donnerait jamais ses quatorze ans huit mois… » – Viens, Minne chérie, que je roule tes boucles ! Elle montre un petit fagot de rubans blancs. – Oh ! S’il te plaît, non, maman. À cause de mon mal de tête, pas ce soir ! – Tu as raison, mon joli. Veux-tu que je t’accompagne jusqu’à ta chambre ? As-tu besoin de moi ? – Non, merci, maman. Je vais me coucher vite. Minne prend l’une des deux lampes à huile, embrasse Maman et monte l’escalier, sans peur des coins noirs, ni de l’ombre de la rampe qui grandit et tourne devant elle, ni de la dix-huitième marche qui crie lugubrement. À quatorze ans et huit mois, on ne croit plus aux fantômes… « Cinq ! Songe Minne. Les agents en ont ramassé cinq, laissés pour morts. Et le Belge aussi qui a reçu un mauvais coup ! Mais elle, Casque-de-Cuivre, on ne l’a pas prise, ni les deux chefs, Dieu merci !… » En jupon de nanzouk blanc, en corset-brassière de coutil blanc, Minne se regarde dans la glace : « Casque-de-Cuivre ! Des cheveux rouges, c’est beau ! Les miens sont trop pâles… Je sais comment elles se coiffent… » À deux mains, elle relève ses cheveux de soie, les roule et les épingles en coque hardie, très haut, presque sur le front. Dans un placard elle prend son tablier rose du matin, celui qui a des poches en forme de cœur. Puis elle interroge la glace, le menton levé… Non, l’ensemble reste fade. Qu’est-ce qui manque donc ? Un ruban rouge dans les cheveux. Là ! Un autre au cou, noué de côté. Et, les mains dans les poches du tablier, ses coudes maigriots en dehors, Minne, charmante et gauche, se sourit et constate : « Je suis sinistre. » Minne ne s’endort jamais tout de suite. Elle entend, au-dessous d’elle, Maman fermer le piano, tirer les rideaux qui grincent sur leurs tringles, entrouvrir la porte de la cuisine pour s’assurer qu’aucune odeur de gaz ne filtre par les robinets du fourneau, puis monter à pas lents, tout empêtrée de sa lampe, de sa corbeille à ouvrage et de sa jupe longue. Devant la chambre de Minne, Maman s’arrête une minute, écoute… Enfin, la dernière porte se ferme, on ne perçoit plus que les bruits étouffés derrière la cloison. Minne est étendue toute raide dans son lit, la nuque renversée, et sent ses yeux s’agrandir dans l’ombre. Elle n’a pas peur. Elle épie tous les bruits comme une petite bête nocturne, et gratte seulement le drap avec les ongles de ses orteils. Sur le rebord en zinc de la fenêtre, une goutte de pluie tombe de seconde en seconde, lourde et régulière comme le pas du sergent de ville qui arpente le trottoir. « Il m’agace, ce sergent de ville ! songe Minne. À quoi ça peut-il servir, des gens qui marchent si gros ? Les… les Frères de Belleville, et les Aristos… on ne les entend pas, eux, ils marchent comme des chats. Ils ont des souliers de tennis, ou bien des pantoufles brodées au point croisé… Comme il pleut ! Je pense bien qu’ils ne sont pas dehors à cette heure-ci ! Pourtant, La Teigne et l’autre, le chef des Frères, Le Frisé, où sont-ils ? Enfuis, cachés dans… dans des carrières. Je ne sais pas s’il y a des carrières par ici… Oh ! ce gros pas ! Pouf ! pouf, pouf pouf… Et s’il y en avait un, tout d’un coup, qui vienne par-derrière et qui lui enfonce un couteau dans sa vilaine nuque, au sergent de ville ! Devant la porte, juste pendant qu’il passe !… Ah ! ah ! j’entends Célénie demain matin : « Madame, madame ! il y a un agent de tué devant la porte ! » C’est pour le coup qu’elle se trouverait mal !… Et Minne, blottie dans son lit blanc, ses cheveux de soie balayés d’un côté et découvrant une oreille menue, s’endort avec un petit sourire.

II

Minne dort et Maman songe. Cette petite fille si mince, qui repose à côté d’elle, remplit et borne l’avenir de Madame… qu’importe son nom ? elle s’appelle Maman, cette jeune veuve craintive et casanière. Maman a cru souffrir beaucoup, il y a dix ans, lors de la mort soudaine de son mari ; puis ce grand chagrin a pâli dans l’ombre dorée des cheveux de Minne fragile et nerveuse, les repas de Minne, les cours de Minne, les robes de Minne… Maman n’a pas trop de temps pour y penser, avec une joie et une inquiétude qui ne se blasent ni l’une ni l’autre. Pourtant, Maman n’a que trente-trois ans, et il arrive qu’on remarque dans la rue sa beauté sage, éteinte sous des robes d’institutrice. Maman n’en sait rien. Elle sourit, quand les hommages vont aux surprenants cheveux de Minne, ou rougit violemment, lorsqu’un vaurien apostrophe sa fille, il n’y a guère d’autres événements dans sa vie occupée de mère-fourmi. Donner un beau-père Minne ? vous n’y pensez pas. Non, non, elles vivront toutes seules dans le petit hôtel du boulevard Berthier qu’a laissé papa à sa femme et sa fille, toutes seules… jusqu’à l’époque, confuse et terrible comme un cauchemar, où Minne s’en ira avec un monsieur de son choix… L’oncle Paul, le médecin, est là pour veiller de temps en temps sur elles deux, pour soigner Minne en cas de maladie et empêcher Maman de perdre la tête ; le cousin Antoine amuse Minne pendant les vacances. Minne suit les cours des demoiselles Souhait pour s’y distraire, y rencontrer des jeunes filles bien élevées et, mon Dieu, s’y instruire à l’occasion… « Tout cela est bien arrangé », se dit Maman qui redoute l’imprévu. Et si l’on pouvait aller ainsi jusqu’à la fin de la vie, serrées l’une contre l’autre dans un tiède et étroit bonheur, comme la mort serait vite franchie, sans péché et sans peine !… – Minne chérie, c’est sept heures et demie. Maman a dit cela à mi-voix, comme pour s’excuser. Dans l’ombre blanche du lit, un bras mince se lève, ferme son poing et retombe. Puis la voix de Minne faible et légère demande : – Il pleut encore ? Maman replie les persiennes de fer. Le murmure des sycomores entre par la fenêtre, avec un rayon de jour vert et vif, un souffle frais qui sent l’air et l’asphalte. – Un temps superbe ! Minne, assise sur son lit, fourrage les soies emmêlées de sa chevelure. Parmi la clarté des cheveux, la pâleur rose de son teint, la noire et liquide lumière de ses yeux étonne. Beaux yeux, grands ouverts et sombres, où tout pénètre et se noie, sous l’arc élégant des sourcils mélancoliques… La bouche mobile sourit, tandis qu’ils restent graves… Maman se souvient, en les regardant, de Minne toute petite, d’un bébé délicat tout blanc, la peau, la robe, le duvet de la chevelure, un poussin argenté qui ouvrait des yeux étonnants, des yeux sévères, tenaces, noirs comme l’eau ronde d’un puits… Pour l’instant, Minne regarde remuer les feuilles d’un air vide. Elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes… La nuit n’est pas encore sortie d’elle. Elle vagabonde à la suite de ses rêves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fraîche en peignoir bleu, les cheveux nattés… – Tes bottines jaunes, et puis ta petite jupe bleu marine et une chemisette… une chemisette comment ? Enfin réveillée, Minne soupire et détend son regard : – Bleue, maman, ou blanche, comme tu voudras. Comme si d’avoir parlé lui déliait les membres, Minne saute sur le tapis, se penche à la fenêtre : il n’y a pas de sergent de ville étendu en travers du trottoir, un couteau dans la nuque… « Ce sera pour une autre fois », se dit Minne, un peu déçue. L’arôme vanillé du chocolat s’est glissé dans la chambre et stimule sa toilette minutieuse de petite femme soignée ; elle sourit aux fleurs roses des tentures. Des roses partout sur les murs, sur le velours anglais des fauteuils, sur le tapis à fond crème, et jusqu’au fond de cette cuvette longue, montée sur quatre pieds laqués en blanc… Maman a voulu superstitieusement des roses, des roses autour de Minne, autour du sommeil de Minne… – J’ai faim ! dit Minne qui, devant la glace, noue sa cravate sur son col blanc luisant d’empois. Quel bonheur ! Minne a faim ! voilà Maman contente pour la journée. Elle admire sa grande fille, si longue et si peu femme encore, le torse enfantin dans la chemisette à plis, les épaules frêles où roulent les beaux cheveux en copeaux brillants… – Descendons, ton chocolat t’attend. Minne prend son chapeau des mains de Maman et dégringole l’escalier, leste comme une chèvre blanche. Elle court, pleine de l’heureuse ingratitude qui embellit les enfants gâtés, et flaire son mouchoir où Maman a versé deux gouttes de verveine citronnelle… Le cours des demoiselles Souhait n’est pas un cours pour rire. Demandez à toutes les mères qui y conduisent leurs filles ; elles vous répondront : « C’est ce qu’il y a de mieux fréquenté dans Paris ! » Et on vous citera coup sur coup les noms de mademoiselle X…, des petites Z…, de la fille unique du banquier H… On vous parlera des salles bien aérées, du chauffage à la vapeur, des voitures de maître qui stationnent devant la porte, et il est à peu près sans exemple qu’une maman, séduite par ce luxe hygiénique, éblouie par des noms connus et fastueux, s’aventure jusqu’à éplucher le programme d’études. Tous les matins, Minne, accompagnée tantôt de Maman, tantôt de Célénie, suit les fortifications jusqu’au boulevard Malesherbes où le cours Souhait tient ses assises. Bien gantée, une serviette de maroquin sous le bras, droite et sérieuse, elle salue d’un regard l’avenue Gourgaud verte et provinciale, d’une caresse les chiens et les enfants du peintre Thaulow qui vagabondent en maîtres sur l’avenue déserte. Minne connaît et envie ces enfants blonds et libres, ces petits pirates du Nord qui parlent entre eux un norvégien guttural… « Tout seuls, sans bonne, le long des fortifications !… Mais ils sont trop jeunes, ils ne savent que jouer… Ils ne s’intéressent pas aux choses intéressantes… » Arthur Dupin, le styliste du Journal, a ciselé un nouveau chef-d’œuvre :

ENCORE NOS APACHES ! – CAPTURE IMPORTANTE. LE FRISÉ INTROUVABLE. « Nos lecteurs ont encore présent à l’esprit le récit lugubre et véridique de la nuit de mardi à mercredi. La police n’est pas restée inactive depuis ce temps, et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que l’inspecteur Joyeux mettait la main sur Vandermeer, dit L’Andouille, qui, dénoncé par un des blessés transportés à l’hôpital, se faisait pincer dans un garni de la rue de Norvins. De Casque-de-Cuivre, point de nouvelles. Il semblerait même que ses amis les plus intimes ignorent sa retraite, et l’on nous fait savoir que l’anarchie règne parmi ce peuple privé de sa reine. Jusqu’à présent, Le Frisé a réussi à échapper aux recherches. »

Minne, avant d’entrer dans son lit blanc, vient de relire le Journal avant de le jeter dans sa corbeille à papiers. Elle tarde à s’endormir, s’agite et songe : « Elle est cachée, elle, leur reine ! Probablement aussi dans une carrière. Les agents ne savent pas chercher. Elle a des amis fidèles, qui lui apportent de la viande froide et des œufs durs, la nuit… Si on découvre sa cachette, elle aura toujours le temps de tuer plusieurs personnes de la police avant qu’on la prenne… Mais, voilà, son peuple se mutine ! Et les Aristos de Levallois vont se disperser aussi, privés du Frisé… Ils auraient dû élire une vice-reine, pour gouverner en l’absence de Casque-de-Cuivre…» Pour Minne, tout cela est monstrueux et simple à la manière d’un roman d’autrefois. Elle sait, à n’en point douter, que la bordure pelée des fortifications est une terre étrange, où grouille un peuple dangereux et attrayant de sauvages, une race très différente de la nôtre, aisément reconnaissable aux insignes qu’elle arbore : la casquette de cycliste, le jersey noir rayé de vives nuances, qui colle à la peau comme un tatouage bariolé. La race produit deux types distincts : 1° Le Trapu, qui balance en marchant des mains épaisses comme des biftecks crus, et dont les cheveux, bas plantés sur le front, semblent peser sur les sourcils ; 2° Le Svelte. Celui-là marche indolemment, sans le moindre bruit. Ses souliers Richelieu – qu’il remplace souvent par des chaussures de tennis – montrent des chaussettes fleuries trouées ou non. Parfois aussi, au lieu de chaussettes, on voit la peau délicate du cou-de-pied, nu, d’un blanc douteux, veiné de bleu… Des cheveux souples descendent sur la joue bien rasée, en manière d’accroche-cœurs, et la pâleur du teint fait valoir le rouge fiévreux des lèvres. D’après la classification de Minne, cet individu-là incarne le type noble de la race mystérieuse. Le Trapu chante volontiers, promène à ses bras des jeunes filles en cheveux, gaies comme lui. Le Svelte glisse ses mains dans les poches d’un pantalon ample, et fume, les yeux mi-clos, tandis qu’à son côté une inférieure et furieuse créature crie, pleure, et reproche… « Elle l’ennuie, invente Minne, d’un tas de petits soucis domestiques. Lui, il ne l’écoute même pas, il rêve, il suit la fumée de sa cigarette d’Orient… » Car les songeries de Minne ignorent le caporal vulgaire, et pour elle il n’est de cigarettes qu’orientales… Minne admire combien, pendant le jour, les mœurs de la race singulière restent patriarcales. Lorsqu’elle revient de son cours, vers midi, elle « les » aperçoit, nombreux, au flanc du talus où leurs corps étendus pendent, assoupis. Les femelles de la tribu, accroupies sur leurs talons, ravaudent et se taisent, ou lunchent comme à la campagne, des papiers gras sur leurs genoux. Les mâles, forts et beaux, dorment. Quelques-uns de ceux qui veillent ont jeté leurs vestes, et des luttes amicales entretiennent la souplesse de leurs muscles… Minne les compare aux chats qui, le jour, dorment, lustrent leur robe, aiguisent leurs griffes courbes au bois des parquets. La quiétude des chats ressemble à une attente. La nuit venue, ce sont des démons hurleurs, sanguinaires, et leurs cris d’enfants étranglés parviennent jusqu’à Minne pour troubler son sommeil. La race mystérieuse ne crie point la nuit ; elle siffle. Des coups de sifflets vrillants, terribles, jalonnent le boulevard extérieur, portent de poste en poste une téléphonie incompréhensible. Minne, à les entendre, frémit des cheveux aux orteils, comme traversée d’une aiguille… « Ils ont sifflé deux fois… une espèce de ui-ui-ui tremblé a répondu, loin, là-bas… Est-ce que ça veut dire : Sauvez-vous ? ou bien : Le coup est fait ? Peut-être qu’ils ont fini, qu’ils ont tué la vieille dame ? La vieille dame est maintenant au pied de son lit, par terre, dans “une mare de sang “. Ils vont compter l’or et les billets, s’enivrer avec du vin rouge et dormir. Demain, sur le talus, ils raconteront la vieille dame à leurs camarades, et ils partageront le butin… “Mais, hélas ! leur reine est absente, et l’anarchie règne le Journal l’a dit ! Être leur Reine avec un ruban rouge et un revolver, comprendre le langage sifflé, caresser les cheveux du Frisé et indiquer les coups à faire… La reine Minne… la reine Minne !… Pourquoi pas ? on dit bien la reine Wilhelmine…» Minne dort déjà et divague encore…

III

Aujourd’hui, dimanche, comme tous les dimanches, l’oncle Paul est venu déjeuner chez Maman, avec son fils Antoine. Ça sent la fête de famille et la dînette, il y a un bouquet de roses au milieu de la table, une tarte aux fraises sur le dressoir. Ce parfum de fruits et de roses entraîne la conversation vers les vacances prochaines ; Maman songe au verger où jouera Minne, dans le bon soleil ; son frère Paul, tout jaune de mal au foie, espère que le changement d’air dépaysera ses coliques hépatiques. Il sourit à Maman qu’il traite toujours en petite sœur ; sa figure longue et creusée semble sculptée dans un buis plein de nœuds. Maman lui parle avec déférence, penche pour l’approuver son cou serré dans le haut col blanc. Elle porte une robe triste en voile gris, qui accentue son allure de jeune femme habillée en grand-mère Elle a gardé un puéril respect pour ce frère hypocondriaque, qui a voyagé sur l’autre face du monde, qui a soigné des nègres et des Chinois, qui a rapporté de là-bas un foie congestionné dont la bile verdit son visage, et des fièvres d’une espèce rare… Antoine reprendrait bien du jambon et de la salade, mais il n’ose pas. Il craint le petit sifflement désapprobateur de son père et l’observation inévitable « Mon garçon, si tu crois que c’est en te bourrant de salaisons que tu feras passer tes boutons…» Antoine s’abstient, et considère Minne en dessous. De trois ans plus âgé qu’elle, il s’intimide pourtant dès que les yeux noirs de Minne se posent sur lui : il sent ses boutons rougir, ses oreilles s’enflammer, et boit de grands verres d’eau. Dix-sept ans, c’est un âge bien difficile pour un garçon, et Antoine subit douloureusement son ingrate adolescence. L’uniforme noir à petits boutons d’or lui pèse comme une livrée humiliante, et le duvet qui salit sa lèvre et ses joues fait que l’on hésite : « Est-il déjà barbu ou pas encore lavé ? » Il faut une longue patience aux collégiens pour supporter tant de disgrâces. Celui-ci, grand, le nez chevalin, les yeux gris bien placés, fera sans doute un bel homme, mais qui couve dans la peau d’un assez vilain potache… Antoine dépêche sa salade à bouchées précautionneuses : « Ma tante a la rage de servir de la romaine coupée en long c’est rudement embêtant à manger ! Si je rattrape une feuille avec mes lèvres, Minne dira que je mange comme une chèvre. C’est épatant, les filles, ce que ça a du culot, avec leurs airs de ne rien dire ! Qu’a-t-elle encore, ce matin ? Mademoiselle a les yeux accrochés ! Elle n’a pas démuselé depuis les œufs à la coque. Des manières !… » Il pose sa fourchette et son couteau sur son assiette, essuie sa bouche ombrée de noir et dévisage Minne d’un œil froid et arrogant. Cependant qu’elle semble le dédaigner – de quelle hauteur ! – il songe : « C’est égal, elle est plus jolie que la sœur de Bouquetet. Ils ont beau la chiner, à la boîte, parce que, sur ses photographies, ses cheveux viennent blancs ; ils n’ont guère de cousines aussi chouettes, ni aussi distinguées. Ce pied de Bouquetet qui la trouve maigre ! C’est possible, mais je n’apprécie pas, comme lui, les femmes au poids ! » Minne est assise face au grand jour, le reflet des feuilles, la réverbération du boulevard Berthier, blanc comme une route campagnarde, la pâlissent encore. Distraite, absorbée depuis le matin, elle fixe sans cligner, la fenêtre éblouissante, avec une attention de somnambule. Elle suit ses visions familières, cauchemars longuement inventés, tableaux recomposés cent fois, et que varie la minutie des détails : la Tribu, honnie et redoutée, des Sveltes et des Trapus coalisés assaille Paris terrifié… Un soir, vers onze heures, les vitres tombent, des mains armées de couteaux et d’os de mouton renversent la table paisible, la lampe gardienne… Elles égorgent confusément, parmi des râles doux, des bondissements ouatés de chat… Puis, dans des ténèbres rosées d’incendie, les mains enlèvent Minne, l’emportent d’une force irrésistible, on ne sait pas ou… – Minne chérie, un peu de tarte ? – Oui, maman, merci. – Et du sucre en poudre ? – Non, maman, merci. Inquiète de sa Minne pâle et absente, Maman la désigne du menton à l’oncle Paul qui hausse les épaules : – Peuh ! elle va très bien, cette enfant. Un peu de fatigue de croissance… – Ce n’est pas dangereux ? – Mais non, voyons ! C’est une enfant qui se forme tard, voilà tout. Qu’est-ce que ça te fait ? Tu ne veux pas la marier cette année, n’est-ce pas ? – Moi ? grand Dieu !… Maman se couvre les oreilles des deux mains, ferme les yeux comme si elle avait vu la foudre tomber de l’autre côté du boulevard Berthier. – Qu’est-ce qui te fait rire, Minne ? demande l’oncle Paul. – Moi ? Minne décroche enfin son regard de la fenêtre ouverte : – Je ne riais pas, oncle Paul. – Mais si, petit singe, mais si… Sa longue main osseuse tire amicalement une des anglaises de Minne, défrise et refrise le brillant copeau d’argent blond… – Tu ris encore ! C’est cette idée de te marier, hein ? – Non, dit Minne sincèrement. Je riais d’une autre idée… « Mon idée, poursuit Minne au fond d’elle-même, c’est que les journaux ne savent rien, ou qu’on les paie pour se taire… J’ai cherché à toutes les pages du Journal, sans que Maman me voie… C’est tout de même joliment commode, une maman comme la mienne, qui ne voit jamais rien !… » Oui, c’est commode… Il est bien évident que l’insoluble problème de l’éducation d’une jeune fille n’a jamais troublé l’âme simplette de Maman. Maman n’a tremblé, devant Minne, depuis presque quinze ans, que de crainte et d’admiration. Quel dessein mystérieux a formé, en elle, cette enfant d’une inquiétante sagesse, qui parle peu, rit rarement, éprise en secret du drame, de l’aventure romanesque, de la passion, la passion qu’elle ignore, mais dont elle murmure tout bas le mot sifflant, comme on essaie la lanière neuve d’un fouet ? Cette enfant froide, qui ne connaît ni la peur, ni la pitié, et se donne en pensée à de sanguinaires héros, ménage pourtant, avec une délicatesse un peu méprisante, la sensibilité naïve de sa mère, gouvernante tendre, nonne vouée au seul culte de Minne… Ce n’est pas par crainte que Minne cache ses pensées à sa mère. Un instinct charitable l’avertit de demeurer, aux yeux de Maman, une grande petite fille sage, soigneuse comme une chatte blanche, qui dit « oui, maman “ et « non, maman », qui va au cours et se couche à neuf heures et demie… « Je lui ferais peur », se dit Minne en posant sur sa mère, qui verse le café dans les tasses, ses calmes yeux insondables… La chaleur de juillet est venue tout d’un coup. La Tribu, sous les fenêtres de Minne, halète dans l’ombre maigre, sur la pente pelée du talus. Les rares bancs du boulevard Berthier s’encombrent de dormeurs aux membres morts dont la casquette, posée comme un loup, masque le haut du visage. Minne, en robe de lingerie blanche, un grand paillasson cloche sur ses cheveux légers, passe tout près d’eux, jusqu’à frôler leur sommeil. Elle cherche à deviner les visages masqués, et se dit : « Ils dorment. D’ailleurs, on ne lit plus dans les journaux que des suicides et des insolations… C’est la morte-saison. » Maman, qui conduit Minne à son cours, l’oblige à changer de trottoir à chaque instant et soupire : – Ce quartier n’est pas habitable ! Minne n’ouvre pas de grands yeux et ne demande pas d’un air innocent : « Pourquoi donc, maman ? » Ces petites roueries-là sont indignes d’elle. Parfois, on rencontre une dame, une amie de Maman, et l’on cause cinq minutes. On parle de Minne, naturellement, de Minne qui sourit avec politesse et tend une main aux doigts longs et minces. Et Maman dit : – Mais oui, elle a encore grandi depuis Pâques ! Oh ! c’est un bien grand bébé ! Si vous saviez comme elle est enfant ! Je me demande comment une fillette pareille pourra devenir une femme ! Et la dame, attendrie, se risque à caresser les beaux cheveux à reflets de nacre que lie un ruban blanc… Cependant, le « bien grand bébé », qui lève ses beaux yeux noirs et sourit de nouveau, divague férocement : « Cette dame est stupide ! Elle est laide. Elle a une petite verrue sur la joue et elle appelle ça un grain de beauté… Elle doit sentir mauvais toute nue… Oui, oui, qu’elle soit toute nue dans la rue, et emportée par Eux, et qu’ils dessinent, à la pointe du couteau, des signes fatidiques sur son vilain derrière ! Qu’ils la traînent, jaune comme du beurre rance, et qu’ils dansent sur son corps la danse de guerre, et qu’ils la précipitent dans un four à chaux !…

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Minne, toute prête, s’agite dans sa chambre claire, nerveuse au point de piétiner. Célénie, la grosse femme de chambre, se fait attendre… S’il était parti ! Depuis quatre jours, Minne le rencontre au coin de l’avenue Gourgaud et du boulevard Berthier. Le premier jour, il dormait assis, adossé au mur et barrant la moitié du trottoir. Célénie, effrayée, tira Minne par sa manche ; mais Minne – elle est si distraite ! – avait déjà effleuré les pieds du dormeur, qui ouvrit les yeux… Quels yeux ! Minne en eut le choc, le frisson des admirations absolues… Des yeux noirs en amandes, dont le blanc bleuissait dans le visage d’une pâleur italienne. La moustache fine, comme dessinée à l’encre et des cheveux noirs tout bouclés de moiteur… Il avait jeté, pour dormir, sa casquette à carreaux noirs et violets, et sa main droite serrait, du pouce et de l’index, une cigarette éteinte. Il dévisagea Minne sans bouger, avec une effronterie si outrageusement flatteuse qu’elle faillit s’arrêter… Ce jour-là, Minne eut cinq en histoire et, dame, comme on dit au cours Souhait : « Cinq, c’est la honte ! » Minne s’entendit infliger un blâme public, tandis que, soumise et les yeux ailleurs, elle vouait silencieusement mademoiselle Souhait à des tortures ignominieusement compliquées…

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