Claudine à Paris - Colette - E-Book

Claudine à Paris E-Book

Colette

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Beschreibung

Claudine à Paris est un roman français de Colette paru en 1901. C'est le tome 2 de la série des Claudine. Il est la suite de Claudine à l'école et sera suivi de Claudine en ménage. Résumé: Claudine et son père quittent le village de Montigny pour s'installer à Paris. Claudine se remet d'une maladie. Quand elle reprend des forces, elle décrit dans son journal les exploits de sa chatte Fanchette, ses découvertes de la capitale et ses nouvelles rencontres.... Bonne lecture.

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Seitenzahl: 268

Veröffentlichungsjahr: 2025

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ROMANS

Œuvres principales

1900 : Claudine à l’école

1920 : Chéri

1922 : La maison de Claudine (ne fait pas partie de la série)

1923 : Le blé en herbe

1930 : Sido

1944 : Gigi

Série des Claudine

1900 : Tome 1 Claudine à l’école

1901 : Tome 2 Claudine à Paris

1902 : Tome 3 Claudine en ménage

1903 : Tome 4 Claudine s’en va

1907 : Tome 5 La retraite sentimentale

(premier roman signé Colette)

1 Aujourd’hui, je recommence à tenir mon journal, forcément interrompu pendant ma maladie, ma grosse maladie, — car je crois vraiment que j’ai été très malade !

Je ne me sens pas encore trop solide à présent, mais la période de fièvre et de grand désespoir m’a l’air passée. Bien sûr, je ne conçois pas que des gens vivent à Paris pour leur plaisir, sans qu’on les y force, non, mais je commence à comprendre qu’on puisse s’intéresser à ce qui se passe dans ces grandes boîtes à six étages.

Il va falloir, pour l’honneur de mes cahiers, que je raconte pourquoi je me trouve à Paris, pourquoi j’ai quitté Montigny, l’École si chère et si fantaisiste où Mlle Sergent, insoucieuse des qu’en dira-t-on, continue à chérir sa petite Aimée pendant que les élèves font les quatre cents coups, pourquoi papa a quitté ses limaces, tout ça, tout ça !… Je serai bien fatiguée quand j’aurai fini ! Parce que, vous savez, je suis plus maigre que l’année dernière, et un peu plus longue ; malgré mes dix-sept ans, échus depuis avanthier, c’est tout juste si j’en parais seize. Voyons que je me regarde dans la glace. Oh, oui !

Menton pointu, tu es gentil, mais n’exagère pas, je t’en supplie, ta pointe. Yeux noisette, vous persévérez à être noisette, et je ne saurais vous en blâmer ; mais ne vous reculez pas sous mes sourcils avec cet excès de modestie. Ma bouche, vous êtes toujours ma bouche, mais si blême, que je ne résiste pas à frotter sur ces lèvres courtes et pâlottes les pétales arrachés au géranium rouge de la fenêtre. (Ça fait, d’ailleurs, un sale ton violacé que je mange tout de suite.) Ô vous, mes pauvres oreilles ! Petites oreilles blanches et anémiques, je vous cache sous les cheveux en boucles, et je vous regarde de temps en temps à la dérobée, et je vous pince pour vous faire rougir. Mais ce sont mes cheveux, surtout ! Je ne peux pas y toucher sans avoir envie de pleurer… On me les a coupés, coupés sous l’oreille, mes copeaux châtain roussi, mes beaux copeaux bien roulés ! Pardi, les dix centimètres qui m’en restent font tout ce qu’ils peuvent, et bouclent, et gonflent, et se dépêcheront de grandir, mais je suis triste tous les matins, quand je fais involontairement le geste de relever ma toison, avant de me savonner le cou…

Papa à la belle barbe, je t’en veux presque autant qu’à moimême. On n’a pas idée d’un père comme celui-là ! Écoutez plutôt.

Son grand traité sur la Malacologie du Fresnois presque terminé, papa envoya une grosse partie de son manuscrit chez l’éditeur Masson, à Paris, et fut dévoré dès ce jour d’une épouvantable fièvre d’impatience. Comment ! Ses « placards » corrigés, expédiés boulevard Saint-Germain le matin (8 heures de chemin de fer) n’étaient pas de retour à Montigny le soir même ? Ah ! le facteur Doussine en entendit de raides : « Sale bonapartiste de facteur qui ne m’apporte pas d’épreuves ! Il est cocu, il ne l’a pas volé ! » Et les typographes, ah, lala ! Les menaces de scalp à ces faiseurs de « coquilles » scandaleuses, les anathèmes sur ce « gibier de Sodome » ronflaient toute la journée. Fanchette, ma belle chatte, qui est une personne bien, levait des sourcils indignés. Novembre était pluvieux, et les limaces, délaissées, crevaient l’une après l’autre. Si bien qu’un soir papa, une main dans sa barbe tricolore, me déclara : « Mon bouquin ne marche pas du tout ; les imprimeurs se fichent de moi ; le plus raisonnable (sic) serait d’aller nous installer à Paris. » Cette proposition me bouleversa. Tant de simplicité, unie à tant de démence, m’exaltèrent et je ne demandai que huit jours pour réfléchir. « Dépêche-toi, ajouta papa, j’ai quelqu’un pour notre maison, Machin veut la louer. » Ô la duplicité des pères les plus ingénus ! Celui-ci avait déjà tout arrangé en sous-main, et je n’avais pas pressenti la menace de ce départ !

Deux jours après, à l’École, où, sur le conseil de Mademoiselle, je songeais vaguement à préparer mon brevet supérieur, la grande Anaïs s’affirma plus teigne encore que d’habitude ; je n’y tins plus et je lui dis en haussant les épaules : « Va, va, ma vieille, tu ne m’élugeras2 plus longtemps, je vais habiter Paris dans un mois. » La stupéfaction qu’elle n’eut pas le temps de déguiser me jeta dans une extrême joie. Elle courut à Luce : « Luce ! Tu vas perdre ta grande amie ! Ma chère, tu pleureras du sang quand Claudine partira pour Paris. Vite, coupe-toi une mèche de cheveux, échangez vos derniers serments, vous n’avez que juste le temps ! » Luce, médusée, écarta ses doigts en feuille de palmier, ouvrit tout grands ses yeux verts et paresseux, et, sans pudeur, fondit en larmes bruyantes. Elle m’agaçait. « Par’ié oui, je m’en vais ! Et je ne vous regretterai guère, toutes ! »

À la maison, décidée, je dis à papa le « oui » solennel. Il peigna sa barbe avec satisfaction et prononça :

— Pradeyron est déjà en train de nous chercher un appartement. Où ? Je n’en sais rien. Pourvu que j’aie de la place pour mes bouquins, je me fous du quartier. Et toi ?

— Moi aussi, je m’en… ça m’est égal.

Je n’en savais rien du tout, en réalité. Comment voulez-vous qu’une Claudine, qui n’a jamais quitté la grande maison et le cher jardin de Montigny, sache ce qu’il lui faut à Paris, et quel quartier on doit choisir ? Fanchette non plus n’en sait rien. Mais je devins agitée, et, comme dans toutes les grandes circonstances de ma vie, je me mis à errer pendant que papa soudainement pratique, — non, je vais trop loin, — soudainement actif, s’occupait, à grand fracas, des emballages.

J’aimai mieux, pour cent raisons, fuir dans les bois et ne point écouter les plaintes rageuses de Mélie.

Mélie est blonde, paresseuse et fanée. Elle a été fort jolie. Elle fait la cuisine, m’apporte de l’eau et soustrait les fruits de notre jardin, pour les donner à de vagues « connaissances ». Mais papa assure qu’elle m’a nourrie, jadis, avec un lait « superbe » et qu’elle continue à m’aimer bien. Elle chante beaucoup, elle garde en sa mémoire un recueil varié de chansons grivoises, voire obscènes, dont j’ai retenu un certain nombre. (Et on dit que je ne cultive pas les arts d’agrément !) Il y en a une très jolie :

Il a bu cinq ou six coups

Sans vouloir reprendre haleine, Trou la la…

Et comm’ c’était de son goû

Il n’épargnait pas sa peine,

Trou la la… etc. etc.

Mélie choye avec tendresse mes défauts et mes vertus. Elle constate avec exaltation que je suis « gente », que j’ai « un beau corps » et conclut : « C’est dommage que t’ayes pas un galant. » Ce besoin ingénu et désintéressé de susciter et de satisfaire d’amoureux desseins, Mélie l’étend sur toute la nature. Au printemps, quand Fanchette miaule, roucoule et se traîne sur le dos dans les allées, Mélie appelle complaisamment les matous, et les attire au moyen d’assiettes remplies de viande crue. Puis elle contemple, attendrie, les idylles qui en résultent, et, debout dans le jardin, en tablier sale, elle laisse « attacher » le… derrière de veau ou le lièvre en salmis, songeuse, en soupesant dans ses paumes ses seins sans corset, d’un geste fréquent qui a le don de m’agacer. Malgré moi, ça me dégoûte vaguement de songer que je les ai tétés.

Tout de même, si je n’étais qu’une petite niaise et non une fille bien sage, Mélie, obligeante, ferait tout le nécessaire pour que je faute. Mais je ris seulement d’elle, quand elle me parle d’un amoureux, — ah ! non, par exemple, — et je la bourre, et je lui dis : « Va donc porter ça à Anaïs, tu seras mieux reçue qu’ici. »

Mélie a juré, sur le sang de sa mère, qu’elle ne viendrait pas à Paris. Je lui ai répondu : « Je m’en fiche. » Alors elle a commencé ses préparatifs, en prophétisant mille effroyables catastrophes.

J’errai donc dans les chemins pattés3 , dans les bois rouillés, parfumés de champignons et de mousses mouillées, récoltant des girolles jaunes, amies des sauces crémeuses et du veau à la casserole. Et peu à peu, je compris que cette installation à Paris sentait la folie de trop près. Peut-être qu’en suppliant papa, ou plutôt en l’intimidant ?… Mais que dirait Anaïs ? Et Luce qui pourrait croire que je reste à cause d’elle ? Non. Zut ! Il sera bien temps d’aviser, si je me trouve trop mal là-bas.

Un jour, à la lisière du bois des Vallées, comme je regardais Montigny au-dessous de moi, et les bois, les bois qui sont ce que j’aime le plus au monde, et les prés jaunes, et les champs labourés, leur terre fraîche presque rose, et la tour sarrasine, au-dessus, qui baisse tous les ans, je vis si nettement, si clairement la bêtise, le malheur de partir, que je faillis courir et dévaler jusqu’à la maison, pour supplier, pour ordonner qu’on déclouât les caisses de livres et qu’on désentortillât les pieds des fauteuils.

Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Pourquoi suis-je restée là, toute vide, avec mes mains froides sous ma capeline rouge ? Les châtaignes tombaient sur moi dans leur coque et me piquaient un peu la tête, comme des pelotons de laine où on a oublié des aiguilles à repriser…

J’abrège. Adieux à l’École : froids adieux à la Directrice (étonnante, Mademoiselle ! Sa petite Aimée dans ses jupes, elle me dit « au revoir » comme si je devais rentrer le soir même) ; adieux narquois d’Anaïs : « Je ne te souhaite pas bonne chance, ma chère, la chance te suit partout, tu ne daigneras sans doute m’écrire que pour m’annoncer ton mariage » ; adieux angoissés et sanglotants de Luce, qui m’a confectionné une petite bourse en filet de soie jaune et noir, d’un mauvais goût parfait, et qui me donne encore une mèche de ses cheveux dans un étui à aiguilles en bois de Spa. Elle a fait « empicasser » ces souvenirs pour que je ne les perde jamais.

(Pour ceux qui ignorent le sortilège d’empicassement, voici : Vous posez à terre l’objet o, à empicasser, vous l’enfermez entre deux parenthèses dont les bouts rejoints se croisent et où vous inscrivez, à gauche de l’objet, une croix. Après ça, vous pouvez être tranquille, l’empicassement est infaillible. On peut aussi cracher sur l’objet, mais ce n’est pas absolument indispensable.)

La pauvre Luce m’a dit : « Va, tu ne crois pas que je serai malheureuse. Mais tu verras, tu verras ce que je suis capable de faire. J’en ai assez, tu sais, de ma sœur et de sa Mademoiselle. Il n’y avait que toi ici, je n’avais du goût qu’à cause de toi. Tu verras ! » J’ai embrassé la désolée, sur ses joues élastiques, sur ses cils mouillés, sur sa nuque blanche et brune, j’ai embrassé ses fossettes et son irrégulier petit nez trop court. Elle n’avait jamais eu de moi autant de caresses, et le désespoir de la pauvre gobette a redoublé. J’aurais pu, pendant un an, la rendre peut-être très heureuse. (Il ne t’en aurait pas coûté tant que ça, Claudine, je te connais !) Mais je ne me repens guère de ne pas l’avoir fait.

L’horreur physique de voir déplacer les meubles et emballer mes petites habitudes me rendit frileuse et mauvaise comme un chat sous la pluie. D’assister au départ de mon petit bureau d’acajou taché d’encre, de mon étroit lit-bateau en noyer et du vieux buffet normand qui me sert d’armoire à linge, je faillis avoir une crise de nerfs. Papa, plus faraud que jamais, déambulait au milieu du désastre, et chantait : « Les Anglais pleins d’arrogance, Sont venus assiéger Lorient. Et les bas-bretons… » (on ne peut pas citer le reste, malheureusement). Je ne l’ai jamais détesté comme ce jour-là.

Au dernier moment, je crus perdre Fanchette, qui, autant que moi horrifiée, avait piqué une fuite éperdue dans le jardin, et s’était réfugiée dans la soupente à charbon. J’eus mille peines à la capturer pour l’enfermer dans un panier de voyage, crachante et noire, jurant comme un diable. Elle n’admet, en fait de paniers, que celui à viande.

1 La plupart des personnages de ce roman ont déjà figuré dans Claudine à l’École (Librairie Ollendorff).

2 Embêter, en patois du Fresnois.

3 Boueux.

Le voyage, l’arrivée, le commencement de l’installation se perdent dans une brume de détresse. L’appartement sombre, entre deux cours, de cette rue Jacob sale et pauvre, me laissa dans une torpeur navrée. Sans bouger, je vis arriver, une à une, les caisses de livres, puis les meubles dépaysés ; je vis papa, excité et remuant, clouer des rayons, pousser son bureau de coin en coin, se gaudir à voix haute de la situation de l’appartement : « À deux pas de la Sorbonne, tout près de la Société de géographie, et la bibliothèque Sainte-Geneviève à portée de la main ! » ; j’entendis Mélie geindre sur la petitesse de sa cuisine — qui est pourtant, de l’autre côté du palier, une des plus belles pièces de l’appartement — et je souffris qu’elle nous servît, sous l’excuse de l’emménagement incomplet et difficile, des mangeailles… incomplètes et difficiles à ingérer. Une seule idée me rongeait : « Comment, c’est moi qui suis ici, c’est moi qui ai laissé s’accomplir cette folie ? » Je refusai de sortir, je refusai obstinément de m’occuper de quoi que ce fût d’utile, j’errai d’une chambre à l’autre, la gorge rétrécie et l’appétit absent. Je pris, au bout de dix jours, une si étrange mine, que papa lui-même s’en aperçut et s’affola tout de suite, car il fait toutes choses à fond et sans mesure. Il m’assit sur ses genoux, contre sa grande barbe tricolore, me berça dans ses mains noueuses qui sentaient le sapin à force d’installer des rayons… Je ne dis rien, je serrai les dents, car je lui gardais une farouche rancune… Et puis, mes nerfs tendus cédèrent dans une belle crise, et Mélie me coucha, toute brûlante.

Après ça, il se passa beaucoup de temps. Quelque chose comme une fièvre cérébrale avec des allures de typhoïde. Je ne crois pas avoir beaucoup déliré, mais j’étais tombée dans une nuit lamentable et je ne sentais plus que ma tête, qui me faisait si mal ! Je me souviens d’avoir, pendant des heures, couché sur le côté gauche, suivi du bout de mon doigt, contre le mur, les contours d’un des fruits fantastiques imprimés sur mes rideaux : une espèce de pomme avec des yeux. Il suffit encore à présent que je la regarde pour voguer tout de suite dans un monde de cauchemars et de songes tourbillonnants où il y a de tout : Mademoiselle, et Aimée, et Luce, un mur qui va tomber sur moi, la méchante Anaïs, et Fanchette qui devient grosse comme un âne et s’assied sur ma poitrine. Je me souviens aussi que papa se penchait sur moi : sa barbe et sa figure me semblaient énormes, et je le poussais avec mes deux bras faibles, et je retirais mes mains tout de suite parce que le drap de son pardessus me semblait si rude et si pénible à toucher ! Je me souviens enfin d’un médecin doux, un petit blond avec une voix de femme et des mains froides qui me faisaient frémir partout.

Pendant deux mois on n’a pas pu me peigner, et, comme le feutrage de mes boucles me faisait souffrir quand je roulais ma tête sur l’oreiller, Mélie m’a coupé les cheveux, avec ses ciseaux, tout contre la tête, comme elle a pu, en escaliers ! Mon Dieu, quelle chance que la grande Anaïs ne me voie pas ainsi garçonnisée, elle qui jalousait tant mes boucles châtain et me les tirait sournoisement pendant la récréation !

J’ai repris goût à la vie, petit à petit. Je me suis aperçue un matin, quand on a pu m’asseoir sur mon lit, que le soleil levant entrait dans ma chambre, que le papier pékiné blanc et rouge égayait les murs, et j’ai commencé à songer aux pommes de terre frites.

— Mélie, j’ai faim ! Mélie, qu’est-ce que ça sent dans ta cuisine ? Mélie, ma petite glace. Mélie, de l’eau de Cologne pour me laver les oreilles. Mélie, qu’est-ce qu’on voit par la fenêtre ? Je veux me lever.

— Oh ! ma petite compagnie, que tu redeviens agouante ! C’est que tu vas mieux. Mais tu ne te tiendrais seulement pas debout à quatre pattes, et le médecin l’a défendu.

— C’est comme ça ? Attends, marche, bouge pas ! Tu vas voir Hop ! Malgré les objurgations désolées, et les « Ma France adorée, tu vas te flanquer par terre ; ma petite servante, je le dirai au médecin ! » d’un gros effort je tire mes jambes de mon lit… Misère ! Qu’est-ce qu’on a fait de mes mollets ? Et mes genoux, comme ils paraissent gros ! Sombre, je rentre dans mon lit, n’en pouvant plus déjà.

Je consens à rester assez sage, bien que je trouve aux « œufs frais » de Paris un singulier goût de papier imprimé. Il fait bon dans ma chambre ; on y brûle du bois, je prends plaisir à en regarder le papier pékiné rouge et blanc (je l’ai déjà dit), mon buffet normand à deux portes, avec mon petit trousseau dedans ; la tablette est usée et écornée, je l’ai un peu tailladée et tachée d’encre. Il voisine avec mon lit, sur la plus longue paroi de ma chambre rectangulaire, mon lit-bateau, en noyer, à rideaux de perse (on est vieux jeu) à fond blanc, fleurs et fruits rouges et jaunes. En face de mon lit, mon petit bureau d’acajou démodé. Pas de tapis ; en guise de descente de lit, une grande peau de caniche blanc. Un fauteuil crapaud, en tapisserie un peu usée aux bras. Une chaise basse en vieux bois, paillée rouge et jaune ; une autre, tout aussi basse, en ripolin blanc. Et une petite table en rotin, carrée, qui fut vernie en ton naturel. Voilà une salade ! Mais cet ensemble m’a toujours paru exquis. Une des parois étroites est occupée par deux portes d’alcôve, qui forment dans le jour mon cabinet de toilette obscur. Ma table de toilette est une console Louis XV à dessus de marbre rose. (C’est du gaspillage, c’est de l’imbécillité ; elle serait infiniment mieux à sa place dans le salon, je le sais, mais on n’est pas pour rien la fille à papa.) Complétons l’énumération : une grande cuvette banale, un fougueux coursier, et pas de tub, non ; à la place du tub, qui gèle les pieds, ridicule avec ses bruits de tonnerre de théâtre, un baquet en bois, un cuveau, là ! Un bon cuveau de Montigny, en sapin cerclé, où je m’accroupis en tailleur, dans l’eau chaude, et qui râpe agréablement le derrière.

Je mange donc docilement des œufs, et, comme on me défend absolument de lire, je ne lis que peu (la tête me tourne tout de suite). Je ne parviens pas à m’expliquer comment la joie de mes réveils s’assombrit graduellement, dans le jour tombant, jusqu’à la mélancolie noire et au recroquevillement farouche, malgré les agaceries de Fanchette.

Fanchette, heureuse fille, a pris gaîment l’internat. Elle a, sans protestation, accepté, pour y déposer ses petites horreurs, un plat de sciure dissimulé dans ma ruelle, et je m’amuse, penchée, à suivre sur sa physionomie de chatte les phases d’une opération importante. Fanchette se lave les pattes de derrière, soigneuse, entre les doigts. Figure sage et qui ne dit rien. Arrêt brusque dans le washing : figure sérieuse et vague souci. Changement soudain de pose ; elle s’assied sur son séant. Yeux froids et quasi sévères. Elle se lève, fait trois pas et se rassied. Puis, décision irrévocable, on saute du lit, on court à son plat, on gratte… et rien du tout. L’air indifférent reparaît. Mais pas longtemps. Les sourcils angoissés se rapprochent ; elle regratte fiévreusement la sciure, piétine, cherche la bonne place et pendant trois minutes, l’œil fixe et sorti, semble songer âprement. Car elle est volontiers un peu constipée. Enfin, lentement, on se relève et, avec des précautions minutieuses, on recouvre le cadavre, de l’air pénétré qui convient à cette funèbre opération. Petit grattement superfétatoire autour du plat, et sans transition, cabriole déhanchée et diabolique, prélude à une danse de chèvre, le pas de la délivrance. Alors, je ris et je crie : « Mélie, viens changer, vite, le plat de la chatte ! »

J’ai commencé à m’intéresser aux bruits de la cour. Une grande cour maussade ; au bout, le revers d’une maison noire. Dans la cour, des petits bâtiments sans nom à toit de tuiles, des tuiles… comme à la campagne. Une porte basse, obscure, ouvre, me diton, sur la rue Visconti. Cette cour, je ne l’ai vue traverser que par des ouvriers en blouse et des femmes en cheveux, tristes, avec cet affaissement du buste sur les hanches, à chaque pas, spécial aux créatures éreintées. Un enfant y joue, silencieux, toujours tout seul, appartenant, je pense, à la concierge de ce sinistre immeuble. En bas, chez nous — si j’ose appeler « chez nous » cette maison carrée pleine de gens que je ne connais pas et qui me sont antipathiques — une sale bonne à coiffe bretonne corrige tous les matins un pauvre toutou qui sans doute se conduit malproprement pendant la nuit, dans la cuisine, et qui crie et qui pleure ; cette fille là, attendez seulement que je sois guérie, elle ne périra que de ma main ! Enfin, tous les jeudis, un orgue de barbarie moud d’infâmes romances de dix à onze, et tous les vendredis, un pauvre (on dit ici un pauvre et non un « malheureux » comme à Montigny), un grand pauvre classique, à barbe blanche, vient déclamer pathétiquement : « Messieurs et Mesdames — n’oubliez pas — un povr’malheureux ! — À peine s’il voit clair ! — Il se recomman’ de — à votre bonn’té ! — s’il vous plaît, Messieurs et Mesdames ! (un, deux, trois…) … s s s s’il vous plaît ! » Le tout sur une petite mélopée mineure qui se termine en majeur. Ce vénérable-là, je lui fais jeter quatre sous par Mélie, qui grogne et dit que je gâte le métier.

Papa, tiré d’inquiétude et rayonnant de me savoir en vraie convalescence, en profite pour ne plus paraître à la maison que vers l’heure des repas. Ô les Bibliothèques, les Archives, les Nationale et les Cardinale qu’il arpente, poussiéreux, barbu et bourbonien !

Pauvre papa, n’a-t-il pas failli remettre tout en question un matin de février, en m’apportant un bouquet de violettes ! L’odeur des fleurs vivantes, leur toucher frais, ont tiré d’un coup brusque le rideau d’oubli que ma fièvre avait tendu devant le Montigny quitté… J’ai revu les bois transparents et sans feuilles, les routes bordées de prunelles bleues flétries et de gratte-culs gelés, et le village en gradins, et la tour au lierre sombre qui seule demeure verte, et l’École blanche sous un soleil doux et sans reflet ; j’ai respiré l’odeur musquée et pourrie des feuilles mortes, et aussi l’atmosphère viciée d’encre, de papier et de sabots mouillés, dans la classe. Et papa qui empoignait frénétiquement son nez Louis quatorze, et Mélie qui tripotait ses nénés avec angoisse ont cru que j’allais recommencer à être bien malade. Le médecin doux, à voix féminine, a grimpé les trois étages en hâte et affirmé que ce n’était rien du tout.

(Je déteste cet homme blond à lunettes légères, il me soigne bien, pourtant ; mais, à sa vue, je rentre mes mains sous le drap, je me plie en chien de fusil et je ferme mes doigts de pied, comme fait Fanchette quand je veux lui regarder les ongles de près ; sentiment parfaitement injuste, mais que je ne ferai, certes, rien pour détruire. Je n’aime pas qu’un homme que je ne connais pas me touche et me tripote, et me mette la tête sur la poitrine pour écouter si je respire comme il faut. Et puis, bon sang, il pourrait bien se chauffer les mains !)

Ce n’était rien du tout, en effet ; bientôt j’ai pu me lever. Et, de ce jour-là, mes préoccupations prennent un autre tour :

— Mélie, qui donc va me faire mes robes, à présent ?

— J’en sais rien de rien, ma guéline. Pourquoi que tu demandes pas une adresse à Maame Cœur ?

Mais, elle a raison, Mélie !

Ça, par exemple, c’est raide de ne pas y avoir plus tôt songé, car « Maame » Cœur, mon Dieu, ce n’est pas une parente éloignée, c’est la sœur de papa ; mais cet admirable père s’est toujours libéré, avec une aisance parfaite, de toute espèce de liens et de devoirs familiaux. Je crois bien que je l’ai vue une fois en tout, ma tante Cœur. J’avais neuf ans et papa m’apportait à Paris, avec lui. Elle ressemblait à l’impératrice Eugénie ; je pense que c’est pour embêter son frère qui ressemble, lui, au Roi-Soleil. Famille souveraine ! Elle est veuve, cette aimable femme, et je ne lui connais pas d’enfants.

Chaque jour, je déambule un peu plus par l’appartement, perdue, toute maigre, dans ma robe de chambre flottante, froncée aux épaules, en velours de coton aubergine passé. Dans le salon sombre, papa a fait porter les meubles de son fumoir et ceux du salon de Montigny.

Le voisinage me paraît blessant des petits fauteuils Louis XVI bas et larges, un peu éventrés, avec les deux tables arabes, le fauteuil mauresque en bois incrusté et le sommier couvert d’un tapis oriental. Claudine, il faudra arranger ça…

Je touche des bibelots, je tire un tabouret marocain, je replace sur la cheminée la petite vache sacrée (bibelot japonais très ancien et recollé deux fois grâce à Mélie), et puis je tombe tout de suite assise sur le sommier-divan, contre la glace où mes yeux trop grands et mes joues rentrées, et surtout, surtout, mes pauvres cheveux en marches inégales, me jettent dans le regret noir. Hein, ma vieille, s’il te fallait à présent grimper sur le gros noyer du jardin de Montigny. Où est ta belle prestesse, où sont tes jambes agiles et tes mains de singe qui faisaient flac si net sur les branches, quand tu montais là-haut en dix secondes ? Tu as l’air d’une petite fille de quatorze ans qu’on aurait martyrisée.

Un soir à table, tout en grignotant — sans avoir l’air — des croûtes de pain encore interdites, j’interroge l’auteur de la Malacologie du Fresnois :

— Pourquoi n’avons-nous pas encore vu ma tante, est-ce que tu ne lui as pas écrit ? Tu n’es pas allé la voir ?

Papa, avec la condescendance qu’on a pour les fous, me demande doucement, l’œil clair et la voix suave :

— Quelle tante, mon mignon ?

Habituée à ces candides absences, je lui fais comprendre qu’il s’agit de sa sœur.

— Tu penses à tout ! s’écrie-t-il alors plein d’admiration. Mille troupeaux de cochons ! Cette brave fille, elle va être contente de savoir que nous sommes à Paris !… Elle va bougrement me cramponner, ajoute-t-il en s’assombrissant.

Progressivement j’étends mes promenades jusqu’au trou à livres ; papa a fait rayonner les trois parois de la chambre qui reçoit le jour par une grande fenêtre (la seule pièce un peu claire de l’appartement, c’est la cuisine, — bien que Mélie prétende, pittoresque, qu’ « on n’y voit ni de la tête ni du… contraire ») et il a planté au milieu son secrétaire, thuya et cuivre, muni de roulettes, qui se balade dans tous les coins, suivi péniblement du vieux fauteuil Voltaire en cuir rouge, blanchi aux coins et fendu aux deux bras. La petite échelle volante, pour atteindre les dictionnaires haut perchés, une table sur tréteaux, c’est tout.

Plus solide de jour en jour, je viens me réchauffer aux titres connus des bouquins, et rouvrir de temps en temps le Balzac déshonoré par Bertall, ou le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Que viens-je faire dans ce dictionnaire ? M’ennuyer, et… apprendre quelques vilaines choses, presque toujours choquantes, (les vilaines choses ne sont pas toujours choquantes ; au contraire). Mais, depuis que je sais lire, je suis « souris chez papa » et, si je ne m’effarouche guère, je ne me passionne pas trop non plus.

J’explore la « turne » de papa. Ce papa ! Il a dans sa chambre, tendue de papier à bouquets champêtres, un papier pour jeunes filles, un lit-bateau également, le matelas incliné en pente vertigineuse. Papa ne veut dormir qu’assis. Je vous fais grâce des meubles empire, des grands fauteuils d’osier coussinés de brochures et de revues scientifiques, des planches en couleur pendues un peu partout, semées de limaces, de mille-pattes, de saletés d’ « arnies » de petites bêtes ! Sur la cheminée, des rangées de fossiles, qui furent mollusques, il y a un bon bout de temps. Et par terre, à côté du lit, deux ammonites grandes comme des roues de voiture. Vive la Malacologie ! Notre maison est le sanctuaire d’une belle science, et pas galvaudée, j’ose le dire.

Pas intéressante, la salle à manger. N’était le buffet bourguignon et les grosses chaises, aussi bourguignonnes, je la trouverais bien banale. Le dressoir trop rustique n’a plus pour fond les boiseries brunes de Montigny. Mélie a planté là, faute de place, la grande armoire à linge, belle avec ses panneaux Louis XV à attributs de musique, mais, ainsi que tout le reste, triste et dépaysée. Elle pense à Montigny, comme moi.

Quand le médecin antipathique me dit, avec un air de triomphe modeste, que je peux sortir, je me révolte et je crie : « Jamais de la vie ! » pleine d’une si belle indignation, qu’il en demeure, c’est le mot, stupide.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai les cheveux coupés ! Je ne sortirai que quand j’aurai les cheveux longs !

— Eh bien, mon enfant, vous redeviendrez malade. Vous avez besoin, absolument besoin d’oxygène.

— Vous m’ « aralez », vous ! J’ai absolument besoin de cheveux.

Il s’en va, toujours doux. Que ne se fâche-t-il, cet « engaudre » ! Je lui dirais des choses pénibles pour me soulager…

Ulcérée, je m’étudie dans les glaces. Je constate que ce n’est pas le court de mes cheveux qui aggrave mon air de chat triste, mais surtout leur inégalité. À nous les ciseaux du bureau ! Ils sont trop grands, et émoussés. Les ciseaux de ma boîte à ouvrage ? Ils sont trop courts. Il y a bien les ciseaux de Mélie… mais elle s’en sert pour couper les tripes de poulet et pour fendre les gésiers, ils me dégoûtent.

— Mélie, tu m’achèteras demain matin des ciseaux de couturière.

C’est une besogne longue et difficile. Un coiffeur ferait mieux et plus vite ; mais ma misanthropie à l’égard de tout ce qui tient à Paris frémit, trop vive encore. Ô les pauvres copeaux coupés tous à la hauteur de l’oreille ! Ceux du front, drôlement roulés, ne font pas encore trop mauvaise contenance, mais j’ai un gros chagrin rageur à mirer dans deux glaces cette nuque blanche et amincie sous les petits cheveux raides et qui ne se décident que lentement à spiraler, comme les cosses des graines de balsamines qui, après avoir lâché leur semence, se roulent petit à petit en colimaçon, et sèchent là.

Avant que je consente à mettre un pied dehors, le genre humain fait irruption chez moi, représenté par la concierge. Exaspérée d’entendre la servante bretonne battre injustement son malheureux toutou, en bas, chaque matin, je l’ai guettée et lui ai versé la moitié de mon broc sur sa coiffe.

Cinq minutes après, entre la portière, ancienne belle femme, sale et phraseuse. Papa absent, elle regarde avec une certaine surprise cette petite fille pâle et rogue. « Mademoiselle, la bretonne a dit qu’on avait versé un siau… — C’est moi. Après ? — Elle dit comme ça qu’une supposition qu’elle porte plainte… — Elle me porte surtout sur les nerfs. Et puis, si elle recommence à battre le chien, c’est autre chose que de l’eau qu’elle recevra. Estce que je raconte à ses patrons qu’elle crache dans les tasses du déjeuner et qu’elle se mouche dans les serviettes ? Si elle préfère ça, qu’elle le dise ! » Et la Bretonne a enfin laissé ce pauvre chien tranquille. D’ailleurs, vous savez, je ne l’avais jamais vue cracher dans les tasses, ni se moucher dans les serviettes. Mais elle a bien une tête à le faire. Et puis, comme on dit chez nous, elle me rebute



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