Dangereuse vie de bureau - Guillaume Rihs - E-Book

Dangereuse vie de bureau E-Book

Guillaume Rihs

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Beschreibung

Samuel Grandpierre, grand homme chauve de presque deux mètres, aurait pu devenir clarinettiste professionnel. Adepte de menuiserie japonaise, il est directeur d'agence immobilière, roulant dans une voiture de directeur. Est-ce qu'il regrette ?

Au dix-septième étage de l’imposante tour Azur, une trentaine de collaborateurs motivés s’activent dans les bureaux confortables de Casagrande immobilier : un joyeux mélange humain uni autour d’Antonia Casagrande, la fondatrice de l’entreprise. Et si le vernis s’effritait ? 




À PROPOS DE L'AUTEUR




Avec un sens de l’observation unique, le Genevois Guillaume Rihs porte à travers ce nouveau roman un regard acéré sur le monde de l’entreprise et sa férocité. 

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Couverture

Page de titre

À Xavier Michel

Autrefois je n’avais pas de voiture, n’étant pas directeur. J’ai appris à conduire il y a trente-sept ans ; après avoir appris, je n’ai plus conduit. Mes vies d’artiste et d’étudiant, d’homme à tout faire et d’imprésario se sont déplacées à pied, à vélo, à scooter. Ma voiture, conséquence funeste de ma promotion. Directeur en voiture : je tue. Ma voiture est une Audi. Ne me demandez pas le modèle. Ma voiture est une voiture de directeur aux lignes courbes et vitres teintées. Ma voiture n’a qu’une qualité, elle est spacieuse. Je l’ai choisie à mon image. (Je mesure presque deux mètres.) Là-dedans pour une fois je flotte, quand d’habitude je me cogne au plafond.

À propos des grands directeurs, il existe des études qui montrent que plus on est grand, plus on est directeur. Peut-être parce qu’« en imposer physiquement apparaissait chez l’homme primitif comme une qualité d’autorité, quand diriger impliquait des prises de risques physiques considérables » (Blaker et al., 2013). Je suis directeur d’agence immobilière. Le risque physique n’est pas considérable. L’homme primitif a disparu, son héritage demeure.

Étant grand, partout on me repère, et avec ravissement. Je ne colle pas : on me félicite de ne pas coller. Vous êtes grand, bravo ! Prolongé, ample, vertigineux, vous prenez de la place, dites donc, ne me faites pas de mal, ha ha ha ha ha ha ! Enfant, on m’a félicité d’être un grand enfant, et moi j’ai été fier, fier, fier de dépasser la classe.

Dans l’orchestre, ma haute tête hirsute dissonait.

Ma lignée est une lignée de grands hommes dont quelques-uns furent directeurs, dont mon grand-père Emmanuel. Mon père Daniel, qui est grand, ne fut pas directeur : je ne dis pas que tous les grands sont directeurs. Mon frère Laurent, ma taille, pratique la médecine. Mon fils Gaëtan n’est pas très grand ; sera-t-il directeur ?

Notre nom de famille : Grandpierre.

Je m’appelle Samuel Grandpierre.

Ah, ça, on nous l’a dit, que nous portons bien notre nom de famille !

Grand-père Emmanuel Grandpierre a mené des recherches en généalogie, activité caractéristique de grand-père fier, fier, fier de sa grande lignée. Il a remonté quatre cents ans de filiation Grandpierre jusque dans les années 1630 où l’un d’entre nous s’appelait Jean. Jean Grandpierre habitait le village de Saint-Claude, dans le Jura français, à cinquante kilomètres de chez moi. Au-delà, la trace se perd.

Combien de temps plus tôt vécut ce Pierre si grand qu’il nous a tous nommés ?

Par ailleurs, depuis vingt ans, je suis chauve. Ma fonction de directeur exige un caillou impeccable et j’en prends grand soin. Je le crème et le bronze, je le rase quotidiennement du front jusqu’à l’occiput, j’offre à mes clients le spectacle d’une belle rondeur de peau glabre.

À propos des directeurs chauves, il existe des études. On présente à un panel de candidats des photographies de chauves et de chevelus (Mannes, 2012). On leur demande ce qu’ils en pensent. Résultats : ceux qui sont sans cheveux, ils les trouvent moins séduisants, mais plus autoritaires, plus sûr d’eux, plus masculins, plus en phase avec l’image qu’ils se font des directeurs. Ainsi, nous les chauves et nous les grands, nous les Grands Hommes (Blancs) Chauves dirigeons les entreprises de téléphonie mobile, de vente en ligne ou les agences immobilières.

Devant le miroir, je me fais penser au pachycéphalosaure, qui combattait ses rivaux en les percutant du crâne.

Mon Audi file à bonne vitesse sur l’A1 à la hauteur de Versoix. Je caresse mon crâne lisse de Grand Directeur Chauve. Ça démange. Tic de directeur chauve, je le frotte, le tripote, le ponce, tenant le volant de la main gauche. J’ai mal en dessous du crâne, ça gratte, ça gratte.

Je suis un mauvais directeur.

Être un mauvais directeur me démange sous le crâne.

Je roule vite et je me déconcentre.

Première partieLe curriculum vitaesera accompagnéd’une lettre de motivation

I

Du point de vue professionnel, l’année 1989 a particulièrement compté pour moi. J’avais vingt-deux ans. En janvier 1989, je consultai le service Uni-Conseil Orientation de l’Université de Genève. En février 1989, je rencontrai Antonia Casagrande. En mai 1989, Emmanuel Grandpierre me donna ma première leçon de management. Je venais d’abandonner la clarinette. L’année 1989 pouvait bien changer le cours de l’Histoire ; cette année-là, je ne m’intéressais qu’à moi-même.

Uni-Conseil Orientation occupait un immeuble bicentenaire de la rue De-Candolle. J’avais rendez-vous en fin d’après-midi, je m’y rendis à pied. Au bas du bâtiment s’élevaient d’imposantes marches marmoréennes et sinueuses. Des plaques dorées piquetaient l’édifice. Je sonnai à l’interphone. La lourde porte ouvrit sur un corridor frigorifique dont les mosaïques m’évoquèrent Pompéi. La mécanique de l’ascenseur se mit en marche lentement. J’allais mal. J’avais l’impression de me rendre chez le médecin, et en effet, comme chez le médecin, sur la porte était écrit : Frappez et entrez.

Là-dedans, pas de réception, mais un long couloir sombre, pas de blouse blanche mais Germain.

– Bienvenue, Samuel, je suis Germain.

J’attendais beaucoup de Germain. Son pull peluchait. Son cheveu bouclait. Il portait un anneau d’oreille et devait avoir le double de mon âge. Je me sentis en confiance. L’appartement bourgeois que recyclait Uni-Conseil Orientation raffinait sur le plafond de rosaces et corniches. J’y repenserais plus tard, en entrant dans la branche.

Germain désigna le long couloir.

– C’est par ici que ça se passe.

Il me conduisit vers une pièce immense et nue, cinquante mètres carrés pour moi tout seul, moi pas-même-étudiant-qui-faisais-trois-fois-rien-de-ma-vie. Des fenêtres hautes donnaient sur la rue De-Candolle. Une cheminée froide m’observait dans l’ombre ; c’était trop d’honneurs. Un bureau occupait un coin. Nous fûmes trois à table : Germain, moi et une tierce personne, une fille.

– Fanny est en formation. C’est elle qui va mener votre programme, sous ma supervision. Nous avons installé une caméra ici, vous voyez ? À usage interne uniquement. J’espère que ça ne vous embête pas. Ce qui se passe ici ne sort pas d’ici. Vous savez, Samuel, c’est Fanny qu’on filme, ce n’est pas vous. Ce n’est pas vous du tout, Samuel, ne soyez pas stressé.

J’étais stressé. Germain jouait du bout des doigts avec sa boucle d’oreille. Fanny devait avoir mon âge. Elle était anxieuse aussi. Minçolette, elle rongeait la peau de ses fins pouces. Serais-je son premier cas ? Je ne voulais pas servir de cobaye et j’aurais préféré Germain. Je craignais que Fanny me rate, je t’en prie, Fanny, ne me rate pas.

– Très bien, entama Germain, c’est à toi, Fanny.

Fanny tourna vers moi une petite bouille inquiète.

– Avant de passer au Questionnaire d’intérêts professionnels…

Elle s’éclaircit la gorge. Comme moi, elle manquait d’expérience. Nous en étions bien tous les deux au même point.

– Nous allons commencer par une interview, si vous êtes d’accord. Vous répondez à mes questions comme si j’étais journaliste et vous développez si vous voulez et comme vous voulez. D’accord ?

J’étais d’accord. La présence bienveillante de Germain et le système d’enregistrement VHS me rassuraient. Nous formions tous les trois une équipe qui partageait un objectif commun : donner du sens à la vie de Samuel Grandpierre, vingt-deux ans. À cet instant, à n’en pas douter, ces conseillers en orientation étaient mes meilleurs amis.

– Nous allons commencer par parler de vos parents, si vous le voulez bien.

Commençons donc par mes parents.

Ni Fanny ni Germain n’avaient entendu parler du Duo Grandpierre, car ni Fanny ni Germain ne s’intéressaient à la musique classique. S’ils s’y étaient intéressés et s’ils avaient fréquenté les salles de concert cinq ou six ans plus tôt (Fanny sans doute était trop jeune), ils auraient connu le Duo Grandpierre. Cinq ou six ans plus tôt, le Duo Grandpierre était incontournable. Il se composait jusqu’à leur divorce de mon père Daniel Grandpierre, baryton, et de ma mère Valentine Grandpierre, soprane. Tous deux aimaient passionnément Wolfgang Amadeus Mozart, aussi mes jeunes années avaient-elles été bercées d’extraits de Don Giovanni hurlés de pièce en pièce. J’avais aimé ces performances romantiques en robe de chambre et ne m’en plaignais pas, je devinais que cela n’était pas offert à tout le monde. Mon père se désintéressait de son assiette, il fredonnait un air. Son regard croisait celui de ma mère, et il ouvrait les bras. Ma mère, happée par le chant de son mari, venait s’asseoir sur ses genoux. De leurs deux bouches, gouffres noirs ronds tremblants, s’échappait Mozart. Leurs poitrines gonflaient, leurs corps s’élargissaient. Ils gueulaient Mozart à la table familiale comme cela n’est pas permis dans un immeuble locatif. Mon frère Laurent dit quelquefois qu’il aurait aimé manger dans le calme. Moi, je ne dis jamais rien de tel.

Mon baryton de père m’a transmis sa grande taille et ses doigts ronds, son cou taurin. Ma soprane de mère m’a offert sa peau laiteuse et ses yeux bleus, son poil blond vénitien. À eux deux ils ont fait de moi un grand gaillard diaphane qui écouta Mozart non-stop de douze à cinquante-six ans.

Les semaines où mes parents se produisaient à l’opéra, notre monde s’alourdissait. Mozart les torturait. Sans parler de Wagner. Sans parler de Verdi. L’opéra les taillait en morceaux. Mon père se tenait toute la journée la gorge à deux mains comme pour s’étrangler. Ma mère gardait à la maison le silence comme une bonne sœur. Le soir, un millier de personnes les félicitaient de s’infliger cette routine terrible autant que magnifique et leur disaient par leurs applaudissements qu’ils ne le feraient pas, eux.

Tout allait mieux quand le Duo préparait un spectacle plus modeste qui ne dépendait que d’eux. À la revue Charles Trenet (1964) succédèrent la revue Juliette Gréco (1966), l’hommage à Bob Dylan (1968) et le Gershwin Tour (1971). En vingt ans, le Duo Grandpierre a monté une dizaine de spectacles. Mon père cuisinait et ma mère peignait, mes parents exerçaient le plus beau métier du monde, mon frère et moi devions les imiter, pas question de faire autre chose. Travaillez vos instruments, les garçons !

Faites-vous saigner les doigts !

Nous nous y exercions tous les soirs une heure, puis une heure et demie, puis deux heures, Laurent au cor, Samuel à la clarinette. Mon frère rompit le rythme à quinze ans, il laissa tomber. Moi j’en avais dix-huit. Je passai à deux heures et demie quotidiennes de clarinette et bientôt trois heures, puis trois heures et demie et enfin tout mon temps. J’entrai en 1986 au conservatoire de musique en section professionnelle. La même année, je décrochai mes premiers contrats d’orchestre. Je commençai à gagner ma vie, à dix-neuf ans. Je la gagnai maigrement mais fièrement, désormais membre à part entière du jeune vivier musical de notre ville. Je traînai devant le conservatoire afin qu’un chef m’y recrute au milieu d’autres prétendants, des chiots au chenil attendant leur adoption. Ces contrats me permirent de quitter le domicile familial et j’allai loger dans un appartement de musiciens en France voisine, rue de la Libération. Mes colocataires et moi n’avions qu’une idée en tête : jouer, jouer mieux, mieux jouer à en devenir fou. Nos voisins devenaient fous, ils venaient un soir sur deux à grands cris faire taire nos cors et nos trompettes.

Nous gagnions nos vies grâce à la musique.

Nous étions des musiciens professionnels !

Après les concerts, nous nous imaginions d’autres vocations : la médecine, le droit, les sciences, mais concluions que nous n’étions faits pour aucune autre vie que celle-là.

Mon colocataire Émile jouait du trombone. Ma colocataire Lily jouait du piano. Lily et moi avions vingt ans, Émile, quarante, dont la moitié passée dans la quête mortifiante de l’excellence et du cacheton. Émile, une fois par semaine, le vendredi midi, nous offrait un steak. Lily et moi l’observions au fourneau. Rituel immuable, la viande avait été sortie du frigo dans la matinée afin qu’elle prenne la température de la pièce. Avant cuisson, Émile en frottait le gras contre le téflon, puis il salait la chair d’un côté et de l’autre, puis il la saisissait, puis il baissait le feu, puis il arrosait de beurre mousseux, l’oreille tendue, le corps tendu avec la concentration qu’il mettait à jouer du trombone. Cette grillade était un acte grave. Devant elle, nous parlions de bœuf et d’articulation, de phrasé, de style, d’attaque et de liés, que de choses graves. Le visage d’Émile avait accumulé les plis caractéristiques du musicien d’orchestre, les joues creusées par les semaines actives et les yeux creusés par les semaines inactives. Une seule note à venir le tenait éveillé dix nuits. Le pet du trombone au cœur de la symphonie, et la honte s’abat sur son auteur. De telles perspectives, ça vous scie le ventre. Parfois Émile peinait à avaler son steak, même son steak. Lily produisait dans l’après-midi deux cents fois ses arpèges avant de les plaquer devant public, et la vie de Lily ne tenait qu’à cela. Le steak coulait. Émile nous invitait à en reporter le gras sur la viande à la cuillère. Il ne fallait l’accompagner de rien, si ce n’était de vin rouge. Seulement avions-nous le droit de poivrer.

Nos bouches l’hiver durcissaient, craquelaient, douloureuses, nous les tartinions de crème et pratiquions des exercices d’assouplissement labial. Le bras droit de Lily avait connu trois tendinites. Déjà le temps perdu ne se rattraperait pas, et bien sûr il n’était pas raisonnable de répéter deux cents fois un même arpège, mais au piano la compétition surpasse encore les autres en férocité. Émile ne roulait pas sur l’or. À quarante ans, il vivait en colocation, portait des costumes de concert délavés. D’où lui venait tant de générosité en matière de steak ? Lily et moi n’osions pas lui poser la question.

Mon maître de clarinette était un homme âgé au parcours enviable, il avait joué sous la baguette des Très-Grands. Trois fois par semaine je me confrontai auprès de lui aux infinies difficultés de notre art, à commencer par celle de la comparaison. La section professionnelle du conservatoire comptait dix clarinettistes dans mon genre en compétition les uns avec les autres. Des orchestres professionnels dans une ville de la taille de la nôtre, on en compte deux ou trois, chacun embauchant deux ou trois clarinettistes. Neuf places à prendre au maximum ! À se flinguer. (Certes nous pouvions nous exporter, mais nous trouverions ailleurs d’autres adversaires, et de plus redoutables, imaginez seulement Berlin, Londres, Munich…) Le maître gardait la porte du cours ouverte, il souhaitait que ses élèves s’écoutent. Je passais de longs après-midi à voir mes compagnons concurrents se faire louer ou tailler en pièces et je jubilai quand ils souffrirent, et je souffris quand ils jubilèrent. Ah ! moralement je ne me suis pas élevé. Mes camarades ne valaient pas mieux que moi. Chacun se délectait des souffrances d’autrui. L’air de la salle 10 où nous répétions sentait puissamment la pourriture. Nous avions découvert la clarinette à quatre ou cinq ans. À neuf ou dix ans nous avions mis là-dedans tout notre petit cœur. À dix-sept ou dix-huit ans nous avions rencontré nos adversaires. À vingt-deux ou vingt-trois ans la pratique jalouse de notre art difficile nous avait aigris précocement tandis qu’en clarinette nous faisions des pas de géant. Grâce au maître et à ses méthodes, je surmontai des difficultés apparemment insurmontables et je devins un instrumentiste de qualité. Six à sept heures de pratique quotidienne me portèrent à un niveau d’excellence que je ne retrouverais par la suite dans aucune carrière, à aucun poste.

J’avais vingt-deux ans et j’étais plus performant que je ne le serais jamais.

Cela ne suffisait pas.

Le maître nous le faisait savoir.

Le maître ne nous cachait pas la dureté du monde que nous nous étions choisi. Nous étions jeunes, il était encore temps de nous décourager.

Mon père vint un vendredi midi partager avec nous le steak d’Émile. De notre monde abominable il nous dit à peu près la même chose que le maître. Ah ! si c’était à refaire ! Je n’en crus pas mes oreilles. En famille, mon père n’avait jamais que célébré Mozart, l’harmonie, la beauté. Ce jour-là, dans mon appartement rue de la Libération, nous n’étions pas en famille. Daniel Grandpierre le baryton parlait à table de confrère à confrères, il proposait à Émile, à Lily et à moi un regard sur la musique classique foutrement désabusé. Son récent divorce d’avec ma mère accentuait peut-être son acrimonie. Je fis en sorte qu’il termine son steak rapidement pour qu’il s’en aille. S’il continuait comme ça, bientôt il dirait du mal du Duo Grandpierre, et ça je n’étais pas prêt à l’entendre.

Mais les concerts ! dis-je à Fanny et à Germain.

Dans le concert, tout est pardonné. Voilà pourquoi l’on s’inflige ces souffrances, n’est-ce pas ? Mon père ne me contredirait pas, ni mon maître ni personne. Quand cinquante instrumentistes à cordes s’immobilisent et que clarinettes, hautbois, bassons se figent sur les escamotables, quand derrière nous timbales, grosse caisse, cymbales, toute l’armada crépite, et moi, là au milieu, cuivres à main gauche, flûtes à main droite, la force de frappe en ligne de bataille, j’en suis ! Le chef lève sa baguette. Des crampes à l’estomac. Le public plonge dans le noir. Nous sommes quatre-vingts artistes qui allons prononcer l’œuvre une énième fois, parce que l’œuvre est inépuisable, et le compositeur, un génie. Les cuivres rôtissent. Les cordes bouillent. Nous sommes des professionnels qui savent ce que nous faisons. La chaleur se diffuse dans nos huit cents doigts entraînés. Le sang bat à nos phalanges. L’harmonie se promène partout sur scène comme dans le génie de Mozart. Ça va être à moi. Les violoncelles vont dolcissimo, voilà, comme ça, on y est, presque rien, trois mesures, deux mesures, une mesure, et sur ce presque rien riche moelleux vient le solo de la clarinette, le mien, le voilà, et alors qu’est-ce que c’est bon alors oui, là, la vie vaut la peine d’être vécue. Mon maître et Émile et mon père et les musiciens les plus usés par le métier vous le diront : dans le concert, la vocation ne se conteste pas. L’instrument répond si bien. Malléable, il fabrique une voix légère, il permet des attaques qu’en répétition on n’obtient pas. La magie du concert opère, j’ai bien fait d’écouter mes parents, il n’y a que ça, il n’y a que le concert.

– Quand vous parlez de musique, vous avez l’air passionné.

Fanny, sur sa feuille de notes, avait écrit :

parents musiciens, Duo Grandpierre

frère abandonne cor ado

bcp de musique 5-22 ans

Elle me regardait, attendant une réponse à ce qui n’avait pas été une question. Germain s’enfonça bras croisés dans son dossier.

– Passionné.

– Plutôt passionné, oui.

– Alors pourquoi ? …

La phrase de Fanny se suspendit, et Fanny regarda Germain, qui l’encouragea.

– Enfin pourquoi, répéta Fanny, vu ce que vous nous racontez on s’étonne quand même que…

Germain et Fanny haussèrent les sourcils, mais alors Samuel, accouchez, on n’a pas toute la nuit, et comme je n’accouchais pas Germain finit par préciser leur pensée :

– Pourquoi laisser tomber ?

J’avais pourtant l’impression d’avoir abondamment traité le sujet.

N’avais-je pas été clair ?

Je compris que je n’avais pas raconté l’anecdote d’Émile jusqu’au bout. Aussi, je poursuivis. J’appris à Fanny et à Germain qu’Émile volait la viande qu’il nous offrait. C’était un vol systématique et délibéré, théorisé et symbolique. Cette viande volée, nous étions en train de la mastiquer quand Émile nous fit savoir qu’elle avait été volée. Lily et moi, qui n’avions rien demandé, interrompîmes notre mastication. Émile fit mine de garder son calme, mais nous le devinions fébrile.

– Je remplis mon caddie tranquillement, comme n’importe qui. J’achète des biscuits, du lait, du fromage et des pommes. J’ai des goûts limités. Dans le caddie. Mais pas la viande. La viande, je la garde pour la fin. Je la choisis soigneusement. Grâce à moi, vous pouvez vous vanter d’avoir mangé les meilleurs steaks qui soient. Et hop ! je me les glisse dans le caleçon. Trois steaks ! La viande glaciale, ça donne un coup de fouet. Quand j’arrive à la caisse, je souris, je plaisante, j’ai cinq cents grammes de viande au chaud. On est traités comme des enfants, tout le temps, du berceau à la tombe, il faut tout demander, les contrats, les bourses, le chômage, tout, encore et encore on quémande. La viande, ça ne se quémande pas. La viande, c’est vital et ça se prend. Regardez-nous : on est des artistes ? On prie pour qu’on veuille bien de nous. On obéit. On s’humilie toute la journée. On est libres ? Je ne vous parle pas d’économiser cinquante francs, je vous parle de vous fourrer un morceau d’animal mort dans le pantalon et de vous le bouffer le jour même. Le faire crépiter, le faire saigner. Faut que ça saigne. C’est de l’animal mort. Elle est là, l’émotion.

Le Questionnaire d’intérêts professionnels IRMR (pour : Inventaire des intérêts professionnels de Rothwell-Miller) que propose le service Uni-Conseil Orientation de l’Université de Genève s’appuie sur les recherches du psychologue américain John L. Holland (1959) et son « modèle RIASEC », une « typologie de personnalités en milieu professionnel ». Si l’on veut faire les choses bien, il se complète en environ une éternité. Fanny et Germain m’avaient laissé seul dans la grande pièce, la caméra éteinte. Fanny revenait de temps à autre me demander si tout allait bien. Je disais que oui, mais que c’était long, très long, que j’étais loin d’avoir fini.

Des énoncés me tenaient compagnie, par exemple :

« Vous pensez qu’il vaut mieux faire les choses de façon traditionnelle. »

« Vous vous dévouez à ceux qui sont proches de vous. »

À propos de chaque énoncé il m’appartenait de me positionner de la manière suivante :

Je pouvais être tout à fait d’accord, d’accord, ni d’accord ni pas d’accord, pas d’accord ou tout à fait pas d’accord.

« Vous aimez ne rien devoir aux autres. »

D’accord ou pas d’accord ?

« Il est important pour vous d’être loyal envers vos amis. »

D’accord ? Pas d’accord ?

J’étais devenu musicien professionnel à la suite et à l’image de mes parents. En venant ici je complexifiais drôlement le problème. Je pensai qu’un autre jour j’aurais donné d’autres réponses. Je voulus éviter les pièges, je pris toutes mes précautions. Je fatiguai, je cochai instinctivement, je le regrettai immédiatement. Il était indiqué qu’il n’y avait ni bonne ni mauvaise réponse.

« Il est important pour vous de vous amuser dans ce que vous faites. »

« Vous aimez montrer vos compétences. »

« Vous voulez posséder des choses qui coûtent cher. »

« Promouvoir la paix est important pour vous. »

« Il est important pour vous de développer votre esprit critique. »

« Vous cherchez l’aventure. »

« Vous aimez percer les mystères de la vie. »

« Il est important pour vous de vous intéresser à la nature. »

« Vous croyez que les gens devraient se contenter de ce qu’ils ont. »

Quand j’eus coché, je contemplai mon œuvre. Je m’avérais souvent d’accord, souvent ni d’accord ni pas d’accord, il m’arrivait de me montrer pas d’accord, mais il était rare que je sois tout à fait d’accord ou tout à fait pas d’accord. Je me levai, je m’étirai. Il faisait nuit. Je m’approchai de la cheminée et je pensai qu’un feu de bois aurait été réconfortant. À travers la fenêtre, je vis des étudiants se bousculer sur les marches de l’université, fumer des cigarettes, bavarder. Fanny ouvrit la porte.

– Tout s’est bien passé ?

Elle me sourit amicalement.

– Pas mal, dis-je.

– À moi de travailler, maintenant. Je vais préparer votre rapport pour dans deux semaines. Vous savez, il ne faut pas vous attendre à quelque chose de trop précis, ces tests donnent des directions, des… Il nous faudra interpréter.

Je remerciai Fanny pour son travail. Je sentis qu’elle allait se donner du mal pour moi ; il était finalement bon d’être le premier cas d’une conseillère en orientation.

– À dans quinze jours, alors.

Je descendis les escaliers, je traversai le hall et je sautai le monumental perron, je me retrouvai dans la nuit. Les étudiants allaient, venaient, les passants se dépêchaient d’attraper leur tram. Au contraire de ces courants contemporains, j’avais le temps de déambuler, mais le vague à l’âme m’étreignit. J’enviai ceux qui se passaient de Questionnaire d’intérêts professionnels IRMR. Je rentrai chez moi. Je jouai de la clarinette jusqu’à ce que le voisin du dessous tambourine au plafond.

Le samedi qui suivit je mangeai chez ma mère.

Aujourd’hui dire « chez ma mère » ne m’impressionne plus. J’ai dit « chez ma mère » pendant trente ans ; aujourd’hui ma mère est morte. Chez ma mère, chez ma mère, je le répète tant que vous voulez. En 1989, « chez ma mère » venait de remplacer « chez mes parents », qui n’était plus « chez moi » depuis peu, rue Agasse où j’avais grandi. Mes parents m’avaient mal expliqué les raisons de leur rupture tardive. Ma mère avait prétendu que les pages se tournent et que de grands garçons comme mon frère et moi devaient le comprendre. Le Duo Grandpierre avait connu des hauts et des bas et m’avait pourtant semblé toujours s’en renforcer, soudé par les bas comme par les hauts. Mes parents toujours avaient multiplié les démonstrations d’affection, ils s’étaient embrassés devant leurs enfants et s’étaient dit des mots d’amour partout tout le temps. Alors, j’avais quitté la maison, et le couple s’était éteint.

J’avais les clés. J’ouvris sans qu’on me remarque. Je pris note des changements, dressai la liste de ce qui avait disparu, l’ensemble Le Corbusier offert par grand-père Emmanuel à mon père pour ses vingt ans, qui laissait un vaste trou dans le salon. Deux grands tapis manquants déshabillaient le parquet. Un cadre sur deux offrait une ombre fantôme : au revoir huiles, estampes et gravures, adieu moulins à poivre ou à café, bronze et gargouille en fer, bricoles Art nouveau. L’héritage Grandpierre édentait des étagères qui l’avaient fidèlement porté.

– C’est à lui tout ça, me dit plus tard ma mère, c’est normal qu’il le récupère.

L’héritage Grandpierre, je le retrouverais bientôt chez mon père, entassé en vrac dans une pièce aux stores fermés. Le Corbusier, le bronze, l’Art nouveau ramolliraient, dépourvus de leur fonction, il aurait mieux valu les jeter, et quand mon père mourra c’est ce que je ferai, je jetterai.

L’odeur lourde d’un repas mijoté m’accueillit à la cuisine, Valentine Grandpierre arc-boutée par-dessus ses casseroles.

– Mon grand garçon.

Elle m’embrassa.

– Nous avons une invitée, la petite amie de ton frère.

Mon frère Laurent exerce à présent la gastro-entérologie, il n’est pas marié et il n’a pas d’enfants. Cette année-là, il avait dix-neuf ans. Il étudiait la médecine en première année. Depuis qu’il avait abandonné le cor, il n’écoutait plus Mozart dans sa chambre. À la suite de mon départ et de celui de notre père, il admit avoir trouvé l’ambiance tristounette, rue Agasse, propice à sa concentration. Absorbé par l’étude, il restait dans sa chambre tandis que ma mère touillait. J’errais sans but dans l’appartement. Je m’assis sur le sol de notre drôle de salon, tentant de faire le deuil du mobilier Le Corbusier qui comptait deux fauteuils et un canapé trois places dans lesquels je ne m’étais jamais senti trop grand. Quand Antonia Casagrande sonna, je réfléchissais à la disparition de mon enfance.

Je fus le seul à l’entendre, je lui ouvris, elle avait dix-neuf ans.

– Samuel ? Tu es encore plus grand que ton frère.

J’étais Samuel et j’étais grand, oui, j’étais charmé, ah ! Une fille entrait dans la vie de mon frère, et il fallut que ce fût cette fille-là ! Antonia Casagrande, vive, bondissante, exquise, à son aise chez ma mère et chez mon frère, se débarrassa de son manteau puis se rendit au salon, impatiente, assura-t-elle, de faire ma connaissance. Chez ma mère et chez mon frère, elle était aussi chez elle. Ce n’était décidément plus chez moi.

– Laurent m’a dit que tu es musicien ?

– Oui, dis-je.

– Comme tes parents.

– Euh, dis-je.

– Génial !

– Je joue de la clarinette, dis-je.

Je ne lui dis pas que je venais de laisser tomber la clarinette.

Je dis plutôt :

– C’est difficile, mais qu’est-ce que tu veux… la passion.

Je devins bavard :

– Mon prof est un type extraordinaire qui attend de ses élèves que nous nous surpassions et je peux te dire qu’on donne le meilleur de nous-mêmes, je joue six heures par jour au moins, parfois sept. Je joue toute la journée, je ne sais pas si tu te rends compte, mais sept heures de clarinette en une seule journée c’est beaucoup, après j’ai la tête comme, comme… Après j’ai la tête qui tourne.

Antonia s’assit par terre et je me foutais pas mal de l’absence de mobilier Le Corbusier. Son visage concentré, tandis qu’elle m’écoutait, sa jolie tête de jeune fille de dix-neuf ans penchée sur le côté, ses cheveux noirs coupés court, sa bouche large et ses yeux intelligents… Aujourd’hui encore, ces yeux, cette bouche, ces cheveux me font de l’effet. Trente ans que nous nous fréquentons. Je ne m’y fais pas. Dire qu’elle me plut, cette Antonia de dix-neuf ans… Vous l’avez compris. Elle l’avait compris. Je n’étais pas le premier à la bouffer comme ça du regard, pas le premier à peiner à reprendre ma respiration.

– Et toi, parvins-je enfin à articuler, tu fais quoi ?

Elle hésita. Elle sembla craindre que son projet de carrière ne soit pas à la hauteur de celui d’un clarinettiste professionnel.

Elle dit :

– Je suis en première d’HEC.

Je dis :

– Ah ! mais c’est très bien, ça, HEC, très intéressant.

– Tu trouves ?

– Et tu fais quoi exactement ? Du… enfin tu fais du… de la gestion c’est ça ? De la gestion d’entreprise ?

– Voilà, oui.

– Très bien.

– Du management.

– Très bien.

Je marquai un moment de silence. Je n’y connaissais rien, je ne voulais pas dire de bêtises. Assise par terre, Antonia prit appui sur ses mains derrière elle, s’étira, bras tendus, seins dressés. Je détournai le regard.

– Tu as ta clarinette avec toi ? J’aimerais bien t’entendre.

– Je ne l’ai pas.

– Dommage.

– La prochaine fois.

Quittant sa cuisine, ma mère nous rejoignit.

– Pourquoi personne ne me dit qu’Antonia est arrivée ? Laurent, sors de ton trou, Antonia est là !

Ma mère s’agrippa au bras d’Antonia comme à celui d’une belle-fille.

– À table, tout le monde, je me suis donné du mal !

Nous nous assîmes à la cuisine, la place du père occupée par la petite amie du frère. À part cela, ce fut un repas comme nous les connaissions, ce fut un repas Grandpierre, bavard. Antonia nous entretint de ses cours, elle nous apprit qu’elle avait davantage de goût pour les questions managériales que pour la macroéconomie. Ma mère évoqua le Requiem allemand de Brahms dont la première avait lieu le vendredi suivant. Mon frère nous fit savoir que l’information ingurgitée aujourd’hui à propos des maladies congénitales tenait de l’abrutissement pur et simple. Je découvris qu’Antonia vivait seule. En plus d’étudier le management et la macroéconomie, elle assurait la comptabilité d’une petite entreprise pour subvenir à ses besoins. Je dis que mon colocataire volait de la viande dans les supermarchés. Je tentai d’expliquer pourquoi il était important de se glisser de l’animal mort dans le caleçon.

– Les musiciens, c’est des cinglés, commenta ma mère. Plus ça va plus ils sont fous. Dans le Requiem, à ce qu’il paraît, le chef est un génie. Moi je veux bien. Il est sec, snob, soupe au lait, il se contredit tout le temps, mais il paraît que c’est un génie.

– Quitte, si ça ne va pas, dit Laurent.

– Hors de question. C’est trop beau, Brahms.

Notre salière d’origine Grandpierre, un récipient rond transparent à capuchon métallique, avait échappé au déménagement. Antonia s’en saisit, elle le secoua avec énergie au-dessus de son assiette, remuant des grains de riz jaunes contenus là-dedans depuis que j’étais enfant, pendant que ma mère parlait du Requiem allemand. Ma mère, si je calcule bien, devait avoir quarante-neuf ans. Elle était plus jeune que je le suis aujourd’hui. Après le Requiem allemand, elle n’avait aucun projet. Le Requiem allemand constituait son unique contrat à l’horizon. Après lui, le néant, le chômage. La bonne humeur dont elle faisait preuve ce soir-là ne m’empêchait pas de la voir aussi comme une dame rapetissée qui réunissait ses dernières forces et cachait son chagrin. À son tour, elle se saisit de la salière.

– Tu as raison, Antonia, c’est fade.

Elle secoua la salière inefficacement, comme une vieille.

– Non, c’est moi, s’excusa Antonia, je sale toujours trop.

– C’est raté, dit ma mère, allez, n’hésitez pas à saler, les enfants, salez tous, allez-y, salez franchement.

Ma mère couvrit son assiette de sel, je crus qu’elle allait se mettre à pleurer. Antonia lui faisait face. Je les regardai se passer la salière. Mon frère s’y mit, il sala lui aussi. Alors à mon tour je m’autorisai à saler. Dans le silence, nous salâmes. Antonia nous dit qu’elle jouait au tennis deux jours par semaine ; ma mère, qu’elle n’avait jamais joué de tennis, mais un peu de badminton autrefois. Nous mangeâmes des poires pour le dessert. Ma mère croqua dans la sienne comme une vieille de quarante-neuf ans. Ça lui coula jusqu’au coude, ça lui souilla le menton, ça lui resta dans les commissures des lèvres. Elle se nettoya le visage, son sourire fatiguait. Laurent vit ce que je voyais, que notre père manquait et que cette jolie jeune fille, sa petite amie, ne le remplaçait pas. Les Grandpierre avaient besoin du baryton, il fallait que ça chante ! Laurent fredonna un air, ma mère soupira. Mon frère chanta de sa voix pas entraînée. Ma mère se laissa encourager, elle se ressaisit, elle retrouva son âge et ils chantèrent ensemble Marcia Baïla des Rita Mitsouko. Mon frère chanta faux, mais je l’aimais, je ne le jalousais pas du tout. J’étais heureux qu’il ait trouvé Antonia Casagrande pour l’accompagner dans sa vie de jeune futur médecin et j’étais heureux de voir ma mère chanter grâce à lui, alors je les accompagnai tandis qu’Antonia Casagrande nous regardait, amusée, Valentine, Laurent et Samuel Grandpierre célébrant ensemble dans notre vieille cuisine de la rue Agasse la mort de Marcia, assassinée, mais qui autrefois dansait sur du satin, de la rayonne, sur du polystyrène expansé.

Le modèle RIASEC (ou « typologie de Holland ») sur lequel se base le Questionnaire d’intérêts professionnels IRMR décrit six profils types.

Le premier est celui du Réaliste.

Le Réaliste « s’intéresse aux activités faisant appel à la manipulation d’outils et de machines. Il privilégie l’action à la pensée, recherche peu les contacts et trouve son bonheur dans des activités à forte connotation manuelle et technique. »

Le deuxième est celui de l’Investigateur.

L’Investigateur « choisit la réflexion plutôt que l’action. Il observe, analyse, se passionne pour des problèmes complexes et cherche à les résoudre. L’envie de comprendre est son principal moteur. »

Attention toutefois, avait dit Fanny, à ne pas prendre ces simplifications au pied de la lettre. Je ne devais pas me sentir blessé par ce qu’elle me présentait là, ni empêché de quoi que ce soit, ces résultats se jaugeaient à l’aune du parcours de vie de chacun.

L’Artiste « s’intéresse aux activités permettant la valorisation de son inventivité et de son imagination. Il cherche à se mouvoir dans un contexte changeant, évolutif, adaptatif, et tend à rejeter des règles perçues comme des barrières. »

– Le but du jeu n’est pas de s’identifier à une seule de ces typologies, avait précisé Fanny.

Le Social « accorde une place prépondérante aux sentiments d’autrui et cherche à se rendre utile au sein de sa communauté. Très à l’aise dans les activités relationnelles, il fait en revanche souvent montre de désintérêt vis-à-vis des tâches physiques ou techniques. »

– Comme tout le monde, vous êtes un peu de l’un, un peu de l’autre, dans un mélange qui vous est propre.

L’Entrepreneur « aime imposer ses idées et influencer les autres. Il se cherche une place de meneur, veut réussir, aspire à la reconnaissance et à la richesse. Comme le Social, il recherche les relations de personne à personne, mais afin de convaincre et d’influencer, plutôt que pour les aider. »

– Un cocktail de désirs parfois contradictoires et il n’existe pas de métier qui satisfera chacune de vos facettes.

Le Conventionnel « recherche l’ordre et la stabilité, des horaires réguliers, un cadre sécurisant. Son goût se porte sur la répétition d’actions maîtrisées, réglées au préalable selon des règles et usages établis par le cadre légal et sa hiérarchie. »

– Le problème chez vous, Samuel, si on peut dire que c’est un problème, c’est que vous vous intéressez à beaucoup de choses.

Le Réaliste, l’Investigateur, l’Artiste, le Social, l’Entre-preneur, le Conventionnel, et moi et moi et moi ?

– Le profil dominant, quand même, c’est le profil Entrepreneur.

Nous étudiions mes résultats dans cette même vaste salle où nous avions débuté, sans caméra et sans Germain. Fanny et moi avions ouvert mon estomac et nous regardions dedans. Nous n’avions pas besoin de Germain.

– Le profil Entrepreneur, Samuel, c’est aussi les ambassadeurs et les diplomates, les hommes politiques ou alors les chefs d’orchestre, si vous voyez ce que je veux dire. Vous avez aussi un côté Investigateur. L’Investigateur, c’est chouette, c’est celui qui veut toujours découvrir de nouvelles choses et, ça, ça veut dire que de belles surprises vous attendent.

Fanny rougit. Le moment que nous vivions revêtait une grande étrangeté. Nous étions deux jeunes gens qui parlaient du monde du travail et de ses perspectives dont ni elle ni moi ne connaissions grand-chose.

– Statisticien, architecte, astronome…

Des activités susceptibles de me plaire selon le Questionnaire d’intérêts professionnels IRMR.

– Météorologue, directeur administratif, ingénieur des eaux et forêts…

Chacun de ces métiers comportait des aspects correspondant à mes goûts, aucun ne les satisfaisant tous. En résumé, les choix restaient ouverts. Encore une fois, ce n’était pas plus que matière à réflexion.

– J’espère que ça vous aura été au moins un peu utile, conclut Fanny.

Sur son visage se lisait à quel point elle espérait que ça m’aurait été au moins un peu utile.

– Très utile, dis-je.

– Vraiment ?

– Merci beaucoup.

J’étais son dernier cas de la journée. Peut-être avais-je été le seul. Au moment de partir, je la vis prendre son manteau. Je l’attendis, comme si nous quittions ensemble le domicile conjugal. Elle verrouilla la porte derrière nous. L’analyse avait été faite, le portrait de Samuel Grandpierre, tiré, le verdict, donné, le service, rendu. Nous pouvions nous dire adieu. Ce service, d’ailleurs, ne coûtait rien. La Ville, par le truchement de son université, l’offrait à tous ses jeunes habitants de moins de trente ans déboussolés. Nous descendîmes les escaliers glaciaux pour nous retrouver devant l’immeuble, confus, le patient et sa thérapeute après la séance, ne sachant comment nous comporter l’un vis-à-vis de l’autre. Fanny, cachée sous son bonnet, me fit face, sur le trottoir, les pommettes roses. Nous nous séparâmes en nous serrant la main.

Il m’arrive de me demander ce qu’aurait été ma vie si j’avais invité Fanny à boire un verre ce jour-là, où on en serait aujourd’hui, qui j’aurais épousé et quel métier j’exercerais.

Directeur en voiture, j’écoute le Kegelstatt trio pour clarinette, alto et piano K. 498 de Wolfgang Amadeus Mozart (1786). Derrière ma nuque se balance un cintre universel à fixer sur l’appuie-tête, une structure triangulaire légère faite de métal gris et de plastique noir à laquelle j’ai suspendu ma veste. J’écoute Mozart. Ma veste tangue sur son cintre. Des cintres de ce type, mon concessionnaire automobile en propose plusieurs modèles, tous de ferraille grise et plastique noir. J’ai eu beau fouiller l’assortiment, ce ne fut que ferraille grise et plastique noir.

– Nous pouvons obtenir marron.

Ma fonction de directeur exige le noir, à la rigueur et tout au mieux le marron. Je porte en alternance trois costumes, l’un noir, l’autre gris, le troisième gris. La fonction appelle le costume, le costume appelle le cintre, le cintre appelle le SUV, et nous y voilà. Je roule en Audi. Je sais qu’il existe des patrons qui se déplacent à vélo, qui portent leur serre-pantalon phosphorescent dans les étages et des marques rouges sur le front, des directeurs qui n’ont peur de rien.

– Un véhicule, c’est d’abord une émotion.

L’autoroute traverse des champs blonds. Les blés à maturité souffrent, il fait une chaleur accablante tôt le matin. L’air brûle. L’autoroute ondule. L’asphalte fond. Heureusement, la climatisation de l’Audi fonctionne. Passant Collex-Bossy, j’ai presque froid. Si je continuais droit devant, si je roulais et renonçais à me rendre à mon bureau, arriverais-je à Barcelone avant 20 h ? Des signaux lumineux sur mon tableau de bord racontent toutes sortes d’histoires, ils me rappellent que j’écoute Mozart. Comme la machine offre un système de commande vocale, je demande :

– Un peu plus fort, la musique.

Kegelstatt signifie « allée des Quilles ». La clarinette et l’alto retiennent une noire liée à une double croche, un mi bémol, une boule de bowling sur l’allée des quilles. Quatre triples croches, ce sont les quilles qui tombent. Suit un arpège suspendu : la machinerie les remet à leur place. Et silence. Ce que je décris ici dure six mesures à peine. Le piano nous invite à un rafraîchissement. Une deuxième boule est lancée, les quilles volent. On imagine le cuir feutré d’un salon autrichien. Les clarinettistes aiment Mozart non seulement parce qu’il est un génie, mais aussi parce qu’il fut le premier à donner sa chance à notre instrument.

J’ai honte de l’écouter si distraitement.

– Là-dedans, vous verrez, on a un son comme dans une boîte de nuit.

Neige, ma femme, ne supporte plus le Kegelstatt. Nous l’avons joué quelquefois ensemble. Elle l’aimait comme moi, mais elle s’en lasse. Moi, je ne m’en lasse pas. Ses parents l’ont affublée de ce prénom original, car ils sont des artistes. Je remercie les miens d’avoir choisi Samuel. Neige joue du violon. Les soirs de concert elle emprunte mon Audi. Je crains parfois qu’elle boive un verre de trop et ne rentre jamais à la maison.

En ce moment elle m’adresse à peine la parole.

Roulant, je pense à Neige et j’espère qu’elle me pardonnera. Je pense à vous, Sabine, je n’arrive pas à vous ôter de ma tête. Je ne prête pas au Kegelstatt trio l’attention qu’il mérite.

Sabine, hier dans mon bureau, comme vous trembliez ! Face à votre directeur, vous avez su vous contenir, ne pas me cracher au visage. Je vous en remercie. Je vous ai imaginée le faire, j’aurais compris. Vous vous êtes avancée d’un pas, puis vous vous êtes interrompue. Les mots vous ont manqué. J’avais peine à croire que c’était moi qui vous mettais dans un état pareil. Au lieu d’un crachat, vous m’avez tendu une convocation au tribunal des prud’hommes. Je dois me renseigner. J’ignore comment fonctionne le tribunal des prud’hommes. Me faudra-t-il un avocat ? Sabine, vous avez eu du courage. Vous m’avez remis ce document en main propre quand vous pouviez le déposer dans ma boîte aux lettres.

Le saisissant, je vous ai dit :

– Merci.

Vous avez dit :

– Moi, je ne vous remercie pas.

Quand on me donne quelque chose, j’ai tendance à dire merci. J’étais ridicule, je vous prie de m’en excuser.

Sur l’autoroute, ce ridicule m’empêche d’écouter Mozart. Ce ridicule m’obsède. Que dit un directeur à son employée qui le convoque au tribunal ?

Vous, Sabine, à ma place, vous auriez dit quoi ?

L’autoroute dessine un arc de cercle. Le soleil tourne dans l’habitacle, j’aperçois le lac en face de moi à l’entrée du deuxième mouvement. Le Jura passe dans le rétroviseur, terre d’origine des Grandpierre, au pied duquel Neige et moi vivons en compagnie de notre fils. Je passe l’échangeur du Vengeron, je roule à travers le bois de la Foretaille, scié en deux par l’autoroute. Chênes, pins et buissons inflammables longent ma route. La tour Azur apparaît sur ma droite, je la regarde, la tour Azur, ma tour, au dix-septième étage de laquelle siège Casagrande Immobilier, mon entreprise où travaillent mes trente-deux collaborateurs. La tour Azur où l’on m’attend. J’arrive !

Un camion me ralentit.

Il roule à faible allure. Sur la porte arrière est écrit : « Transport d’animaux vivants ». C’est une bétaillère. Vaches, poules ou cochons foncent devant moi à cent kilomètres heure. J’aimerais aller plus vite que ça. Un bolide de directeur, ça roule à une allure de directeur. Je m’apprête à dépasser, j’actionne le clignotant, je me déporte sur la gauche. La bétaillère se comporte bizarrement, elle mord la ligne extérieure, secoue son équipage. Elle se déporte dans la direction inverse et m’empêche d’avancer, je me méfie. La tôle ajourée de la bétaillère brinquebale. Reprenant l’opération de dépassement, l’avant de mon Audi à hauteur de son arrière, je tente de voir ce que je dépasse, vaches, poules ou cochons. Le Kegelstatt continue. Les quilles roulent, clarinette, alto, piano. Dans mon rétroviseur, une voiture semblable à la mienne, sobre et de marque inconnue, fait clignoter son clignotant. On trouve que je ne roule pas assez vite. On voudrait que je me rabatte. J’ai passé ma vie à ne pas conduire, et cette attitude-là me désarçonne. Un moment d’hésitation, je réaccélère. Alors, la bétaillère accélère aussi. Qu’est-ce qui nous prend, tous, à accélérer comme ça ? Je ralentis. Je m’apprête à retrouver ma place derrière les animaux, mais mon pour-suivant s’est rapproché. Son phare gauche n’en finit pas de me faire des reproches, clic, clic, clic, il me dit que je roule n’importe comment. Aussi, montrons ce que l’Audi a dans le ventre. Je pousse, je rugis. La vieille tôle à ma droite s’échappe de mon champ de vision. J’ai doublé. Je me rabats comme un sagouin. Trop tôt, je coupe la course du transport de bestiaux dont le pare-chocs percute le coin de mon coffre à cent kilomètres heure.

J’appartiens à la mécanique des fluides et à la résistance des matériaux, timbales, maracas, carillons, harmonica de verre pulvérisé au piolet. Je m’accroche à l’inutile volant. Je te serre fort, volant. Pied au plancher, je tire le frein à main, souvenir de mes dix-huit ans et de l’exercice de l’arrêt d’urgence. Le moniteur vous dit d’accélérer, d’accélérer plus vite que ça, Grandpierre, accélérez et, stop, freinez d’un coup, Grandpierre ! Ces exercices impriment dans la mémoire du corps l’arrêt d’urgence. Le museau de l’Audi s’écrase sur la glissière de sécurité et s’y accordéonne. Je vois scintiller le lac. Je ne peux rien à notre chorégraphie, rien au mouvement giratoire, aux tching, aux scronk, aux crac. Mon véhicule de directeur a été conçu pour se déformer. Sa déformation amortit les coups. Ses protubérances protègent l’habitacle renforcé. À cause de moi, derrière moi, comme moi, la bétaillère y passe. Remorqueur et remorqué font chemins séparés, camion et caravane ont divorcé. Un demi-tour, et me voici au premier rang pour voir s’écraser la grande cage sur le flanc, qui casse, étincelles et vacarme, qui casse, qui se divise, qui s’ouvre. Surgissent les occupantes : des vaches.

Ce sont des vaches.

L’une vole sur moi tête en avant, vache volante vivante encorne mon pare-brise puis s’écrase sur mon toit, pattes arrière et sabots, flanc, tétines, côtes, tout ça dans ma voiture. Des éclats de vitre bondissent vers mon visage. Ma boîte de conserve s’ouvre à tous les vents. Six cents kilos de vache contre une tonne deux de véhicule de directeur. Dans le flanc de la mécanique moderne se déchire la peau de la vache. Voltigent les poils dans l’air chaud, cassent les cornes et les sabots. La bête roule toute nue contre l’asphalte, maintenant morte et bien morte. Je la vois, je les vois, car elles sont plusieurs qui rebondissent de la sorte sur cette matière pas rebondissante. De la tôle se promène au-dessus du sol. Un instant, je devine l’homme au volant du camion. Je voudrais que l’homme vive et moi aussi j’aimerais vivre, j’aimerais que cet événement se termine.

J’avais sept ans quand j’assistai pour la première fois à un accident de la circulation.

J’en garde un souvenir vif.

Silence et immobilité.

Corps couché, position de la plongeuse.

Voiture interrompue sur le passage piéton, vitre en toile d’araignée.

Nous allions à la piscine. Nous portions dans nos sacs à dos nos maillot et serviette de bain. Nous marchions deux par deux en nous tenant par la main. Deux maîtresses nous encadraient, l’une devant, l’autre derrière, elles nous protégeaient des dangers de la ville, en particulier de la circulation. En chemin, je montrais à un camarade la figurine du Schtroumpf farceur, je m’en souviens très bien. Le Schtroumpf farceur se reconnaît au cadeau jaune à ruban rouge qu’il transporte et à son air taquin. Je ne regardais pas devant moi, je n’avais d’attention que pour cette mini-sculpture en plastique bleu. Il dut y avoir un bruit de freinage, un bruit d’impact, dont je ne garde pas le souvenir. Ce dont je me souviens, c’est que je butai contre le sac à dos de la fillette devant moi et que le Schtroumpf m’échappa des mains.

Les mots des maîtresses furent :

– Ne regardez pas, les enfants.

Tandis qu’elles regardaient, elles, avec horreur, ce qu’il ne fallait pas regarder. Je récupérai ma figurine. Je serrai la main de mon copain de classe. Mon regard se fraya un chemin par-dessus les têtes. À l’époque déjà j’étais le plus grand. Je survolai la mêlée, je cherchai. Je vis : voiture cabossée, immobilisée, capot creusé d’une cuvette, pare-brise blanchi par des fissures comme une toile d’araignée, une cible marquant le lieu où le corps avait frappé.

Du conducteur, on ne voyait rien.

Se trouvait-il au volant, le visage découpé par le verre ?

Les maîtresses nous suggérèrent d’opérer un demi-tour, mais nous étions hypnotisés. Ce tableau nous rendait inertes, vingt petites personnes pétrifiées. À quelques mètres de la voiture qui l’avait percutée reposait une dame sur le flanc, enroulée sur elle-même. Le vol plané l’avait allongée là et je pensai que, bien que couchée, cette dame se tenait dans la position d’une plongeuse, tête blottie dans les bras allongés, mains réunies comme en prière, la nuque dans le prolongement du dos en un arc tendu, ce que précisément nous exercions à la piscine. Nous, les enfants, étions davantage curieux qu’effrayés, peu conscients de ce que représentait ce spectacle immobile. L’effroi se devinait chez les maîtresses. Malgré elles, elles nous le transmirent seconde après seconde. Leur épouvante nous apprenait que cette femme et cette voiture étaient un événement important, le pire, peut-être, dans le monde qui était le nôtre.

Mon corps est une chose fragile. Deux mètres (ou presque) et un peu plus de cent kilos sur l’autoroute comptent pour des prunes. Mon corps sur l’autoroute se fait matière implosible, explosible, friable, écrasable, sans chance de survie hors la solidité de son enveloppe roulante. Quelques minutes avant de prendre la voiture et venir m’écraser contre ici, j’observais mon corps dans la glace. De longs poils blancs me poussent sur le torse. Ces poils longs et blancs, je ne les avais pas l’année dernière. Neige aime tirer dessus. C’est elle qui a voulu qu’on installe un grand miroir dans la salle de bains, elle qui le plus souvent s’y mire. Elle dispose à cinquante-cinq ans d’un corps musclé très beau qu’elle tient à conserver.

Moi, j’ai du bide.

Existe-t-il des études à propos des directeurs ventripotents ?

Pour me percevoir en entier dans le miroir, je recule. Mes mollets touchent la cuvette des toilettes. J’ai du gras dans les jambes. Je ne suis pas aussi gros que je l’ai été, mais je ne suis plus l’étudiant mince que je fus. Mon alliance boudine mon annulaire. Mes joues pèsent sur les coins de ma bouche, elles me donnent l’air boudeur. Ma femme trouve mon gras rassurant. Ce matin devant le miroir, j’ai habillé ce grand corps gras avec soin pour affronter des défis que j’imaginais autrement moins dramatiques. Je me suis habillé pour en imposer. J’ai vêtu ce corps d’une chemise blanche et d’un costume sombre. Je l’ai glissé dans une voiture coûteuse. La veste sur son cintre, le siège en arrière et les jambes déployées, Mozart dans l’autoradio, j’ai pensé à ma fonction, je me suis déconcentré, j’ai coupé la route d’un transport d’animaux vivants que j’ai regardés rebondir et mourir.

Quant à moi, suis-je blessé ? Un goût s’invite dans ma bouche. Il est possible que je me sois mordu la langue. Tout à l’heure, tout à l’heure. Concentrons-nous d’abord sur l’accident. Je n’aurais pas dû acheter cette voiture. J’aurais dû prendre le café avec Neige. J’aurais dû lui proposer la tenue ce matin de notre Grande Conversation. J’aurais dû embrasser mon fils. Ah ! trois minutes plus tard ou trois minutes plus tôt ! Tous les accidentés de la route doivent se dire ce genre de choses. Mais ça se calme. L’accident perd en intensité, oui, il commence à ralentir. La machine à laver décélère et je suis en vie. Mon véhicule ne bouge plus. Le silence qui suit Mozart est encore de Mozart. Pas un bruit. Les vaches ? Pas un meuglement. Je suis arrêté au milieu de l’autoroute, il faut fuir. Avant qu’on ne me rentre dedans. La porte résiste, je suis incarcéré. Le sang monte à mon visage. Je pousse de l’épaule, la porte grince, s’entrouvre. Je suis dehors. Je suis vivant. Mes jambes courbaturées ne sont pas cassées. Mes jambes tremblantes me tiennent debout. Je vérifie que mes jambes sont là. Elles sont là. Je ne finis pas cul-de-jatte. Je me tiens debout au milieu de l’autoroute à côté d’une épave d’Audi. Nous sommes baignés de soleil, l’épave et moi. Derrière gisent des choses scintillantes et tragiques difficiles à regarder en face. Je ne m’attarde pas, je m’éloigne plus vite que ça. Un autre camion pourrait venir rouleau-compresser mon massacre et me rendre la monnaie de ma pièce. Je pense à ma clarinette. Je m’interromps. J’avais ma clarinette avec moi, ce matin, elle doit se trouver encore sur la banquette arrière. Je manque de sens des priorités. Au lieu de me sauver, je sauve ma clarinette.

– Je vais chercher ma clarinette.

L’impact a laissé la porte arrière droite béante. Ma veste repose sur son cintre. Elle a vécu l’événement en suspension. Sous le siège, l’étui noir contient mon instrument. Je le saisis. Je le serre fort contre ma poitrine avant de déguerpir. Je marche loin de l’enfer. Je piétine le goudron jonché de débris. J’enjambe une rambarde de sécurité, j’ai envie d’appeler Neige. Je ne peux pas croire qu’il règne un tel silence après ce qui vient de se passer. Rien n’explose. Aucune sirène ne retentit. Ne devrait-on pas entendre une symphonie ? Seulement le chuchotement de la brise.

Dans le sens opposé passe une moto. Elle ralentit, m’observe, ne s’arrête pas. Elle me laisse avec moi-même. La tour Azur me regarde, moi l’un de ses directeurs écrasé à son pied. Peut-être que de là-haut, on m’a vu. La journée commençait en douceur avec ses contrariétés pas létales, mes employés regardaient par la fenêtre et j’aimerais commencer ma journée de travail, moi aussi, s’il vous plaît. Sur le côté de l’autoroute je trouve une borne en béton sur laquelle m’asseoir. Ma voiture est une forme abstraite. La chaleur sent le béton. Des animaux gisent sur l’asphalte.

J’entends la voix de la maîtresse :

– Ne regardez pas, les enfants.

II

Le père de ma mère, guide de haute montagne, ayant disparu avant ma naissance, de mes deux grands-pères je n’ai connu que le paternel, le directeur : Emmanuel Grandpierre. Il m’avait donné rendez-vous. Il avait décidé du lieu de ce rendez-vous et de ce que je me mettrais dans l’estomac. Il avait ici ses habitudes, j’étais son invité. Il ne se leva pas pour m’accueillir. Écrasé dans le fauteuil, il donnait le sentiment qu’on ne l’en extrairait plus. Il se tenait allongé dans la chaleur moquettée de son restaurant favori, grand et gros, la serviette coincée entre deux boutons d’une chemise couverte de miettes de pain. Je me baissai pour l’embrasser. Il sentait la vieille peau, le vieux cuir de vieux Grandpierre.

– Samy, je suis content de te voir.

Du deuxième étage, nous dominions le port et sa forêt de mâts, ses voiles en berne. Les navires tanguaient. L’agitation défilait sur la route entre eux et nous, silencieuse à travers la vitre épaisse.

– J’ai eu ton père au téléphone.

Enfant, il me fichait la trouille.

– Alors comme ça tu lâches la clarinette ?

Il ne souriait jamais.

– J’ai pensé que toi et moi nous avions des choses à nous raconter.

Il ne s’intéressait pas à ses petits-enfants, m’appelait Laurent, et Laurent, Samuel.

– La séparation de tes parents, je ne la comprends pas. Toi tu la comprends ?

Jamais je ne l’avais vu assister à un seul concert du Duo Grandpierre.

– Mais tu es mal placé pour en juger et ce n’est de toute façon pas de ça que je voulais te parler.

On nous apporta du poisson à la chair délicate.

– C’est de toi que je voulais te parler.

J’aurais préféré partager ce repas avec ma grand-mère, une femme douce qui cuisinait elle-même du poisson le mercredi midi quand j’allais à l’école.

– Tu baisses les bras, Samy ? Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, Samy ?

Les conversations avec ma grand-mère ne ressemblaient pas à des interrogatoires.

– Ça a l’air excellent, dis-je.

– Je t’ai posé une question.

Tic de vieux chauve, mon grand-père en me parlant se caressait le crâne.

Je dis :

– Je ne sais pas.

Mon grand-père se malaxa le front, comme fatigué d’avance par notre conversation. Mes parents disaient de lui qu’il était dans les affaires. Quelles affaires ? Toutes sortes d’affaires, et la notion d’affaires revêtait pour moi un caractère énigmatique.

Il se redressa péniblement. Sa fourchette plongée dans la chair du poisson, il remit son repas à plus tard. Il n’était pas homme à laisser traîner ce qui comptait et me tint sur-le-champ le discours qu’il avait préparé.

– Samy, tu as de l’imagination, tu travailles dur. Ce sont les deux vertus cardinales de l’entrepreneuriat. Avec l’entregent. L’imagination, la force de travail et l’entregent : les trois vertus cardinales. Le monde de l’entreprise ne t’évoque peut-être pas des images aussi séduisantes que celui de la musique, de l’opéra, de la danse ou du théâtre. Chacun son héritage. Mais c’est une erreur, Samy. C’est ça que je voulais te dire aujourd’hui : il existe autre chose en ce monde que ce que tes parents t’ont montré. Je pense à l’entreprise. C’est un monde de problèmes à résoudre et de solutions à trouver, Samy, c’est un monde d’invention pour les gens créatifs comme toi, Samy. L’imagination paie dans les affaires. J’ai travaillé pour vingt entreprises différentes et je n’ai pas fait deux fois la même chose. Dans quel métier ne fait-on pas deux fois la même chose, Samy ? Toi, tu as toutes les cartes en main. Tous les talents qu’il faut. Manquent les diplômes. Ça te tenterait ? Dis-le-moi franchement, Samy. Ça te tenterait ? Tu n’imagines pas mon carnet d’adresses. Je l’ouvrirai pour toi. Je te trouverai un premier emploi, tu auras l’embarras du choix. Tu gagneras bien ta vie, Samy. Tu gagneras très bien ta vie et surtout – là je te fais une promesse la main sur le cœur –, surtout, tu feras un métier passionnant. N’en doute pas une seconde. Aussi passionnant que la musique ou l’opéra, que la danse ou le théâtre. Plus passionnant. Et qui paie nettement mieux, Samy. Tu sais, tu as toujours été un petit-fils remarquable.

Mon grand-père toussa. Son vieil âge s’enfonça dans son fauteuil. Sans avoir touché à son poisson, il demanda que le plat principal nous fût servi. Nous le dégustâmes mal à l’aise. Emmanuel transpirait. Il s’était donné du mal pour me convaincre et il semblait avoir cherché à se convaincre lui-même. Il attendait une validation de ma part. J’avais envie de la lui donner, de lui dire oui, grand-papa, tu as bien mené ta barque. Qu’est-ce que j’en savais ? J’ignorais tout de l’existence d’Emmanuel Grandpierre. (Connaissez-vous la vie de vos grands-parents, vous ?) Jamais je ne l’avais vu diriger, siéger, engager, congédier. Qu’est-ce que j’en savais ?

– Réfléchis bien, ajouta-t-il, l’œil mi-clos, la bouche lasse.

Ses pensées se perdirent de l’autre côté de la vitre. On nous débarrassa. On nous apporta l’addition. On savait qu’Emmanuel Grandpierre ne prenait pas de dessert.

Les choses semblaient concorder.

1. Le Questionnaire d’intérêts professionnels IRMR avait identifié chez moi une composante « Entrepreneur » marquée.

2. Mon grand-père Emmanuel avait identifié chez moi une composante « Entrepreneur » potentielle.

J’allais donc explorer cette piste-là. Ce serait l’occasion de côtoyer Antonia Casagrande.