De Moscou à Valbonne - Patrick Cherbé - E-Book

De Moscou à Valbonne E-Book

Patrick Cherbé

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Beschreibung

Dans le sud de la France, une Russe perd brutalement son mari et se retrouve démunie avec ses quatre enfants.

Olga, russe d’origine, vit avec sa famille dans un petit village du sud de la France. Son mari Piotr, homme d’affaires, s’écroule au retour d’un de ses fréquents voyages d’affaires entre Nice et Moscou. Il décède subitement, Olga se retrouve seule avec ses quatre enfants. Sans ressources, démunie, ne parlant pas bien français, elle risque l’expulsion du territoire à tout moment, elle n’a toujours pas reçu son titre de séjour. Ses enfants âgés de 4 à 18 ans sont tous scolarisés, elle souhaite rester en France.
Pour subsister elle fait des petits boulots. Elle décide de prendre des cours de français pour faciliter son intégration. Jacqueline, une prof de philo à la retraite lui donne des cours. Olga est instruite, diplômée de l’enseignement supérieur et apprend vite. Les deux femmes deviennent très vite amies et les cours débordent rapidement sur des discussions passionnées portant sur des thèmes aussi variés que la littérature, la philosophie, la politique, la linguistique, le sexe et les problèmes sociétaux en France et en Russie, etc. À travers cet échange régulier, Olga et Jacqueline découvrent tour à tour un pays, des moeurs dont elles ignoraient tout.
Tandis que la mort de Piotr demeure une énigme, Olga mène son enquête policière à distance…

Découvrez le parcours singulier d'Olga dans ce roman biographique et policier, de son intégration et sa rencontre avec Jacqueline à son enquête autour de la mort de son époux.

EXTRAIT

Même les dernières images de Piotr lui revenaient : au moment où il fut pris de convulsions, quand son visage se crispa. Ses yeux hagards semblaient la supplier de ne pas l’abandonner. Avait-il senti la mort venir à cet instant précis, quand dans un dernier râle, il lui avait dit je t’aime ?
Pourquoi à nouveau cette vision devant elle ? Ce terrible ressentiment à l’égard d’elle-même de n’avoir peut-être pas su ou pu le sauver l’envahissait, ce n’était donc pas fini ? Vivrait-elle toute sa vie avec ce plan-séquence ? Comme une mauvaise scène d’un film d’horreur qu’on veut oublier mais revenant sans cesse tel un cauchemar. Elle avait beau enfouir son visage dans ses mains, fermer les paupières, rien à faire, les yeux repassaient la séquence en boucle.
Comment mettre en application les principes de Jacqueline : l’ataraxie, l’hédonisme, si chaque fois cette scène apocalyptique reprenait le dessus, dévorant son esprit, incapable de s’en défaire ? Elle aurait voulu faire jouer son libre arbitre mais impossible. C’était donc ça le déterminisme ! Cette poignante scène où sa vie a basculé la voulait, puisque malgré sa volonté de s’en débarrasser, elle était toujours là. Comment « se créer liberté » Monsieur Nietzsche si on n’est pas libre ? Où était cette volonté de puissance ou plutôt vers la puissance, cette Wille zur Macht dont parle le philosophe dans plusieurs de ses œuvres ? Où était-elle cette force humaine ? Ce sipo matador, cette fameuse liane qui s’appuie sur le tronc raboteux de l’arbre pour aller vers la canopée, la lumière ? Olga voulait elle aussi aller vers la lumière mais c’était elle l’arbre, étouffé comme le lierre étouffe le tronc ou la pierre. En voyant cette sempiternelle image de Piotr, ses yeux muets hurlaient dans le vide tandis que son cœur exprimait le mépris, la volonté de lutter contre elle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrick Cherbé - Chef d’entreprise retraité. Ancien traducteur-interprète à l’ambassade de France à Moscou (URSS). Enseignant de français à l’Institut du Commerce Extérieur de Shanghai. Retour forcé en France à la suite de la naissance de sa première fille handicapée. Carrière en France et à l’étranger dans le domaine de la parfumerie à Grasse. Son premier roman, Olga, est tiré d’une histoire vraie.

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PATRICK CHERBÉ

De Moscou à Valbonne,

 

la vie d’OLGA

 

Symbole de la Russie francophile d’antan

Andreï écrit en français son Testament

Merci Charlotte pour cette belle plume1

 

Ce matin-là elle guettait le portail dans le jardin. Des huissiers pouvaient venir à tout moment. Ses quatre enfants dormaient encore. Venue s’installer en France depuis peu, Olga avait laissé derrière elle sa Russie natale. Il y a tout juste six mois, jour pour jour, Piotr, son mari, un homme d’affaires, s’était écroulé au saut du lit, sans raison apparente. Le Samu n’avait rien pu faire. Elle restait seule dans un pays dont elle ne parlait pas la langue. Tout s’effondrait, la petite Russie qu’elle avait reconstituée en France se limitait à son mari et ses enfants. Un foyer qu’elle chérissait, loin de l’agitation moscovite, dans un petit village de la côte d’Azur près de Grasse. Elle se tenait volontairement à l’écart de la communauté russe installée dans la région, à Cannes, Nice ou Biot. Démunie, sans ressources, chaque matin l’angoisse de l’expulsion tenaillait ses entrailles.

 

Une cigarette à la main, elle conjurait cette éventualité en préparant le petit-déjeuner sans quitter des yeux la grille qui séparait la propriété de la route. Déjà six mois qu’elle ne payait plus son loyer. Ses yeux verts, humides de chagrin, pleuraient toutes les nuits, ses longs cheveux bruns sur les joues tombaient de part et d’autre de son visage comme pour cacher son accablement.

Les enfants allaient se lever, il fallait être forte, sourire, les préparer pour l’école.

Sept heures passées, la journée était sauvée. Olga savait que les expulsions s’effectuaient dès six heures du matin. Ce n’était pas tant l’expulsion qui la rongeait mais plutôt le fait que, sans ressources, ses enfants pouvaient, à tout moment, lui être retirés, placés soit dans un organisme soit dans une famille d’accueil. Le téléphone portable provoquait aussi des moments de forte anxiété quand s’affichait sur l’écran : « numéro masqué ou contact inconnu ».

 

Olga se sentait abandonnée une deuxième fois, à nouveau orpheline. Ses parents, des communistes convaincus, n’avaient pas supporté la vague des années quatre-vingt-dix. L’effondrement de l’Union Soviétique avait signifié pour eux la mort d’un idéal dont ils avaient été bercés durant toute leur vie.

Sa maman s’était éteinte, au milieu des années deux mille dans leur kommunalka (appartement communautaire) où Olga avait passé son enfance et son adolescence. Son père, toujours en vie, vieillissait seul dans un petit appartement de banlieue de St-Pétersbourg.

Fille unique, il ne restait à Moscou que son amie d’enfance, Lioudmila, qu’elle ne voyait plus. Quelques appels maintenaient un lien entre elles, mais Lioudmila avait aussi sa vie et la distance estompait peu à peu leurs rapports. Piotr avait donc été son sauveur et l’avait emmenée loin de ce pays dont elle ne voulait plus où plus rien ou presque ne la retenait.

 

Ce nouveau deuil, la peur, l’inconnu, avaient fait beaucoup maigrir cette belle femme à la quarantaine passée. Une beauté aux yeux vert fusil, aux pommettes saillantes. Malgré sa maigreur, sa peau de lait témoignait de son authentique slavité et sa silhouette, son visage eurasien, ne laissaient pas insensibles les hommes qu’elle croisait. Anxiolytiques et cigarettes la maintenaient en vie, debout, malgré tous les malheurs qui s’abattaient sur sa vie.

Elle attendait depuis longtemps sa carte de résidente. « Le dossier est en cours d’examen » lui avait signifié une lettre laconique de l’administration. Comment rester en France si cette carte n’arrivait pas. Sans domicile, sans adresse ?

L’idée d’être expulsée du pays la traumatisait.

Parfois dans la journée, lorsque les enfants étaient à l’école, elle essayait de comprendre.

Pourquoi, Piotr, quarante-cinq ans, en bonne santé, ancien sportif de haut niveau, était mort le lendemain de son arrivée en France, de retour d’un voyage d’affaires à Moscou ? Elle ne lui connaissait pas d’ennemis, elle avait aimé cet homme, c’était un mariage d’amour. Elle l’aimait toujours. Sa tête était pleine de pourquoi. Pourquoi ne peut-on pas arrêter la course du temps, le tromper, enrayer sa machine infernale, revenir en arrière au lieu de buter sur ce mur muet, impassible, conjurer la fatalité sourde à toutes ses supplications ?

 

Puis le quotidien, les démarches administratives, le retour des enfants occupaient à nouveau son esprit. Le temps passait ainsi, lui ôtant un peu de peur au ventre.

Il fallait agir vite, elle voulait donner à ses enfants une vie et une éducation dignes d’un pays occidental, leur assurer un avenir que la nouvelle Russie ne garantissait pas ou plus. Elle avait trop souffert des inégalités, des diplômes vendus par des professeurs peu scrupuleux, de la corruption répandue à tous les niveaux de la société, des violences faites aux femmes qu’on ne respectait pas.

Россия – страна чудес ! Russie, pays des merveilles ! soupirait-elle comme aiment le dire les Russes en se moquant de leur pays.

 

Le peuple russe a ceci de singulier que les étrangers ont du mal à comprendre. Un fort patriotisme, un amour sans bornes de son histoire, de sa langue, et la ferme conviction de sa puissance dans l’arène internationale comme on dit dans les journaux. Mais une fierté non moins entachée d’un sentiment de dégoût vis-à-vis de lui-même. Une impression étrange nourrie de reproches à l’égard d’une russité trop mal affirmée, trop mal contenue, cachant une espèce d’animalité, de complexe d’infériorité qu’aucun Russe ne veut avouer.

 

Aujourd’hui le Président russe incarnait tout ça. Une nation corrompue, dangereuse, imprévisible mais forte aux yeux du monde.

Cependant Olga ne voulait plus de ce pays, trop de choses l’en séparaient désormais. Quelque chose s’était brisé en elle. La chute de l’URSS, la mort de sa mère avaient fait d’elle une autre femme.

Elle ne supportait plus l’hypocrisie, le mépris des Autorités pour le peuple, la violence dans tous les domaines, l’injustice, la misère malgré l’opulence des « NouvoRRich » étalée à la face de tous.

Olga savait qu’il suffisait de s’éloigner d’à peine deux cents kilomètres des grandes villes pour découvrir ce que les étrangers ne voient jamais.

Des isbas déglinguées au fil des ans par la fonte du permafrost, provoquée par le traditionnel poêle central, unique source de chaleur. Des routes défoncées, des chemins boueux, impraticables, un chômage grandissant au sein d’une population ravagée par l’alcool et la drogue. Une campagne où le peuple vit de son potager tant bien que mal, en confectionnant tout l’été des conserves pour l’hiver dans les mêmes pots de verre utilisés sous l’ère soviétique. Comme avant, les vieilles grands-mères, les babouchka, survivaient en travaillant, en usant leurs dernières forces pour compenser des retraites miséreuses, indignes d’un grand pays. Il n’était pas rare d’en voir au bord des routes, par tous les temps, exposer leurs misérables conserves de concombres ou de cornichons marinés pour arrondir leur maigre pension de retraite.

Non, rien n’avait changé dans la vraie Russie, Olga le savait.

Elle ne supportait plus les compromissions, la morgue de ces oligarques soudainement reconvertis à l’orthodoxie qui s’affichaient dans les églises fraîchement restaurées, se croyant obligés d’assister aux messes le dimanche. C’étaient ces mêmes oligarques, anciens membres du Parti, qui persécutaient les popes encore dans les années quatre-vingts. Comme des girouettes, ils avaient tourné dans le sens du vent. À présent il était de bon ton d’avoir chez soi un « красный угол – krasni ougol », un petit coin dans l’entrée où on plaçait des icônes censées protéger le foyer. Ce n’était pas la religion qui pour Olga refaisait surface mais plutôt une religiosité obligée, une fausse dévotion.

 

Pays de contrastes et de contradictions, la Russie n’offrait plus à Olga ce qu’elle souhaitait pour elle et ses enfants.

Ni le Petit Père des Peuples, ni l’Armée Rouge, ni les nouveaux centres d’affaires ne trouvaient grâce à ses yeux.

Le pays appartenait à une poignée de milliardaires, le reste de la population, des dizaines de millions de personnes vivaient misérablement, en dessous du seuil de pauvreté !

Olga savait que l’URSS avait été construite sur des mensonges et ces mensonges perduraient. Des plans quinquennaux falsifiés, des millions de gens déportés dont son oncle qu’elle avait peu connu, interné à deux reprises, mort dans l’enfer de la Kolyma en 1984, des faux procès d’intellectuels, de médecins, musiciens, écrivains, artistes, peintres, danseurs… aux violences d’aujourd’hui envers les opposants au régime en place, aux trucages électoraux, aux crimes d’Etat, rien n’avait vraiment changé. Elle faisait partie de cette génération transitoire dont l’adolescence avait connu l’ancien régime mais dont l’enfant devenu adulte ne se reconnaissait pas dans la nouvelle société.

Lors des élections présidentielles de mai 2018, une nouvelle fois truquées, elle repensa à ses parents qu’on envoyait dans le temps voter par bus entiers élire des dirigeants déjà désignés en haut lieu pour des décennies.

Au vingt-et-unième siècle rien n’avait changé, la mascarade était toujours de mise. En 2018, même si dans les villes certains roulaient en quatre-quatre, on conduisait toujours les gens en bus jusqu’aux bureaux de vote. !

 

À présent, son seul souci était de garder près d’elle et de rendre heureux ses enfants, d’apprendre le français pour pouvoir lire les livres d’Andrei Makine, cet écrivain d’origine russe qui n’écrit qu’en français, amoureux de la France, roulant les r comme un torrent du Caucase roule ses eaux. Quand ils avaient décidé avec Piotr de s’installer définitivement à l’étranger, Olga avait tout de suite opté pour la France et pas n’importe où en France, la Côte d’Azur était déjà chère à son cœur. Fine lettrée, cultivée, elle savait que depuis près de deux cents ans, la fleur de l’élite culturelle russe puis soviétique avait séjourné dans cette région. Pour son climat d’une part mais aussi pour la beauté des sites d’autre part. C’était bien connu, tous les grands écrivains et poètes louaient dans leurs œuvres la Riviera française.

Par ailleurs, elle avait soif de découvrir la culture française, ses traditions, sa façon de penser, son mode de vie. Elle avait du pain sur la planche mais sa volonté était inébranlable.

 

Au début de leur séjour, la famille vivait repliée sur elle-même, ils pensaient, vivaient et mangeaient russe.

Mais depuis la mort de Piotr, Olga avait commencé à expérimenter peu à peu sa nouvelle existence, sa plongée, son immersion dans la société française. Ainsi, petit à petit, elle découvrait le quotidien, les us et coutumes des Français. Au début, des détails pratiques l’interpellaient et des dizaines de pourquoi émaillaient ses journées.

Pourquoi les restaurants ne sont-ils pas ouverts à 10 heures du matin ou au milieu de l’après-midi ? Pourquoi les magasins n’ouvrent-ils pas le dimanche ? Pourquoi tant de règles à table, tant de codes ?

Elle voulait aussi comprendre pourquoi l’aristocratie russe au dix-neuvième siècle n’employait que des précepteurs français, pourquoi celle-ci voulait absolument parler français.

Pourquoi la phrase : « Я в Париж » (Ya v Parij – Je pars à Paris) utilisée ironiquement avant quatre-vingt-onze, quand il était impossible de quitter le pays, était si populaire et si souvent prononcée à Moscou.

Elle voulait toucher du doigt la réalité. Paris, la France, avaient toujours été pour les Russes le symbole de la liberté, des lumières, de l’élégance, du raffinement. À présent donc, elle avait l’entière opportunité de vivre réellement ce qui n’avait été qu’utopie pour des millions de ses compatriotes jusqu’en 1991.

Elle portait en elle cette part de rêve qui rendait les Russes tous plus ou moins amoureux de la France. Malgré la folle anabase napoléonienne qui fit tant de mal à ce peuple dans sa conquête vers l’Est, tous les Russes connaissaient les classiques français. Molière, Victor Hugo, Proust, trônaient en première place dans les bibliothèques de tous les foyers soviétiques à côté des volumes de Tolstoï et Pouchkine. La francophilie avant tout ! On trouvait peu ou pas du tout d’auteurs anglais, allemands ou américains. La culture étrangère se résumait aux écrivains français ou aux artistes de variété française comme Mireille Mathieu ou Joe Dassin, en France purs ringards, en Russie immenses stars.

Alors le soir, pour oublier sa peine, ses malheurs, pour ne pas y penser, elle relisait Hugo, Proust ou des œuvres d’écrivains russes du dix-neuvième. Les poésies de Tioutchev, les romans de Tourgueniev lui faisaient remonter le temps.

Elle imaginait Tourgueniev amoureux de Pauline Viardot qui l’avait tant aidé en France, son amie, sa confidente. Même si c’était un autre temps, à l’heure du smart phone et d’internet, elle ne pouvait s’empêcher de rêver a posteriori à cette période d’amour et d’amitié entre les Russes et les Français.

Après tout, maintenant qu’elle était en France, pourquoi ne rencontrerait-elle pas à son tour un gentleman français qui la ferait rêver ? Qui lui redonnerait goût à la vie, un homme de culture, doux, attentionné, respectueux, amoureux ? Ces idées trottaient dans sa tête chaque soir puis s’évanouissaient dans son sommeil. Le matin les soucis reprenaient le dessus. Le dénuement, la peur, envahissaient son cœur, serré comme dans un étau dont les mâchoires ne lâchaient prise que le soir revenu.

Une France si douce mais si angoissante à présent ! Olga était prise entre deux feux, une Russie dont elle ne voulait plus et une France qui officiellement ne l’acceptait, ne l’accueillait toujours pas. Elle n’avait plus qu’une solution, prendre les devants, s’immiscer, s’insérer, apprendre les codes, entrer dans les normes, les accepter. Elle avait vécu en vase clos avec Piotr et les enfants. À présent, seule, elle devait s’ouvrir au monde et à son nouveau pays.

 

Un soir elle fut invitée à dîner chez des amis français. C’est ainsi qu’elle découvrit le rituel d’une soirée à la française. Le traditionnel apéritif, sacré, obligatoire avant tout repas, fut pour elle une vraie découverte. Quelle étrange habitude où femmes et hommes boivent un verre ou deux de champagne, de vin ou de whisky avant de passer à table !

Pourquoi aussi peu ? Pourquoi discuter autant, un verre à la main en le sirotant interminablement ?

Le temps paraissait d’autant plus long à Olga qu’elle ne comprenait pas les conversations. En Russie on vide le verre dès qu’il est servi, on lui fait honneur, on remercie ainsi l’hôte, on en reprend bien volontiers un deuxième, puis un troisième, puis… etc.

Quand le vin est tiré…

Ce dicton, bien que français, paraissait plutôt approprié à la tradition russe.

Oui les Français sont étranges à bien des égards mais après tout c’est bien pour cela qu’ils vivent… « à l’étranger ! », remarqua-t-elle tout bas en esquissant un sourire. Elle avait noté, bien que parlant peu français, que le mot étranger, tout comme en russe, était calqué sur l’adjectif étrange.

 

Quand vint le moment du repas, Olga fut stupéfaite de voir les convives attendre d’être placées une par une par la maîtresse de maison. Puis elle se fit expliquer le pourquoi de deux assiettes, l’emplacement et la quantité des couverts, le nombre de verres, le chemin de table, la couleur des vins, etc.…

Ce soir-là, elle apprit beaucoup de choses. Les différents plats servis les uns après les autres, le changement de vins, l’éternelle lenteur de ce dîner la laissaient pantoise. En Russie tout est mis sur la table dès le début du repas, vins, alcools, champagne, plats sucrés, salés et chacun se sert ce qui lui plaît.

Par ailleurs, elle trouvait ce dîner bien triste, chez elle il était d’usage de porter un toast toutes les cinq minutes, qui à la maîtresse de maison, qui à l’amitié, qui à la Russie etc. etc. Parfois on chantait aussi ou on déclamait des vers. Tous les Russes connaissent des poésies.

Но почему так сложно ? Mais pourquoi autant de complications, de solennité ? pensa-t-elle en voyant la maîtresse de maison aller et venir entre la cuisine et la salle à manger tout au long de la soirée, ils sont fous ces Français !

À présent elle savait qu’il était impossible de proposer à un français un borchtch (soupe aux choux traditionnelle) ou un verre de vodka à trois heures de l’après-midi. Ici tout était réglé, du petit-déjeuner au dernier repas de la journée avec des horaires bien précis.

 

C’est dans ces moments aussi surprenants que déroutants qu’Olga oubliait tout de ses réalités actuelles. Sans trop s’en rendre compte, elle pénétrait ce monde si opaque, si incompréhensible pour un Russe. Elle découvrait des femmes et des hommes à la fois accueillants mais tellement éloignés de ce qu’elle avait imaginé.

Cette soirée avait agi comme un déclic. C’était décidé. Dorénavant, pour elle et pour ses enfants, elle irait de l’avant, à la rencontre de ce peuple, elle serait un nouveau Tourgueniev.

 

Mais toujours rien côté administratif. Ni russe ni française ! Pour la première fois elle se sentait apatride, une espèce de réfugiée ni économique, ni politique, un singulier sentiment d’inappartenance, de vide. Comme si sous ses pieds se dérobait le sol. Les jours passaient, ses économies fondaient, les enfants allaient à l’école, jour après jour une nouvelle vie s’installait. L’aîné, Anton, commençait à maîtriser le français, un espoir et une fierté pour Olga.

Il lui traduisait le courrier, les nombreuses factures, les mises en demeure.

Tous les fournisseurs menaçaient d’interrompre leur service prochainement (eau, gaz, électricité). Comme sa maman Anton souffrait de cette situation. Au lycée, il ne laissait rien paraître, s’occupait de ses sœurs et de son frère chaque matin et chaque soir avant le coucher.

Son frère cadet Stepan âgé de quatre ans seulement, réclamait souvent leur papa. Il le prenait dans ses bras, lui offrant un moment d’artificielle paternité, de virilité qui rassuraient quelque peu le petit garçon.

Anton, déjà grand par sa taille, devenait peu à peu l’homme de la famille, un poids bien lourd pour ses dix-sept printemps.

Parfois le soir, après le coucher de sa jeune fratrie, il discutait avec Olga, s’interrogeant sur la mort subite, inexpliquée de son père.

Officiellement, une rupture d’anévrisme l’avait emporté. Mais ni l’un ni l’autre, secrètement, n’y croyait.

Olga, redoutant le pire, n’avait pas voulu demander une autopsie. Que serait-il advenu d’elle et de ses enfants si une autre cause avait été décelée par le médecin légiste ? Lorsque le médecin du SAMU diagnostiqua une rupture d’anévrisme fatale, elle ne dit rien. Elle ne voulait surtout pas alerter les Autorités sur ce point. La discrétion était le seul moyen d’arriver à ses fins : rester en France.

Piotr était mort, cela ne l’aurait pas fait revenir hélas. Mais cette omerta contrainte laissait Anton perplexe.

Piotr avait ses affaires en Russie, il faisait souvent des allers retours entre Nice et Moscou. Mais ni Olga, ni Anton ne savaient quel type d’affaires traitait Piotr. Jusqu’à sa mort, tout se passait bien, la famille était heureuse et personne ne parlait de son activité professionnelle à la maison.

Depuis l’absence soudaine et brutale de son père, Anton s’était fixé un but : rendre le sourire à sa mère. Il savait que maîtrisant le français et s’étant fait des amis au lycée, il était en quelque sorte la courroie de transmission entre sa mère esseulée et les Français. Il prenait à cœur sa mission, sa mère ne pouvait pas rester dans cet état indéfiniment.

C’est ainsi qu’il obtint de ses amis qu’elle fût invitée à de nouvelles soirées.

Bien lui en prit car de nouvelles rencontres allaient peu à peu sortir sa maman de son isolement.

Restaient en suspens ces sempiternelles démarches administratives qui n’avançaient pas malgré l’aide de certains voisins, parents d’élèves eux aussi. Sa situation les émouvait, ils s’indignaient des lenteurs. Ils avaient toujours pensé que leur pays, la France, terre d’accueil, venait toujours en aide aux plus démunis, même étrangers. Ils ne comprenaient pas ces lenteurs.

 

Une femme seule avec quatre enfants ne pouvait être ignorée, délaissée à ce point.

Au cours d’une soirée, deux mamans décidèrent de prendre le taureau par les cornes. L’une d’elles se proposa de donner chaque semaine des cours de français à Olga, l’autre de suivre et de relancer personnellement tous les services administratifs susceptibles de lui apporter des aides.

Demeurait une urgence : trouver un nouveau logement avant l’expulsion.

 

« J’ai cessé de me désirer ailleurs »

 

Olga avait fait sienne cette phrase d’André Breton qu’il prononça en découvrant le site de St-Cirq-Lapopie. C’est ici, près de Grasse, qu’elle voulait rester, malgré tous les obstacles, malgré son insondable chagrin.

Cependant, parfois une indicible nostalgie l’envahissait. L’hiver, le véritable hiver, lui manquait terriblement. Le grand froid, (maroz – мороз), quand il gèle à pierre fendre, qu’un samovar bien chaud vous attend au retour de l’école, derrière les vitres givrées et qu’on verse l’eau bouillante (кипяток – kipiatok) sur le thé infusant lentement. Quand la théière (чайник – tchaïnik) brûlante, avec à son extrémité la minuscule passoire (ситечко – sitiétchko) retenant les feuilles de thé, répand le breuvage dans la tasse ou le verre protégé, pour ne pas se brûler, par un porte-verre (подстаканник – podstakannik). Elle prononçait volontairement ces mots à voix haute et tous ces gestes, ces objets repassaient furtivement devant ses yeux lorsqu’elle repensait à sa mère. Elle la revoyait déposer dans une soucoupe un peu de confiture de baies sauvages (ягода – iagoda) cueillies l’été dans les forêts de bouleau (берëза – berioza). Anton avait vécu ce rituel si russe, pas Stepan, le petit dernier, ni ses deux sœurs trop petites pour s’en souvenir.

Elle aurait voulu que tous ses enfants connaissent ces petits riens qui font qu’à travers ces images, il reste, malgré tout, une marque de russitude, une empreinte dans la mémoire de chacun.

Soudain son portable vibra, l’une des mamans rencontrées au dernier dîner appelait. Olga tendit l’appareil à Anton. Une personne habitant à Paris proposait pour quelque temps de mettre à leur disposition gratuitement sa résidence secondaire située à Valbonne, tout près, en attendant que la situation s’améliore. Anton s’empressa de traduire. Enfin une éclaircie dans leur ciel si noir depuis la mort de Piotr ! Cette nouvelle offrait un peu de répit à la famille. Ne plus être menacée pendant quelque temps redonnait espoir à Olga.

Quelques hommes forts prêtèrent leur concours et le peu de meubles d’Olga fut rapidement déménagé dans une maison du vieux Valbonne.

 

Parmi ces hommes se trouvait un sexagénaire encore bien conservé, chirurgien de profession, spécialiste des fractures osseuses, divorcé. Elle l’avait connu suite à un accident de ski d’Anton qui s’était cassé la clavicule en chutant lourdement quinze jours après la mort de Piotr. Elle ne l’avait vu que deux ou trois fois, pendant l’opération d’Anton et en consultation postopératoire. Elle ne savait pas grand-chose de lui. Ils étaient restés en contact par téléphone et il s’était proposé de l’aider quand il avait appris qu’elle déménageait. Amateur de belles femmes il n’avait pas été indifférent au charme slave d’Olga. À la fin de la journée, il était resté le dernier à partir, elle lui avait offert de quoi se désaltérer et il profita de ce moment pour se déclarer à Olga. Connaissant sa situation l’idée lui vint de lui proposer de l’épouser. D’un coup de baguette magique, se marier revenait à éliminer tout problème financier et faisait d’Olga une Française à part entière.

Elle fut aussi flattée que surprise par cette déclaration inattendue. L’échange fut bref, confus, à cause d’un vocabulaire restreint de part et d’autre. Comme elle, il ne parlait qu’un anglais limité à l’instar de la plupart des Français. Bien que cette proposition fût tentante, encore en deuil de son mari, Olga ne savait trop quoi penser de tout cela. La différence d’âge, la soudaineté de cette demande, le lieu et le moment mal choisis à son goût, la laissèrent pour le moins perplexe. Elle s’en sortit par une pirouette en lui faisant comprendre qu’elle allait réfléchir et le chirurgien prit congé d’elle.

 

Elle n’en parla pas à Anton ayant peur de sa réaction. Piotr était encore parmi eux il n’y avait pas si longtemps. Tout cela allait trop vite et tout s’embrouillait dans sa tête.

Aller aussi loin pour des papiers ! Elle n’y avait pas songé. Un mariage restait une affaire sacrée pour elle. Elle avait choisi son mari par amour, cela la rendait encore plus triste. Pourquoi était-il mort aussi tôt, aussi jeune ?

 

Elle avait bien eu vent sur Nice Radio, la première radio franco-russe, de cette étrange affaire d’espion russe empoisonné avec sa fille à Londres. Mais elle ne pouvait y croire. Son mari n’était pas un espion, en tout cas pas qu’elle ne sache, juste un homme d’affaires, il ne faisait pas partie d’un groupe mafieux, du moins pas à sa connaissance.

Mais sa mort survenue le lendemain de son retour de Moscou lui paraissait inexplicable, suspecte, énigmatique.

Elle connaissait bien un ancien associé de Piotr, mais si peu, elle ne l’avait vu que deux ou trois fois. Elle lui aurait bien posé quelques questions mais les deux hommes ne travaillaient plus ensemble depuis plusieurs années. La seule chose qu’elle savait était que leur séparation s’était bien passée, chacun était reparti vers son destin. Ils s’étaient quittés en bons termes.

Malgré tout elle savait que l’affaire de l’espion avait fait grand bruit. La France, l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis s’étaient unis pour rejeter d’une seule voix le crime sur le gouvernement russe. Ce dernier, comme toujours, avait nié. Des dizaines et des dizaines de diplomates russes avaient été expulsés de ces pays occidentaux. Et bien sûr, comme toujours dans ces cas-là, par mesure de réciprocité Moscou avait expulsé autant de fonctionnaires des représentations diplomatiques de ces mêmes pays.

 

Dans le passé, d’autres opposants au pouvoir du Kremlin, avaient été punis, empoisonnés aussi, mais jamais aucune Démocratie n’avait pu apporter la preuve que ces crimes étaient perpétrés par Moscou.

Un point commun entre toutes ces affaires : la quasitotalité de ces décès s’était produite à Londres où s’était réfugiée la majorité des opposants au régime.

Sur ce plan-là non plus, rien n’avait changé selon Olga. Avant 1991 on internait les инокомыслящие – inokomysliachtchie (littéralement ceux qui pensent autrement) dans des hôpitaux psychiatriques (психушки – psykhuchki) ou dans des camps de travail. Soljenitsyne, Amalrik pour les plus connus et bien d’autres avaient fait les frais de cette politique pour le moins radicale.

Aujourd’hui on internait toujours et on éliminait ceux qui se réfugiaient à l’étranger.

 

Ses pensées furent soudain interrompues par les pleurs de Stepan. L’enfant pleurait à chaudes larmes, il réclamait son papa, Anton n’était pas là. Olga saisit quelques livres pour enfants et lui raconta des histoires tirées des contes russes extrêmement nombreux, riches d’images et d’histoires.

Les contes d’Afanassiev figurent parmi les plus connus, il en existe des dizaines et les enfants en raffolent. Olga se mit à lire Конëк – Горбунок (le petit cheval bossu), puis Терем-Теремок (Maison-Maisonnette) et Stepan se calma aussitôt, oubliant son chagrin.

Ces petites histoires faisaient aussi partie de l’enfance d’Olga. Elle oubliait tout dès que sa maman lui en racontait une.

 

Avec ce nouveau logement, Olga et Anton avaient recouvré un peu d’espoir. C’était comme une pause, une trêve après tant de soucis, de pression. Pour combien de temps ? Ils ne le savaient pas. De plus, la mairie de Valbonne venait de leur offrir des bons alimentaires. La situation s’améliorait un peu.

Olga avait fait des études littéraires dans un premier temps (elle s’intéressait beaucoup à la littérature et à la philosophie), elle avait appris à penser et à philosopher d’elle-même quand, à la fin des années quatre-vingt-dix, les frontières de l’écrit et des livres étrangers s’ouvrirent aux intellectuels russes. Puis elle se lança dans des études d’architecte et de design. Maintenant qu’elle devait subvenir aux besoins de sa petite famille, elle avait dans sa tête un projet. Celui de travailler dès qu’elle le pourrait pour la communauté russe locale. Beaucoup de NouvoRRich recherchaient des architectes d’intérieur pour leur résidence niçoise ou cannoise. C’était une belle opportunité à saisir. Mais pour travailler il fallait exister officiellement. Se faire rémunérer au noir était un risque qu’elle ne voulait pas prendre. Olga souhaitait exister ouvertement, sans se cacher et créer pourquoi pas sa petite entreprise.

Les jours passaient, la petite famille prenait ses marques dans le vieux village. Les cours de français que prenait Olga commençaient à lui donner un peu plus d’assurance quand elle s’adressait à quelqu’un.

Un jour Antoine frappa à sa porte. Elle n’avait pas répondu à sa proposition, mais elle n’avait pas dit non.

S’impatientant, il était venu sans la prévenir, délibérément. Surprise, Olga eut un mouvement de recul, elle l’avait oublié. Se marier était impensable pour elle mais elle ne savait pas comment le lui dire. Elle n’éprouvait pas de dégoût à l’égard de sa personne, mais quelque chose d’indéfinissable la retenait. Elle ne voulait pas le froisser. Antoine ne disait rien, il la regardait, laissant ses yeux parler à la place de sa bouche. Il s’assit en silence, elle lui proposa un thé, il acquiesça d’un hochement de tête, toujours sans prononcer un mot. On n’entendit plus que le kipiatok frémir puis bouillir. Elle servit le thé, le sitiétchko qui recueillait les petites feuilles se balançait au bout de la théière sous le poids de l’eau bouillante. Antoine observait la scène, Olga sentait son regard peser sur elle. Ils étaient seuls, Stepan dormait dans la chambre, Anton était au lycée, ses sœurs à l’école.

Il se décida à dire quelques banalités en anglais, elle répondit en français, certes avec un fort accent mais Antoine, surpris, apprécia et la félicita. L’atmosphère s’était détendue. Elle portait une robe à fleurs légère, printanière, qui laissait deviner les formes très féminines de son corps de jeune femme, il était sous le charme. Les yeux verts perçants de la jeune femme, éclairaient son visage dont la blancheur contrastait avec ses longs cheveux noirs, dissimulant, au gré de ses mouvements de tête, de longues boucles d’oreilles. Elle dégageait une grande sensualité mi-gitane, mi-slave, une sorte d’Esmeralda eurasienne. Antoine était séduit.

 

Il lui proposa de l’emmener déjeuner à Nice dimanche, la météo prévoyait une belle journée ensoleillée. Prise au dépourvu, elle ne dit pas non mais lui fit comprendre qu’elle devait s’organiser pour que les enfants ne soient pas seuls toute une journée. Bien qu’elle eût toute confiance en son fils aîné, Stepan, encore bébé, nécessitait une présence féminine.

Anton allait rentrer d’un moment à l’autre, elle lui fit comprendre qu’il ne valait mieux pas pour l’instant qu’il le voie ici. Antoine comprit, acheva de boire son thé et partit. Il l’appellerait samedi pour confirmation.

 

Effectivement, Anton, arriva peu après son départ. Mais il n’était pas seul. Brune, une grande et belle jeune fille l’accompagnait. Il la présenta à sa mère comme une camarade du lycée.

Brune invitait Anton à passer l’après-midi, le dimanche suivant, avec d’autres amis chez elle, autour de la piscine. La fin de l’année scolaire approchait et les beaux jours donnaient des ailes aux adolescents.

À présent Anton maîtrisait parfaitement le français. Il avait fait des progrès fulgurants ces derniers mois. Olga n’en était pas peu fière, plus le temps passait, plus Olga avait auprès d’elle un jeune homme devenant de plus en plus mature.

C’était rassurant mais quelque peu troublant, le petit garçon avait disparu en quelques mois. Inconsciemment le côté viscéralement maternel d’Olga en prenait un coup.

Outre Stepan, demeuraient les deux filles, Anika-Maria cinq ans et Alissa treize ans. Anton se proposa d’aller les chercher à l’école avec Brune.

Olga resta seule un instant, Stepan allait certainement se réveiller d’une minute à l’autre.

Tout allait très vite, trop vite. Le nouvel emménagement, ses projets, Antoine dans l’attente de sa réponse, Anton amoureux…

Les choses allaient à cent à l’heure mais l’essentiel n’était pas réglé. La semaine prochaine une maman d’élève devait l’accompagner pour se rendre à l’antenne du Secours Catholique de Grasse pour essayer de trouver des solutions. Elle alluma une cigarette, soupira profondément, prit la tête entre ses mains pour essayer de réfléchir. Les événements se bousculaient dans son esprit, dans son for intérieur elle s’avouait un peu perdue.

Il fallait pourtant se reprendre, elle réalisa combien Piotr lui manquait, des sanglots montèrent dans sa gorge, ses yeux se mirent à briller, sa vue se troubla, elle était au bord des larmes.

L’espace d’un court instant elle revit son mariage avec Piotr, les naissances des enfants apportant chacune un peu plus d’amour dans le foyer. Tout ce bonheur s’était envolé, il fallait tout gérer tout à coup, les épaules de Piotr lui manquaient cruellement.

Elle n’avait pas eu le temps de déballer tous les cartons et les photos, témoins de ce bonheur perdu. Cela en valait-il la peine à présent ? Les revoir, les exposer lui aurait fait encore plus de mal.

 

« Боже Мой – Boje Moï ! Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Pourquoi la vie est-elle si cruelle ? »

 

Elle décida d’envoyer un message whatsapp à son amie Lioudmila, elle avait besoin de lui parler, d’avoir un peu de réconfort, d’échanger ou de parler en russe avec quelqu’un. Lioudmila n’étant pas en ligne, elle referma son téléphone.

Elle ressentait à cet instant toute la difficulté de ne pas maîtriser la langue du pays où elle vivait. Elle se demandait si elle parviendrait à surmonter la barrière de cette langue. C’était un défi supplémentaire qu’elle se lançait.

Les cours de français devenaient de plus en plus indispensables et urgents, de même qu’elle devait multiplier les contacts avec les gens. Surtout ne pas s’isoler.

 

« Привет Люда ! Kак у тебя дела ? У меня плохо, пиши пожал. Целую. Salut Liouda ! Comment vas-tu ? Moi ça va pas, écris-moi stp. Bises. »

Ce message qu’elle venait de laisser à Lioudmila exprimait sa détresse.

Stepan venait de se réveiller en pleurant. Les enfants ramènent toujours à la vie et aux réalités, pensa-t-elle. Le petit garçon avait transpiré dans son sommeil, ses cheveux blonds, bouclés, étaient mouillés. Quelques mots doux d’Olga rassurèrent l’enfant qui sécha ses larmes en essuyant ses yeux machinalement de ses menottes potelées de bébé. Accroché au sein de sa maman, Stepan observait la pièce et les objets tout autour, ce nouveau lieu ne lui étant pas encore familier.

Anton venait de rentrer avec ses sœurs et la petite famille se mit à table pour le goûter. Soudain le téléphone bipa, Lioudmila venait d’envoyer un message.

 

« Привет ! Давай созвонимся сег. веч. в 10 по фр. вр.

Salut, on s’appelle ce soir à 10 heures, heure française. »

 

Ces quelques mots remirent un peu de baume au cœur d’Olga. Par ailleurs elle appréciait beaucoup ce moment après l’école. Il lui rappelait que ses quatre enfants étaient au centre de sa vie, que c’est sans doute grâce à eux que la famille pourrait rester en France, du moins elle l’espérait de tout cœur. Les petites chamailleries entre Alissa et Anika-Maria animaient le repas, Anton en grand frère ramenait le calme, Stepan, bon public, silencieux, observait la scène en suçant son pouce.

La fin de journée se passa plutôt dans le calme. Anton aida ses sœurs à faire leurs devoirs, Olga fit un peu de rangement et déballa les derniers cartons.

Comme prévu, une fois les enfants couchés, Olga appela Lioudmila peu après vingt-deux heures. La conversation dura longtemps, Olga avait beaucoup de choses à lui dire, la voix à l’autre bout du fil, malgré la distance, était nette.

Outre sa situation compliquée en France, elle voulut revenir sur le décès subit de Piotr. Ils s’étaient vus avec Lioudmila juste avant de regagner Nice, la veille de sa mort. Les deux femmes en avaient parlé longuement mais Olga ne pouvait s’empêcher d’en faire état à nouveau.

Elle reparla avec Lioudmila de l’empoisonnement récent de ce Russe à Londres et du tollé diplomatique que cela avait suscité. Selon Liouda, Piotr n’avait rien à voir avec cette affaire, ce type était un espion. Le jour de son départ, Piotr était gai et heureux d’avoir signé un excellent contrat qui promettait de très bons revenus pour une longue période. Il s’agissait d’énormes quantités de céréales à livrer aux plus grosses minoteries du pays selon Lioudmila à qui il s’était confié, chose qu’il ne faisait que rarement.

Les gains pour Piotr s’avéraient lucratifs, Il partait à Nice ravi de son séjour et heureux d’annoncer cette bonne nouvelle à Olga.

Lioudmila connaissait Piotr depuis le tout début de leur union, elle avait été la confidente d’Olga, au courant de tous leurs projets de couple. Elle avait aussi connu Sergueï l’ex-associé de Piotr.

Précisément, Olga aurait voulu joindre ce fameux Sergueï qu’elle avait peu vu. Elle aurait voulu discuter avec lui. Mais elle n’avait plus ses coordonnées. Lioudmila non plus, aussi lui proposa-t-elle de faire des recherches pour les retrouver.

Enfin, Antoine et sa proposition occupèrent la fin de la conversation des deux femmes. Lioudmila éclata de rire quand elle apprit l’âge d’Antoine. Malgré l’alléchante proposition permettant de résoudre les problèmes d’Olga, Liouda lui déconseillait vivement de l’épouser. En tout cas il était préférable, selon elle, d’attendre un peu pour mieux connaître cet Antoine, ce stary pierdoun– старый пердун ! Ce vieux miteux !

Cette conversation avait fait beaucoup de bien à Olga. La voix de son amie l’avait réconfortée, de plus elle l’avait fait rire. Il était tard, elle s’endormit aussitôt après avoir éteint sa lampe de chevet.

 

Statue de Falconet2,

Flèche de l’Amirauté, perspective Nevski, Moïka, L’Ermitage, Notre Dame de Kazan3,

Cécile de France, Audrey Toutou, Romain Duris4,

Oкно нa Зaпaд5,

« Люблю тебя Петра творение… » !6

 

Olga avait fait ses études à Saint-Pétersbourg, Leningrad à l’époque. Elle adorait cette ville, malgré son climat froid et humide pénétrant les corps et les âmes. Cette fenêtre sur l’Europe, comme l’avait qualifiée son fondateur Pierre le Grand, symbolisait aux yeux d’Olga ce lien entre la France et la Russie. Comme beaucoup de ses compatriotes, elle connaissait par cœur les premiers vers du poème Медный всадник – le Cavalier de bronze ou d’airain (selon les traductions) dédié par le plus illustre des poètes russes, Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, au Tsar Pierre le Grand, le grand réformateur, devenu Empereur de toutes les Russies. Aujourd’hui c’est elle qui incarnait à son modeste niveau, un pont entre les deux pays.

Née en Russie, si tout se passait bien, elle allait devenir vraisemblablement une Française à part entière ainsi que toute sa famille. Mais au fond d’elle, elle savait qu’elle resterait Russe dans son cœur et au plus profond de son âme. Elle adorait la poésie, les vers de Tioutchev, Lermontov, Pasternak, Maïakovski, Bella Akhmadoulina, Anna Akhmatova, Marina Tsviétayeva. Elle était à cheval entre deux cultures qu’elle chérissait. Et tout en apprenant la langue et la culture françaises, elle aurait aimé faire partager la sienne à un Français. Olga vivait dans le partage avec Piotr et si elle refaisait sa vie, le nouvel élu devrait être dans cet état d’esprit.

Mais les Français sont peu curieux des autres cultures, ils lisent très peu ou pas du tout les auteurs étrangers. Elle avait noté cette singularité au cours des dîners et des conversations qu’elle arrivait maintenant à avoir avec les autochtones. Tout en demeurant basique son français s’améliorait de jour en jour.

En vivant ici, elle reprenait en quelque sorte le flambeau de cette société russe qui venait régulièrement en villégiature sur la Côte d’Azur du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingtième. Elle savait par exemple qu’à Grasse, tout près de chez elle, avait séjourné pendant plusieurs années Ivan Alexeïevitch Bounine, le premier écrivain russe lauréat du Prix Nobel de littérature. Son buste et sa statue avaient été érigés tout récemment en 2017 sur les hauteurs de Grasse dans les jardins de la princesse Pauline et de la villa Saint-Hilaire. Elle irait bientôt voir ces monuments inaugurés en grande pompe par M. le Maire Jérôme Viaud, le sénateur Gérard Leleu, l’Ambassadeur de Russie en France, ainsi que Claire Hochard, professeur à la Sorbonne, spécialiste et traductrice de l’œuvre de Bounine. Beaucoup d’illustres compatriotes de l’écrivain étaient venus lui rendre visite à Grasse comme le poète Khodassievitch, le compositeur Rakhmaninov, l’écrivaine Nina Berberova.

Les Russes avaient séjourné dans toute la région, il y avait des choses à voir partout, à Monaco, Cannes, Menton, Nice.

Chagall, Kandinsky, Tchekhov, Maïakovski, Balanchine, Diaghilev, Vyssotski, Marina Vlady, Tioutchev et la Famille Impériale, tous avaient laissé des traces sur la Côte d’Azur.

C’est cette Russie qui intéressait Olga, dépositaire de la vraie culture russe et soviétique à la fois. Pour toutes ces raisons elle se tenait à l’écart de ses compatriotes contemporains venus bronzer et étaler leur richesse de façon indécente partout dans les rues et sur les plages. Cette communauté ne pouvait l’attirer que pour son futur travail éventuellement.

La Russie de tout temps a eu de grands talents, elle voulait que les Français la côtoyant le sachent, alors qu’ils ne voyaient que des énergumènes ronds, repoussants, arborant leur or et leurs accessoires de marque de façon plus qu’ostentatoire sur les plages et dans les rues de Cannes.

Elle avait honte de cette Russie et de ces Russes.

 

Mais sa conversation téléphonique avec sa meilleure amie l’avait rassurée. Lioudmila et des millions de Russes pensaient encore comme elle, et même si la jeunesse ne jurait que par les réseaux sociaux, les parents et grands-parents demeuraient les garants de cette Russie. Leurs bibliothèques, même modestes, recelaient les ouvrages, parfois les œuvres complètes de ces figures qui avaient fait la grandeur des deux nations.

Si on avait dû saisir quelque chose chez elle, elle aurait vu partir tous ses meubles sans douleur, regret ou nostalgie. Mais on n’aurait pas touché à ses livres, véritables trésors qui l’avaient fait tant voyager et rêver au temps où on ne sortait pas du pays sans autorisation officielle du pouvoir. D’ailleurs en ce temps-là, avant 1991, on ne disposait que d’un passeport dit intérieur permettant de voyager exclusivement dans les limites de l’URSS. Pour aller « à l’étranger » (за границу – za granitsou), il fallait obtenir le graal, un vrai passeport qu’on ne donnait qu’aux personnes sûres, c’est-à-dire à celles qui reviendraient au pays. Au demeurant ce passeport était attribué en sachant que les plus proches, les parents, époux et enfants restés au pays, cautionnaient ce retour. Le livre était donc un visa virtuel pour le monde, sa valeur était immense, on le choyait, le protégeait. On était capable de dépenser des sommes folles pour obtenir un exemplaire d’un titre « defitsitny ». Dom knigi (la maison du livre) sur l’avenue Kalinine était la plus grande librairie de Moscou et de toute l’Union soviétique. On faisait la queue dès que de nouveaux livres étaient annoncés. La lecture était le passeport extérieur, celui qui faisait défaut à tous les Soviétiques. Olga avait gardé cet amour des livres, une passion conservée intacte ; sentir les pages sous ses doigts, l’odeur de la reliure la charmait toujours autant.

 

Certes, il y eut quelques défections célèbres d’écrivains, danseurs, musiciens, sportifs, mais cela ne défrayait la chronique qu’à l’Ouest, le peuple lui, en ce temps-là n’en savait rien. Rien ne filtrait, il n’y avait aucune communication avec l’Occident. Et quand bien même cela se serait su, ces personnalités devenaient officiellement des traîtres à la patrie. Les journaux, la radio, la télévision ne faisaient état que des problèmes de chômage et de misère auxquels étaient confrontés les pays occidentaux. La propagande soviétique pilonnait les esprits, serinant qu’il faisait bon vivre à l’intérieur des frontières de l’URSS, que rien ne justifiait d’aller dans des pays où régnaient le chaos et le désordre, dans cet enfer capitaliste.

Cependant pour le pouvoir, ces défections étaient un casse-tête. Il fallait bien montrer au monde entier que l’URSS générait, grâce à sa politique, des génies dans tous les domaines : la danse, le sport, la musique etc.

Il était nécessaire que les meilleurs, l’élite d’un système programmé, se produisent à l’étranger. Les Soviétiques avaient conquis l’espace les premiers, il fallait aussi conquérir le cœur des Occidentaux.

Aussi, lors des voyages de ces privilégiés, les diplomates, interprètes et espions en poste à l’étranger ; toute cette diaspora contrôlée par le pouvoir, était mobilisée pour entourer ces personnalités, les suivre de très près et organiser tous leurs déplacements. Rien n’était laissé au hasard, tout était consigné et rapporté aux « services compétents » de l’État Soviétique.

 

Aujourd’hui jeudi, Olga avait rendez-vous au bureau local de la Croix Rouge.

Elle espérait qu’une issue heureuse à ses problèmes allait bien advenir un jour.

En se préparant elle se souvint qu’il ne restait plus que deux jours avant le coup de fil d’Antoine. Elle ne savait toujours pas ce qu’elle allait lui répondre.

Lioudmila lui avait bien conseillé de ne pas donner suite. Que faire ? Si elle répondait non, elle restait fidèle à son état d’esprit, à sa morale, à son idéal d’épouser plus tard et par amour, un homme de son âge. Mais si elle répondait oui, d’un coup d’un seul, elle faisait disparaître tous les problèmes qui l’empêchaient de vivre actuellement, toutes les menaces qui pesaient sur ses épaules.

Mais dans ce cas, allait-elle être heureuse, les enfants seraient-ils satisfaits de cette nouvelle vie, de ce nouveau foyer ? Antoine avait l’air plus d’un grand-père que d’un beau-père.

Elle y réfléchirait ce soir et demain. Поживëм увидим – pajiviom ouvidim (qui vivra verra) se dit-elle. Elle claqua la porte et partit à son rendez-vous.

Valbonne, joli village provençal, la rendait heureuse, il faisait beau. Elle avait de la chance, sa nouvelle maison se trouvait dans le centre historique, près de la place des Arcades. L’hôtel de ville avec sa tour et sa fontaine dans la grand-rue avaient un charme fou, attirant son regard chaque fois qu’elle sortait. Les restaurants et les cafés tout autour, prêtaient vie à ce village d’à peine treize mille habitants.

 

Son rendez-vous s’était bien passé, des personnes sympathiques, compatissantes et concernées par sa situation allaient constituer son dossier. Elle devait revenir dans un mois pour faire le point.

Les choses avançaient sans avancer réellement, cela ne l’aidait pas à prendre une décision quant à Antoine.

Aujourd’hui elle voulait tout oublier, simplement profiter de la place aux Arcades, prendre un café en terrasse, sentir les rayons de soleil chauds et doux se poser, comme une caresse, sur sa peau, si blanche, si slave.

Elle s’assit, commanda un café, disposa ses avant-bras face au soleil, comme le font tous les Russes sur les plages pour mieux bronzer. Elle ferma les yeux, se plongeant dans des pensées pendant de longues minutes, elle ne bougea plus, au point que le serveur inquiet, s’approcha : « Votre café va refroidir Madame ! » Elle sursauta et revint à la réalité.

Paradoxalement, la douceur du soleil sur sa peau lui fit penser aux heures glacées, ensoleillées et rares qu’affectionnent les Russes quand il fait un minimum de dix degrés en dessous de zéro. Ils sont aux anges, dès qu’en plein hiver, il fait beau et qu’il gèle à pierre fendre.

Lorsque le garçon de café l’interpella, Olga était partie en voyage à Moscou, plus précisément sur la Moskova. Elle voyait ce qu’on voit souvent en Russie en plein mois de janvier ou février, au cœur de l’hiver : des hommes assis sur un petit tabouret pliant, enveloppés dans leur телогрейка – tiélagreïka (sorte de grande veste matelassée), coiffés de leur chapka, chaussés de leurs вaленки (valienki – bottes en feutre traditionnelles), un simple bâton d’à peine un mètre au bout des gants.

Ces hommes venaient tôt le matin faire un trou dans la glace sur le fleuve et s’installaient pour plusieurs heures. Leur but : pêcher un poisson, le plus souvent des gardons ou вобла (vobla, sorte de gardon blanc) que les Russes aiment bien déguster avec une bière lorsqu’ils vont à la баня (bania : étuve ou bain russe traditionnel).

Beaucoup de ces scènes manquaient à Olga, comme ces skieurs de fond, en famille, partout dans Moscou, ces files d’attente sur le trottoir pour acheter des glaces ou ces patinoires improvisées dans les parcs. Elles lui rappelaient son enfance, ces moments de partage qui reviennent à la mémoire de tous les Soviétiques lorsqu’ils sont loin de leur pays.

Elle se disait que si le niveau social des Russes à cette époque-là était moyen, au moins il n’y avait pas la misère et les disparités qu’on observait aujourd’hui entre les différentes couches de la population. La majorité du peuple à présent vivait très difficilement, à l’alcool s’était ajoutée la drogue, inexistante avant quatre-vingt-neuf. Depuis quelques années et jusqu’à nos jours, à une sorte de médiocrité égalitaire soviétique avait succédé la jungle d’une société désorientée, en proie au chômage, à la pauvreté et à la peur de l’avenir. Avant, chacun, chaque famille avait droit à un logement, un emploi, certes modestes, mais le minimum était assuré pour tous. Depuis une quinzaine d’années on comptait dans le pays de plus en plus de БОМЖ – BOMJ (SDF). Olga le savait et ne l’oubliait pas. À présent le nouveau slogan officieux du pays c’était : chacun pour soi, Dieu et Poutine pour tous !

 

Samedi matin, comme prévu, Antoine téléphona. Olga se surprit elle-même, elle prit sur elle et brisa ce sentiment d’indécision qui la tourmentait depuis qu’Antoine lui avait rendu visite. C’était impossible pour dimanche, Anton n’étant pas là, elle ne pouvait pas laisser ses filles seules.

Antoine observa un moment de silence et dit : « ok » puis raccrocha.

Elle avait ressenti toute sa déception à travers ce silence, elle se sentit mal tout en étant satisfaite d’avoir tranché. Elle perdait une occasion d’effacer définitivement ses tourments mais son honneur restait sauf, elle s’en remettait à sa détermination, sa ferme volonté de parvenir à ses fins toute seule.

 

Entre-temps, Lioudmila avait laissé un message sur le portable : « J’ai retrouvé la trace de Sergueï grâce à des amis. Je t’en envoie les coordonnées, je t’embrasse. Liouda. »

Au cours d’une nouvelle conversation avec Lioudmila, Olga, à sa grande surprise, apprit que, Sergueï qui n’avait pas revu Piotr depuis leur séparation, avait été mis au courant de son décès quelques semaines plus tard. Apparemment le milieu moscovite des affaires savait.

Elle essaierait plus tard de joindre Sergueï. L’heure était à l’aménagement de ce nouveau logement. Il fallait que les enfants s’y sentent bien, c’était une priorité pour elle.

Le lendemain quelqu’un frappa à la porte. Une femme de son âge environ se présenta. Voisine, elle était venue faire connaissance avec Olga. Marceline de son prénom, avait aussi des enfants, trois. Elle vivait seule également. Divorcée, son ex-mari l’avait quittée pour sa meilleure amie.

Ayant vu les enfants d’Olga, Marceline avait pensé qu’elle pourrait éventuellement lui présenter les siens. Olga fut ravie de cette initiative. Anton et ses sœurs avaient déjà des amis mais de nouveaux, qui plus est des voisins, étaient les bienvenus.

Après avoir pris le thé ensemble, elles décidèrent d’organiser leur rencontre le week-end suivant.

 

Petite Poucette, petite Rapette

tout en observant le monde du net

Michel Serres la jeunesse dans ses bras.

 

Plus elle y pensait, plus Olga se confortait dans l’idée qu’elle avait bien agi, dans l’intérêt de ses enfants en refusant à Antoine ce déjeuner. Sa demande en mariage avait pour elle quelque chose de déplacé, faisant fi de son deuil, de leur différence d’âge. Une espèce de ressentiment l’envahissait à l’encontre de cet homme qui, en quelque sorte, lui avait manqué de respect, le soupçonnant de ne voir dans sa proposition que son propre intérêt. Elle serait fière de pouvoir annoncer à Lioudmila qu’elle n’avait pas cédé à la tentation de la facilité. Ce serait dit lors de leur prochaine conversation téléphonique.

En se refusant à Antoine, elle donnait, d’une certaine façon, la priorité à la jeunesse, à ses enfants. Après tout elle était encore jeune elle aussi, à un peu plus de quarante ans, l’avenir lui appartenait.

 

Ayant connu les deux périodes de son pays, l’avant et l’après 91, désormais elle avait appris qu’il ne fallait plus rien attendre de l’Etat. Si dans la première partie de sa vie, tout était tracé d’avance par la société communiste, elle avait vu, au cours des années deux mille, que désormais, il fallait prendre en charge sa propre destinée et construire soi-même son avenir. L’État-providence, c’était fini. Elle observait que c’était justement ce changement de régime qui avait fini par tuer sa mère et réduit son père à une espèce de léthargie définitive, incapables de s’adapter au nouveau mode de vie. Leur âge avancé avait constitué l’obstacle majeur qu’ils n’avaient jamais pu franchir. Ses parents avaient incarné toute cette frange de la population, désemparée, perdue, face à cet avenir « irradieux » qui s’annonçait.

Pour eux le monde s’écroulait, la grande guerre patriotique, les victoires obtenues de haute lutte depuis 1917 par leurs aînés, tout était réduit à néant. Ils ne pouvaient l’accepter et leur seul recours, dans les années quatre-vingt-dix était Ziouganov, chef du Parti Communiste. Ils avaient bien pris part aux manifestations avec le Parti dans les rues de Moscou, mais le retour en arrière avait été impossible.

La jeunesse n’en voulait plus, elle avait soif de liberté. Internet et les réseaux sociaux commençaient à émerger. Désormais on ne pouvait plus rien lui cacher.

Olga pensait à tout cela, cela lui rappelait « Pères et fils » de Tourgueniev, son auteur préféré parmi les classiques russes. Écrit dans la deuxième partie du dix-neuvième siècle, ce roman peignait justement cette opposition entre l’ancienne et la nouvelle génération. Cette dernière, ouverte aux idées modernes, opposée au traditionalisme, souhaitait un autre avenir, de nouvelles perspectives pour les futures générations. Cent cinquante ans après, c’était pour Olga une énième révolution qui s’était produite dans son pays. Mais celle-ci, elle l’avait vécue. Elle la vivait, même hors de son pays.

Piotr était l’incarnation même de cette nouvelle génération. Programmé pour devenir ingénieur, il avait, dès que cela avait été possible, pris un autre chemin et s’était tourné vers les affaires, le bizzness comme il disait en appuyant sur la première syllabe du mot. À cette époque, le pays manquait de tout, Il s’était très vite reconverti dans l’importation. Sans faire véritablement fortune, il avait assuré très tôt pour leur jeune ménage de bons revenus qui permettaient à Olga de vivre une vie sereine, heureuse, d’avoir des enfants et de fonder une famille comme elle en avait rêvé.

Elle admirait Piotr et son esprit d’entreprise. Piotr ne buvait pas, ou si peu, c’était un époux et un père exemplaire.

En adoptant elle-même cet esprit d’entreprise, elle voulait lui rendre hommage, d’une certaine façon, en ne baissant pas les bras.

À ses yeux, tout plaidait en faveur de la jeunesse et du renouveau, Le Président de la République Française n’était-il pas un jeune homme de sa génération ? Le Président Poutine, lors de sa première élection, avait été aussi un jeune Président. En Russie, Poutine fut en quelque sorte le symbole du renouveau en succédant à des décennies de vieux croulants, n’ayant plus rien à proposer à leur peuple, si ce n’était leur soif insatiable de pouvoir. Ce qu’il ne manqua pas, plus tard, d’imiter à son tour.

Après ces réflexions, Olga éprouvait le désir de se rendre en Russie, là, maintenant, tout de suite. Mais sa situation précaire la ramenait à la raison. Elle aurait aimé revoir Moscou et la nouvelle vie qui s’y était installée. Parfois elle voyait des reportages à la télévision, la capitale avait assurément bien changé. Même si elle ne comprenait pas tout, elle voyait bien que la ville semblait plus vivante, plus colorée. Le quartier d’affaires élevait des gratte-ciel aux formes contemporaines, tels qu’on peut les voir dans les plus grandes capitales européennes. Ils donnaient la réplique aux vieux immeubles staliniens comme le fameux hôtel Ukraine ou celui de la grande université d’Etat Lomonossov qui avaient fait la fierté du Régime pendant des décennies, au point que chaque capitale du bloc de l’Est avait hérité d’un de ces monuments érigés à la gloire du socialisme et de l’amitié entre les peuples dits frères.

Le pays était résolument sur la voie du futur. En cela Olga avait le sentiment de rater quelque chose, de ne pas être un acteur vivant de cette nouvelle Russie.

 

Elle se décida à envoyer un message à Sergueï, celui qui avait connu Piotr, quand tout jeunes, ils avaient décidé de s’associer pour conquérir l’immense marché qui leur tendait les bras.

C’était un homme intègre que Piotr avait toujours apprécié. Après tout, pourquoi ne pas envisager avec lui des échanges, un business avec la France ?

Petit à petit son français s’améliorait, et si par bonheur elle obtenait ses papiers, c’était une occasion de maintenir le lien avec son pays tout en offrant à ses enfants un système scolaire réputé sain, d’un bon niveau, décernant de vrais diplômes. Elle pensait à son fils qui maîtrisait à présent les deux langues et dont elle espérait beaucoup.

Anton ressemblait physiquement énormément à son père, grand, blond, élancé. Olga avait l’impression souvent de revoir Piotr quand Anton prenait soin de ses petites sœurs, ou quand machinalement, il relevait sa mèche d’un geste énergique et viril. Mais elle le retrouvait aussi dans son caractère, la façon qu’il avait de prendre les problèmes à bras-le-corps pour aider sa maman. La mort de son père avait été un séisme pour lui, il avait perdu un modèle, une autorité si bien incarnée par Piotr. La relation entre les deux « mâles » de la famille était franche et directe. Et si Piotr n’élevait jamais la voix, Anton comprenait, en quelques mots, d’un clignement de l’œil, d’un sourcil plus haut que l’autre, qu’il ne devait pas dépasser certaines limites.

Ce respect que nourrissait le fils à l’égard du père, cette tendre connivence entre les deux hommes avaient volé en éclats à la mort de Piotr. Même posthumément, il s’agissait désormais pour Anton de faire honneur à la mémoire de son père. De ne pas décevoir sa maman qui mettait tant d’espoir en lui. Il ferait des études supérieures, aurait une vie exemplaire. Il avait une dette envers sa mère qui faisait tout son possible pour lui assurer une vie aussi normale que décente.

 

Le week-end suivant, comme prévu, Marceline vint présenter sa progéniture. Les présentations furent vite faites, Lionel avait quasiment le même âge que Anton, quant aux deux filles, Karène et Émilie, malgré un léger décalage, eurent tôt fait d’engager la conversation avec Alissa et Anika-Maria.

Olga et Marceline restèrent ensemble à discuter tandis que Stepan jouait près d’elles. Olga raconta son parcours, son arrivée en France et la mort si prématurée de Piotr.

Les deux femmes étaient ravies de réunir les deux familles et se promirent de se voir régulièrement.

Quelques jours plus tard, Marceline proposa à Olga de se rendre au MIP, le musée international de la parfumerie à Grasse. Comme toutes les femmes Olga n’était pas insensible aux parfums mais qui plus est elle avait lu le fameux livre de Patrick Suskind « Le Parfum ».

Depuis longtemps il était traduit et édité en Russie. Elle l’avait lu et dévoré dans une édition russe de 1985. Elle en gardait un souvenir impérissable. L’histoire étrange de Jean-Baptiste Grenouille l’avait passionnée de bout en bout. La proposition de Marceline ne pouvait que ravir Olga.

Elle se souvenait des parfums qui envoûtaient les Soviétiques. « Habit Rouge » ou « Climat » se vendaient à prix d’or à l’époque au marché noir. Introuvables dans les magasins, il y avait toujours un réseau de petits malins pour vendre la perle rare au tarif équivalent à plusieurs salaires d’un ouvrier qualifié. Le parfum a une longue histoire en Russie. Il apparut grâce à des Français dès la moitié du dix-neuvième siècle. C’est le Français Alphonse Rallet le premier qui, après avoir créé « A.Rallet & Co » à Moscou, devint le grand fournisseur de parfums de la famille impériale et de toute l’aristocratie russe. Puis plus tard, en 1900/1910 Guerlain, Coty prirent le relais. Ensuite quelques usines furent créées comme la plus connue, Novaïa Zaria – La Nouvelle Aurore, nationalisée dès 1917, qui n’était autre que le successeur de « Brocard & Co » fondée par Henri Brocard, le deuxième parfumeur français le plus connu après Rallet.

Avec le temps, l’Union Soviétique construisit petit à petit une dizaine de grandes parfumeries dans le pays comme « Dzintars » à Riga ou « Les Voiles Pourpres » à Nikolaïev (Alye Paroussa) en Ukraine. Elles eurent leur succès, d’autant que jusqu’aux années 1990, les marques françaises et étrangères en général n’étaient pas importées.

Olga se souvenait du sillage laissé dans la kommounalka par les robes de sa mère. Une odeur courait encore dans sa mémoire olfactive : le parfum le plus connu, le légendaire Красная Москва – Krasnaïa Moskva (Moscou la Rouge).

Mais le must était de dénicher des parfums français auxquels avait accès seulement l’élite, la nomenklatura. Olga n’avait jamais pu admettre ces privilèges au pays du socialisme. Pourquoi la nomenklatura possédait-elle ses propres magasins, interdits au peuple, où on trouvait des produits venus de l’Occident ? Il y avait les fameuses « Beriozka7 » aux devantures fermées pour ne pas que le peuple cède aux tentations du capitalisme (vins, fromages français, parfums, cosmétiques etc.) rigoureusement interdites aux Soviétiques où étrangers et Russes privilégiés payaient en devises ou bien en roubles diplomatiques dits roubles D pour les membres des ambassades.

Encore plus confidentiels : les magasins strictement réservés aux dignitaires et fonctionnaires du Kremlin, ceux-là personne ne les voyait, bien dissimulés, à l’intérieur des murs du Kremlin ou bien dans des organismes d’Etat, à l’abri des regards.

Olga savait tout cela et son caractère rebelle lui faisait haïr au plus haut point ce système, son pays n’avait été qu’une immense mystification, un mensonge colossal, une vaste comédie, une inqualifiable imposture.

 

Comme toutes les femmes russes, Olga aimait les parfums puissants, boisés, animalisés. Elle ne comprenait pas pourquoi les femmes occidentales portaient plutôt des eaux de toilette. Elle n’appréciait que les extraits, les notes diffusant un sillage généreux. Ce que d’aucuns auraient qualifié d’entêtant était pour Olga un minimum quand une femme se parfumait. De nouvelles notes apparues tout récemment sur le marché très boisées, orientales (santal, écorce de bouleau, cuir de Russie, oud) ajoutaient à son bonheur.