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Duo est un roman de Colette, initialement paru en 1934. Mariés depuis dix ans et profondément complices, Alice et Michel prennent quelques jours de vacances dans leur maison de campagne à Cransac. Mais dès le début de leur séjour, leur bonheur vole en éclats : Michel surprend Alice en train de dissimuler une lettre, qui s'avère être celle de son ex-amant, Ambrogio, l'associé de Michel. Commence alors un huis clos douloureux entre les deux époux : blessé, Michel préfère se morfondre dans sa jalousie, alors qu'Alice tente de le convaincre qu'ils peuvent encore être heureux, et que cette brève liaison purement sensuelle n'a eu aucune importance pour elle. Après une ultime explication qui semble l'apaiser, Alice va se coucher en laissant Michel méditer sur l'avenir de leur mariage. À l'aube, sa décision est prise, et cet époux meurtri, conscient que sa vie a été irrémédiablement bouleversée, trouvera l'oubli définitif dans la rivière qui borde sa propriété. Le Toutounier est un roman de Colette, paru en 1939. Après la mort de Michel, son mari, Alice trouve refuge auprès de ses sœurs à Paris. Elle refuse de penser que Michel s'est suicidé parce qu'elle l'avait trompé, et préfère croire à la thèse de l'accident. L'assurance-vie du défunt l'ayant dégagée de tout souci matériel, elle hésite sur la suite à donner à sa vie. Très attachée à ses sœurs, elle va passer beaucoup de temps avec elles dans le modeste appartement familial, échangeant souvenirs et confidences sur le « toutounier » : un vaste canapé hors d'âge qu'elles ont toujours connu et sur lequel elles dormaient enfants. L'aînée, Colombe, vit chichement de sa passion pour la musique, et est amoureuse d'un de ses collègues. La cadette, Hermine, est mannequin, et attend que son amant marié accepte de quitter sa femme. Au terme de diverses péripéties, Alice devra également faire le deuil de la complicité chaleureuse de ses sœurs : elles vont chacune partir au bras d'un homme, la laissant seule. Pas avant, toutefois, d'avoir dormi ensemble une dernière fois sur le toutounier.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
DUO
1
2
3
LE TOUTOUNIER
1
2
Série :Colette
|18| DUO – LE TOUTOUNIER
Ce roman fait suite à : |17| La Chatte
COLETTE
DUO
Paris, 1934
LE TOUTOUNIER |suite de DUO|
Paris, 1938
ROMANS
Raanan Éditeur
Livre 1224 | édition 1
raananediteur.com
Il ouvrit la porte rudement, et se tint un moment debout sur le seuil. Il soupira « Oh ! mes enfants ! », se jeta sur le divan à tâtons et s’abandonna au bain de l’ombre fraîche. Mais il préféra les récriminations au repos, et se redressa d’un coup de reins.
– On ne m’a fait grâce de rien ! Chevestre m’a traîné partout, regarde mes chaussures… Et l’étable qui tombe sur les bœufs, et les oseraies inondées, et le riverain d’en face qui pêche à la cartouche… Il m’a fallu, entends-moi bien, il m’a fallu…
Il s’interrompit.
– Tu es bien jolie, ici. Ceci mérite considérations, évidemment…
Sa femme avait disposé le bureau, ancien et sans beauté, dans la profonde embrasure de la fenêtre, sous le rayon de midi étoilé de poussière suspendue. Devant elle, un bouquet d’orchis pourprés trempait dans une petite auge de verre épais, et témoignait qu’Alice remontait des prés les plus humides, feutrés de racines de vernes et d’osiers. Sous sa main, un buvard de cuir répétait la couleur des fleurs, et son reflet, frappant le visage d’Alice, troublait le gris verdissant de ses yeux, que Michel comparait à la feuille des saules.
Elle écoutait son mari avec complaisance, et ne lui répondait que d’un sourire ensommeillé. Il éprouvait un plaisir inépuisable à constater que les yeux d’Alice et sa bouche, étirés dans le sourire, devenaient presque égaux et de forme pareille.
– Tu as les cheveux pleins de fils roux, ici, dit Michel. À Paris, ils sont noirs.
– Et blancs, dit Alice, vingt cheveux blancs, là sur le dessus…
Elle offrait son front à la lumière, et mentait avec coquetterie, fière de ses trente-sept ans très jeunes, nonchalants, et de sa chair légère. Elle vit que Michel se soulevait pour venir à elle.
– Non, Michel ! Tes souliers ! Aie pitié du parquet qu’on a encaustiqué ce matin ! Toute cette boue rouge !
Le son de sa voix persuadait toujours Michel. Ensommeillée elle aussi, et un peu plaintive, elle savait protester doucement, sur le même ton, contre le pire et le meilleur. Michel ouvrit ses jambes en V et ne posa que ses talons, avec soin, sur le parquet à larges voliges usées.
– Cette boue rouge, ma chère, c’est celle des bords de la rivière. Le héros qui te parle, parti d’ici à bonne allure sur les neuf heures, ne s’est assis, depuis, que devant un coup de blanc, et quel blanc ! Un blanc verdâtre et meurtrier, un produit à décaper les cuivres, à aiguiser les couteaux…
Il se leva avec un peu d’effort, mit une main sur ses reins.
– Ma petite, c’est la rançon de nos vacances… Est-ce qu’en 1933 nous serons encore les maîtres ici ? Ce Chevestre… Il a une gueule d’acquéreur, Chevestre… Tandis que moi… Combien de temps aurai-je encore une gueule de propriétaire ?
Il marchait de long en large, en marquant d’argile sèche la trace de ses pas, mais Alice ne pensait plus au parquet.
– Toi, tu es bien comme tu es ! lui jeta-t-elle comme il passait devant le bureau.
Elle ne l’avait pas habitué à de telles vivacités, et il s’arrêta pour lui sourire.
– Ça va donc si mal, Michel ?
Il discerna surtout, dans la voix suppliante d’Alice, son besoin d’être rassurée, et il la rassura :
– Si mal, non, ma petite. Pas plus mal qu’ailleurs. Mais qu’est-ce que tu veux ? Les toitures ont fait leur temps, la ferme marche avec des moyens d’il y a un demi-siècle… Chevestre ne vole que normalement, je crois… Il faudrait choisir, consacrer nos quatre sous, tout ce que rapporte la salle du Petit-Casino, à rajeunir, à consolider Cransac. Quand je pense qu’un film passait pendant cinq mois, il y a seulement trois ans, et que nous montions une féerie-revue tous les hivers en province avec la démonte des costumes de Jeanne Rasimi. Quand je pense…
Alice l’arrêta de nouveau en étendant sa main aux doigts joints :
– Non, n’y pense pas. C’est justement à ça qu’il ne faut pas penser. Les osiers…
– Bifurqués. On n’en tirera pas trois mille balles.
– Mais pourquoi sont-ils bifurqués ?
Il la regarda de haut, comme il aimait le faire lorsqu’elle était assise et lui debout, avec une pitié compétente :
– Pourquoi ? Ma pauvre petite ! Tu n’en sais rien ?
– Non. Et toi ?
Il éclata de rire tout bas.
– Moi non plus. Je ne connais rien à tous leurs trucs. Chevestre dit que c’est la chaleur. Mais Maure, le métayer, affirme que si Chevestre avait fait tailler à blanc il y a deux ans… Que, d’ailleurs, le terrain est trop feutré pour l’osier… Moi, dans tout ça, tu penses…
Il leva la main, le petit doigt en l’air comme à pigeon vole. Puis il cessa de rire, de parler, fit face à la porte-fenêtre. Une ruée printanière de feuilles nouvelles, de surgeons non taillés, de longs rejets de rosiers rougis par l’apoplexie de la sève, rapprochait de la maison les massifs négligés. Sur les peupliers, l’or, le cuivre des feuilles neuves usurpaient encore la place du vert. Un pommier sauvage, à pétales blancs doublés de carmin vif, avait triomphé de l’arbre de Judée un peu malingre et les seringas, pour échapper à l’ombre mortelle des aucubas vernissés, tendaient à travers les larges feuilles exigeantes, tachetées comme des serpents, leurs rameaux grêles, leurs étoiles d’un blanc de beurre…
Michel mesura de l’œil l’allée rétrécie, l’avance des massifs qu’on ne taillait plus, la mêlée des essences.
– Ils se battent, dit-il à mi-voix. Si on les regarde trop, ça cesse d’être gai…
– Quoi donc ?
À demi tournée sur son siège, elle comparait Michel au Michel de l’an passé. « Ni mieux, ni plus mal… » Debout, ils étaient de même taille, mais elle paraissait très grande, et lui un peu court. Il usait, plus qu’elle, d’une séduction toute physique, d’une jeunesse de geste qui lui venaient d’avoir exercé deux ou trois métiers où il faut plaire aux femmes et aux hommes. Il montrait, en parlant, ses dents soignées, ses yeux couleur de tabac. Pour cacher le dessous détendu de son menton, il portait depuis peu une petite jugulaire de barbe à l’espagnole, fine et frisée, très courte et comme peinte sur sa peau, rejoignant l’oreille, moyennant quoi il ressemblait, le front bas à frisures rondes, le nez peu saillant et la bouche bien rebordée, à plusieurs belles têtes antiques.
Alice crayonnait et le regardait à la dérobée. Elle craignait surtout qu’il ne lui confiât, en une fois, trop de sujets de souci. Le beau temps, une fourmillante et douce fatigue corporelle la rendaient lâche, avide seulement d’ignorer que le toit perdait à chaque orage quelques tuiles dorées de lichen, qu’à l’étable on bourrait de paille les trous des murs au lieu de mander le maçon. À Paris, au moins, elle n’y pensait pas…
– Et puis ? demanda-t-elle malgré elle.
Michel tressaillit, marmonna comme un homme qu’on éveille ou qui veut se donner du temps :
– Quoi ? Et puis ?… Et puis rien. Chevestre ne me parle jamais que de choses embêtantes, tu le sais bien. Trois heures d’empoisonnement à l’arrivée ; trois heures d’empoisonnement la veille du départ ; un ou deux petits emmerdements pendant notre séjour, – c’est le prix que je paie nos vacances de Pâques. C’est cher, ou non ?
Il passa derrière sa femme, s’appuya au cadre vermoulu de la fenêtre, et respira l’odeur de son pays natal. La terre violacée et molle, l’herbe déjà haute, le catalpa en fleurs au-dessus de l’aubépine rouge, la pluie des églantines sur le seuil de la porte-fenêtre, les seringas que hâtait la chaleur, des cytises en longues pendeloques jaunes… Il eût voulu ne rien perdre de ces biens frais, négligés et anciens. Mais il ne tenait déraisonnablement qu’à Alice. Au loin, la rivière invisible et débordée, encore froide, fumait sous le soleil comme un écobuage.
« Chevestre paierait le gros prix. Il en a envie, le salaud. Sa campagne a été bien menée. Mon voisin Capdenac m’avait prévenu : « Quand ton régisseur porte des bottes, mets-le dehors, ou bien c’est lui qui te délogera… »
Une main étroite se posa sur ma manche :
– C’est pour rien, dit Alice.
Sans se lever, elle avait tourné à demi son fauteuil vers la fenêtre, vers l’irruption de rayons, de bourdonnements, de chats de poule et de rossignols. Le plafond bas, à poutres brunes, les sombres couleurs des meubles et de la tenture à bouquets sur un champ marron, buvaient la lumière et ne rendaient que de brèves réverbérations, sur la panse d’une potiche, d’une cruche de cuivre, sur le biseau d’un miroir italien. Alice vivait dans ce salon-bibliothèque, mais cantonnée entre la porte-fenêtre et la cheminée, fuyant les régions ténébreuses du fond de la pièce, et les deux énormes bibliothèques sans vitres, qui touchaient le plafond…
– Tu es gentille, dit brièvement Michel en caressant la tête lisse de sa femme.
Il se sentait vulnérable, près de l’attendrissement, et voulait le cacher.
« Décollé, quoi ! La fatigue, et ce pays ! Ah ! ce pays ! Je parie qu’il fait plus chaud qu’à Nice. »
D’avoir dirigé des « saisons » de casinos, il gardait l’habitude de tout comparer à Nice, à Monte-Carlo ou à Cannes. Mais il n’osait plus le faire à voix haute, du moins devant Alice, qui fronçait ses sourcils et plissait son nez de chat en le grondant sur le mode plaintif : « Michel, ne fais pas le placier ! »
La tête ronde se prêtait à sa main adroite. C’est que Michel savait la caresser dans le bon sens, selon la coiffure immuable d’Alice, qui taillait ses cheveux en frange épaisse, parallèle à ses sourcils horizontaux, et ne les frisait pas. Elle portait des robes hardies, mais une timidité étrange l’empêchait de toucher à l’arrangement de sa chevelure.
– Assez, Michel, tu me fatigues…
Il se pencha vers le séduisant visage renversé, peu fardé, rebelle à vieillir, vers les yeux qui se fermaient si vite, sous l’ennui comme sous l’excès de la félicité.
« Cransac vendu, je reprendrais du poil de la bête… Même sans réparations, Cransac est un poids terrible. Cransac vendu, je me sentirais léger, je m’occuperais davantage du bien-être d’Alice… Je bourlinguerais encore pour elle… pour nous deux… » Il employait volontiers, dans ses monologues intérieurs, des mots d’un argot romantique, de même qu’il roulait inutilement des épaules, en signe de lutte pour la vie.
– Te voilà bien douillette, ce matin. Tu l’étais moins, cette nuit…
Elle ne protesta pas mais ne livra plus, de son regard, qu’une mince ligne de blanc bleuâtre entre les cils noircis, et le sourire de sa bouche. Il la caressa de quelques mots brutaux, qu’elle recevait en tressaillant des cils, comme s’il eût secoué sur elle un bouquet mouillé… Ils se prêtaient l’un et l’autre à ces reprises, cadeaux du hasard, du voyage, d’une saison brusquement dévoilée. Arrivés de la veille pendant un orage de printemps, ils avaient trouvé à Cransac la pluie, le soleil couchant, un arc-en-ciel au-dessus de la rivière, les lilas alourdis, la lune levante dans un ciel vert, de petits crapauds vernissés sous les degrés du perron, et pendant la nuit ils avaient entendu choir, du haut de la futaie, les averses ralenties et des chants de rossignols en larges gouttes…
Au moment où son mari serrait contre lui la tête, la chaude épaule d’Alice, et lui froissait le menton d’une main qui oubliait d’être douce, elle l’écarta, l’avertit à voix basse :
– Maria qui vient ! Il est midi et demi !
– Et puis ? Qu’elle vienne ! Elle nous a pincés plus d’une fois !
– Oui. Mais je n’ai jamais aimé ça. Elle non plus. Tire ton pull-over. Arrange un peu tes cheveux…
– Enfin, acheva Michel, ayons l’air naturel. Acré, v’là les flics !
Alice ne riait jamais lorsque son mari plaisantait d’une certaine manière lourde, à mots prévus. Mais elle n’en témoignait pas d’impatience, ayant départagé tout ce qu’il possédait de vulgarité, accentuée exprès, et de secrète délicatesse. « Je n’aime pas que tu sois fin », lui disait-elle, « tu n’es fin que quand tu es malheureux. »
Au loin, les parquets, gondolés à grandes ondes, craquaient sous le pas de Maria, qui entra en rudoyant la porte et ne montra que la moitié de son corps :
– Madame veut qu’on sonne le premier coup ?
– Et moi ? Je ne compte pas, vieille fourmi ? bouffonna son maître.
Elle ressemblait plutôt à un cheval, mais à la manière des sauterelles qui ont des têtes de chevaux. Elle rit, remercia Michel d’un clin de son étincelant petit œil, et referma la porte indocile.
Alice, debout, rangeait ses crayons.
– Tu en fais, des frais, pour amadouer cette Maria…
– Jalouse ? jeta Michel de son air le plus table-d’hôte.
Sa femme ne daigna pas répondre. Elle assurait, du plat de la main, l’ordre de sa coiffure lisse et excentrique. Elle savait que Maria, la gardienne, n’acceptait pas d’autre autorité, d’autre séduction que celle de Michel. Sèche et fine, à cinquante ans Maria jouait à merveille « la nourrice de Monsieur », et savait joindre les mains en soupirant : « Qui ne l’a pas vu dans sa fleur n’a rien vu ! » Au vrai, elle ne le servait que depuis dix ans, et si elle toisait parfois Alice en égale, c’est qu’elles étaient entrées à Cransac la même année. Mais Alice rendait justice à Maria qui gardait Cransac avec une vigilance honnête et dure, aidée seulement de son mari, homme à toutes mains, mou et robuste, que les douze hectares de parc décourageaient.
– On se lave les mains ? demanda Michel.
– Oui, mais dans la cuisine. Tout est propre dans le cabinet de toilette, je te défends d’y entrer. J’ai même fait les nickels.
Il rit, la traita de maniaque redoutable :
– Et Maria, tu crois qu’elle aimera qu’on se lave sur « son » évier ?
Elle tourna paresseusement vers lui sa tête noire, ses beaux yeux gris, verdis par la fenêtre éblouissante :
– Non. Mais Maria sait qu’il faut quelquefois cacher ce qui lui déplaît. Où vas-tu avec ces fleurs ?
Il portait adroitement la petite auge de verre épais, débordante d’orchis sauvages :
– À table, tiens donc. C’était si joli ce reflet violet dans tes yeux et sur tes joues… Comme ça… Mais il faudrait aussi l’autre truc, le machin de la même couleur, tu sais bien ce que je veux dire…
– Quel machin ? Attention, Michel, tu renverses l’eau des fleurs… Viendras-tu ?
– Je n’ai jamais, de toute ma vie, bousculé un pot de fleurs : Une espèce de sous-main, là, sur ton bureau… Il n’y est plus. Tu l’as rangé ? Qu’est-ce que tu en faisais ? Tu écrivais ?
– Non, je dessinais, vaguement, des costumes…
– Pour ?
Elle le regarda comme de loin, avec un demi-sourire d’excuse :
– Oh ! tu sais… c’est ma manie. Je me dis toujours que si on monte Daffodyl la saison prochaine, mes costumes ne reviendraient pas plus cher, plutôt moins cher, que la reprise des vieux costumes de Mogador, et sans me vanter…
Elle étendit sa main longue aux doigts joints et acheva sa phrase d’un hochement de tête.
–Montre ! ordonna impétueusement Michel, qui posa la petite auge sur le bureau. Où sont tes dessins ? Dans le buvard violet ?
Alice fit claquer ses doigts avec impatience.
– Mais viens ! Qu’est-ce que cette histoire ? Il n’y a pas de buvard violet ! Déjeunons, Michel !
Il regarda sa femme d’un air offensé.
– Voyez-vous ça ! Il n’y a pas de buvard violet ! Cette manière de me parler comme à un enfant !
Il leva le bras, indiqua sur la joue d’Alice la place du reflet évanoui :
– Là… et là… dit-il à mi-voix. Une couleur à peindre… Tu étais éclairée comme par la rampe au rouge dans laquelle on a laissé un tiers d’ampoules bleues… Rouge… violacé… magnifique…
Elle haussa les épaules, fit une moue d’incompréhension :
– Je vais déjeuner, Michel. La quiche sera froide.
– Attends !
Le son de la voix, bien plus que l’injonction, la retint. Michel avait crié singulièrement, sur deux notes de ténor. Elle connaissait les causes d’un tel changement de timbre.
En se retournant, elle trouva Michel un peu vert de teint, et elle vit qu’il respirait vite. Elle se donna le temps et le luxe de penser : « Il ressemble à Mathô, en petit… » Puis elle entra posément dans l’inconnu.
– À qui en as-tu, Michel ?
Il secoua son front frisé, comme pour rejeter tout ce qu’elle allait dire.
– Ne complique pas. Il y a quelque chose… Vite, Alice … Tu me dis qu’il n’y a pas de sous-main, de… truc violacé ici… Je ne suis pas fou, répète-le… Il n’y en a pas ?
Elle regarda avec désolation le visage désordonné de son mari, le cerne sombre marqué en un instant autour de ses yeux. Elle chercha rapidement autour d’elle sur les murs, entre les poutrelles du plafond, quelque reflet errant, quelque bluette pourprée de miroir, un prisme échangé entre deux cristaux taillés. Elle ne trouva rien, et reporta son regard sur Michel :
– Non, dit-elle tri
Elle l’observait avec tant d’inquiétude qu’il s’y trompa. Il exhala tout son souffle, se laissa tomber sur le fauteuil d’Alice :
– Bon Dieu, ce que je suis fatigué… Qu’est-ce que j’ai eu ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Il levait la tête vers elle comme un enfant, et elle faillit se laisser aller, le prendre dans ses bras, pleurer un peu, trembler à l’abri. Elle ne s’accorda rien que ce que la prudence exigeait d’elle. Elle se composa un doux sourire étonné, fit effort pour ouvrir ses longs yeux et les tenir attachés au regard mendiant de Michel.
– Mais tu m’as fait peur, Michel ! dit-elle plaintivement.
Il la contemplait avec l’anxieux et sévère amour que beaucoup d’hommes légers dédient, en secret, à une fidèle compagne, et déjà il soupirait d’aise en la voyant si pareille à elle-même, la bouche à peine rougie, la lèvre d’en bas large et souvent gercée, la lèvre d’un haut courte et tirée par le nez, – ce petit nez un peu plat, un peu écrasé, laid, cambodgien, inimitable, – et ces yeux surtout, allongés comme la feuille, mêlés de vert et de gris, clairs le soir aux lampes, plus foncés le matin…
Elle ne bougeait, ni ne détournait son regard. Mais Michel vit que sous la frange épaisse des cheveux un des sourcils d’Alice dansait imperceptiblement, au gré d’une petite convulsion nerveuse. En même temps parvint à ses narines l’odeur qui révélait l’émotion, la sueur arrachée cruellement aux pores par la peur, par l’angoisse, l’odeur qui caricaturait le parfum du santal, du buis échauffé, le parfum réservé aux heures de l’amour et aux longs jours du plein été. Il dénoua les deux bras miséricordieux, se tourna à demi et ouvrit le tiroir du bureau.
Au rayon de soleil qui le toucha, le buvard de maroquin resplendit, et le premier mouvement de Michel fut celui d’une puérile victoire :
– Tu vois ? Hein ?
Parce qu’il souriait, en répétant : « Hein ?… Hein ?… » Alice s’avisa de sourire aussi. Elle ne pensait presque à rien, et ne s’appliquait qu’à rester immobile. « Si je ne bouge pas, il ne bougera pas non plus… » Mais dès qu’elle sourit il changea de visage, et elle vit bien que le sourire de Michel n’était qu’un accident sans signification. Elle se servit misérablement de ce qui était à sa portée, et dit :
– Le premier coup est sonné.
Il se tourna machinalement du côté de la porte-fenêtre, en pliant le cou, comme pour voir la petite cloche noire que le rosier de mai et le jasmin jaune bâillonnaient à demi, et Alice espéra qu’il allait se reprendre, se lever, soucieux de Maria la fine mouche et du déjeuner retardé, qu’il remettrait à plus tard ce qu’il avait à connaître, ce qu’il avait à dire, à faire… « Plus tard » se dit-elle, « j’aurai tout arrangé. Ou bien nous serons morts. »
Elle risqua une demi-volte vers la porte, mais Michel lui tenait le poignet.
– Attends ! dit-il. Ce n’est pas fini.
Elle fut déloyale, gémit assez haut, s’efforça aux pleurs :
– Tu me fais mal ! Lâche-moi !…
Elle secoua son poignet dans la main qui s’ouvrit aussitôt, et elle perdit l’espoir d’être brutalisée, car Michel gardait son sang-froid d’une manière insane, comme les naufragés qui se répètent, déjà gorgés de vague salée : « Quel dommage, je n’avais mis que deux fois ces boutons de manchettes ! » Il lui montrait un visage attentif, éveillé, car il n’était au vrai qu’éveillé et attentif, encore animé d’espoir autant qu’elle l’était elle-même ; il luttait pour elle et non contre elle… Un moment, il se fit, comme elle disait, « gentil », la tête de côté, un demi-sourire assez déconfit dans ses yeux couleur de tabac.
Elle se sentit vieillir en peu d’instants : « Je ne pourrai pas le sauver de ce qu’il craint », pensa-t-elle, et découragée elle se prit à l’exécrer. Elle mollit, se reposa sur une seule jambe, en se rendant compte que son mouvement constituait une sorte de reddition.
Pourtant il n’ouvrit pas encore le buvard pourpre, et Alice eut le temps de lire, en Michel, un lâche souhait tout pareil à son propre souhait, celui de fermer le tiroir, de courir et de rattraper un instant qui fuyait et les laissait figés, oubliés, immobiles, l’instant où Michel avait parlé du reflet pourpre sur la joue d’Alice. « Je vais lui crier : c’est un jeu ! je vais prendre le buvard, me sauver, il courra après moi, et… »
Michel, la tête toute proche du sein échauffé d’Alice, interrogea peureusement :
– Qu’est-ce qu’il y a, dedans ?
Elle secoua faiblement les épaules, se pencha vers lui comme pour lui dire adieu.
– Rien. Plus rien.
Il se jeta avec rage sur les deux derniers mots :
– Tu as eu le temps de tout déménager, alors ?
Elle se redressa, aspira l’air avec force en gonflant ses narines cambodgiennes, lécha sa large lèvre gercée, et son visage rajeunit. Enfin il fallait discuter, se défendre, avouer diplomatiquement, blesser Michel pour l’occuper, pour qu’il ne se meurtrît pas trop lui-même : « Réparer ce que j’ai fait… Qu’est-ce qui m’a pris, de lui dire qu’il n’y avait pas de buvard pourpre ? Mon pauvre, pauvre Michel… »
Elle retint des larmes qui donnèrent un éclat extrême à ses yeux, et le sang monta à ses joues. Elle serra pudiquement ses coudes contre son corps, à cause de la tache humide qui s’élargissait sous ses bras et noircissait sa robe bleue.
– Écoute, Michel… Tu vas comprendre…
Il rit de travers, en levant une main :
– Oh ! ma foi… Oh ! non… Ça m’étonnerait…
Elle lui avait vu souvent cette fausse aisance, ce rire de côté, lorsqu’en affaires il croyait tout perdu.
– Michel, si tu veux ne pas ouvrir ce buvard, tu feras bien, il n’y a plus rien dedans, pour toi ni pour moi. Si tu l’ouvres, la… le papier que tu y trouveras, dis-toi bien que ce n’est rien, que ce n’est plus rien. Un… une cendre, ce qui reste de quelque chose d’anéanti, de fini… Enfin, rien, tu entends, rien…
Il écoutait étonné, en levant haut ses sourcils, et tiraillait entre deux doigts sa petite jugulaire de barbe neuve, d’un air incrédule. Il entendit pourtant l’essentiel :
– De fini, tu dis ? Ah ! bon… Bien…
Il saisit le buvard de maroquin glacé, qui reçut le soleil comme un miroir. Une tache de pourpre sauta au plafond, trébucha entre les poutrelles brunes. Quand Michel ouvrit le sous-main, un petit papier léger descendit en planant obliquement jusqu’au parquet, entre les pieds du bureau. Alice posa sa main sur la manche de Michel :
– Tu veux vraiment pas le laisser là. Je le jetterais, je le brûlerais, et… Michel, pense à nous…
Il se baissa avec un peu d’effort, et lui glissa en se relevant un regard furieux. Il lui en voulait de l’avoir contraint, en montrant trop de trouble, à ramasser cette feuille légère, métallique et bruissante entre ses doigts comme un billet de banque neuf, qu’il palpait machinalement : « C’est du foreign paper, le papier des gens qui s’écrivent des dix, des quinze pages… »
Pourtant, la feuille ne portait que quelques lignes d’écriture très fine :
– Mais c’est l’écriture d’Ambrogio !
Alice entendit tout ce que contenait d’espoir un cri aussi naïf, et sentit venir le plus dur moment. Elle gagna le divan et s’assit, non pas comme d’habitude en pliant sous elle ses longues jambes, mais droite, prête à se dresser et à courir. La sagesse, la prévoyance de son corps l’effrayèrent, elle mesura du regard la distance du divan à la porte qui s’ouvrait difficilement, la distance du divan à la fenêtre, et perdit patience : « Quoi ? Il n’a pas encore lu ? Qu’est-ce qu’il attend ? On ne va pas passer la journée à ça… »
–Ambrogio… répétait Michel. C’est de quand, cette lettre ?
– Novembre trente-deux, dit-elle brièvement.
– Novembre trente-deux ? Mais j’étais à Saint-Raphaël, en novembre, l’an dernier ?
Elle haussa les épaules, outrée qu’il écarquillât les yeux et cherchât ses lunettes rondes :
– Sur le classeur ! lui jeta-t-elle de la même voix sèche.
– Quoi ?…
– Sur le classeur, tes lunettes, je te dis !
Elle s’exaspérait progressivement, renaissait au goût de critiquer et de combattre : « Dieu, qu’il a l’air bête ! Il le sait, pourtant, qu’il ne peut pas lire l’écriture d’Ambrogio sans lunettes ! Est-ce qu’il faut que je lui fasse la lecture à haute voix ? »
Gauche comme s’il eût été nu, il fut lent à accrocher, derrière ses oreilles, les branches courbes de ses lunettes d’astigmate. Elle le sentait humilié, prêt à entrer dans la fureur pour se donner une contenance, et elle se garda de toute expression. D’ailleurs, il changea dès qu’il eut jeté un regard sur la lettre, qu’Alice lisait dans sa mémoire en même temps que lui.