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Stefan Sweig

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Beschreibung

Joseph Fouché, dit Fouché de Nantes, duc d'Otrante, comte Fouché, homme politique français né le 21 mai 1759 au Pellerin près de Nantes et mort le 26 décembre 1820 à Trieste, a toujours fasciné historiens et écrivains par sa longévité dans une période particulièrement troublée de l'histoire de France et de l'Europe où bien peu d'hommes ont survécu aux purges qui se sont succédé. Stefan Zweig ne faillit pas à la règle et est tour à tour émerveillé par l'attitude de marbre que gardera le plus souvent Fouché devant ses déboires et les avanies que lui a fait subir Napoléon Ier et épouvanté par la rouerie dont il fait souvent preuve, en bon élève de Machiavel. Stefan Zweig présente Joseph Fouché comme un homme politique dont les multiples talents n'ont jamais été reconnus, ni par ses contemporains, ni par la postérité. Il a connu de nombreux qualificatifs assez infamants allant de traître, misérable intrigant, reptile, âme de basse police, jusqu'à mitrailleur de Lyon. Seul Balzac nous dit-il, « a vu de la grandeur dans cette figure originale » et dans son roman Une ténébreuse affaire, il consacre à cet « esprit sombre, profond, extraordinaire » une page entière, le décrivant comme « un singulier génie qui frappa Napoléon d'une sorte de terreur » dont le caractère « se forma dans les tempêtes. » Ce sont les multiples facettes de Fouché qui intéressent Stefan Zweig : virer à 180 degrés quand la nécessité s'en fait sentir, passant en un tournemain du Marais centriste à l'Extrême gauche montagnarde pour servir ensuite le Consulat et l'Empire. Paradoxalement, il gardera toujours entre lui et le pouvoir en place une distance qui fera qu'il ne se liera à aucun parti, aucune faction, aucun homme. « Napoléon n'aime pas Fouché et Fouché n'aime pas Napoléon, » écrit Stefan Zweig. Fouché possède une puissance de travail phénoménale. Il sait tout sur tous, tout sur les turpitudes de la famille impériale, sur l'empereur aussi qui ne pouvait rien lui cacher de sa vie sentimentale avec Joséphine ou avec ses maîtresses...

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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SOMMAIRE

PRÉFACE

I LA MONTÉE VERS L’AUTORITÉ 1759-1793

II LE MITRAILLEUR DE LYON 1793

III LA LUTTE AVEC ROBESPIERRE 1794

IV MINISTRE DU DIRECTOIRE ET DU CONSULAT 1799-1802

V MINISTRE DE L’EMPEREUR 1804-1811

VI LA LUTTE CONTRE L’EMPEREUR 1810

VII INTERMÈDE INVOLONTAIRE 1810-1815

VIII LA LUTTE FINALE AVEC L’EMPEREUR 1815, les Cent-Jours

IX CHUTE ET FIN 1815-1820

Notes

Série :Stefan Zweig

|12| JOSEPH FOUCHÉ

STEFAN ZWEIG

JOSEPH FOUCHÉ

BIOGRAPHIE HISTORIQUE

Paris, 1929

Traducteur Alzir Hella

Raanan Éditeur

Livre 1264 | édition 1

raananediteur.com

À Arthur Schnitzler, 

en hommage affectueux.

PRÉFACE

Joseph Fouché, l’un des hommes les plus puissants de son époque et l’un des plus remarquables de tous les temps, a trouvé peu d’amour auprès de ses contemporains et encore moins de justice auprès de la postérité. Napoléon, à Sainte-Hélène, Robespierre, parmi les Jacobins, Carnot, Barras, Talleyrand dans leurs Mémoires, et tous les écrivains français, royalistes, républicains ou bonapartistes, trempent leur plume dans du fiel dès qu’ils doivent écrire son nom. Traître né, misérable intrigant, nature de reptile, transfuge professionnel, âme basse de policier, pitoyable immoraliste, aucune injure ne lui a été épargnée ; et ni Lamartine, ni Michelet, ni Louis Blanc n’essaient sérieusement d’étudier son caractère, – ou plutôt son absence admirablement constante de caractère. Pour la première fois ses traits nous sont présentés sous leur véritable aspect dans la monumentale biographie de Louis Madelin (à laquelle la présente étude psychologique, comme toute autre, doit la plus grande partie de ses matériaux) ; à cette exception près, l’histoire a relégué silencieusement au dernier rang des figurants insignifiants cet homme qui, à un tournant du monde, a dirigé tous les partis et a été le seul à leur survivre, et qui, dans un duel d’ordre psychologique, a vaincu un Napoléon et un Robespierre ; de temps en temps sa silhouette encore traverse une pièce ou une opérette sur Napoléon mais, le plus souvent, sous la forme de charge schématique et banale d’un astucieux ministre de la police, d’un ancêtre de Sherlock Holmes ; une description sans profondeur confond toujours un rôle caché avec un rôle secondaire.

Seul, Balzac a vu de la grandeur dans cette figure originale, justement parce que lui-même était grand parmi les grands. Ce haut esprit, plein de pénétration, qui fouillait non seulement la scène mais encore les coulisses du temps, a reconnu sans réserve dans Fouché le caractère psychologiquement le plus intéressant de son siècle. Habitué à considérer, dans sa chimie des sentiments, toutes les passions, celles qu’on nomme héroïques aussi bien que celles qualifiées basses, comme des éléments de même valeur absolue, habitué à admirer un malfaiteur consommé, un Vautrin, autant qu’un génie spiritualiste, un Louis Lambert, ne faisant jamais de différence entre ce qui est moral et ce qui ne l’est pas et se bornant exclusivement à toujours mesurer l’énergie d’un homme et l’intensité de sa passion, Balzac a précisément fait sortir de l’ombre où il s’était complu cet homme qui fut le plus méprisé et le plus honni de la Révolution et de l’Empire. Il l’appelle « ce singulier génie », « le seul ministre que Napoléon ait jamais eu », puis « la plus forte tête que je connaisse » et ailleurs « l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que longtemps après la partie ». – Voilà une opinion bien différente de celle, méprisante, des moralistes. Et dans son roman Une ténébreuse affaire il consacre à cet « esprit sombre, profond, extraordinaire, qui est peu connu », une page spéciale : « Ce singulier génie, écrit-il, qui frappa Napoléon d’une sorte de terreur, ne se déclara pas tout à coup chez Fouché. Cet obscur Conventionnel, l’un des hommes les plus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se forma dans les tempêtes. Il s’éleva, sous le Directoire, à la hauteur d’où les hommes profonds savent voir l’avenir en jugeant le passé ; puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres éclairés par une lueur soudaine deviennent excellents, il donna des preuves de dextérité pendant la rapide révolution du 18 Brumaire. Cet homme au pâle visage élevé dans les dissimulations monastiques, qui possédait les secrets des Montagnards auxquels il appartint, et ceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avait lentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il pénétra les secrets de Bonaparte, lui donna d’utiles conseils et des renseignements précieux. À ce moment, ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonnaient l’ampleur de son génie purement ministériel, essentiellement gouvernemental, juste dans toutes ses prévisions, et d’une incroyable sagacité. »

Ainsi s’exprime Balzac. Son hommage avait d’abord attiré mon attention sur Fouché, et depuis des années mon regard suivait à l’occasion cet homme dont Balzac a dit qu’il a « possédé plus de puissance sur les hommes que Napoléon lui-même ». Mais Fouché a su, comme il faisait de son vivant, demeurer dans l’histoire une figure cachée : il n’aime montrer ni son visage, ni ses cartes. Presque toujours il reste dissimulé au sein des événements, à l’intérieur des partis, derrière le voile anonyme de ses fonctions ; son action est invisible comme celle des rouages d’une montre ; et on réussit très rarement à saisir son profil fuyant dans le tumulte des faits et dans les courbes les plus accusées de sa carrière. Chose plus singulière encore, au premier coup d’œil, aucun des profils de Fouché ainsi fugitivement saisis ne concorde avec les autres. Il faut faire un certain effort pour se représenter le même homme de chair et d’os, en 1790, professeur ecclésiastique et dès 1792 pilleur d’églises, en 1793 communiste, et à peine cinq ans après plusieurs fois millionnaire, enfin, dix ans plus tard duc d’Otrante. Mais plus ses changements étaient hardis et plus devenait intéressant pour moi le caractère, ou plutôt l’absence de caractère, du plus parfait des disciples modernes de Machiavel ; plus sa vie politique tout entière passée dans les coulisses et dans les ténèbres devenait pour moi captivante et plus sa figure prenait à mes yeux une allure originale et même démoniaque. C’est ainsi que d’une manière tout à fait imprévue, simplement par plaisir psychologique, je me suis mis à écrire l’histoire de Joseph Fouché, comme une contribution à une étude biologique encore inexistante et pourtant très nécessaire, du diplomate, de cette race d’esprit qui n’a pas encore été complètement examinée et qui est la plus redoutable de notre univers.

Je sais que cette biographie d’un être absolument amoral et d’une individualité aussi particulière et aussi importante que celle de Joseph Fouché ne répond pas aux désirs évidents de notre époque. Notre époque veut et aime aujourd’hui des vies héroïques, car dans la pénurie ou elle est de chefs politiques créateurs, elle cherche dans le passé des exemples plus hauts. Je ne méconnais nullement le pouvoir qu’ont les biographies héroïques d’élargir l’âme, d’accroître l’énergie et d’élever l’esprit. Depuis Plutarque elles sont nécessaires à toute génération qui monte et à chaque jeunesse nouvelle. Mais précisément, en matière politique, elles risquent de falsifier l’histoire, en laissant croire que jadis et toujours, les véritables natures de chef ont dirigé effectivement le destin de l’univers. Il est incontestable que, par sa seule présence, une nature héroïque domine encore pendant des dizaines et des centaines d’années la vie spirituelle, mais seulement cette vie-là. Dans la vie pratique et réelle, dans la sphère du pouvoir gouvernemental, l’action décisive appartient rarement (et c’est ce qu’il faut souligner, pour mettre en garde contre toute crédulité politique) aux figures supérieures, aux hommes des idées pures, mais bien à une catégorie d’êtres de beaucoup moins de valeur, quoique plus adroits, je veux dire ceux qui travaillent dans la coulisse. En 1914 et en 1918, nous avons vu comment les décisions historiques de la guerre et de la paix étaient prises, non pas selon la raison et par les responsables, mais par des individus cachés dans l’ombre, du caractère le plus douteux et d’une intelligence bien limitée. Chaque jour nous constatons encore que, dans le jeu ambigu et souvent criminel de la politique, auquel les peuples confient toujours avec crédulité leurs enfants et leur avenir, ce ne sont pas des hommes aux idées larges et morales, aux convictions inébranlables qui l’emportent, mais ces joueurs professionnels que nous appelons diplomates, – ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés. Si donc, réellement, comme le disait déjà Napoléon il y a cent ans, la politique est devenue « la fatalité moderne », nous voudrions essayer, pour nous défendre, de découvrir les hommes qu’on trouve derrière cette puissance et ainsi le redoutable secret de leur pouvoir. Je présente donc l’histoire de Joseph Fouché comme une utile et très actuelle contribution à la psychologie de l’homme politique.

Salzbourg, automne 1929.

POST-SCRIPTUM POUR L’ÉDITION FRANÇAISE. – Un portrait psychologique comme celui-ci doit toujours, sans fausser l’ensemble, restreindre les détails pour faire ressortir les lignes décisives d’une personnalité. Si mon travail poussait, comme je l’espère, certains de mes lecteurs français à se renseigner plus largement sur une figure aussi fascinante que celle de Joseph Fouché, je les engagerais à prendre connaissance de l’important ouvrage en deux volumes de M. Madelin, où ils trouveront beaucoup d’autres détails et documents pleins d’intérêt. En revanche je les mets en garde contre les prétendus Mémoires de Joseph Fouché qui, d’ailleurs, sont loin d’être authentiques.

D’autre part, si la correspondance intégrale de Fouché pouvait voir le jour, elle jetterait bien de la lumière sur la personnalité de cet homme ténébreux. J’ai attendu vainement depuis des années cette publication, qui serait si nécessaire à la connaissance de la Révolution et de l’Empire.

S. Z.

I LA MONTÉE VERS L’AUTORITÉ 1759-1793

Le 31 mai, Joseph Fouché – que nous sommes loin encore du duché d’Otrante ! – voit le jour à Nantes. Ses parents étaient marins et commerçants, ses aïeux également ; rien de plus naturel, par conséquent, que leur héritier fût, à son tour, marin, qu’il devînt capitaine de navire ou qu’il se livrât au négoce maritime. Mais de bonne heure on s’aperçoit que cet adolescent fluet, nerveux, anémique et laid manque de toute aptitude pour un métier si dur et qui, à l’époque, était encore réellement héroïque. À deux milles du rivage il a le mal de mer, un quart d’heure de marche ou de jeu suffit à le fatiguer. Que faire d’un rejeton si délicat, se demandent les parents ? Non sans souci, car la France d’alors n’a pas encore accordé la place qui lui revient à une bourgeoisie déjà éclairée et impatiente d’arriver. Au tribunal, dans l’administration, dans chaque ministère, chaque office, toutes les grasses prébendes continuent d’être réservées à la noblesse ; pour le service de la cour, il faut avoir des armoiries comtales ou une bonne baronnie ; même dans l’armée, un roturier à cheveux gris ne dépasse guère le grade de sous-officier.

Le tiers état est encore exclu de tout, dans le royaume corrompu et mal administré ; il n’est pas étonnant qu’un quart de siècle plus tard le poing exige ce qu’on a refusé trop longtemps à la main humblement suppliante.

Il ne reste que l’Église. Cette grande puissance, vieille de mille années, infiniment supérieure aux souverains dynastiques quant à la connaissance du monde, pense avec plus d’intelligence, un esprit plus démocratique, un cœur plus large. Elle trouve toujours une place pour qui est doué et elle accepte même le plus humble dans son royaume invisible. Comme le petit Joseph s’est déjà distingué par son zèle à l’étude, sur les bancs de l’école des Oratoriens, ceux-ci lui accordent volontiers, lorsqu’il a fini ses classes, un poste de professeur de mathématiques et de physique, de surveillant général et de préfet des études. À vingt ans il a, dans cet ordre, qui depuis l’expulsion des jésuites dirige partout en France l’instruction catholique, une charge, à vrai dire modeste, et sans beaucoup d’avenir, mais qui constitue pour lui cependant un moyen de s’instruire en enseignant les autres.

Il pourrait d’ailleurs monter plus haut, devenir père, peut-être même, un jour, évêque ou éminence, s’il prononçait les vœux sacerdotaux. Mais, chose typique chez Joseph Fouché, dès le premier, le plus bas échelon de sa carrière, se manifeste un trait essentiel de sa nature : sa répugnance à se lier entièrement et irrévocablement à quelqu’un ou à quelque chose. Il porte l’habit ecclésiastique et la tonsure ; il partage la vie monacale des autres religieux, les pères ; pendant ces dix années d’Oratoire, il ne se distingue en rien d’un prêtre, ni extérieurement ni intérieurement. Mais il ne prend pas les ordres majeurs ; il ne prononce pas de vœux. Comme toujours, dans chaque situation, il se ménage la liberté de la retraite, la possibilité de changer et d’aller ailleurs. À l’Église il ne se donne que temporairement et pas tout entier ; il ne se donnera pas davantage plus tard à la Révolution, au Directoire, au Consulat, à l’Empire ou à la Royauté ; même à Dieu, et encore moins à un homme, Joseph Fouché ne s’engage à être fidèle sa vie durant.

 

Pendant dix ans, de la vingtième à la trentième année, ce demi-prêtre, pâle et fermé, passe dans les cloîtres et les réfectoires silencieux. Il enseigne à Niort, Saumur, Vendôme, Paris, mais il sent à peine le changement de lieu, car la vie d’un professeur de séminaire se déroule aussi calme, modeste et insignifiante dans telle ville que dans telle autre, toujours derrière des murs taciturnes, toujours à l’écart de la vie. Vingt, trente, quarante élèves à qui on inculque du latin, des mathématiques et de la physique, des garçons pâles, vêtus de noir, qu’il faut conduire à la messe, surveiller au dortoir, la lecture solitaire de livres de sciences, de maigres repas, une rétribution médiocre, un habit noir tout râpé, une existence claustrale, dénuée de désir. Elles semblent figées, irréelles et au-delà du temps et de l’espace, infécondes et sans ambition, ces dix années muettes et obscures.

Mais, pourtant, dans cette atmosphère d’école conventuelle, Joseph Fouché apprend beaucoup de choses, qui serviront infiniment au futur diplomate ; avant tout, la technique du silence, le grand art de la dissimulation, la maîtrise dans l’observation et la connaissance des âmes. Si cet homme, pendant toute sa vie, domine chaque nerf de sa figure, même dans la passion, si l’on ne peut jamais découvrir un signe visible de colère, d’irritation, d’émotion, sur son visage immobile et comme muré dans le silence, s’il parle tranquillement, avec la même voix sans expression, des choses les plus courantes et des choses les plus terribles, s’il sait marcher d’un même pas furtif dans les appartements de l’Empereur et dans le tumulte d’une réunion populaire, c’est parce qu’il a appris pendant ses années de réfectoire l’incomparable discipline de la domination de soi-même, c’est parce qu’il a longtemps dompté sa volonté par les exercices de Loyola et appris à parler dans les discussions de l’art séculaire des prêtres, avant de prendre place sur le podium de la scène du monde. Ce n’est peut-être pas un hasard qui a fait que les trois grands diplomates de la Révolution française, Talleyrand, Sieyès et Fouché, sont sortis de l’école de l’Église, maîtres en la science des hommes, longtemps avant d’affronter la tribune. L’antique tradition d’une communauté qui les dépasse de beaucoup imprime, dans les minutes décisives, une certaine ressemblance à leurs caractères, qui sont, par ailleurs, opposés. À cela s’ajoutent, chez Fouché, une discipline de fer, presque spartiate, une résistance intérieure au luxe et à l’ostentation, la faculté de cacher sa vie privée et ses sentiments personnels. Non, ces années passées dans l’ombre des séminaires n’ont pas été perdues pour Fouché ; il a infiniment appris lui-même tout en professant.

Derrière les murs du cloître, dans l’isolement le plus strict, cet esprit singulièrement souple et inquiet acquiert et mûrit sa maîtrise psychologique. Pendant des années il ne lui est permis d’agir qu’invisiblement, dans le cercle religieux le plus étroit ; mais dès 1778 a commencé en France cette tempête sociale qui vient battre jusqu’aux murs des couvents. Dans les cellules des oratoriens, on discute sur les droits de l’homme, aussi bien que dans les loges de francs-maçons ; une curiosité d’une espèce nouvelle pousse les jeunes prêtres vers les laïcs, et c’est la curiosité qui attire aussi le professeur de physique et de mathématiques vers les découvertes étonnantes de l’époque, comme celles de Montgolfier et des premiers aérostats, ou vers les inventions grandioses du domaine de l’électricité et de la médecine. Messieurs les ecclésiastiques cherchent à entrer en relations avec les milieux intellectuels et, à Arras, le moyen leur en est fourni par une société très singulière, appelée les Rosati, sorte de cercle idéaliste qui réunit en une sereine compagnie les beaux esprits de la ville. Cela ne fait pas beaucoup de bruit ; de petits bourgeois sans importance déclament de menus poèmes ou lisent des conférences littéraires ; les militaires se mêlent aux civils, et représentant l’élément ecclésiastique le professeur Joseph Fouché, lui aussi, est bien accueilli, parce qu’il sait parler avec abondance des nouvelles conquêtes de la physique. Souvent, il vient s’asseoir là, dans un cercle amical, et il écoute, par exemple, un capitaine du génie, nommé Lazare Carnot, dire des vers moqueurs, qu’il a composés lui-même, ou bien un pâle avocat aux lèvres minces Maximilien de Robespierre (à cette époque, il n’a pas cessé d’attacher de l’importance à sa noblesse) débiter un discours bleu de ciel en l’honneur des Rosati. Car la province respire avec bonheur les derniers zéphyrs du siècle philosophe ; avec bonhomie, M. de Robespierre compose encore, – en attendant les jugements sanguinaires, – des petits vers maniérés ; le médecin suisse Marat écrit toujours, – en attendant les féroces manifestes communistes, – un douceâtre roman sentimental, et le petit lieutenant Bonaparte continue à peiner quelque part en province sur un fade récit imité de Werther : les orages futurs sont invisibles derrière l’horizon.

Mais, caprice du destin, c’est justement avec cet avocat pâle, nerveux, et d’une ambition sans frein, avec M. de Robespierre que se lie intimement le professeur tonsuré ; il s’en faut même de peu qu’ils ne deviennent beaux-frères, car Charlotte de Robespierre, la sœur de Maximilien, veut arracher le professeur à l’état ecclésiastique et déjà, à toutes les tables, on chuchote qu’ils sont fiancés. L’intrigue n’aboutit pas. Pourquoi ? C’est un secret. Là peut-être est la racine de cette haine terrible, inscrite dans l’histoire, qui des deux amis fera des ennemis mortels. Pourtant à l’époque il n’est pas plus question entre eux de haine que de jacobinisme. Au contraire, même, lorsque Maximilien de Robespierre est envoyé à Versailles, comme député aux États généraux, afin de travailler à la nouvelle Constitution de la France, c’est Joseph Fouché qui prête à l’avocat besogneux les quelques louis d’or nécessaires au voyage et à l’achat d’un habit neuf. On peut voir là un symbole : Fouché tient, comme il le fera plus tard si souvent, les étriers à un autre, pour que celui-ci entre dans l’histoire, mais ce sera lui qui, au moment décisif, trahira son ancien ami et, d’un coup frappé par-derrière, l’abattra.

Quelque temps après le départ de Robespierre pour l’assemblée des États généraux qui va ébranler la France dans tous ses fondements, les oratoriens d’Arras font, eux aussi, leur petite révolution. La politique a pénétré jusque dans leurs réfectoires et, habile à saisir le vent, Joseph Fouché dispose ses voiles. Sur sa proposition, une députation est envoyée à l’Assemblée nationale pour exprimer au tiers état les sympathies des prêtres. Mais cette fois-ci, lui d’habitude si prudent, il s’est mis en avant une heure trop tôt. Ses supérieurs l’envoient par punition, sans parvenir pourtant à ce qu’elle soit véritable, dans l’établissement que leur ordre possède à Nantes, dans cette maison même où, enfant, il apprit les rudiments de la science et de la connaissance des âmes. Trop tard. C’est maintenant un homme mûr, expérimenté ; enseigner la table de multiplication, la géométrie et la physique à des jeunes gens à demi formés ne l’intéresse plus. En flairant le vent, il a senti qu’une tempête sociale va souffler sur le pays et que la politique gouverne le monde : entrons donc dans la politique ! se dit-il. Immédiatement il quitte la soutane, laisse à la nature le soin de recouvrir sa tonsure et fait des discours politiques, non plus à des adolescents, mais aux braves bourgeois de Nantes. Un club est fondé ; c’est toujours d’une tribune de ce genre, où ils essaient leur éloquence, que part la carrière des politiciens. Il suffira de quelques semaines pour que Fouché soit le président des « Amis de la Constitution » de Nantes. Il célèbre le progrès, mais très prudemment, avec beaucoup de réserve, car le baromètre politique de ces honnêtes commerçants est à la modération ; à Nantes, où l’on craint pour son crédit et où, avant tout, on désire faire de bonnes affaires, on ne veut pas des extrêmes. On ne veut pas non plus, parce que l’on tire des colonies de gras profits, donner dans des projets aussi fantaisistes que l’affranchissement des esclaves : c’est pourquoi Joseph Fouché rédige bientôt à l’adresse de la Convention un document pathétique contre la suppression de la traite des esclaves. Cela lui vaut, il est vrai, une grossière semonce de la part de Brissot, mais ne diminue pas son prestige dans le cercle plus étroit de ses concitoyens. Afin de fortifier à temps sa position politique parmi les bourgeois (les électeurs futurs !) il s’empresse d’épouser la fille d’un riche marchand, jeune personne sans beauté mais bien pourvue, car il veut être vite et complètement, lui aussi, un bourgeois, à une époque où, il le comprend déjà, le tiers état va prendre la première place, celle d’où l’on gouverne.

Tout cela n’est que préparatifs pour la fin qu’il vise. À peine la période des élections à la Convention est-elle ouverte que l’ancien professeur ecclésiastique se présente comme candidat. Et que fait un candidat ? Il promet d’abord à ses bons électeurs tout ce qu’ils désirent. Ainsi Fouché jure de protéger le commerce, de défendre la propriété, de respecter les lois ; il tonne (car à Nantes le vent souffle plus à droite qu’à gauche) avec beaucoup plus de véhémence contre les fauteurs de désordre que contre l’ancien régime. Effectivement, en cette année 1792, il est élu député à la Convention et la cocarde tricolore de représentant du peuple remplace désormais pour longtemps la tonsure tenue cachée et secrète.

 

Joseph Fouché, à l’époque de son élection, a trente-deux ans. Ce n’est pas un bel homme, il s’en faut de beaucoup. Un corps maigre, d’une sécheresse presque spectrale ; un visage étroit, osseux et anguleux, d’une laideur désagréable ; le nez est incisif ; incisive et effilée la bouche, toujours fermée ; les yeux sont d’une froideur de poisson, sous des paupières lourdes et quasi engourdies ; les pupilles sont grises comme celles de certains chats, semblables à des boules vitrifiées. Tout, dans ce visage, tout dans cet homme reflète, pour ainsi dire, une vitalité très limitée : on dirait quelqu’un aperçu à la lumière du gaz, livide et blafard. Aucun éclat dans les yeux, aucune sensualité dans les mouvements, aucun ressort dans la voix. Les cheveux sont minces et répartis par mèches, les sourcils roussâtres et à peine visibles ; les joues sont d’un gris terne. Il semble qu’il n’y ait pas dans cet organisme un colorant suffisant pour donner au visage l’aspect de la santé ; cet homme tenace et d’une puissance de travail inouïe a toujours l’air fatigué, malade, convalescent.

Tous ceux qui le voient ont l’impression que dans ses veines ne circule pas un sang chaud et rouge. Et en vérité, même moralement, il appartient à la race des êtres à sang froid. Il ne connaît pas de passions brutales et entraînantes ; il n’est porté ni vers les femmes ni vers le jeu ; il ne boit pas de vin ; il n’éprouve aucun plaisir à se dépenser physiquement ; il ne fait pas jouer ses muscles ; il passe sa vie dans son cabinet de travail, au milieu de dossiers et de papiers. Il ne se met jamais visiblement en colère ; jamais un nerf ne tremble sur sa figure. Seules ses lèvres minces et exsangues se plissent parfois en un petit sourire, tantôt de politesse et tantôt d’ironie : jamais on ne découvre sous ce masque gris d’argile et qui semble affaissé, une véritable excitation ; jamais sous les paupières lourdes et bordées de rouge l’œil ne trahit son intention, ni un mouvement ses pensées.

Ce sang-froid inébranlable, voilà la véritable puissance de Fouché. Les nerfs ne le dominent pas ; les sens ne l’induisent pas en tentations ; c’est derrière la paroi impénétrable de son front que toutes ses passions s’accumulent et se détendent. Il donne libre jeu à ses forces et, en même temps, il épie avec attention les fautes des autres ; il laisse s’user leur ardeur et il attend avec patience qu’ils soient épuisés ou bien que, perdant la maîtrise d’eux-mêmes, ils découvrent un point faible : c’est alors seulement qu’il frappe implacablement. Cette supériorité de la patience jamais à bout est terrible : celui qui peut attendre et dissimuler de la sorte peut également tromper le plus expérimenté. Fouché se soumettra tranquillement ; sans sourciller, il avalera les injures les plus grossières et, avec un froid sourire, les humiliations les plus pénibles ; aucune menace, aucune fureur n’ébranlera cet homme au sang de poisson. Robespierre et Napoléon se briseront tous deux contre cette impassibilité de pierre, – comme l’eau contre les rochers. Trois générations s’épuiseront dans le flux et le reflux des passions, alors que lui restera debout, froid et fier, lui seul qui est sans passions.

Cette froideur du sang, c’est le véritable génie de Fouché. Son corps ne l’entrave ni ne l’entraîne : c’est comme s’il n’existait pas, au milieu de ces téméraires jeux de l’esprit. Le sang, les sens, l’âme, ces éléments troubles de sensibilité, qui existent chez tout homme normal, n’ont réellement aucun rôle chez ce mystérieux joueur, dont toute la passion est refoulée dans le cerveau. L’aventure est le vice de ce sec bureaucrate, et sa passion est l’intrigue. Mais il ne peut l’épuiser et en jouir que par l’esprit. Et rien ne dissimule mieux et plus adroitement la formidable joie qu’il prend à l’imbroglio et aux cabales secrètes que l’attitude banale de l’honnête fonctionnaire, fidèle à ses devoirs, dont il portera le masque toute sa vie. Du fond d’un bureau ourdir sa trame, retranché derrière des papiers et des registres, frapper mortellement, sans qu’on s’en aperçoive ni s’y attende, telle est sa tactique. Il faut profondément sonder l’histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d’apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l’époque. Pendant toute sa vie il restera dans l’ombre – mais il enjambera les corps de trois générations ; Patrocle est depuis longtemps tombé, et Hector, et Achille, qu’Ulysse vit encore, Ulysse fécond en artifices. Son talent triomphe du génie, son sang-froid l’emporte sur toutes les passions.

 

Le 21 septembre, au matin, la Convention, nouvellement élue, fait son entrée dans la salle des séances. La cérémonie de l’installation n’est plus aussi solennelle, aussi pompeuse que celle de l’Assemblée constituante, il y a trois ans. Alors il y avait encore, au milieu, un précieux fauteuil de damas, brodé de lis blancs, la place du roi. Et, lorsque celui-ci était entré, l’Assemblée, respectueusement levée, avait acclamé l’oint du Seigneur. Mais à présent ses forteresses, la Bastille, et les Tuileries, sont sans force ; il n’y a plus de roi en France ; seul un gros monsieur, appelé Louis Capet par les gardiens grossiers de sa prison et par ses juges, s’ennuie à l’intérieur du Temple, – simple citoyen sans aucune puissance et qui attend d’être mis en jugement. À sa place les sept cent cinquante représentants du peuple gouvernent et ils se sont établis dans sa propre demeure. Derrière le bureau du président s’élèvent, en lettres gigantesques, les tables de la loi nouvelle – le texte de la Constitution ; et les murs de la salle sont ornés (redoutable symbole !) du faisceau des licteurs et de la hache meurtrière.

Dans les galeries le peuple se rassemble ; il contemple avec curiosité ses représentants. Sept cent cinquante Conventionnels entrent lentement dans la demeure royale, mélange singulier de tous les états et de toutes les professions : avocats sans cause à côté de philosophes illustres, prêtres défroqués à côté de militaires de valeur, aventuriers ratés à côté de mathématiciens célèbres et de poètes galants ; comme dans un verre violemment agité le dessous a été mis dessus par la Révolution française. Cependant le temps est venu de clarifier cette situation anarchique.

La disposition des sièges indique déjà un premier essai d’ordre. Dans la salle en amphithéâtre, si étroite que les discours des adversaires se heurtent front contre front et souffle contre souffle, sont assis, en bas, les gens paisibles, éclairés, prudents, le « Marais », comme on appelle ironiquement ceux qui restent impassibles au moment de toutes les décisions. Les extrémistes, les impatients, les révolutionnaires prennent place là-haut, sur les bancs les plus élevés, sur la « Montagne » ; leurs dernières rangées de sièges touchent déjà les galeries, comme pour signifier symboliquement qu’ils ont derrière eux la masse, le peuple, la plèbe.

Ces deux puissances se font équilibre. Entre elles passent le flux et le reflux de la Révolution. Pour les « bourgeois », pour les « modérés », la République est déjà achevée avec la conquête de la Constitution, avec la défaite du roi et de la noblesse, avec le transfert de leurs droits au tiers état : ils voudraient bien à présent pouvoir endiguer et retenir le flot qui monte, en se bornant à défendre les résultats acquis. Condorcet, Roland, les Girondins, sont leurs chefs, représentants des intellectuels et de la classe moyenne. Mais ceux de la « Montagne » veulent pousser encore plus loin la puissante vague révolutionnaire, jusqu’à ce qu’elle entraîne tout avec elle, tout ce qui subsiste encore du passé, tout ce qui retarde ; ils veulent, les Marat, les Danton, les Robespierre, en tant que chefs du prolétariat, « la révolution intégrale », la révolution absolue et entière, jusqu’à l’athéisme et jusqu’au communisme. Ils veulent renverser encore, après le roi, les autres vieilles puissances de l’État, l’argent et la divinité. La balance oscille, incertaine, entre les deux partis. Si les Girondins et les modérés triomphent, la Révolution s’enlisera peu à peu dans les sables d’une réaction d’abord libérale et puis conservatrice. Si ce sont les extrémistes qui l’emportent, on ira vers tous les abîmes et toutes les tempêtes de l’anarchie. Aussi l’harmonie officielle de la première heure ne fait-elle allusion à aucun de ceux qui sont présents dans cette salle fatidique ; chacun sait que bientôt va commencer une lutte à mort, pour s’emparer des esprits et de la force matérielle. Et l’endroit où le député s’assied, soit en bas dans la Plaine, soit en haut sur la Montagne, indique déjà par avance sa décision.

 

Parmi les sept cent cinquante qui pénètrent avec solennité dans la salle du roi détrôné s’avance, silencieusement, la poitrine barrée de l’écharpe aux trois couleurs des représentants du peuple, Joseph Fouché, le député de Nantes. Sa tonsure ne se voit déjà plus ; depuis longtemps il ne porte plus l’habit de prêtre : il a, comme tous, un vêtement civil dépourvu d’ornements.

Où va-t-il prendre place, Joseph Fouché ? Avec les extrémistes de la Montagne ou avec les modérés du Marais ? Joseph Fouché n’hésite pas longtemps. Il ne connaît qu’un parti, auquel il a été et restera fidèle jusqu’à la fin : le parti le plus fort, la majorité. Cette fois encore, il pèse et compte en lui-même les voix ; à l’heure actuelle, il le constate, la puissance appartient toujours aux Girondins, les modérés. C’est pourquoi il s’assied sur leurs bancs, près de Condorcet, de Roland, de Servan, des hommes qui tiennent dans leurs mains les ministères, qui influent sur toutes les nominations et qui distribuent les prébendes. Au milieu d’eux il se sent sûr, c’est là qu’il prend place.

Mais, comme par hasard, il lève les yeux vers la « Montagne », où les adversaires, les extrémistes, ont pris position ; il y rencontre un regard sévère et hostile. Son ami Maximilien Robespierre, l’avocat d’Arras, a rassemblé là ses combattants autour de lui ; et, lorgnon levé, l’Incorruptible, qui, orgueilleux de son propre entêtement, ne pardonne à personne une variation ou une faiblesse, regarde de haut, froidement et ironiquement, l’opportuniste. Ce moment-là marque la fin de ce qui pouvait encore rester de leur amitié. Désormais, à chacun de ses gestes ou de ses actes, Fouché sent derrière lui le regard inquisiteur, inflexible, scrutateur et sévère de l’éternel accusateur, de l’implacable puritain, et il sait qu’il lui faut être prudent.

Prudent, personne ne l’est plus que lui. Dans les comptes rendus des séances des premiers mois on ne trouve jamais le nom de Joseph Fouché. Tandis que tout le monde se précipite avec une impétueuse vanité à la tribune, pour déposer des propositions, dérouler de grandes tirades, s’accuser et s’attaquer mutuellement, le député de Nantes ne monte jamais à ce haut pupitre. Il s’excuse auprès de ses amis et électeurs en prétendant que la faiblesse de sa voix l’empêche de prononcer des discours. Et, comme tous les autres se disputent la parole avec avidité et impatience, le silence de cet homme en apparence si modeste ne produit qu’une impression sympathique.

Mais, en réalité, sa modestie est pur calcul. L’ex-physicien trace d’abord le parallélogramme des forces ; il observe, il hésite avant de prendre position, parce qu’il voit que la balance oscille encore continuellement. Avec prudence, il réserve son vote décisif pour l’instant où le plateau commencera à pencher définitivement d’un côté ou de l’autre. Il ne faut pas s’épuiser prématurément, il ne faut pas s’assujettir trop tôt, il ne faut pas se lier pour toujours ! Car on ne sait pas encore exactement si la Révolution se développera ou reviendra sur ses pas : en véritable fils de marin, il attend, pour bondir sur le dos de la vague, le vent favorable, et pendant ce temps son esquif reste au port.

Et puis, à Arras déjà, étant encore derrière les murs du cloître, il a constaté avec quelle vitesse au cours d’une révolution la popularité s’use, avec quelle soudaineté le cri populaire de « Hosanna ! » se transforme en celui de « Crucifie ! » Tous ou presque tous ceux qui, pendant l’époque des États généraux et de l’Assemblée constituante, ont occupé le premier plan sont aujourd’hui oubliés ou haïs. Le cadavre de Mirabeau, hier encore au Panthéon, en est aujourd’hui honteusement éloigné ; La Fayette, il y a peu de jours encore triomphalement fêté comme père de la patrie, est à présent considéré comme traître ; Custine, Pétion, qui, il y a quelques semaines à peine, étaient acclamés, cherchent déjà anxieusement à se dissimuler dans l’ombre. Non, il ne faut pas se montrer trop tôt, il ne faut pas se lier trop vite, il faut d’abord laisser les autres s’user et se déconsidérer ! Une révolution, il le sait, dans son expérience précoce, n’appartient jamais au premier qui la déclenche, mais toujours au dernier qui la termine, et qui la tire à lui, – comme un butin.

Ainsi cet homme adroit se tient volontairement dans l’obscurité. Il s’approche des puissants, mais il refuse tout pouvoir public ou visible ; au lieu de faire du bruit à la tribune et dans les journaux, il préfère se faire élire dans les comités et les commissions, là où l’on acquiert, dans l’ombre, l’intelligence des choses et de l’influence sur les événements, sans être contrôlé ou haï. Effectivement, sa capacité de travail tenace et rapide le fait aimer, et sa discrétion le protège contre l’envie. De son cabinet de travail il peut regarder, commodément et en attendant son heure, les tigres de la Montagne et les panthères de la Gironde se déchirer entre eux, et les grands passionnés, les figures dominantes, un Vergniaud, un Condorcet, un Desmoulins, un Danton, un Marat et un Robespierre se frapper à mort. Il regarde et il attend, car, il le sait, c’est seulement lorsque les hommes de passion se sont mutuellement anéantis que commence le temps des habiles, qui ont su attendre. Ce n’est jamais qu’au dénouement de la bataille que Fouché se décide définitivement.

 

Se tenir dans l’obscurité a été pendant toute sa vie l’attitude de Joseph Fouché : n’être jamais le détenteur apparent de l’autorité et, pourtant, la posséder entièrement, tirer toutes les ficelles et n’être jamais considéré comme responsable. Se placer toujours derrière celui qui occupe la première place, se retrancher dans son ombre, le pousser en avant et, dès qu’il s’est risqué, au moment décisif, le renier catégoriquement, voilà son rôle favori. Il le joue, cet intrigant le plus accompli de la scène politique, avec une égale virtuosité, sous vingt déguisements, et d’innombrables fois, au milieu des républicains, des empereurs et des rois.

Parfois l’occasion et en même temps la tentation se présentent à lui de prendre lui-même le premier rôle, le rôle principal, dans le jeu des événements. Mais il est trop habile pour le désirer sérieusement. Il sait que son visage laid et repoussant n’est pas fait pour les médailles et les emblèmes, pour la parade et la popularité, et qu’aucune couronne de laurier ne pourrait donner à son front un aspect quelque peu héroïque. Il connaît sa voix menue et fragile ; elle est capable de bien chuchoter, de souffler et de rendre quelqu’un suspect, mais jamais d’entraîner une foule par une éloquence enflammée. Il se sait surtout fort, à sa table de travail, enfermé dans son cabinet, dans l’ombre. Là il peut épier à souhait et sonder les choses, observer et persuader les gens, tirer les ficelles et les embrouiller ensuite, tout en restant lui-même impénétrable et insaisissable.

Tel est, encore une fois, le secret suprême de la puissance de Joseph Fouché : tout en voulant l’autorité, et même l’autorité la plus haute, il se contente, contrairement à ce que font la plupart des hommes, de la conscience qu’il a de posséder cette autorité elle-même, sans avoir besoin ni de ses marques extérieures ni de son uniforme. Fouché est ambitieux au plus haut degré, plus que tout, mais il ne cherche pas la gloriole ; il a de l’ambition, mais non de la vanité. En véritable et authentique joueur intellectuel, il n’aime que les valeurs positives du pouvoir, mais non leurs insignes. Le faisceau des licteurs, le sceptre royal, la couronne impériale peuvent appartenir tranquillement à un autre, que ce soit un dominateur véritable ou un homme de paille, peu lui importe ; il accorde volontiers à celui-là l’éclat et le bonheur douteux de la popularité. Il lui suffit d’être au courant des choses, d’avoir de l’influence sur les gens, de mener véritablement le conducteur apparent des affaires du monde, sans mettre en avant sa personne, et en jouant ainsi le plus passionnant de tous les jeux, le jeu formidable de la politique. Tandis que, de cette manière, les autres sont liés par leurs convictions, leurs paroles et leurs gestes publics, lui, qui craint la lumière et qui se tient caché, demeure intérieurement libre, et ainsi, dans l’écoulement des événements, il devient le pôle permanent. Les Girondins tombent, Fouché reste ; les Jacobins sont traqués, Fouché reste ; le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Royauté et encore l’Empire disparaissent et s’effondrent ; mais lui reste toujours debout, lui seul, Fouché, grâce à sa réserve subtile et à l’audace qu’il a d’être absolument dépourvu de tout caractère et de pratiquer un manque complet de convictions.

 

Mais un jour arrive dans la marche universelle de la Révolution, un jour unique qui ne permet plus d’indécisions, un jour où chacun est obligé de voter par oui ou par non, par blanc ou par noir : le 16 janvier 1793. L’aiguille de la Révolution marque la moitié de la journée ; la moitié du chemin est accomplie et la royauté a été dépouillée petit à petit de sa puissance. Cependant, le roi Louis XVI vit encore prisonnier au Temple, il est vrai, mais toujours vivant. On n’a réussi (comme l’espéraient les modérés) ni à le faire échapper ni (comme les extrémistes le désiraient secrètement) à le faire massacrer par le peuple en fureur, lorsque l’assaut a été donné à son palais. On l’a humilié, on lui a ôté la liberté, son nom et son rang, mais un roi, un petit-fils de Louis XIV, même quand on ne l’appelle plus avec dérision que Louis Capet, est encore un danger pour une jeune république par le seul fait qu’il respire, par l’hérédité du sang qui est en lui. Aussi, après la condamnation prononcée par la Convention le 15 janvier, se pose la question de la sanction, de la vie ou de la mort du roi. C’est en vain que les indécis, les lâches, les prudents, les gens qui ressemblent à Joseph Fouché, ont espéré n’avoir pas à prendre publiquement et catégoriquement position, grâce au scrutin secret ; Robespierre implacable exige que chaque représentant de la nation française exprime son oui ou son non, sa sentence de vie ou de mort, en pleine assemblée, pour que le peuple et la postérité sachent à quel parti chacun appartient, à la droite ou à la gauche, au reflux ou au flux de la Révolution.

La position de Fouché, au 15 janvier, est encore très nette. Son adhésion aux Girondins et le désir de ses électeurs, essentiellement modérés, l’obligent à demander la grâce du roi. Il interroge ses amis, surtout Condorcet ; il voit qu’ils sont tous disposés à éviter une mesure aussi irrévocable que l’exécution. Et, comme la majorité est, par principe, contre la peine de mort, Fouché se rallie, tout naturellement, à son avis ; la veille encore, le 15 janvier au soir, il lit à un ami le discours qu’il a l’intention de prononcer en cette occasion, afin de justifier la décision de la grâce. Lorsqu’on est assis sur les bancs des modérés, on est tenu à la modération et, du moment que la majorité se refuse à toute extrémité, Joseph Fouché les repousse aussi, lui, dont les convictions ne pèsent guère.

 

Mais entre cette soirée du 15 janvier et la matinée du 16 s’écoule une nuit inquiète et agitée. Les extrémistes ne sont pas restés oisifs ; ils ont mis en mouvement la puissante machine de l’émeute populaire, qu’ils savent si bien faire marcher. Dans les faubourgs tonne le canon d’alarme, les tambours des sections entraînent des masses profondes, ces bataillons désordonnés de la révolte, toujours appelés par les terroristes (qui, eux, restent invisibles) pour obtenir par la violence des décisions politiques, et que, d’un signe du doigt, le brasseur Santerre met sur pied en quelques heures. On les connaît, ces bataillons d’agitateurs des faubourgs, de poissonnières et d’aventuriers, depuis la prise glorieuse de la Bastille ; on les connaît depuis l’heure lamentable des massacres de Septembre. Chaque fois qu’il s’agit de briser la digue de la loi, cette gigantesque vague populaire est violemment soulevée et elle entraîne toujours tout irrésistiblement avec elle, – y compris, en fin de compte, ceux qu’elle fait surgir de ses profondeurs.