L'Etang à la Pierre Couverte - Micheline Cumant - E-Book

L'Etang à la Pierre Couverte E-Book

Micheline Cumant

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Beschreibung

Un domaine, un nom, dont l'hérédité est lourde à porter... Être attaché à ses racines suppose-t-il de subir les conséquences des événements passés ? Les héritiers restent-ils sous la coupe du grand druide, habitant du "Sidh", le monde parallèle qui vit sous les tumulus de pierre du monde celtique... Julien de Lière, propriétaire du domaine de Kerlanneg, sa cousine Fabienne, ainsi que les autres membres de la famille, sont enchaînés à ce monde de l'au-delà qui ne les oubliera jamais. Les humains, policiers, médecins, juges, tentent de résoudre le mystère des morts du dolmen, mais il restera toujours une part d'inconnu dont on ne parle qu'à voix basse...

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Seitenzahl: 173

Veröffentlichungsjahr: 2021

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« … Il sentait la journée basculer

d’un coup

au fond d’un puits noir,

et une eau grise, froide, monter

en lui dont il remuait le goût fade

dans sa bouche »

Julien Gracq

« Le sang appelle le sang, et,

après le sang du prochain,

sa soif demandera

notre sang à nous »

Pierre-Jakez Hélias

Les personnages:

– Julien, marquis de Lière. Habite au domaine de Lière en Anjou.

– Georges, comte de Lière, cousin de Julien. Habite au manoir de Kerlanneg.

– Marie-Laure de Lière, épouse de Georges.

Leurs cinq enfants :

– Deux fils adultes, absents du domaine.

– Marie-Louise, 16 ans.

– Albane, 12 ans.

– Lise-Marie, 10 ans.

– Hélène de Trézent, demi-sœur de Georges, cousine de Julien, veuve, habite à Kerlanneg avec ses filles :

– Fabienne de Trézent, 24 ans.

– Adélaïde de Trézent, 13 ans.

– Renée Vallemomble, gouvernante d’Albane et Lise-Marie de Lière et d’Adélaïde de Trézent, cousine de Marie-Laure.

– Florence d’Ardanges, cousine des Lière, habite au manoir de Taberges avec sa fille :

– Pascaline d’Ardanges, 18 ans.

– Monsieur Du Coët, colonel en retraite, ancien maire de Rozenn, maire des Landes Guibert, habite au château de Dubrie.

– Docteur Vandoeuvre, maire de Rozenn.

– Commissaire de police Joël Thomas.

– Valentin, maître d’hôtel, au service de Georges de Lière depuis de nombreuses années.

– Ganay, régisseur de Georges de Lière.

– Abbé Castagner, curé des Landes Guibert.

– Monique Dormères, juge d’instruction.

L’action se passe vers 1963. Les lieux et les personnages sont fictifs.

TABLE DES MATIÈRES

I.

II.

III.

IV.

V.

VI.

VII.

VIII.

IX.

X.

XI.

XII.

XIII.

XIV.

XV.

XVI.

XVII.

XVIII.

XIX.

XX.

XXI.

XXII.

XXIII.

XXIV.

XXV.

XXVI.

XXVII.

XXVIII.

XXIX.

XXX.

I.

Bien avant qu’il ne puisse voir la voiture au détour du bosquet de peupliers, son cheval l’avait devinée ; il le sentait frissonner sous lui.

Tout en flattant l’encolure du jeune pur-sang pas encore habitué aux engins à moteur, et dont le mouvement des oreilles traduisait assez l’inquiétude, Julien de Lière chercha qui avait bien pu ranger son véhicule à cet endroit. Jamais un de ses familiers ne l’aurait fait : ils se garaient devant le manoir et non pas le long des écuries.

Mettant pied à terre, il fit passer calmement le cheval le long de l’automobile incongrue. Cela fait, il regarda autour de lui : personne ne semblait l’attendre.

Il rentra rapidement le cheval dans son box. Il finissait de le desseller et s’apprêtait à lui doucher les membres lorsqu’une voix jaillit dans son dos :

– Je vous cherchais…

Il se retourna en prenant soin de ne pas effaroucher l’animal.

– Fabienne ! Toi ? Que se passe-t-il ?

Les questions se bousculèrent dans sa tête. Que venait faire sa jeune cousine en ce lieu ? Pourquoi l’importuner ? Il faillit lui demander les raisons de sa présence avec peu d’affabilité, mais s’entendit dire :

– Il s’en est fallu de peu que je ne te reconnaisse pas. Tu es ravissante. »

Il avait conservé le souvenir d’une adolescente certes attractive par son regard étrange, mais plutôt gauche et empruntée, alors que devant lui se tenait une jeune femme approchant les vingt-cinq ans, pleine d’une vigueur atténuée par la finesse de l’ensemble. Bien qu’il ne fût pas d’une beauté académique, le visage était plaisant, les yeux appelaient d’autres regards, la chevelure châtain s’épandait sur les épaules en ornant de volutes les pommettes saillantes.

Il sortit du box et en referma le battant, sa mauvaise humeur tombée. Quoiqu’il s’en défendît, il ne dédaignait pas de converser de temps à autre avec une jolie femme. Fabienne devança ses questions.

– J’avais vraiment besoin de vous voir.

– Sûrement, sinon tu n’aurais pas fait tout ce trajet.

– Ce n’est pas si long, quand même…

Puis elle ajouta à voix basse, comme si elle craignait d’être entendue :

– Personne ne sait que je suis ici. Il faut que vous veniez à Kerlanneg. Rien ne va plus, là-bas. »

* * *

Dans le restaurant où il l’avait emmenée déjeuner, Fabienne parvenait de plus en plus mal à masquer sa nervosité. On les avait placés d’office à l’écart des autres clients : visiblement, son cousin avait là ses habitudes. Le décor, tout de douceur et de lumières tamisées l’avait d’abord mise à l’aise, mais maintenant, elle en venait presque à le considérer comme hostile, trop apaisant, à l’image de son vis-à-vis.

Celui-ci, en effet, parlait de tout sauf de ce pour quoi elle s’était dérangée. De politique — les allocutions télévisées du général De Gaulle, la fin des événements d’Algérie — du film Lawrence d’Arabie, des succès de ses chevaux en concours hippiques... Avec son esprit encore un peu enfantin, elle s’était convaincue que les paroles prononcées devant les écuries auraient aiguisé la curiosité de Julien, mais il n’en avait rien été ; cela l'agaçait, et même elle trouvait cette attitude étrange.

Ce ne fut qu’une fois les cafés apportés à leur table qu’il daigna cesser son bavardage. Il s’interrompit au milieu d’une phrase et laissa le silence s’instaurer, tandis qu’il la fixait. Puis de ses lèvres tomba un seul mot :

– Alors ?

La jeune fille fut tout à la fois surprise et soulagée. Il l’encouragea du regard.

– Vous savez, dit-elle, les yeux rivés sur sa tasse à café, je ne serais jamais venue vous importuner si vous n’aviez pas tant fait pour nous depuis la mort de mon père…

Se moquait-elle de lui ? Ce fut à son tour de se sentir mal à l’aise, car, vraiment, qu’avait-il accompli pour Fabienne, sa jeune sœur et leur mère, depuis le drame ? Il les avait d’autorité installées dans le château familial pour leur éviter des soucis matériels. À la suite de cet acte, il s’était plus ou moins brouillé avec les autres occupants du domaine. Ensuite, revenu sur ses terres, il s’était contenté, plus par lassitude que par désintérêt, d’envoyer quelques lettres, des cadeaux à sa filleule, la cadette de Fabienne, et d’apporter un vague soutien moral. Peu de choses, en réalité. Et cette gamine qui rouvrait cette plaie qu’il s’efforçait d’oublier !

Sans se douter de ce qui l’agitait, elle poursuivait :

– … et mon oncle Georges, j’en suis sûre, n’a aucun droit à disposer de ces terrains, car toute la partie des terres comprises entre le lac et le bourg de Rozenn vous appartiennent avec le château et ses dépendances, n’est-ce pas ? Morceler Kerlanneg me fait du mal.

Il sourit en regardant ailleurs un instant, histoire de gagner quelques secondes. Que son cousin Georges cherchât à le gruger, il n’y avait là rien de bien nouveau, et, jusqu’à présent, il avait toujours échoué. Il s’était d’ailleurs invariablement moqué de ces petits coups bas. Avait-il jamais réclamé un centime à ceux qui logeaient sous son toit ? Mais on ne lui avait jamais proposé d’argent non plus, hormis la mère de Fabienne, ce qu’il avait fermement refusé. Mais de là à spéculer à grande échelle avec des biens lui appartenant, il y avait une marge ! Il admettait avoir des défauts, mais possédait au plus haut point le sens de l’intégrité du patrimoine familial. Lui-même n’avait pas distrait un arpent de l’héritage paternel. Il reprit la parole :

– Tu aimes beaucoup ce domaine, Fabienne ?

La réponse fusa :

– Comme une part de moi-même. Cela peut paraître stupide, à notre époque. Mais c’est comme ça, j’aime la vieille maison, le lac, les bois, les landes. Je me sens faible ailleurs, et forte là-bas. Kerlanneg me… c’est comme si elle me procurait ma sève, une sorte d’influx vital.

Sa voix avait vibré sous l’effet de l’émotion. Il songea que peu de jeunes devaient s’exprimer ainsi en ce siècle de futilité. Il en conçut quelque mélancolie et se sentit d’un coup très proche de sa cousine.

– Mais… tu me reproches, on dirait, de ne pas m’y intéresser suffisamment ?

– Quand même pas ! Mais je suis sûre que, pour vous, vos véritables racines sont ici, et non pas en terre bretonne.

– Que veux-tu… Si notre grand-père commun n’avait pas épousé une Kerlanneg, jamais ce domaine ne serait entré dans la famille, et vous auriez tous dû vous contenter de ce vieux manoir qui vit naître des générations de Lière…

Elle eut une moue. C’est injuste, songea-t-elle, il a l’air de considérer cette union ancienne comme une mésalliance ! Dans un certain sens, il n’avait pas tort. Si un Lière se trouvait déjà aux côtés de Robert Le Fort dès l’an 853 afin de défendre les Marches de Neustrie1 contre les Normands, cette si antique famille ne fut jamais que de toute petite noblesse, jusqu’à l’élévation de la baronnie en marquisat par lettres patentes du roi Louis XVIII qui récompensait là de vaillants chouans. En revanche, les Kerlanneg, souvent cités dans l’histoire des courtisans, étaient d’une noblesse récente, des fermiers généraux du dix-huitième siècle ayant racheté un titre, et d’une opulence un peu trop voyante aux yeux de pauvres hobereaux fort peu distincts de leurs paysans. Tout cela, Fabienne le savait et, au fond d’elle-même, comprenait que son cousin préférât le berceau de sa famille aux fastes relatifs du domaine d’Armorique, entièrement aux mains des Lière puisque la lignée des Kerlanneg s’était éteinte.

Cette réflexion avait duré seulement quelques secondes, mais il permit à Fabienne de se détendre et de continuer sa requête. Le plus dur restait à dire. Elle s’entendit demander :

– Viendrez-vous ? Il faut que vous veniez…

– Je verrai, dit-il, surpris du ton soudain véhément de la jeune femme.

– Tout cela est grave…

– Bien sûr, mais je peux résoudre ce problème par notaires interposés. Tu sais que je n’aime pas aller là-bas… Te voir, ainsi que ta mère et ta sœur, passe encore, mais…

Elle se crispa, serra les poings, les jointures de ses doigts blanchirent, sa voix baissa et elle murmura :

– Je vous en prie, Julien, dites-vous que je ne suis ni folle ni imaginative, et vous devez me croire…

Il fut surpris par ce ton inattendu, où transparaissait la peur. Il fit celui qui ne s’en était pas rendu compte et l’écouta, d’abord avec indulgence, puis avec un intérêt grandissant.

1 L’Anjou.

II.

Les bruits du petit village s’étaient tus depuis longtemps. Bien qu’il fût près de minuit, une lueur filtrait par une des fenêtres du château de Dubrie. L’insomnie tenait éveillé Monsieur Du Coët.

Il avait beau tourner et retourner dans sa tête les données du problème, il ne voyait pas comment lui trouver une solution. Il devait, pourtant, se montrer à la hauteur de sa tâche, comme il l’avait toujours été jusqu’à ces jours derniers… Il avait peur, cette fois, d’être contraint par les événements au lieu de les provoquer.

Mais le pire était peut-être qu’il ne savait à qui se confier. Il y aurait bien ce jeune officier qu’il avait eu un temps sous ses ordres et à qui l’unissait une affection presque filiale, mais pouvait-il lui écrire ? Et à quel titre ? Si Gérard, son fils aîné, avait été là… Gérard ! Une croix blanche dans un cimetière militaire d’Asie, dans une moiteur tropicale, une page douloureuse pour le pays… ses décorations qu’il préférait aux siennes, des souvenirs lointains d’une incroyable vitalité… Les visages de ses enfants défilèrent devant ses yeux, il eut l’impression que tous paraissaient l’interroger silencieusement… Marie-Alix, exilée en Gironde… Pierre-Louis, le moine…

Ses yeux se fermèrent un instant. Non, vraiment, aucun de ses enfants ne pouvait l’aider. Peut-être Pierre-Louis, en raison de sa vocation, mais pourrait-il l’arracher à un monastère où il coulait des jours si sereins pour l’atteler à un problème qui n’était peut-être que le fruit de son imagination ?

Il songea à sa femme, morte depuis dix longues années. Qu’aurait-elle fait en ces circonstances ? Elle aurait prié, d’abord, car elle était très croyante. Mais sur le plan humain ? N’aurait-elle pas eu peur, en dépit de ses certitudes ? Et même, aurait-elle compris ce qui le tourmentait ?

D’un geste rageur, il repoussa le carnet et le sous-main de son bureau et se leva, puis arpenta à grandes enjambées la chambre aux murs ornés d’anciennes tapisseries allégoriques. Au gré de ses pas, le miroir du trumeau de la cheminée lui renvoyait l’image d’une figure que se partageaient la bonté et la sècheresse, très typique de l’ancien officier de cavalerie qu’il avait été jadis. Il s’approcha de la glace, examina les paupières lourdes de tracas et de fatigue qu’elle reflétait. Était-il possible qu’il soit dans cet état ?

La blancheur des draps du lit l’éblouissait, mais il fixait les endroits les plus éclairés, essayant de démêler l’écheveau de ses pensées. Il regarda encore le miroir, ce visage épuisé lui signifia clairement qu’il avait besoin d’aide.

Demain, il écrirait.

* * *

Fabienne dormait d’un sommeil peuplé de songes confus. Elle avait eu du mal à s’assoupir, étant encore habitée des images de cette journée au déroulement inattendu, si fertile en événements. Personne ne l’avait trop précisément questionnée sur son absence, pas même sa sœur Adélaïde qui, sur un regard appuyé, avait réfréné la curiosité de ses treize ans. Mais il était clair que demain, ou plus tard, elle ne pourrait échapper à cette inquisitrice. Seule ombre au tableau, elle avait surpris, dans la grange où l’on rangeait les véhicules des hôtes de Kerlanneg, son oncle, manifestement en train de relever le kilométrage de sa voiture. Elle n’avait pas osé penser qu’il soupçonnait le but de son voyage.

La jeune femme avait longuement ressassé les conséquences qui pourraient découler de cette indiscrétion, puis elle s’était endormie, et elle cheminait maintenant, ayant la sensation de flotter dans l’éther, au sein de myriades d’étoiles se détachant d’un ciel inconnu traversé de fulgurations d’un rouge sanglant. Elle sentit son esprit quitter cette galaxie hostile, être porté au gré des vents vers une immense vallée bordée de hauts pics dont l’extrémité disparaissait dans le brouillard. Les confins de cette vallée, emplis de brume, empêchaient de voir le sol, on ne distinguait qu’un amoncellement de roches grises, elle eut l’impression de reconnaître la lande qui couvrait le paysage des alentours.

Ce fut le bruit inaccoutumé qui l’extirpa de son rêve. Un instant, elle crut qu’il en faisait partie, et ferma de nouveau les paupières. Mais le bruit continua. Elle tâtonna dans l’obscurité avant de trouver le commutateur de sa lampe de chevet. L’irruption de la petite lumière accentua l’acuité de ses sens. Elle tendit l’oreille : le bruit persistait, quoique plus faible. Un rôdeur ? La chose était difficilement envisageable. Les deux dobermans qui étaient lâchés dans le parc dès la tombée de la nuit ? Elle connaissait et aimait suffisamment les chiens pour distinguer leurs ébrouements significatifs.

Brusquement, une chape d’angoisse l’étreignit : si, dehors, il y avait quelque chose d’étrange, pourquoi les chiens n’aboyaient-ils pas ? Elle se leva et colla son visage à la vitre, mais la nuit était d’encre, elle ne put rien discerner.

« Bon, j’ai dû faire un cauchemar », pensa-t-elle. Mais, en retournant vers son lit, elle sut que ce n’était pas un songe, que quelque chose d’anormal avait brui autour d’elle. Son corps fut parcouru d’un frisson, et elle revint se coucher, l’oreille aux aguets.

Il y eut de petits bruits, des craquements de branches, puis un jappement familier. Maintenant, tout allait bien. Elle sentit les prémices de l’aurore se dessiner derrière les volets clos lorsque le sommeil la reprit.

III.

Julien de Lière s’immobilisa, la lettre toujours dans sa main, surpris par une rafale qui avait fait claquer un volet à l’étage. Il se leva et alla ranger lettre et enveloppe dans le tiroir de son bureau. C’était au moins la dixième fois qu’il la relisait, et il aurait pu la réciter par cœur tant chaque mot s’était gravé dans sa mémoire. Au fond, il était plutôt flatté qu’un homme aussi estimable que le colonel Du Coët l’appelle à l’aide. L’ancien officier poussait même la délicatesse jusqu’à mesurer l’ampleur du sacrifice qu’il lui demandait, à lui, Julien de Lière. D’une certaine manière, il se sentit heureux, cela lui faisait plaisir de retrouver l’ami de ses jeunes années. Mais le destin ménage parfois de douloureux hasards : pourquoi avait-il fallu que Monsieur Du Coët s’installe à proximité immédiate de sa famille, tout près de Kerlanneg ?

Pouvait-il refuser ? Et quels arguments valables avancer ? Avec Fabienne, il lui avait été facile d’éluder la question, en mettant l’affaire sur un plan juridique, solvable entre hommes de loi. Mais on manipule plus aisément une personne jeune qu’un vieux cavalier, qui plus est son ancien mentor.

Il sortit de la pièce, gravit lentement l’escalier menant aux étages. La fenêtre claqua encore à plusieurs reprises, la maison même se battait avec sa chair de pierre contre les assauts du vent en gémissant, un peu comme si elle voulait l’avertir de quelque chose, le mettre en garde contre des tempêtes toujours plus violentes… Des bourrasques aussi fortes n’étaient pas courantes dans la région, alors qu’elles étaient quasi quotidiennes là-bas.

En refermant la fenêtre rebelle, il pensa qu’il était vraiment stupide de se laisser aller à de telles suggestions. Ce devaient être le récit de Fabienne et la lettre de son ami qui lui travaillaient l’esprit. Mais il était dit que les fantômes de ces deux personnages l’escorteraient sans relâche durant la journée qui suivit, jusqu’à lui faire prendre la décision qu’ils espéraient. Finalement, il prit ses dispositions pour une absence dont il ne pouvait déterminer la durée.

Le lendemain matin, le vent était tombé, un beau soleil le trouva fin prêt, faisant chauffer le moteur de sa DS19.

Il y avait une centaine de kilomètres entre le manoir de Lière et Rozenn, chef-lieu de canton dont dépendaient le hameau des Landes Guibert et les châteaux de Kerlanneg et de Dubrie. Il roula calmement et arriva à Rozenn à l’heure du déjeuner par une route qu’il affectionnait, car, après un tournant, elle permettait de découvrir en un coup d’œil la petite ville, son puissant donjon, seul vestige d’une forteresse dont on devinait encore des pans de murs ruinés, les flèches élancées de son église, les vieilles maisons de granit et la chapelle romane, rare en terre bretonne, qui veillait sur les murs du cimetière.

Il lui restait cinq kilomètres à faire avant de parvenir à Kerlanneg. Il décida de déjeuner dans le bourg pour respirer l’air du pays.

Il gara sa voiture devant l’unique hôtel-restaurant. Quelques enfants la regardèrent avec curiosité, et un petit garçon montra la DS19 noire en disant : « Tiens, la même que celle du général de Gaulle ! ». Amusé, il lui adressa un clin d’œil complice. Pourtant, il n’avait qu’à repasser dans sa tête les termes de la lettre du colonel pour savoir que les problèmes allaient commencer.

Il n’avait prévenu personne de sa venue, et il était improbable que Fabienne ait divulgué son escapade en Haut-Anjou. L’effet de surprise serait donc total. Tout ce qui en lui appréciait le côté théâtral de l’existence se réjouissait à l’avance.

Après un déjeuner correct, il flâna quelques instants dans la bourgade avec l’impression grandissante qu’on l’épiait, que sa démarche, ses attitudes, étaient commentées, discutées. En revenant à son véhicule, il eut soudain l’envie irraisonnée de fuir cet endroit, de retourner sur ses pas. Il regarda longuement la place de l’église, comme s’il avait pu y trouver l’origine de son angoisse d’un moment, puis monta dans sa voiture et prit le chemin des Landes Guibert.

Quelques minutes après, il s’arrêtait devant le porche d’entrée du castel de Dubrie qui séparait l’unique place du hameau de la cour du château proprement dit, ou plutôt de ce qui demeurait de l’ancien fort, en grande partie pillé et incendié par les révolutionnaires. De ce fief chouan, il ne restait qu’un étroit corps de bâtiment encadré de deux puissantes tours de défense n’offrant d’autres ornements que des travées de baies sévères à meneaux. Le granit des maçonneries, la noirceur des toits d’ardoises séculaires ajoutaient encore à l’austérité de l’ensemble. Seule la cour et, à l’opposé, le parc plein de fleurs apportaient une note de gaieté.

Combien de fois, au cours de sa prime enfance, les hautes tours, à l’époque à demi-ruinées, l’avaient fait rêver, évoquant alors quelque antre diabolique. Mais, maintenant, rien ne subsistait des anciennes dégradations : Monsieur du Coët, lorsqu’il avait racheté ce château ayant jadis appartenu à une branche de sa famille, avait bien fait faire les choses. Le castel respirait une solidité sévère, mais harmonieuse.

La grille du porche était entrouverte, il se glissa dans la cour. Un horrible bâtard vint à sa rencontre, le renifla puis aboya, aboiements auxquels répondirent plusieurs autres jappements : Monsieur Du Coët aimait toujours autant les chiens. Il s’avança vers un perron qui enjambait les douves maintenant asséchées, puis fit tinter une lourde cloche qui surmontait le bois massif de la porte d’entrée.

Il dut attendre longtemps avant de percevoir un lointain bruit de pas, puis un des battants s’ouvrit sur la figure ridée d’une vieille servante. Il déclina son identité et fut surpris de voir le visage de la domestique s’éclairer :