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"Méphisto-Valse" de Liszt a provoqué une rencontre. Lors d'un petit concert amical, David, professeur de piano, fait la connaissance de Vladimir, Russe, prince, mécène, animé d'une foi ardente, tout en voyant en chacun la réincarnation d'un grand personnage du passé. "Vous êtes Franz Liszt en personne", affirme-t-il à David. Pour le jeune pianiste, qui vit au vingt et unième siècle et ne se berce pas d'illusions, la vie n'est qu'un parcours du combattant entre les dédales de l'administration, les réalités matérielles, la santé de son épouse, et la musique est pour lui une force qui le soutient, l'empêche de perdre espoir. Vladimir balaie tous les scrupules, toutes les hésitations, il a décidé que David était Franz Liszt, il le deviendra. Celui qu'il appelle son ami se retrouve propulsé au centre d'une galerie de personnages hétéroclites, où se côtoient une comtesse, un marabout africain, un champion d'échecs, un sénateur, une crémière, un motard, un joueur de balalaïka... Est-ce un conte de fées ? De nos jours, les miracles doivent être déclarés aux impôts ! La vie bascule à la suite d'un attentat, et se faire aider matériellement devient pour la loi synonyme d'escroquerie. Le prince n'est pas invulnérable et le rêve se fragilise. Mais il reste une amitié qui doit résister aux on-dit, aux événements, aux problèmes de compte en banque et aussi à la fierté de chacun... "Mon ami, jouez-moi Méphisto-Valse". Il y a là une histoire d'amour, mais d'amour de la musique...
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Seitenzahl: 363
Veröffentlichungsjahr: 2020
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite… Même si l’on peut reconnaître beaucoup de monde dans cette galerie de personnages ! Le lecteur est libre de les rebaptiser…
David Kramer ferma la porte et farfouilla dans sa poche. Où était-elle donc, cette clé ? Poche de droite, poche de gauche, poche intérieure... Non, dans ma serviette ? Ah, mon pantalon ? Oh, non ! Il ne manquait plus que cela. Il va falloir que j’appelle Gisèle, elle va devoir se lever pour me donner la sienne, ce n’est pas recommandé...
David jura, vida ses poches, retira sa veste, la secoua, et sentit quelque chose dans la doublure. Ouf ! Il y avait un trou, la clé avait glissé. Il ferma enfin la porte, remit sa veste, marcha sur son portefeuille pour atteindre la minuterie, retint in extremis ses lunettes qui glissaient de son nez, et parvint à récupérer toutes ses affaires. Il monta l’escalier jusqu’au premier, et la comédie des clés recommença. Maintenant, où était donc celle de l’appartement ? Tiens, c’est ouvert.
Il posa sa serviette et mit ses pantoufles dans l’entrée, sans faire de bruit. Mais Gisèle l’appela de la chambre.
— C’est toi ? Entre, je ne dormais pas. Tu veux dîner ?
— Ne te lève pas, je vais m’en occuper. Je t’apporte quelque chose ?
— Je viens, je suis restée couchée tout l’après-midi, il faut que je bouge un peu.
— Attends, je t’aide. Doucement. »
David soutint sa femme jusqu’à la cuisine. Gisèle tint absolument à préparer le dîner, malgré sa grossesse qui se passait mal et l’obligeait à rester le plus possible allongée.
— Alors ? Combien d’élèves aujourd’hui ? »
Son mari ne savait pas lui mentir, et d’ailleurs l’appartement était juste au-dessus de l’école de musique, et elle entendait bien si l’on jouait ou non.
— Le petit Ferrant, il progresse. Madame Stein, et les deux débutants pour le solfège.
— Deux ? Ah, exact, le troisième avait arrêté.
— Eh, oui, nous ne sommes pas les seuls à avoir des problèmes de finances.
— On en a déjà discuté, mais si tu baissais les tarifs ?
— Et que nous resterait-il ? Nous sommes une école privée, pas un Conservatoire Municipal, je n’ai pas de subventions. J’ai quand même vendu du papier à musique.
— C’est toujours ça. Vivement que j’aille mieux, pour t’aider.
— Mieux ? Un enfant, ce n’est pas une maladie. Occupe-toi de le faire, pour l’instant. Pas question pour toi de te fatiguer. J’ai Lucette.
— Bien sûr, mais il faut la payer. Enfin ! C’est comme ça... »
Gisèle passait sa vie à culpabiliser. De santé fragile, elle n’avait jamais pu garder longtemps un travail. Lorsque son mari avait ouvert son école de piano, elle s’était un temps chargée du secrétariat. Mais sa grossesse l’épuisait. Une chute dans l’appartement avait fait craindre le pire. Le médecin l’avait rassurée en ce qui concernait le bébé, mais il avait ordonné le repos complet. Plus question pour elle de courir au téléphone, de se lever pour servir les clients — à l’école était adjoint un petit magasin de musique —, de grimper sur un escabeau pour attraper un gros livre. Ils avaient engagé la fille d’une amie pour la remplacer.
Cependant, David était heureux. Il vivait dans ce quartier du Marais où il avait grandi, dans la boutique de fourreur de ses parents. Sa vocation avait toujours été de devenir pianiste, et, après quelques frictions avec son père qui souhaitait le voir lui succéder, il s’était lancé dans la carrière musicale. Première déception : échec à l’entrée au Conservatoire de Paris. Ses parents avaient attribué cela à leur manque de relations bien placées et à l’antisémitisme du jury. David avait obtenu un premier prix dans un Conservatoire Régional, son professeur l’avait engagé comme répétiteur, et il accompagnait des cours de danse.
Lorsque ses parents prirent leur retraite, David, qui venait de se marier, récupéra leur boutique pour en faire une école de piano. Sur les conseils de son père, il monta également un magasin de musique.
Les choses n’avaient pas trop mal marché au début. Gisèle tenait le secrétariat, servait les clients — elle avait dû quitter un emploi d’assistante administrative lorsque son entreprise avait déménagé en banlieue, à cause des trajets qui la fatiguaient trop — et son allure souffreteuse était compensée par sa gentillesse pour les clients et surtout pour les enfants qui s’apercevaient qu’un piano ne se laisse pas dompter si facilement, qu’elle savait encourager et consoler.
Mais la crise était là. L’école, ne percevant pas de subventions, était obligée de pratiquer des tarifs bien au-dessus de ceux des conservatoires municipaux, et tout le monde n’avait pas les moyens. David récoltait le plus souvent les rebuts de ces établissements, des gamins prétentieux qui ne travaillaient pas, ou des spécimens du genre « fait ce qu’il peut, mais peut peu »... Il y avait aussi des personnes qui désiraient commencer l’étude du piano un peu tard — c’est à dire, passé douze ans — et qui, lassées de figurer sur les listes d’attente des écoles nationales et municipales, se tournaient vers les professeurs privés. Mais, s’ils étaient souvent motivés, ils n’avaient pas toujours de gros moyens, et certains ne prenaient pas de leçons régulières, ou se trouvaient obligés d’interrompre les cours, ils revenaient parfois avec des explications embrouillées deux ou trois mois après. David et Gisèle comprenaient fort bien et savaient les mettre à l’aise, mais ne pouvaient se permettre de leur faire des prix de faveur. Il y avait quand même quelques bons éléments, ce qui remontait le moral. Mais, tout de même, quatre élèves pour un mercredi après-midi...
Allons ! Ils n’avaient pas de loyer à payer pour l’appartement, seulement les charges, ainsi que celles du local, et elles n’étaient pas très élevées. Mais il fallait régler les traites du piano : son père lui avait donné un peu d’argent, et David avait acheté un grand Yamaha de concert à crédit. Il ne fallait pas oublier l’entrepreneur : une boutique de fourreur nécessite quelques aménagements avant de pouvoir devenir école de musique, plus les fournisseurs, pour le stock du magasin, donc ils avaient un prêt bancaire à rembourser.
Et il y avait Lucette, son salaire, les assurances... Et maintenant Gisèle qui allait accoucher. Il fallait tâcher de faire rentrer un peu d’argent.
Ce fut le surlendemain que David trouva une idée, tout simplement en passant devant une affiche annonçant un récital. Il n’y avait qu’à donner un concert, tous les voisins viendraient, ils connaissaient David depuis son enfance, et ses parents. Madame Stein, sa meilleure élève, pourrait jouer quelque chose, elle ne rêvait que de cela, ainsi que le jeune Jean-François, son Chopin était tout à fait au point. Il faudrait pousser le piano, et trouver des chaises... Oh, pour cela, les voisins nous en prêteront. Une annonce dans une revue, les petits journaux gratuits, en mettre aussi une sur les sites de spectacles. Le droit d’entrée ne doit pas être trop élevé, tout de même. Ah ! Une affiche... le copain des Beaux-Arts me fera bien ça. En plus, je me ferai plaisir avec Méphisto-Valse de Liszt.
David avait pu trouver une cinquantaine de chaises, et il y avait une trentaine de personnes. Dont au moins cinq ou six amis, et la famille, et bien sûr Gisèle qui avait tenu à être à la caisse, aidée par sa mère.
Sur le plan musical, tout se passait bien. À part les minauderies de Madame Stein qui « en faisait trop » pour saluer, mais s’était fort bien tirée d’un Mozart et d’un Schubert à quatre mains. Jean-François avait un instant pataugé dans sa Valse de Chopin, mais s’était rattrapé en faisant une reprise de plus.
David avait eu son petit succès dans un Brahms, et allait attaquer son morceau de bravoure, Méphisto-Valse, de Liszt, lorsqu’il remarqua un homme de haute taille debout à l’entrée de la salle. Tiens ! Un curieux. Il démarra, avec une bizarre sensation. Les yeux des spectateurs du type gentil mélomane romantique ou parents d’élèves ne l’avaient jamais impressionné, les copains un peu plus, et le véritable trac ne l’avait jamais atteint que devant un jury d’examen. Mais là, non, ce n’était pas le trac, il sentait qu’on l’observait. Comme à l’époque où il avait connu Gisèle : quand il jouait lors des auditions d’élèves, elle restait les yeux vissés sur lui : elle avait vaguement commencé le piano, mais n’était pas allée plus loin que la Lettre à Élise, et ses problèmes de dos l’avaient obligée à arrêter. Cette fois, c’était quelqu’un d’autre, le grand type, à coup sûr, le courant passe. David se sentait des ailes au bout des doigts, il survolait les difficultés de l’œuvre qui le galvanisaient.
Les applaudissements fusèrent, et David salua modestement, comme à son habitude, faisant revenir Madame Stein et Jean-François pour qu’ils partagent le succès. Il était heureux, ne pensant pas — pas encore — à la recette qui payerait tout juste une note d’électricité.
Parents et amis partaient, et l’inconnu était toujours là. David le vit mieux : de haute taille, large d’épaules, un peu corpulent, avec un grand manteau de fourrure qui le faisait ressembler à un ours, des cheveux longs blancs et une moustache impressionnante. Il détonnait au milieu des autres spectateurs. David s’approcha de lui et l’homme lui tendit une main chargée de bagues :
— Prince Vladimir Vodinieff.
— David Kramer.
— Mon jeune ami, permettez-moi de vous exprimer toute mon admiration. Vous êtes LE pianiste romantique, le nouveau Liszt, le nouveau Chopin... Le hasard... non, la Providence, m’a fait passer dans cette rue, j’ai entendu du Brahms, je me suis senti attiré par une force inconnue de moi depuis longtemps... Laissez-moi vous regarder...
David fut ahuri. Le féliciter, bon, il avait bien joué, mais de là à le comparer à Liszt... surtout avec son physique de petit freluquet à lunettes...
— Vous avez une force énorme en vous même, mon ami, reprit le Prince. « La foi, le génie vous transfigure. Croyez-vous à la réincarnation ?
— Un peu... » David ne savait que dire.
— Je suis la réincarnation de Louis II de Bavière, qui fut comme vous savez le mécène de Wagner, et vous, vous êtes Franz Liszt en personne. De plus, et là, la réincarnation n’a rien à voir, mon trisaïeul a été le protecteur de Tchaïkovski, mon nom ne vous dit rien ? »
Oh, zut ! David n’avait pas réagi, mais oui, Vodinieff, cela lui rappelait quelque chose... On ne relit jamais assez l’histoire de la musique. Il est vrai que l’on associe plus généralement à Tchaïkovski le nom de Madame Von Meck. Le Prince devait lire dans les pensées, car il continua :
— Je sais, vous allez me dire, LA Von Meck ! Elle a volé notre grand musicien à mon ancêtre, c’est à lui que nous devons de connaître Tchaïkovski aujourd’hui ! »
David acquiesça, ne voulant pas contredire son admirateur, bien qu’il lui semblât que celui-ci exagérait quelque peu. Après tout, c’était de son ancêtre qu’il parlait, ce sentiment était bien humain.
Gisèle fit un signe à David qui s’excusa auprès du Prince pour aller embrasser ses beaux-parents. Ceux-ci avaient toujours eu une grande admiration pour leur gendre, et ne comprenaient pas qu’il n’ait pas sa photo sur une affiche de la Salle Pleyel ou une pochette de disque. David leur avait expliqué mille fois qu’il n’y avait que peu d’élus parmi nombre de bons pianistes, mais ils n’attribuaient sa situation précaire qu’à la décadence des mœurs de l’époque actuelle, au gouvernement, à la crise pétrolière et à la conjoncture internationale. L’artiste, présentement, commençait à se ressentir de ses efforts et son esprit était principalement occupé par le dîner qui allait suivre, le couscous de belle-maman étant toujours une splendeur.
Le Prince, visiblement désireux de continuer la conversation, fondit sur eux.
— Si je puis me permettre... Prince Vladimir Vodinieff. » Il baisa la main de Gisèle et de sa mère, s’inclina devant son père et posa la main sur l’épaule de David.
— Un artiste extraordinaire que ce jeune homme, Liszt enfin réincarné ! Oserais-je vous inviter à dîner ? J’habite tout près, juste un coup de téléphone à donner. »
Le groupe parut gêné, David encore plus. Cet homme avait quelque chose, et puis, s’il avait envie de devenir son mécène... Mais les beaux-parents avaient tout organisé, comment refuser sans vexer quelqu’un ? Ce fut Gisèle qui, comme toujours, le tira d’embarras.
— Monsieur, ce serait avec un grand plaisir, mais, dans mon état, je dois me coucher tôt, et vous avez sûrement à discuter. J’avais prévu de dormir chez mes parents pour ne pas trop marcher. Mais vous pouvez nous enlever David qui nous rejoindra plus tard, n’est-ce pas ? »
Le Prince se confondit en excuses, salutations et baisemains, faisant soupirer d’aise belle-maman qui frétillait comme une petite starlette devant les photographes. Gisèle embrassa David, lui rappela de ne pas oublier sa clé, et le beau-père se chargea de fermer portes et fenêtres.
David sortit avec le Prince, en se demandant ce que cette invitation pour le moins inattendue allait lui apporter : se retrouverait-il à un dîner chez Maxim’s, ou plutôt dans un restaurant russe avec violons et vodka à gogo, ou dans l’appartement sordide d’un vieil original qui allait lui raconter sa vie entre deux boites de sardines et une bouteille de gros rouge ? Apparemment, cet homme paraissait assez à l’aise, vu son manteau de fourrure onéreux — même s’il n’avait pas pris la suite de ses parents, David s’y connaissait quelque peu —, ses bagues, son beau costume et ses souliers de bonne marque. Allons ! Le Prince allait peut-être l’engager pour un concert privé, ou lui présenter quelque relation utile, ou lui envoyer des élèves, tout serait bon à prendre. David ressentait un peu de gêne à cause de Gisèle, mais il se dit que sa carrière était peut-être en jeu, elle comprenait cela très bien. Et puis, entendre les jérémiades du beau-père touchant à la politique, à la hausse des prix, aux mauvais résultats de son équipe de football favorite et à la mort du petit commerce, même devant un bon dîner, l’inattendu offrait plus de piquant.
Le Prince habitait le premier étage d’un superbe hôtel du Marais. David se sentit rassuré : à moins d’avoir affaire à un escroc d’envergure internationale, il se trouvait chez un homme véritablement riche. L’entrée, l’appartement, les meubles, tout respirait la grande tradition des princes russes. Celui-là avait eu de la chance : ses grands-parents avaient sans doute pu faire sortir leur fortune de Russie avant la Révolution, ou alors ils avaient presque toujours vécu en France et avaient seulement dû voir leurs terres confisquées après 1917.
Tout ne pouvait être parfait. La vieille domestique qui leur avait ouvert la porte détonnait un peu dans le tableau : on se serait plutôt attendu à la voir concierge d’un immeuble populaire dans un roman de Simenon, avec ses savates, son tablier de cuisine et son air peu aimable. Elle toisa David lorsque le Prince lui annonça qu’il amenait un invité, émit un grognement pour tout bonjour, et tourna les talons en disant qu’elle allait prévenir Madame.
Vodinieff parut ne pas avoir remarqué cet accueil peu engageant, et entraîna David dans un salon où se trouvaient un piano à queue et un énorme orgue d’appartement. Le modernisme avait tout de même pénétré dans ce musée : entre les tableaux, les bibelots et les meubles anciens, David admira un grand home cinéma, d’une marque qu’il connaissait, mais que ses moyens ne lui auraient jamais permis de s’offrir, et une importante collection d’enregistrements, aussi bien des bandes de magnétophones et des films super-huit, des disques vinyle, des cassettes audio et vidéo, et des CD et DVD, avec tout le matériel adéquat. Et, dans une vitrine, trônaient des rouleaux de cire, certainement un enregistrement historique… Un rapide examen prouva à David qu’il avait affaire à un excellent mélomane, sûrement bon musicien amateur, vu les partitions. Mais également à un homme cultivé sur le plan du cinéma et même collectionneur.
Il n’eut pas le temps d’examiner ces trésors, une grande femme habillée à la dernière mode, aux cheveux d’un blond un peu rosé et couverte de bijoux fit irruption dans la pièce. Le Prince lui présenta son épouse Marie-Alix.
David s’efforça de reproduire le baisemain qu’il avait vu faire à son hôte, et s’excusa de débarquer chez elle de façon aussi inattendue, se répandant en remerciements. La dame semblait plus préoccupée du fermoir défectueux de sa montre de marque que des civilités de David, et les laissa pour « aller se préparer ». Le jeune homme se demanda ce qu’elle pouvait avoir à ajouter à sa tenue.
Le Prince fit les honneurs de sa discothèque à David, lui fit la revue des portraits de ses ancêtres, le pria d’essayer le piano, et lui dit qu’il concevait de grands projets pour lui. Pourrait-il donner un concert ? David assura que oui, tout en se demandant s’il y aurait des subsides à la clef. Mais le moment était mal venu de parler de ces bassesses matérielles.
Le repas qui suivit fut assez cocasse. Madame ne semblait vivre qu’entre boutique de grand couturier et parties de bridge mondaines, avec en plus la compagnie d’un certain nombre de médecins spécialistes, car elle souffrait d’après elle de toutes sortes de maladies que son mari négligeait. La domestique traînait les pieds et visiblement n’écoutait que Madame, Monsieur et son invité devant se servir eux-mêmes. La conversation sautait sans transition du Bottin Mondain aux revues musicales. David parvint à échanger quelques mots sur la mode avec Marie-Alix, et bénit le Ciel d’être fils de fourreur, il n’avait qu’à reprendre les propos des clientes de son père.
À un moment, le Prince frappa du poing sur la table.
— Maintenant, Marie-Alix, écoutez-moi ! Notre jeune ami va donner le récital dont je rêve depuis longtemps, les œuvres de Tchaïkovski que ma famille m’a laissées vont enfin pouvoir être révélées au public. »
David venait de voir les partitions en question : des pièces pour piano de Tchaïkovski et d’autres musiciens russes de la même génération, assez intéressantes, que le Prince lui avait dit n’avoir plus jamais été entendues depuis leur création à Saint-Pétersbourg. Si elles n’offraient pas toutes le même intérêt, il y avait des choses à redécouvrir. Ceci l’attirait, et il commençait à trouver crédibles les propositions du Prince : lui faire jouer la énième interprétation de Méphisto-Valse ou de la Grande Polonaise lui semblait un simple divertissement pour un riche mélomane, il y avait peu de chances pour que le public fasse de lui le nouveau Rubinstein. Mais créer des œuvres inédites en France était plus sérieux : pour un jeune pianiste assez doué, il y avait là matière à se faire connaître. À condition que le Prince n’ait pas seulement l’intention de livrer ces morceaux à un auditoire d’amis aussi originaux que lui.
Après la fin du repas, qui avait été correct, sans plus, Marie-Alix attira son époux à l’écart. Le Prince sembla agacé, il tira de sa poche un carnet de chèques et en signa un qu’il donna à son épouse. David, qui feignait d’examiner un tableau, gardait un œil sur la scène, et fut rassuré sur un dernier doute qui lui restait : il avait craint que ce ne fût Marie-Alix, probablement riche héritière, qui tînt les cordons de la bourse. Apparemment, il n’en était rien, elle venait sans doute de demander à son mari de quoi payer son couturier ou son médecin spécialiste. C’était curieux, elle n’avait donc pas d’argent personnel ? À moins qu’elle ne veuille le garder... Ah, mais, et si le Prince, malgré son aspect généreux, même prodigue, était près de ses sous ? Il y en a, de ces gens très à l’aise financièrement, qui ont toujours des projets mirifiques, mais grognent quand arrive la note d’électricité, ou ne veulent pas se payer un taxi. Ou qui achètent un piano de concert pour leur association et rechignent à rembourser des frais de transport ou des photocopies. Que penser de ce personnage ?
David se sentait un peu fatigué, et il cherchait le moyen de prendre congé. Le Prince l’attira dans le salon et l’entretint de ses projets de concerts, de disques, de la publicité qu’il lui ferait. Il tendit à son nouvel ami les partitions, lui recommanda de les photocopier dès que possible, et se mit en devoir de lui appeler un taxi. Devant les réticences de David, il lui glissa deux billets dans la poche, « pour ses petits frais ». Ce geste leva les doutes de David quant à une hypothétique avarice du Prince. Il donna ses coordonnées à son hôte, empocha une carte de visite gravée et prit congé avec mille courbettes.
Dans le taxi, il s’aperçut qu’il était fort tard et décida de rentrer chez lui sans passer au domicile de ses beaux-parents qui devaient dormir. Mes clés ? Oui, elles sont là.
David monta l’escalier à toute allure, se rua chez lui, et ferma la porte comme s’il était poursuivi. Après avoir posé son manteau, il réalisa le comique de son attitude et se mit à rire tout seul. Il venait de se comporter comme un cambrioleur qui a réussi un bon coup, ou comme un espion qui veut cacher un secret d’envergure internationale. Et ce secret, c’était un Prince russe, il venait de trouver un mécène ! Il ne risquait ni la prison ni l’assassinat pour cela...
Une heure plus tard, il était toujours à tourner en rond dans l’appartement, ahuri de ce qui venait de lui arriver. Il avait bien connu des musiciens célèbres, le directeur de son ancien conservatoire était un grand compositeur, il avait fait répéter des danseurs de renom, mais ils lui avaient paru être des gens comme les autres, avec un salaire, une famille, les préoccupations de tous les jours. Mais ce prince... David ne l’imaginait pas allant râler à la Sécurité sociale ou payer ses impôts, il avait sûrement un secrétaire, ou un comptable, qui s’occupait de ces questions matérielles. À la rigueur devait-il aller chez son banquier, ou chez son agent de change — David savait à peine en quoi consistait cette profession, mais il avait entendu une cliente de ses parents en parler, il s’agissait de gens qui gèrent les grosses fortunes. Il faut que je raconte à Gisèle... mais non, qu’est-ce que je fais à prendre le téléphone à trois heures du matin ! Et ces partitions ? Il faut vite les photocopier, elles sont assez vieilles, rangeons-les dans une chemise, qu’elles ne soient pas abimées. Quand Gisèle apprendra... tiens, je commencerai par lui dire qu’elle a épousé la réincarnation de Franz Liszt, et je lui montrerai l’argent. Mais, est-ce qu’elle ne va pas trouver cela bizarre ? Et ai-je eu raison de le prendre ? Voyons, cet homme me l’a glissé dans la poche, c’est vrai que cela fait un peu pourboire de domestique. Et zut ! Haydn a bien porté la livrée ; de nos jours, on est professeur de conservatoire, c’est à dire fonctionnaire, est-ce que ce n’est pas la même chose ? Je sais, j’aurais dû passer mon certificat d’aptitude, j’aurais eu un poste, salaire, sécu et tout, mais où ? À Cahors ou à Roubaix ? Anne-Marie l’a eu et n’a toujours pas de poste, Philippe trimbale son violoncelle entre Limoges et Rouen où est sa famille. Moi, je n’ai pas de loyer, et j’ai Gisèle. Et puis, enseigner, c’est bien, mais il faut aussi jouer, il faut avoir quelque chose à transmettre. Alors, un mécène... acceptons le pourboire. Mais c’est tout de même bizarre, c’est ça, les gens riches ? C’est vrai, il peut se permettre de rêver, le Prince, il doit vivre de ses rentes, apparemment, il ne travaille pas, ou il écrit des romans, ou il peint, il n’a pas l’âge de la retraite. Au fait, quel âge a-t-il ? Cinquante, soixante, à peu près, difficile de le cerner. Aïe ! Et s’il était un peu porté sur les hommes ? Avec ma gueule, même si je suis pianiste... Bon, je ne suis plus un gamin, mais je ne dois pas le heurter, rester poli, s’il m’ennuie, je trouverais bien un prétexte pour changer de conversation. Et ses histoires de réincarnation ? Il fait partie d’une secte ? Alors là, il tomberait mal avec moi, qui ne suis même pas pratiquant dans ma religion, mais je dois toujours être évasif, oui, rester poli, vague, s’il me parle d’autre chose que de ce qui touche à l’art. Ah, tiens, mon histoire de la musique, vérifions.
David empoigna un gros livre et trouva l’article concernant Tchaïkovski. Le nom de l’ancêtre du Prince n’y figurait pas. Où l’avait-il vu ? Ah, oui, le livre de... naturellement, il est au-dessous de la pile, et tout s’écroule... bon, ça ne tombera pas plus bas. Voyons... exact, là, Vodinieff. Tiens, j’ai aussi un vieux Bottin Mondain, cherchons... Mince ! Il est dans la noblesse française ? Madame... d le nom, héritière d’un industriel du Nord. Il a un frère et une sœur, apparemment, pas d’enfants. Adresse : oui, c’est bien ça. Également, un château quelque part en France… mais alors, j’ai touché le pactole ? Bon, faisons quand même attention à... quoi, exactement ? D’abord, les mœurs. Oh, il n’est tout de même pas tombé amoureux de moi. S’il est pervers, je m’en rendrai bien compte. Il faut dire qu’avec la Marie-Chantal qu’il a comme bonne femme, pardon, Marie-Alix, il ne doit pas rigoler tous les jours, si elle a des talents cachés, ils le sont bien. Ils ont dû se marier jeunes, elle devait être assez mignonne. Ah, mais ! Ils n’ont pas d’enfants. Il aurait peut-être voulu un fils qui soit un grand artiste, c’est peut-être ça. Là, je veux bien être adopté, mais sans renier Maman et Papa. Fils spirituel, d’accord. Mais, en dehors des sentiments, et si c’était un escroc international qui cherche une couverture ? Il n’a pas la tête d’un trafiquant de drogue, quoique ces gens-là doivent avoir la tête de tout le monde... ferait-il de l’espionnage, ou du trafic d’armes ? Ou alors c’est un caïd de la mafia russe ? On organise des concerts, et, dans la pièce du fond, on négocie des bijoux ou des tableaux volés, ou une livraison de drogue... Zut ! Je gamberge ! Je ne suis pas au courant, après tout, s’il m’embauche pour donner un concert, c’est mon travail. J’ai bien été engagé pour jouer à l’anniversaire de Madame Martin-Dechaumes, l’amie de Madame Stein, il y a deux ans, c’est pareil. Ah, attention à l’histoire de réincarnation, de secte... oh, c’est peut-être une simple fantaisie d’original, un intérêt personnel pour l’ésotérisme. Si je donne un concert chez lui, je verrai bien si le public a l’air composé de disciples du grand gourou Vladimir. Tiens, le gourou... c’est marrant, ça lui va bien. Non, j’exagère, si nous étions au dix-neuvième siècle, il serait tout à fait normal, il est un peu décalé à notre époque, c’est tout. Il a dû être élevé par une grand-mère plus russe que nature, entre un samovar et deux balalaïkas, il vit dans son monde à lui, il le peut, il a de l’argent. Alors, il peut être pervers, trafiquant, espion, gourou de secte... je pencherai plutôt pour un Pygmalion, qui a toujours rêvé d’être impresario, ou mécène, comme son ancêtre. Qu’est-ce que je risque ? Seulement d’être déçu, et, pour l’instant, j’ai des partitions inédites. Tiens ! Vérifions si elles le sont, je passerai à la Bibliothèque du Conservatoire, apparemment, elles ne sont pas dans mes catalogues d’éditeur. Même si ce mécène me considère comme à son service, prenons l’argent, Papa m’a toujours dit que je pouvais être artiste sur tous les plans, sauf sur celui du nerf de la guerre. Alors...
David finit pas se coucher, et Gisèle le réveilla fort tard. Elle savait qu’il n’avait de leçons que l’après-midi.
— Lucette est là ?
— Elle est au magasin, il y a eu deux clients. Alors, ta soirée ? »
David commença par lui montrer les partitions, puis l’argent. Gisèle, un peu surprise, le laissa raconter sans l’interrompre, et eut un grand sourire.
— C’est inespéré, tu t’en rends compte ! Un homme intelligent, cultivé et riche qui s’intéresse à toi ! C’est une énorme chance. »
David comprit qu’aucune suspicion ne pourrait entacher l’optimisme de sa femme, qui pouvait aller jusqu’à la candeur. Le Prince l’avait éblouie, elle n’avait jamais entendu quelqu’un s’exprimer comme lui, et il avait admiré son mari, cela lui suffisait pour croire au miracle. David se dit qu’il ferait bien de garder pour lui les pensées qui l’avaient taraudé toute la nuit. D’ailleurs, il ne faut pas contrarier une femme enceinte. Laissons Gisèle se réjouir, elle est quand même assez réaliste pour ne pas m’imaginer tout de suite tête d’affiche.
La petite fille termina son morceau avec un « ouf ! » de soulagement, et son professeur se dit qu’il n’en tirerait rien de plus. La mère faisait des mots croisés dans un coin, parfaitement indifférente aux exploits de sa progéniture, qu’elle avait mise au piano parce qu’il fallait bien utiliser celui de Tante Irma, et que la meilleure amie de la petite en faisait. David fit vaguement déchiffrer à l’élève une nouvelle pièce, la lui joua, avec en prime un bout de Beethoven qui ne provoqua aucune réaction chez la mère, celle-ci ne levant pas les yeux de sa revue, et encaissa le prix de la leçon. Il lui fallut courir après la gamine qui partait en oubliant sa méthode. Encore une qui n’ouvrait la partition à la maison que si ses parents lui rappelaient que le piano devait servir à quelque chose.
Lucette était plongée dans ses cours de comptabilité, mais leva le nez de son livre lorsqu’elle vit entrer David.
— Alors ? lui demanda-t-elle, il paraît que tu as eu un prince russe pour admirateur ?
— Eh, oui. Et c’est un homme qui s’y connaît.
— C’est vraiment le descendant de… Tchaïkovski ?
— Non, le descendant de son mécène, de son premier impresario, si tu veux.
— Il a l’air de sortir de la steppe ! Quelle allure, avec sa fourrure et ses bagues ! Apparemment, il y a des ours polaires qui aiment la musique.
— Attends, Lucette. Il m’a passé des partitions inédites, très intéressantes.
— Ah, oui ? Tu vas en faire un disque, alors ?
— Eh, doucement ! Avant, j’aurai un concert à donner, c’est déjà bien.
— Où ça ?
— Chez lui, sans doute. Après, on verra bien.
— T’as raison, mieux vaut ne pas viser trop loin, après, on est déçu. Surtout avec des gens riches. Il a une famille, ce barine de l’Oural ?
— Une femme très seizième arrondissement, plus intéressée par les inédits de chez Hermès que par ceux de Tchaïkovski.
— Je vois. Malheureux en ménage, il se réfugie dans la musique. C’est comment, chez lui ?
— Un musée. Avec le meilleur confort moderne.
— Eh ben ! S’il a un fils beau gosse, présente-le-moi, sois sympa !
— Désolé, je crois qu’il n’a pas d’enfants. Mais, à part ça, il y a eu des clients ?
— Cahier de musique, et une Sonate au Clair de Lune. Une bonne femme qui est entrée en me disant « Est-ce que vous avez un clair de lune ? » J’ai failli lui demander si c’était une pâtisserie, ou une histoire se passant à Maubeuge. T’inquiète pas, j’ai pu lui faire préciser qu’il s’agissait d’une sonate de Beethoven sans rigoler. Tiens, quelqu’un. »
Le quelqu’un était un jeune homme qui voulait prendre des leçons de piano, et qui expliqua en bafouillant qu’il avait fréquenté un conservatoire municipal dans son enfance, jouait toujours un peu pour lui, et désirait s’y remettre plus sérieusement. Gentiment, David lui demanda de lui jouer quelque chose. Le nouvel élève avoua qu’il mourait de peur chaque fois que quelqu’un l’écoutait, mais parvint à exécuter un petit morceau. Le professeur l’encouragea, lui donna quelques conseils, avec une pièce à étudier, que le jeune homme entreprit de déchiffrer en tremblant, soutenu par les indications de David. Il sursauta lorsqu’il entendit le timbre de la porte, et demanda un rendez-vous pour une prochaine leçon. Il avait à peine inscrit l’heure sur son agenda que le Prince entra dans la salle.
— Oh, veuillez m’excuser ! Je n’entendais plus jouer, alors...
— Je vous en prie, dit David, nous avons terminé. À vendredi, Monsieur ?
— D... D’accord... à... vendredi, di... dix-huit heures ? »
David reconduisit le grand timide, en lui recommandant de surveiller son rythme et en lui assurant qu’il avait de bonnes bases, qu’il fallait seulement développer. L’élève, conscient de ses défauts de rythme, acheta un métronome et un recueil d’exercices, se laissa tenter par les Impromptus de Schubert, plus un gadget en forme de clé de sol pour sa petite sœur. Lucette regardait David par l’entrebâillement de la porte, dissimulant son étonnement : un bon client, c’était rare. Qu’arrivait-il donc ?
Le prince attendit le départ du jeune homme pour se précipiter vers David et lui serrer la main. Visiblement, il se retenait de l’embrasser.
— Quel dommage ! Je suis arrivé trop tard pour voir le maître travailler avec son disciple...
— Non, c’est un nouvel élève, je lui ai juste fait jouer quelques notes pour voir où il en était. En plus, il est très timide, la présence d’un spectateur l’aurait affolé.
— Mon Dieu ! Un pianiste qui a peur du public ! Un enfant, encore, je ne dis pas, mais un adulte...
— Non, c’est souvent le contraire. Petit, j’adorais jouer devant du monde, et n’ai eu le trac aux examens que vers quinze ou seize ans, quand j’ai pris conscience de leur importance.
— Vous, vous avez le trac ? Vous qui maîtrisez le plus grand des arts !
— Toujours un peu aux concerts, mais surtout aux examens, avec un jury, un diplôme à la clé, c’est important pour l’avenir.
— Oui, bien sûr ! Les examens ! Avec des gens qui vous jugent, comptent les notes, veulent vous entendre jouer comme eux l’ont décrété, selon la norme, et non comme le désire votre cœur... Peut-on avoir le culot de noter, de classer un artiste ?
— Il le faut bien, pour enseigner, ou pour entrer dans un orchestre, dans le cas d’un violoniste, par exemple.
— Peuh ! Un musicien ne doit pas être noté, il doit être aimé, c’est tout ! »
David jubilait intérieurement, ce que disait son interlocuteur avait toujours été son opinion. Mais il est bien facile de refuser le système quand on n’a pas besoin de chercher un emploi.
— En ce qui me concerne, reprit le Prince, j’ai choisi d’être peintre. Mais mon père voulait que j’entre aux beaux-arts, vous voyez le genre ? Est-ce que le talent se mesure ? Est-ce qu’un certificat médical peut attester de votre inspiration ? Et d’ailleurs, est-ce qu’un créateur est rémunéré à sa juste valeur ? J’ai préféré aller aux sources de l’art, et ai passé quelques années dans un monastère à apprendre à peindre les icônes, en Grèce puis en Russie. Mais, là-bas, même les Popes sont marxistes. La Sainte Russie renaîtra, mais j’arrivais trop tôt. Aussi, je collectionne en même temps que je crée ce que me dicte ma foi. Je vous attendais pour que la musique vienne embellir mon univers. »
David avait effectivement admiré des icônes chez le Prince, mais il ne s’y connaissait guère. L’idée que son interlocuteur aurait pu être moine lui donna envie de rire, il l’imagina en Pope, il aurait été impressionnant. Décidément, il n’était pas au bout de ses surprises avec ce personnage. Vodinieff lui demanda s’il avait pu commencer à déchiffrer les partitions. David respira. Au piano, il était à son affaire, il pouvait discuter mieux que sur la peinture, la religion, l’ésotérisme ou tout autre sujet.
Le Prince lui tourna les pages, sans rien dire, et, lorsque l’interprète eut fini, il resta quelques instants figé, comme une statue, les yeux ailleurs. Il soupira bruyamment, fit un signe de croix avec un large mouvement de bras, comme font les orthodoxes, et prit enfin la parole après un moment qui parut interminable au jeune pianiste.
— Les puissances ont parlé. Savez-vous que je viens de vivre une renaissance ? Ces deux petites pièces étaient laissées pour mortes, et les voilà recréées, un siècle après. Je viens de sentir la présence de Tchaïkovski qui m’a fait comprendre qu’il était là de nouveau, pour retrouver Liszt réincarné, et c’est à vous que je dois cette rencontre exceptionnelle. Merci, mon ami. Une musique qui a sauté tout ce vingtième siècle, les guerres, les bouleversements des frontières, elle est revenue avec toute la Sainte Russie. Merci à vous que je m’honore d’appeler mon ami. »
David ne sut quoi répondre à cette déclaration historico-ésotérique. Il avait craint que le Prince ne soit avare, pervers, trafiquant d’armes, espion, en mal de paternité, et maintenant il se demandait si lui-même n’allait pas se faire embaucher pour servir de gourou à une nouvelle secte spirite, adepte du mythe du surhomme ou attendant l’Apocalypse. Il mesurait une fois de plus la distance entre les interprètes et les mélomanes. Ces derniers vous parent tous de vertus magiques, explorent vos sentiments, font de vous un personnage éthéré, au-dessus des nuages et des contingences terrestres, alors qu’un instrumentiste s’inquiète seulement de savoir s’il n’a pas fait un si bécarre à la place d’un si bémol à la quarante-septième mesure, au mieux se demande s’il a fait passer dans son exécution toute la force, tous les sentiments qu’il souhaite transmettre, mais se demande aussi dans quel restaurant va finir la soirée, et si sa petite copine l’attend toujours derrière la porte. Sans oublier de guigner de l’œil l’organisateur qui va apporter l’enveloppe du cachet. Ce sont les mélomanes qui ont inventé les artistes, il faut croire...
Il retrouva la parole pour signaler ce qui lui paraissait une erreur d’impression sur la partition. Le mécène-gourou engagea la discussion sur le plan de l’analyse musicale, faisant preuve de sérieuses connaissances en ce domaine. David se demanda où il avait acquis tout ce savoir, car apparemment il maîtrisait aussi bien la musique sérielle que le classique ou le baroque. Une fois encore, il eut le sentiment que son interlocuteur lisait dans les pensées.
— Mes arrière-grands-parents avaient un salon musical très fréquenté. Ma grand-mère m’avait donné mes premiers rudiments de piano, elle avait entendu Scriabine et adorait Rachmaninov. À quatorze ans, j’ai connu Moïse Perninsky.
— Le violoniste ? Celui qui n’a jamais voulu être enregistré, mais dont on disait qu’il était le plus grand parmi les grands ?
— Tout juste. C’était un vieil homme qui pouvait à peine marcher, mais en devenait un autre lorsqu’il prenait son violon. J’allais le voir dans sa maison de retraite où nous jouions des après-midi entières. Il m’a légué son violon, un instrument de bonne facture, mais sans plus, avec sa Torah. Ma femme fait la tête lorsque je rallume les bougies du chandelier que j’ai placé à côté. Tout homme mérite que l’on respecte ses dernières volontés, et quand il a été ce génie du violon... Excusez-moi, vous êtes juif ?
— Oui, mais nous ne sommes pas très pratiquants, juste les fêtes chez mes beaux-parents, et d’ailleurs, pardon de vous le dire, autant pour la cuisine de ma belle-mère que pour le rituel religieux...
— Ne vous excusez pas, religion et gastronomie ont toujours fait bon ménage. Si vous croyez que dans les monastères — en dehors de périodes de carême —, on est au pain sec et à l’eau... on sait y faire la cuisine, croyez-moi. Mais, pour vous, votre religion est celle du souvenir, de la tradition. Vous avez tout pour faire revivre celle des grands interprètes romantiques, faire renaître celui qu’aimait mon ancêtre, aider un public écrasé par un matérialisme obligé à retrouver le droit au rêve... Mais, je parle, je parle, vous n’avez pas soif ? Venez, allons boire un verre. »
David était étourdi, mais sous le charme de ce personnage qui mêlait foi et coup de fourchette, réincarnation et analyse musicale. Il enfila son manteau et dit à Lucette qu’il sortait un moment.
Apparemment, le Prince Vodinieff semblait connaître tous les patrons de bistrot de Paris. Celui de la brasserie où ils entrèrent, un petit bonhomme rondouillard doté d’un savoureux accent de Saint-Flour, l’accueillit avec un sonore : « Salut, Vladi ! » et, empoignant une bouteille de vodka, lui demanda s’il avait un tuyau pour le prochain tiercé. David fut ahuri d’entendre le Prince réciter « Paris-Turf », et donner rendez-vous au patron à l’hippodrome de Vincennes. Il pouvait l’imaginer dans la tribune réservée, en compagnie d’un grand propriétaire, ou d’un militaire en retraite expert en chevaux, mais au guichet du P.M.U. à discuter avec le bistrotier... Sans doute aimait-il s’encanailler, comme ses ancêtres qui devaient boire le coup avec leurs moujiks. Dans un second bistrot, il donna l’accolade au patron, avant de se précipiter vers une table dans un coin où gisaient une dizaine de tasses de café, devant une vieille femme maigre qui ressemblait trait pour trait à la « buveuse d’absinthe » de Degas. David se retrouva là, en train de se faire lire l’avenir dans le marc de café. La femme sortit de son sac un jeu de cartes, fit couper le jeune homme, et reprit sa posture première, les yeux dans le vague. Au bout d’un moment, elle dit au Prince :
— Il se méfie, il bloque le jeu.
— Vous n’y croyez pas ? demanda le Prince à David.
— Ma tante le fait, cela m’amuse, sans plus. » Craignant de vexer ses interlocuteurs, il ajouta : « C’est vraiment sérieux ? Cela dépend de la personne qui le fait, je suppose.
— Vous supposez juste. Madame Claire est l’un des plus grands médiums que je connaisse, et ses prédictions se sont toujours réalisées.
— Le problème, dit Madame Claire, sortant de sa réserve, est de formuler le message que nous donnent les cartes ou les autres supports. De plus, il importe de connaître un peu la personne qui consulte. En ce qui vous concerne, je vois un potentiel inemployé, des capacités gâchées. Vous êtes marié ?
— Oui.
— Votre épouse a-t-elle des ennuis de santé ?
— Elle est enceinte, quelques difficultés, elle doit se ménager.
— Ah ! Je comprends. Ne vous inquiétez pas trop, il n’y aura rien d’irrémédiable. À toi, Vladimir, coupe. »
Le Prince s’exécuta, et la voyante disposa les cartes.
— Tiens ! Vous avez tous les deux un point commun. Comment va ta femme ?
— Comme d’habitude. Les boutiques, le bridge, le coiffeur...
— Et sa santé ?
— Ses habituels malaises, mais elle se soigne.
— Tu as l’air de t’en moquer, mon grand, tu as tort. Elle a un bon médecin ?
— Elle en a des dizaines, des spécialistes.
— Justement. Elle ferait mieux de se trouver un bon généraliste qui la connaisse et à qui elle puisse faire confiance. Essaie de la convaincre de se soigner vraiment, au lieu de multiplier les examens et de confondre médecin avec confesseur. Je ne plaisante pas, Vladimir.
— C’est un peu psychosomatique, non ?
— Quand quelqu’un veut à tout prix être malade, il y arrive. Ne serait-ce que pour attirer ton attention. Tu la délaisses ?
— Mais, absolument pas ! Seulement, elle m’énerve à ne me parler que de futilités. Elle aime la peinture et s’y connaît, nous sommes allés souvent dans des musées, des galeries, des expositions : il suffit qu’elle rencontre une de ses amies pour me planter là et s’en aller faire les boutiques. On dirait qu’elle a honte de s’intéresser à l’art, à quelque chose de sérieux.